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L’Union pour la Méditerranée : interrogations et perspectives

Conférence inaugurant le cycle de conférences organisé par le CEREM (Centre d’Etudes et de Recherches de l’Ecole Militaire à Paris) sur le projet d’Union pour la Méditerranée,  le lundi 2 février 2009

L’UNION POUR LA MÉDITERRANÉE :

INTERROGATIONS ET PERSPECTIVES

Aujourd’hui, par tous les problèmes qu’elle pose, la Méditerranée se trouve au centre de bien de nos préoccupations de la planète. Longtemps on l’avait crue morte, devenue aux yeux des civilisations plus actives et plus dynamiques du Nord une Méditerranée-musée, un espace monumental voué aux grands raffinements des plus belles créations esthétiques du passé. Vaste dépôt des plus ingénieuses inventions de cultures, voire de civilisations désormais effondrées sous leur propre poids prestigieux : l’Empire romain, la Grèce, l’Empire byzantin, l’Andalousie, l’Empire ottoman, Venise, les grands Empires occidentaux (l’anglais et le français notamment) établis par le force des armes et le pouvoir de la technique et de la technologie sur les rives sud et orientale de la plus féconde des mers.  Mer où sont nés tous les mythes qui nous gouvernent, mer des trois crédos abrahamiques, mer où la grande poésie épique et lyrique a vu le jour, mer des philosophes qui alimentent aujourd’hui encore notre pensée sous toutes ses formes.

Non, la Méditerranée n’est pas morte et le poids de ses cultures contrastées et complémentaires ne l’a pas tuée. Finie l’emprise coloniale après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, voici qu’elle se réveille, comme parfois ses volcans, avec violence, qu’elle réclame sa place dans le nouveau concert des nations, la reconnaissance de ses identités multiples, la justice, l’égalité dans la conscience de soi reconquise.  Les revendications se font dans le désordre, dans l’irrationalité souvent, parfois dans le sang, le tout longtemps attisé par l’aveuglement et l’égoïsme occidentaux, l’incompétence des plus puissants (les États-Unis d’Amérique), l’impéritie des autres (les États européens en particulier).

Comment dans ces conditions résoudre les questions nouvelles et souvent terribles qui se posent et ne trouvent pas, depuis un demi-siècle ou des dizaines d’années, leur solution : l’interminable conflit israélo-arabe, la montée des intégrismes, les tensions du Liban, les effets du terrorisme en Afrique du Nord, l’instabilité et les impasses surgies dans l’ex-Yougoslavie, la volonté de la Turquie de faire partie intégrante de l’Europe et, en marge de tout cela, les guerres d’Iraq et d’Afghanistan, la montée en puissance de l’Iran, les crises issues d’une mondialisation mal pensée et mal faite.

C’est à cet ensemble de questions et de problèmes que ma réflexion va tenter de répondre.

1- L’importance de la Méditerranée, je viens de le dire, est beaucoup plus grande que son aire. Importance géographique au point de rencontre de trois continents dont découlent dans l’histoire et la culture son importance géopolitique et son importance géoculturelle.  La Méditerranée sera, en outre, la principale voie de communication des trois continents jusqu’à la découverte au XVIe siècle, un peu par Christophe Colomb, beaucoup par Amerigo Vespucci et Vasco de Gama, de la route atlantique confirmée par la rotondité de la terre et, aussi, par la découverte des Amériques. La route des Indes et de l’Extrême-Orient se faisant désormais par l’Ouest, on peut croire à une éclipse momentanée de la Méditerranée, qu’en fait l’Histoire n’a jamais confirmée vraiment.

2- D’où vient le prestige de la Méditerranée ?  Elle constitue un bassin maritime central et circonscrit où viennent se déverser les vagues successives de populations venues de trois espaces : l’espace de l’Est (l’immense Asie), l’espace du Sud (l’Afrique), l’espace du Nord (l’Europe). Espace accidenté, souvent montagneux, et réduit. Ses peuples, les ethnies qui viennent là butent soudain contre la mer ; or le plus souvent il y a déjà des gens installés sur place.  D’où guerres, confrontations sanglantes qui mettent en cause non seulement les hommes, mais leurs dieux, leurs mythes et leurs croyances aussi bien. « Hostes, hospis » est la première réaction de l’homme méditerranéen : « Étranger, ennemi ! », formule qui se décline dans toutes les langues du Mare Nostrum. Puis des aménagements s’établissent entre les installés sur place et les survenants, des osmoses s’opèrent, des mariages ont lieu, de nouveaux équilibres s’établissent dans lesquels chacun trouve son compte.  Le métissage est la règle majeure en Méditerranée : chacun s’enrichit de la richesse de l’autre : richesse matérielle, richesse morale, partage des apports techniques, fusion linguistique, spirituelle, civilisationnelle. Cela peut prendre parfois des siècles, mais la victoire de la convergence, puis de l’unité, est inévitable. Cela s’est passé partout et toujours en Méditerranée et cette synthèse finale au niveau des racines, à la base en quelque sorte, est peut-être la dimension fondamentale de l’inconscient social de l’humanisme méditerranéen, – sur le plan humain, mais sur le plan divin aussi.  Le Méditerranéen commence par dire : mon dieu est meilleur que le tien, puis il dit, dans un second temps : ton dieu vