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Prix Saint-Simon 2015 L’Extravagance, Mémoires

« L’extravagance », Mémoires, vient de paraître aux éditions Robert Laffont Prix Saint-Simon 2015

Poète, essayiste, diplomate, S. Stétié est l’une des figures marquantes de la littérature francophone libanaise. Il dévoile ici l’histoire de sa destinée et le spectacle du monde, revenant sur plus d’un demi-siècle d’histoire littéraire, aux personnages essentiels qu’il a côtoyés dans les domaines artistiques et politiques.

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« l’extravagance » est désormais dans toutes les bonnes librairies !
Le mot de l’éditeur : « Poète de premier ordre, esthète, homme d’action et diplomate –  » ambassadeur d’un incendie « , résume-t-il en pensant à sa terre du Liban, qu’il a représentée en France, en Hollande et au Maroc -, Salah Stétié est issu de deux civilisations elles-mêmes matrices de plusieurs cultures. L’une méditerranéenne et orientale ; l’autre française et essentiellement occidentale. Très jeune, Libanais par son milieu familial, il s’est senti Français par la pratique d’une langue apprise dans les meilleures universités de Beyrouth et de Paris. Dès ce moment-là, il s’est lié, sur chacune de ces rives, aux plus grands poètes des années 1950 et 1960 : d’un côté, Georges Schehadé et Adonis ; de l’autre, Édouard Glissant, Pierre-Jean Jouve, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, René Char entre autres. Ses Mémoires livrent, sur plus de 800 pages, un témoignage puissant et lumineux relatif à plus d’un demi-siècle d’histoire littéraire, aux personnages essentiels qu’il a côtoyés dans les domaines artistiques et politiques, comme aux pays et aux êtres qui l’ont nourri et accompagné. Mais, au-delà du simple exercice consistant à rassembler ses souvenirs, l’auteur a voulu s’immerger au coeur de son être et de son identité, pour élucider son propre secret – secret  » lié, écrit-il, à la profondeur insondable que chacun est « . L’ouvrage est porté par un style ample, voluptueux, parfois mordant et ironique, à la hauteur de cette épopée intime où se mêlent les peuples et les continents, les plus grands créateurs et les derniers géants de l’histoire, la tragédie des guerres les plus dévastatrices et les rêves de fraternité les plus exaltants, les bonheurs de l’enfance et les épreuves du temps. Publié sous un titre inattendu, L’Extravagance, mais qui reflète bien le sentiment que lui inspirent à la fois l’histoire de sa destinée et le spectacle du monde, l’ouvrage de Salah Stétié est un véritable monument qui devrait enfin apporter à cet auteur majeur, injustement méconnu du grand public, une consécration plus large que celle qu’il a obtenue jusque-là. »
livre ouvert

Catherine Bolle

VIOLENTE ET DÉLICATE CATHERINE

 

 

C’est à Montparnasse que j’ai connu Catherine Bolle, ce Montparnasse inépuisable dès qu’il s’agit de peintres et de peinture. Nous n’avions même pas rendez-vous, c’était avec le brillant helléniste Jacques Lacarrière qu’elle avait affaire ce jour-là. Pour une raison que j’ignore, Jacques n’avait pu se déplacer. La Suissesse, avec son grand carton à dessins, semblait un peu perdue dans ce café où elle était assise, attendant. Elle nous adressa la parole, à Caroline et moi, ses voisins de table. Il y a des hasards heureux : Caroline étant la filleule de Jacques, Catherine, rayonnante, ouvrit son immense carton. Il y avait là de tout : des dessins, de splendides graphites, des encres sur du papier perforé d’ordinateur. Immédiatement, ce fut le coup de foudre. Catherine Bolle était, est un grand peintre, toute intuitive et toute expérimentale. Nous ferons plusieurs livres ensemble et j’écrirai sur elle et sur son vouloir-peindre, qui semble rien de moins qu’un vouloir-vivre, plusieurs textes admiratifs.

 

Valérie Sasportas « Salah Stétié, ambassadeur des peintres »

in Le Figaro, 17 avril 2014

Enchères Drouot – mercredi 21 mai – 14h – salle 7

Ancien diplomate, l’écrivain et poète libanais disperse à Drouot le 21 mai, sa collection de beaux livres et de tableaux signés Picasso, Max Ernst, Alechinsky, Zao Wou-Ki ou encore Xavier Valls

Lefigaro.frENCHÈRES

Salah Stétié, ambassadeur des peintres

Par Valérie Sasportas

Albert Féraud (1921-2008) Portrait de Salah Stétié, encre de chine, circa 1990. Crédits photo : Drouot/Drouot/ADAGP, Paris 2014

ENCHÈRES – Ancien diplomate, l’écrivain et poète libanais disperse à Drouot, le 21 mai, sa collection de beaux livres et de tableaux signés Picasso, Max Ernst, Alechinsky, Zao Wou-Ki ou encore Xavier Valls.

C’est un poète, né il y a quatre-vingt-quatre ans dans une famille bourgeoise musulmane, arabophone, d’un Liban sous mandat français, et qui reçut le grand prix de la francophonie de l’Académie française en 1995, longtemps après avoir fondé L’Orient littéraire et culturel, supplément du quotidien libanais francophone L’Orient. C’est un diplomate, ancien secrétaire général du ministère libanais des affaires étrangères et délégué permanent du Liban auprès de l’Unesco.

Salah Stétié aura marqué son temps et lié sa vie d’amitiés avec des grands peintres, Picasso, Max Ernst, César, Alechinsky, Vieira da Silva, Zao Wou-Ki ou encore Xavier Valls, le père du Premier ministre. Il a signé de nombreux livres de ces artistes, qui font partie de sa collection mise aux enchères par le commissaire priseur Jean-Claude Renard, le 21 mai prochain, à Drouot. Trois cents œuvres sans prix de réserve fixés par l’expert, Marc Ottavi. «Mon œil est gourmand de leurs formes, de leurs couleurs, de leurs traits. Grâce à eux, j’ai d’autres mondes que le mien à ma disposition», affirme-t-il.

Avant de s’expliquer sur les raisons de cette vente: «Le Cardinal Mazarin, sur la fin de ses jours, s’était exclamé dans son cabinet de curiosités, «Dire qu’il va falloir quitter tout cela!» Je veux, moi, quitter librement mes amis». En exclusivité pour Le Figaro, Salah Stétié nous a reçus dans sa maison de La Verrière (78), autour d’un thé et de petits gâteaux libanais.

LE FIGARO – Vous souvenez-vous de votre premier choc artistique?

Salah STÉTIÉ – Oui, certes. Il s’est déroulé en deux temps. Dans ma maison d’enfance, il n’y avait pas vraiment de tableaux, mais mon père était amateur de calligraphies. Enfant, je ne comprenais rien à ces lignes tordues qui faisaient sur lui l’effet d’une chanson. Je garderai toute ma longue vie un grand respect pour la magnifique calligraphie arabe, turque ou persane et me suis lié d’amitié avec des agents majeurs de cet art, vivant en France: Saggar, Ghani Alani, Massoudy, avec qui j’ai fait des livres d’artiste. Le deuxième choc de la beauté, occidental, je l’ai reçu quand l’un de mes maîtres à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth, le critique de poésie Gabriel Bounoure, m’a mis sous les yeux une copie de la sublime gravure de Dürer, Melancholia. Du haut de mes 18 ans, j’en fus bouleversé, et aujourd’hui encore. J’évoque cet épisode formateur dans mes Mémoires, à paraître fin septembre chez Robert-Laffont.

Salah Stétié, 2013. Crédit: Salah Stétié

Salah Stétié, 2013. Crédit: Stéphane Barbéry

Il n’y avait pas de musée à l’époque au Liban…

Beyrouth n’avait que son très beau musée archéologique. Les peintres et sculpteurs libanais donnaient à voir leurs œuvres deux fois par an au Salon du printemps et au Salon d’automne. Mais point de galerie d’art. Le désert. Les choses ont bien changé depuis et Beyrouth, à partir des années 1970 notamment, est devenu la capitale des arts de tout le Proche-Orient. J’ai d’ailleurs joué un rôle personnel important dans cette renaissance dans la mesure où, directeur de l’hebdomadaire L’Orient littéraire et culturel j’ai, comme dit l’Encyclopédie des littératures (La Pléiade), «dirigé au Liban l’orientation du goût». Bah!

Quel a été le premier artiste à vous avoir ému à votre arrivée à Paris?

Mon premier ami parisien ne fut pas un peintre mais un sculpteur encore dans l’œuf et déjà iconoclaste: César, massier à l’École des Beaux-Arts, désargenté comme un astre en train de tourner au rouge, et avec qui, régulièrement, je battais le pavé de Saint-Germain des Près. César et moi nous parlions de tout, beaucoup d’art, et aussi de rien: avec nos petits moyens nous pouvions juste nous payer les mauvais cafés de l’immédiat après-guerre, des sandwiches au beurre-fromage et parfois un verre de vin pour la fille qui nous accompagnait si nous lui voulions du bien. C’est lui qui m’a introduit dans des ateliers (celui de Zadkine entre autres) et m’a appris une certaine forme d’intransigeance dans le jugement sur les œuvres.

Votre collection compte deux toiles de Xavier Valls, le père du Premier ministre…

Xavier Valls et moi nous sommes rencontrés chez Suzanne Tézenas, qui nous réunissait, avec quelques amis, Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault, Pierre Boulez, au Domaine musical, une société des concerts qui dura 1954 à 1973. J’aimais beaucoup la peinture de Xavier Valls, très balthusienne. Il fit d’abord un portrait de moi. Puis il m’offrit le dessin d’un couteau pour mon mariage, qui a duré 23 ans.

Xavier Valls (1923-2006), Couteau, Mine de plomb, 1978.
Xavier Valls (1923-2006), Couteau, Mine de plomb, 1978. Crédits photo :DROUOT/ADAGPParis 2014

Quel peintre auriez-vous aimé être?

Aucun. Je ne veux pas être peintre, parce que je ne me suis voué de tout mon être qu’à la poésie, centre et périphérie.

A quoi vous sert la poésie?

La philosophie, à quoi sert-elle? On le sait de reste: à être enseignée. La poésie? Elle ne sert à rien qu’à donner des nouvelles du cœur et de l’âme. La poésie, qui dans le monde entier a longtemps signé les siècles -celui de Ronsard, de Shakespeare, de Dante, de Victor Hugo-, témoigne de sa gloire au passé et peut-être prépare-t-elle l’avenir en tentant de sauver tout ce qui peut l’être de l’homme et de sa langue.

Quel est le mot de la langue française qui vous ressemble?

J’aime le mot «ambiguïté» depuis que Pascal nous a appris notamment que tout est ambigu et tragique.

Le marché de l’art est-il pour vous un outil diplomatique?

L’art, en tout cas, pose aujourd’hui des problèmes à la diplomatie. J’ai été le premier président du Comité intergouvernemental pour le retour des biens culturels, objets d’une appropriation illégale ou de trafics illicites, à leur pays d’origine, installé par l’Unesco vers le milieu des années 1970. J’y suis resté sept ans. J’ai eu à m’occuper du Code d’Hammurabi, des marbres du Parthénon exportés en Angleterre par Lord Elgin et qui constituent depuis l’une des merveilles du British Museum. Aujourd’hui, un bien culturel, par sa valeur symbolique autant que matérielle d’ailleurs, suscite de vastes polémiques et se trouve placé au centre de nombreuses transactions diplomatiques. Voyez les objets d’art et les tableaux volés par les nazis et qui ressurgissent chaque jour sous nos yeux. Voyez les patrimoines menacés par fait de guerre, en Syrie par exemple. Et encore les grands débats d’hier sur le pillage par les grandes puissances de milliers de chefs-d’œuvre nés en Afrique, et témoignant de l’identité de ce continent si terriblement démuni désormais de ses propres signes culturels. La diplomatie culturelle est désormais aussi présente dans les chancelleries et les ministères que la diplomatie politique ou économique.

Zao Wou-Ki, Ghalil Gibran, <i>Le Prophète</i>, éditions Marwan Hoss, 1992.
Zao Wou-Ki, Ghalil Gibran, Le Prophète, éditions Marwan Hoss, 1992. Crédits photo :Drouot/ADAGPParis 2014

L’artiste natif d’un pays en guerre est-il forcément un artiste engagé?

Il arrive à l’artiste de s’engager. Mais seuls les artistes inaboutis se servent de leur art comme d’un lieu d’engagement. L’art ne doit s’engager que dans et pour l’art qui est une des plus hautes expressions de l’humain, sinon la plus haute.

Au Louvre, le projet de département dédié aux arts des chrétientés d’Orient a été abandonné. Comment réagissez-vous?

C’est une erreur regrettable. Les Arts de Byzance et des chrétientés d’Orient sont, dans tous les domaines de la créativité, des arts accomplis, héritiers de bien de civilisations antécédentes et ancêtres de bien de civilisations ultérieures. Cela est d’autant plus triste que les cultures, arts et rituels issus de Byzance sont encore vivants de façon quotidienne à travers les traditions des chrétientés d’Orient et, par contamination de proximité, avec les arts de l’Islam qui, comme chacun sait, ont partagé avec Byzance bien des positions philosophiques et théologiques autant que de techniques de réalisation. Les rituels byzantins et leurs projections sont également toujours actifs dans toute la Russie chrétienne et l’ensemble de l’Europe orthodoxe. De prime abord, cette élimination du neuvième projet me paraît une facilité et, à la limite, une absurdité. À mon sens, le British Museum, ne l’aurait pas fait.

La nation libanaise est-elle un impossible rêve? Les tensions communautaires en Syrie ont fait craindre le retour de la guerre civile.

Le Liban est très menacé, mais il l’est depuis si longtemps (la première guerre civile dura de 1975 à 1990, NDLR), que l’on peut espérer qu’il finira par s’en tirer avec l’aide de ses amis. Et il en a. Ce sera long, très long, mais pas impossible. Le roseau de la fable se maintient là où le chêne se brise. Disons: inchallah!

Une vingtaine de peintres ont réalisé votre portrait. Qu’aimeriez-vous que l’on dise de vous?

C’est un poète et il l’est resté jusqu’au bout.

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Une dispersion créative

UNE DISPERSION CRÉATIVE

 

J’aime beaucoup les peintres et les autres artistes, les sculpteurs, les dessinateurs, les graveurs. Mon œil est gourmand de leurs formes, de leurs couleurs, de leurs traits. Grâce à eux, j’ai d’autres mondes que le mien à ma disposition. Je me promène dans leurs espaces bien mieux encore que je ne le fais sur les continents de cette terre. J’ai parlé à leur propos de monde : ces artistes sont des multiplicateurs de monde, ce monde-ci, le visible, et tous les autres, invisibles, à sa périphérie, qu’elle fût, cette périphérie, matérielle ou immatérielle.

portraitJai connu – et je connais – quelques-uns parmi les plus grands. Picasso et Max Ernst (nous nous promenions ensemble, Max et moi, dans ma voiture), Calder et César. Alechinsky, aujourd’hui, est l’un de mes frères en sensibilité poétique : il ne se passe pas de semaine que nous ne nous téléphonions longuement avec affection et humour et nous avons, entre autres aventures à deux, failli mourir ensemble (je raconte l’épisode dans mes mémoires à paraître à la fin de l’été prochain chez Robert Laffont) ; or, faillir mourir ensemble crée paradoxalement des liens de plus grande solidarité, si faire se peut. J’ai eu affaire à Raoul Ubac, une manière de saint de la chose peinte ou gravée. J’ai eu affaire à Valentine Hugo et à Vieira da Silva. J’ai eu affaire à Jan Voss, à Jean-Paul Agosti, à Joël Leick, à Claude Viallat, à Gilles du Bouchet, à Christiane Vielle, au cher Albert Woda, à Jean Cortot, à Catherine Bolle, à Gérard Titus-Carmel, à Bernard Dufour, à Alexandre Hollan, ce christ bienheureux des arbres. J’ai eu affaire à Antoni Tàpies, à Zao Wou-Ki, à d’autres, bien d’autres encore. Faut-il finir sur un etc. ? Ce serait certes un et caetera plein de regrets, car je ne peux citer tous mes admirables compagnons, tous mes précieux alliés transparents.

Avec certains d’entre eux, j’ai fait des livres magnifiques, moi leur donnant mes mots, eux m’offrant leurs visions. Près de cent cinquante livres d’artistes signés de moi et de chacun d’entre eux ont été exposés il y a un an au Musée Paul Valéry de Sète, accompagnés de tableaux et d’œuvres de ces mêmes peintres : une sélection de ces livres et de quelques-uns de mes manuscrits a été présentée par la suite à la Galerie des Donateurs de la Bibliothèque nationale de France, quai François Mauriac, et cela dans le cadre d’une exposition suivie d’un colloque.

drouotC’est donc là une collection de poète qui se donne à voir à Drouot, d’un poète traduit dans bien des langues, et dont quelques peintres considérables ont souhaité faire le portrait : Alechinsky, Woda, Bazaine, Xavier Valls, François Chapuis… De ces miroirs que m’ont tendus l’amitié et l’affection, je me félicite, aujourd’hui notamment où l’âge est là, le grand âge interpellé par Saint-John Perse. Des achats et des dons sont nés de cette amitié et de cette confiance réciproque entre ceux qu’aura liés tout ce qui peut lier les hommes de création et de rêve.

Pourquoi, à mon âge, je disperse ainsi aux enchères publiques ma dernière collection, l’ensemble de mes beaux livres ? Justement parce que l’âge est là et qu’il va bientôt nécessairement me séparer de tout cet héritage aimé et si merveilleusement sensible. Le Cardinal Mazarin sur la fin de ses jours se faisait conduire dans son “cabinet de curiosités”, son musée personnel patiemment accumulé, pour contempler tous ses trésors, et l’on entendit une fois l’homme de Dieu murmurer dans un souffle : « Dire qu’il va falloir quitter tout cela ! » Or je veux, moi, quitter librement mes amis, mes chers objets rêvés et créés, mes tableaux, dessins, gravures et sculptures avant que d’être contraint de le faire en qualité de de cujus. Je veux que d’autres, des « amis inconnus », comme dit Jules Supervielle, puissent à leur tour en profiter, tout en pensant à moi. C’est une grande collection que la mienne, mais non pas calculable en millions d’euros, car c’est la collection d’un poète qui aima (qui aime toujours passionnément) ce qu’il a rassemblé. Elle groupe, avec modestie et aussi intuition, de très grandes signatures que certains amateurs auraient crues hors de leur portée. J’inverse l’équation : j’aide des œuvres exceptionnelles à se mettre à la portée de tous. Tel est le miracle de la poésie : que ces images – ces “merveilleuses images” (Baudelaire) –, que ces sculptures, gravures, photographies et livres prestigieux aillent éclairer désormais d’autres foyers, fécondant d’autres cœurs.

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Albrecht Dürer

SOLEIL NOIR

 « Ma grande, ma primitive passion », dit Baudelaire, parlant des Images.

Autant qu’il m’en souvienne, ma vie a été entourée d’images : il y avait à la maison des tableaux, des calligraphies surtout, et l’un de mes amis de collège étant peintre, et qui le restera, m’initiera, à quatorze-quinze ans, avec intelligence et sensibilité, au sens, au vrai sens de la peinture, me commentant la célèbre définition du tableau par Maurice Denis (« … des couleurs dans un certain ordre assemblées »), tout en l’appliquant, cette définition, aux toiles et aquarelles, aux gouaches et dessins que proposait deux fois par an, au printemps et à l’automne, à notre regard d’adolescents inspirés et émus, le salon officiel de peinture et de sculpture de Beyrouth. Car tout cela, cet apprentissage orphelin de musées, avait lieu pour nous dans la capitale d’un Liban juste devenu indépendant au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et duquel le seul musée existant était le Musée archéologique, magnifique il est vrai. Des collections d’art, souvent fabuleuses (celle d’Henri Pharaon par exemple), étaient connues mais ouvertes aux seuls privilégiés. C’est plus tard, quitté le Liban exsangue de la guerre pour un Liban doré sur tranches et fastueux, que viendra le musée Sursock de peinture, que s’ouvriront des dizaines de galeries, que la ville, avec ses critiques avertis, aura vocation à devenir le centre de rayonnement de l’art plastique, voire de l’ensemble des arts, dans tout le Proche-Orient arabe.

Voici planté le décor d’ensemble. Et de la première représentation imprimée, qu’en est-il ? De ces représentations-là, j’en avais évidemment vu beaucoup mais, recueillie du regard dans un livre ou une revue, aucune ne m’avait paru signifier suffisamment pour constituer autre chose qu’une référence à un original pour l’instant hors de ma portée et qu’un jour, à Paris ou ailleurs, je verrai “pour de vrai”. J’aimais essentiellement la couleur et, du coup, les figurations en noir et blanc et toute création basée sur cette dualité élémentaire m’intéressaient assez peu. Paraphrasant Paul Valéry en incipit à Monsieur Teste, j’aurais pu dire : « La gravure n’est pas mon fort ». Puis vint l’un de mes maîtres, Gabriel Bounoure, un génie de la subtilité critique.

Il faisait, à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth, célèbre par lui et par son successeur Gaétan Picon, un cours très fluide sur la notion de “romantisme” où s’entrecroisaient Aloysius Bertrand, Nerval, Novalis, Hugo, Baudelaire, Jean-Paul, Isidore Ducasse et d’autres, jusqu’au graveur Meryon, jusqu’à Rainer Maria Rilke et ses merveilleuses Élégies. Et, remontant le temps, il y avait Properce, il y avait Jodelle et ses Contr’amours, il y avait Jean-Jacques, il y avait Goethe, il y avait Chateaubriand. Moi, dix-huit ans, et brutal : « Je ne comprends rien à cette pagaille d’auteurs et d’œuvres. Quel est le fil qui tient ensemble les perles de ce collier insolite ? » Bounoure souriant de cette impertinence apparemment sûre d’elle-même et adossée à une image voulue forte : « Sans doute, me répondit-il, la mélancolie… » Le lendemain, il me mit sous les yeux Melencolia, la magnifique et mystérieuse gravure de Dürer, que je ne connaissais pas. Ce fut véritablement le premier choc pictural de ma vie, mon image initiale, celle qui depuis m’accompagne et dont l’ange me regardera peut-être, à l’instant de ma mort, de ce regard aigu et distrait qui est le sien pour l’éternité.

Cet Ange – baptisons-le pour le moment “Ange”–, qui est-il ? Autour de lui, le monde est frappé de stupeur – immobilité y comprise – et, dirait-on, de mutisme. La respiration et la parole se sont de lui infiniment retirées. Sur la scène “médusée”, au sens étymologique du terme qui signifie pétrifiée par un œil pareil à celui de Méduse, tout se trouvant fixé comme par la mort, l’univers semble attendre on ne sait quoi, on ne sait qui, pour une intervention qui lui restituera, avec la plénitude de l’être, sa fluidité. L’œil médusant que j’évoque ne serait-il pas ce soleil qui rayonne noir sur noir au fond du décor sur la surface sinistrée d’une mer morte tandis qu’une chauve-souris suspendue dans l’air que rien, aucun souffle, n’agite, déploie une inscription qui fournit ou prétend fournir le mot de l’énigme : MELENCOLIA ? Mais, en fait, aucune explication ne nous est donnée quant à “ce soleil noir de la mélancolie” qui en viendra à imprimer sa marque indélébile sur l’imagination nervalienne ainsi que sur celle, antécédente, cosmique et toute d’abîmes, de Hugo. La clé éventuelle du secret est pendue, parmi d’autres clés, à la ceinture de l’Ange ; cependant, il n’en usera pas. Le théâtre étroit que figure la scène inventée, intuitivement mise en place par Dürer, est un théâtre surchargé de signes et de symboles. Théâtre cosmique. Théâtre  intellectuel et moral.  Théâtre ontologique. Il raconte, ce théâtre, le temps, l’espace, la mort, et peut-être le dépassement de la mort par l’éventualité d’un salut. Regardons bien les détails de cette image où je m’obstine à ne voir que de la métaphysique. Les instruments de la crucifixion sont là, du moins certains d’entre eux : le rabot et les clous au premier plan, ainsi que, dépassant de sous la robe de l’Ange, les mâchoires d’une tenaille et, plus loin, sous le polyèdre, le marteau. Dressée contre le polyèdre, l’échelle. Et, couché au pied de l’Ange, de qui la couronne, si elle n’est pas d’épines (comment aurait-il osé ?), est de buis, un chien famélique et qui dort, dernier vestige récupéré d’un troupeau perdu. Dort aussi, assis sur un bas-relief en forme, semble-t-il, de tête étrangement indifférente, l’angelot, – exténué d’avoir assisté, lui, de toute son attention, au plus terrible des spectacles. Non, le petit ange ne dort pas : il regarde du coin de l’œil, atterré, l’Ange prisonnier de son immense silence et, ce faisant, il paraît nous prendre, nous les spectateurs du monde mort, à témoin de cette désolation sans borne, de cette concavité de dépression qu’accuse l’œil solaire situé à l’infini, en point fixe, au-delà d’un faux arc-en-ciel fait comme de fer. La vedette centrale revient à l’Ange qui ne regarde personne, – qui ne regarde rien.

Il a assisté à la Passion : le bâtiment classique derrière lui est un caveau funéraire, – de cela on ne saurait douter. Il paraît avec son compas ouvert ne prendre que la mesure mentale de la catastrophe qui est aussi mesure de sa lassitude. Autour de lui la sphère, l’équerre, le polyèdre, la disposition graduelle des objets en perspective formulent la toute-puissance de l’espace ; la cloche et le sablier suspendus au mur funéraire expriment, quant à eux, la dimension tragique du temps ; la table des nombres – dont les alchimistes savent qu’elle est le carré magique de Jupiter, miroir du chiffre 34 liant le fini à l’infini – cette table ne signifierait-t-elle pas aussi les mesures objectives d’un univers pourtant démesuré ainsi peut-être que le compte fuyant, et tout de subjectivité, de nos jours, ce que Bergson appellera plus tard notre durée ? La balance matérialise et confirme le jour incontournable du Jugement. L’Ange, fils de la Renaissance, laquelle est en train de prendre forme et de s’installer dans le présent/avenir, est-il vraiment un ange ? Oui et non : c’est également une femme et cette femme est une Muse, un Génie comme beaucoup plus tard dans le poème de Rimbaud. Le buis de sa couronne, c’est sans doute aussi du laurier. Entre le passé d’hier, lourd d’un Christ, et les lendemains angoissants de la science naissante, elle est, comme dut l’être Dürer en 1514, quand il abandonna peinture et gravure sur bois pour les raffinements incisifs du burin, oui, elle est profondément perturbée. Contrairement à ce que j’en ai dit, ce théâtre est donc aussi psychologique, une fois le métaphysique induit. Qui a raison, de la tradition spirituelle – meurtrie au sens fort du mot, et meurtrissante – ou bien de la chanson qui s’apprête à chanter au-delà, bien au-delà du très pesant couvercle ? C’est cet interminable tourment contemplatif – lié au doute terrible d’avant le “dégagement rêvé” (Rimbaud) – que saisit cruellement le burin halluciné de Dürer.

Mon interprétation de cette œuvre admirablement gravée avec la précision d’une page de musique vaut ce qu’elle vaut : les poètes ont ce droit, celui d’interpréter. « Qui verra vivra », pensent-ils. Ma grande, ma primitive passion pour les images en forme d’énigme date du jour où Dürer me la révéla.

Albert Woda

Albert Woda est un peintre comme on n’en fait plus : attaché au sujet, épris de la nature, savant dans l’art de peindre. Rien de ces improvisateurs qui font l’actualité des médias et pour qui une idée et quelques graffiti, ou encore un objet inventé de toutes pièces et dont l’évidence est liée à la subjectivité de son créateur, ou encore une surface plane chargée d’abstraction(s), suffisent à exprimer le fond des choses et la plénitude de l’expérience. Woda, lui, est bien plus modeste et sans doute est-il aussi plus orgueilleux : il veut saisir par tous les moyens de l’émotion, de la méditation, de la contemplation — prenant ainsi le relais des anciens peintres dont il renouvelle l’ambition — le secret des choses et des êtres qui l’entourent et qui, repliés sur le mystère de leur permanence, inscrite pourtant dans l’éphémère du temps et de l’espace, n’attendent que d’être aimés, interrogés attentivement, pour livrer simultanément leur part de nuit et leur part de soleil.

Albert se fait ainsi dans ses Pyrénées et ailleurs le confident discret des arbres, des forêts, des grands paysages nus, des solitudes humaines qui les traversent, souvent accablées. Il reprend de la sorte, sous les grands ciels d’orage et leurs nuages tourmentés et fluides, la leçon des merveilleux Hollandais du XVIIe siècle, celle en particulier de Ruysdael et d’Hobbema que j’aime tant. Rien de servile dans son attachement à la dictée de ces maîtres, mais un compagnonnage, un partage. Les signes de nos civilisations se métamorphosent, évoluent, disparaissent, sont remplacés par d’autres, souvent plus agressifs dans leur modernité toute relative : le cœur de l’homme ne change pas ni son regard sur les arbres, les prés, les saisons qui, eux aussi, difficilement mais calmement, sereinement, se maintiennent. Non pas contre vents et marées, mais avec la complicité de ceux-ci. Il faut, oui, il faut que tout cela qu’on aime et qui est menacé — menacé par l’annexion et la colonisation du paysage du fait de l’urbanisation conquérante, menacé par l’annexion et la colonisation de l’homme par le travail abrutissant, le règne de l’économie, le plein pouvoir de l’informatique, la foire aux vanités qui nous exile, nous écartant de l’essentiel, il faut, se dit Woda que tout cela soit sauvé.

L’essentiel pour le peintre, fils en cela de l’immense Cézanne, est — une fois l’émotion accumulée dans son âme comme une nappe d’eau* — de nettoyer ses pinceaux et ses godets, de nettoyer ses yeux aussi pour en faire des miroirs de clarté, de s’installer face à l’arbre, à la personne à portraiturer, au paysage déployé ; et plus tard, si besoin est, il reviendra à tous ces motifs par la médiation des photographies sincères qu’il en aura prudemment faites. L’émotion, la nappe d’eau, commence à couler goutte à goutte, à la façon d’une source qui se prépare à sortir au jour, à jaillir en couleur, sobrement, silencieusement.

Car il est besoin de silence, de beaucoup de silence pour peindre à la Woda. Ces précautions prises, les arbres, les paysages peuvent venir habiter la toile, cette vie seconde.

Ladislas Kijno

Allocution prononcée le 6 octobre 2013 à la Maison Elsa Triolet/ Aragon à l’occasion d’un Hommage rendu au peintre Kijno dont plusieurs toiles sont exposées en permanence dans la maison-musée.

Les quatre cœurs de Lad Kijno, grand peintre

hommage_kijno_octobre2013

LAD, HOMME AU GRAND CŒUR, avait quatre cœurs. Je veux parler d’abord des deux premiers. L’un était pour le ciel, et l’autre pour la terre, ses deux patries. Entre les deux, libre de tout, l’Ange Couleur, celui qui peint avec sa propre plume. À chaque tableau qu’il imagine sur soixante-dix ans de création jamais ralentie, jamais interrompue, toujours renouvelée par son respir, l’Ange Couleur allait, venait, tournant autour du peintre pour l’aider à configurer le monde. Le monde de Lad dans le monde de l’ange, comme par la radiographie permettant de voir le fœtus encore endormi mais bientôt réveillé dans le sein de sa mère, le monde de l’Ange dans le cœur et l’intelligence de Lad, créateur et créature s’épousant et s’épuisant dans le même combat sous la même enveloppe. Car Lad croyait à l’Intelligence, c’est-à-dire aux liens étroits entre les choses et l’Esprit. Car le visionnaire était aussi un philosophe qui avait lu Aristote et Thomas d’Aquin et qui, dans sa jeunesse, avait d’idées et d’intuitions échangé des lettres avec l’immense Paul Claudel. Comme Paul, et comme Thomas, il croyait à l’Animus et à l’Anima, l’Anima la substance originale et féminine de l’Âme que l’Animus, l’Esprit, le Modeleur inspiré, formulateur et normatif, venait achever selon sa propre règle, participant aussi avec les propres moyens de l’homme, si pauvres fussent-ils, à la création universelle, celle qui derrière l’homme retrouve l’ouvrier, ce contributeur à la vision du Grand Tout.

Lad détache une plume de l’aile du Compagnon obligé, aile qui l’éventait du vent dont il avait besoin pour ne pas étouffer, pour ne pas se sentir en prison. Et cette plume était entre ses doigts une clé d’or pour ouvrir la chambre où il se trouvait, pour ouvrir la fenêtre et faire exploser les limites de l’horizon. Son imagination était un arbre substantiel, reliant, je l’ai dit, le ciel et la terre, chaque arbre se façonnant, tout et détail, selon la poussée de sa sève singulière, racines, tronc, écorce, branches, feuillages et dentelure de chacune des feuilles, et pigmentation de la feuille et de la fleur et, le moment venu, du fruit selon la religion du soleil et de la lune, selon la pluie et selon la neige et selon les quatre saisons de l’année reproduisant symboliquement les Quatre Évangiles.

Il n’est pas étrange que Lad, ce fils de mineur, cet approfondisseur par nécessité, ait choisi très vite et comme d’instinct d’attaquer la réalité prétendue sous tous ses angles, avec pics et pinceaux, pour lui faire rendre gorge et la contraindre, à la force du poignet et rien qu’avec ses dix doigts à restituer au jour, qui est couleur et lumière, la chose noire que cette réalité économise, depuis des millions d’années, couche après couche, dans sa profondeur muette, la houille chaleureuse, le noir capable du plus intense rouge, venant absorber les nuances après les avoir révélées, pour établir sous un projecteur soudain éblouissant dans l’espace, un geste délicat et décisif à la fois, l’amphithéâtre tragique où s’affrontent, à travers toutes les expressions dont il est capable, l’homme et son destin. « Il y a en moi quelque chose de noir à contenter », avait prophétisé Eugène Delacroix, phare parmi les phares. Lad Kijno avait rencontré et retenu la haute leçon qu’il avait adaptée, selon son style fourmillant d’inventivité, à notre modernité intransigeante dont il s’est, dès qu’il a commencé à peindre, imposé comme l’une des références incontournables. Lad, cet arbre puissamment poussé par sa propre dynamique interne et le terreau que son secret colonise, arbre inversé, est un terreau infiltré par tous les sucs où il puise, entrecroise et mélange avec autorité, avec subtilité, pour en former sa sève à lui, riche de tous les apports des temps (sa culture picturale et artistique et monumentale et svelte, comme l’était sa taille longtemps effilée comme la flèche d’une cathédrale, ces cathédrales médiévales qu’il aima d’amour aussi physique que spirituel dont s’illuminaient encore plus les vitraux quand il les regardait et qu’ils finit par illuminer lui-même du regard de ses yeux en dédiant à l’une de ces grandes structures millénaires sa magnifique rosace vitrée traversée par la seule lumière intérieure à la lumière qu’on appelle, faute de mieux et par incompétence du vocabulaire humain, la lumièrede l’esprit). Ce Polonais, né à Varsovie, croyait-il à l’Esprit ? Il y croyait : c’était, je crois, pour lui, dans le repli de sa conscience la plus intime, le seul nom de Dieu auquel il pouvait croire au-delà du religieux, au-delà de l’institutionnel, quel qu’il fût. C’est par là, et c’est pour cela que battit le premier des deux cœurs de Lad : celui qui regarde vers le Ciel. C’est ce cœur-là, allié à l’instinct créateur qui inventa tous les rêves, toutes les formes, toutes les lignes, toutes les images, tous les matins et tous les crépuscules, cela qui rend identifiable chacune des œuvres de Lad, quelle que fût la technique employée, quelle que fût la période envisagée. Ce cœur de Lad selon ce qu’en pourrait dire Mallarmé, est celui qui chante “l’hymne des cœurs spirituels” :

Car j’installe par la science,
L’hymne des cœurs spirituels
En l’œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels

Prose pour Des Esseintes.

Cet inventeur, ce réinventeur du regard sur la couleur et sur la forme et qui traverse avec une désinvolture superbe et sérieuse toutes les métamorphoses de l’absolu créateur au XXe siècle, absolu qu’il sut illustrer à sa façon, croyait-il aux grand combats de la lumière et de la nuit, et sur les chemins de la peinture et de l’art, mieux que  batailles d’Uccello confrontées à celles de Manès-Zarathoustra, sage pour qui tout est mis en balance : le Jour et la Nuit, le Bien et le Mal, le Clair et l’Obscur ?

Mallarmé place à l’origine de « l’hymne des cœurs spirituels » qui est la formulation poétique en son aboutissement, une science que je crois toute d’intuition, une patience qui est cet art de faire par quoi –  à tort selon moi – Valéry définit le tout de la création poétique qui est – selon moi toujours – un entêtement contre le mauvais ordre des choses, une rébellion, un ajustement rectificatif. Bien plus spiritualiste est, chez Lad, la conception créatrice éclairée par ce soleil spirituel qui lui a toujours tenu compagnie et qui est de l’ordre de ce premier cœur que j’ai évoqué au début de cette prise de parole.

Qu’on permette au poète que je suis, que j’espère être, de donner voix à l’un de mes amis italiens, Mario Luzi, grand poète, mort il y a quelques années, après avoir frôlé le Prix Nobel de littérature. Trois citations extraites du même recueil intitulé : À l’image de l’homme, ici magnifiquement traduit par Jean-Yves Masson. Ces trois citations me paraissent correspondre étroitement aux vues de Lad Kijno sur le sens et la finalité de la création d’art mûrie au soleil de l’expérience spirituelle la plus sincère, convaincue et convaincante :

1ère citation :

Monde, je ne suis pas  limité à moi-même
Tu as voulu que nous soyons chacun
un projet de vie
dans le projet universel.

Je sais bien que nous devons toi et moi
réciproquement grandir ensemble –
c’est écrit sur l’ultime pierre
milliaire de son chemin
Et tout au-dedans de lui. Amen.

2ème citation :

Vent et lumière
L’éclat doré
des platanes s’installe dans le ciel
il n’a ni heure
ni saison,
ou c’est cette exaltation
qui le possède
et les brûle
c’est cette invincible alchimie
qui les exalte en clarté,
les unit et les purifie
à l’essence
lumineuse de la fin
et du commencement.

3ème citation:

Printemps omniprésent,
fleuve vert, herbe verte,
vert presque turquoise
de l’air sur le sommet des dernières collines
à l’horizon
rudoyé par l’orage,
par le soleil reverdi
et brûlant dans sa grâce blessée ;
où est-il – impossible de le situer,
il n’a son siège nulle part, mais l’âme
ne lui manque pas – il y a
un travail subtil et acharné
dans le monde qui devient ce qui est.
Et moi l’art, j’en suis
un peu l’obscure, un peu la lumineuse part.
Ô peine ô grâce.

Ô peine, ô grâce : l’art est, par la participation de l’artiste à la re-création, à l’accomplissement de la création du monde – pour Mario Luzi ce monde est un don de Dieu, don inachevé qu’il appartient à l’artiste, au poète d’achever, c’est aussi le point de vue du puissant correspondant mystique du jeune Lad, Paul Claudel, qui intitule un de ses poèmes les plus célèbres : “La Muse qui est la Grâce”, mais ce monde est-il pour Lad vraiment donné par Dieu ? On le pense. On n’en est pas sûr, malgré la pudeur de l’approche. Reste qu’il y a chez notre ami une avancée au départ plus romantique, plus symbolique au sens baudelairien du terme, des significations parallèles, jusqu’à un certain point inabouties et cependant convergentes des signes de ce monde, ce que le poète des Fleurs du Mal appela les “Correspondances”. Le monde est formé de couches comme géologiques et structurelles qui s’interpellent, s’interpénètrent et, dit Baudelaire, se « répondent dans une ténébreuse et profonde unité » : couleurs, parfums, sons, à l’horizon du grand tout, dans ce qu’il m’est arrivé de surnommer un jour “l’outre-sens” ou encore “l’outre-lumière du dit”. Lad écrit en 1957 ce texte révélateur : « Le monde est élastique, sphéroïde et constamment en expansion ; il y a plusieurs mondes, la matière est multiple, comme stratifiée. On part d’une machine et on arrive aux rythmes d’un figuier ou aux fonds marins : inversement, on part de la croupe d’un cheval, d’une courbe de violon, d’un sein ou d’un visage et on arrive finalement à une géométrique mécanique mentale. Des choses nous échappent nous glissent constamment entre les doigts, imperceptiblement, comme du sable ; impossible de rester dans l’objet : il y a des transmissions secrètes et contradictoires, des courants ascendants, des forces magnétiques, des marées motrices, un va-et-vient constant : tout cela bouge, tout cela craque, tout cela se tient et il faut en rendre compte sur cette petite surface à deux dimensions qu’est la toile. » C’est partant de là que Lad décrit, mais c’est une création qui n’a rien d’une description. Nikos Kazantzakis avait vu juste quand il note, peut-être faisant allusion de loin au premier travail de son ami Lad, cette observation visionnaire : « Ce n’est pas mon cœur qui bat et bondit dans son sang, c’est la terre entière. Se retournant en arrière, elle revit sa terrible ascension à travers le chaos. » Frank Elgar, un critique ami de Lad commente subtilement : « Il fallait pour l’artiste rendre le frémissement de la matière, le tragique des éléments, le pouvoir fascinateur du chaos et pourtant faire œuvre de création. Il y a parfaitement réussi. Il ne décrit pas, il évoque, suggère, transfigure, métamorphose les données naturelles. »

Voici longuement, car c’est là que tout commence, pour le premier cœur de Lad Kijno : le cœur spirituel. Mais très vite Lad découvre que l’esprit n’est pas tout, voire qu’il n’est rien s’il ne s’incarne pas dans le combat des hommes, si l’esprit n’est pas combat social, sens de la justice, participation à l’ordre de la société en vue de la réalisation de la paix, ici et maintenant, par les armes qui permettent de conquérir ces idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qui sont la base de la conscience humaine et la morale sociale, avec ou sans Dieu. Désormais, son combat le plus profond, le plus significatif s’inscrit non pas en marge, mais en compagnonnage avec le Parti communiste en France certes, mais aussi dans le monde. Il prend parti pour les grandes causes lumineuses dont il sait que leur lumière est celle du chemin. Et du coup, sa peinture va cesser de baigner dans une rêverie existentielle pour épouser la forme simple, se rapprochant avec une grande simplicité, qui n’est pas simplification, des formes premières qui rappellent les premiers gestes des hommes sur les premières matières, et aussi ces premières matières elles-mêmes, les transformations que le travail des hommes, difficile au quotidien, leur fait subir, le mariage des matériaux et de la dignité de la création en général, la création comme rêve collectif et comme noblesse acquise. Son père, cet émigré, avait été mineur et, à la fois, professeur de violon. Dorénavant dans la vision amplifiée, engagée, lutteuse de Lad Kijno, le deuxième cœur de celui-ci prend sinon la place laissée par le premier (l’espace de ce cœur est si vaste qu’il est toujours là à battre éternellement) du moins par se transformer en fer de lance de sa sensibilité et de son imagination, en accompagnant par un grand songe simplifié dans sa thématique, ses formes et ses effets, le dialogue avec tous cœurs que son art cherche à rencontrer et qu’effectivement il rencontre. C’est le second cœur de Lad.

Kijno ne s’est pas exilé, loin de là, de sa recherche méditative fondamentale qui est toujours la quête de la vérité dans la justice, la paix et l’espace intérieur de l’homme – ce lointain intérieur dont parle Henri Michaux, un méditant et un autre grand poète, les routes et les sentiers de Lad étant tout le temps traversés de poètes, ces êtres au diapason desquels il résonne plus encore que des peintres, souvent plus formels, plus formalistes, plus évasifs et plus perdus dans leur songerie colorée.

Lad est toujours en quête du sens. À l’occasion d’un séjour au Japon, il le trouve, lui semble-t-il, dans la lumière du Bouddha et c’est son long nouveau cheminement dans le visage aux yeux fermés de celui, un homme comblé d’humanité jusqu’à atteindre les rivages d’un certain divin fait d’accueil, de compassion, de tolérance et de justesse d’âme, un long cheminement qui est pour Lad, pour qui l’aventure spirituelle ne se distingue plus en rien de la recherche plastique, une halte d’émerveillement dans son double développement unifié. Mais l’Histoire, que le Bouddha a espéré dépasser, l’Histoire occidentale notamment, ne ferme, elle, jamais ses yeux épouvantés au fond de la conscience du peintre, de plus en plus semblable à lui-même, de plus en plus visionnaire.  C’est là que s’ouvre dans sa carrière toujours active,  jamais apaisée, cette extraordinaire conjonction qui met face à face l’horreur goyesque de l’Histoire figurée symboliquement (retour, mais dramatique, à la case départ) par ces admirables cathédrales de la noirceur du temps que sont les Lithurgies brûlées, ces apocalypses qui disent leur nom et, d’autre part, autre terme de la conjonction, la découverte de la page, de la peau, des lignes de la matière, des lignes de la main et de leurs infiltrations réciproques par la caresse distordue et cependant harmonique et harmonieuse où l’univers chante sur le papier que l’harmonie suprême est peut-être dans la disharmonie risquée : haute leçon d’esthétique mêlant l’avant-garde la plus incisive à la tradition de l’hymne grecque sous sa forme la plus proche de la lumière obscure et diaphane des Mystères. C’est la période, véritablement unique dans le génie de la création picturale contemporaine, ces merveilleux papiers froissés de Kijno que j’ai beaucoup de plaisir à explorer tandis qu’il continuait à les inventer, surpris lui-même par le sourire de son œuvre, le sourire de la matière spiritualisée par une caresse. « D’une seule caresse / Je te fais briller de tout ton éclat », écrit Paul Éluard dans un distique du plus limpide amour. Cette période si violemment antithétique dans l’existence de Lad, ce chevalier épique de l’inventivité contemporaine, ce face-à-face dramatique entre les Lithurgies brûlées et les papiers si bienheureusement froissés correspond au troisième cœur mi-lumineux mi-ténébreux de Lad. J’aurais beaucoup à dire encore sur cette physique-métaphysique du grand peintre, notre ami qui vient de nous quitter, mais je m’arrête là car pour cela il nous faudrait des heures.

J’ai dit que Lad avait quatre cœurs en un seul, qui, en fait, a réussi le miracle de réunir à lui les trois autres dans l’unité suprême de l’amour. « Il n’y a pas deux amours », dit saint Augustin. Lad était fils de mineur, il remontait métaphoriquement comme son père de la nuit de la terre ; Malou, était une fille de l’air, elle avait vocation de voler. Une fois, comme dans les contes de fée, le fils de la terre regarda vers le ciel : il vit une déesse du ciel, une jeune hôtesse de l’air  dont l’avion a pris feu,  et qui tombait  vers la terre.  Comment ces deux-là ont-ils fait pour se rencontrer et vivre sur des dizaines et des dizaines d’années d’un éternel amour ? C’est le quatrième cœur de Lad et c’est le premier d’entre eux tous, c’est là aussi le premier et l’ultime cœur de Malou.

La beauté est peut-être le sens de l’univers

« La beauté est peut-être le sens de l’univers »

Peu avant l’hommage que lui rend la Bibliothèque Nationale de France qui se terminera par un colloque le 4 avril, le poète Salah Stétié accorde un entretien exclusif avec le futur site http://www.LeNouveauCombat.fr . Dernière partie : « La beauté est peut-être le sens de l’univers ».


Salah Stétié – « La beauté est peut-être le sens… par lenouveaucombatfr

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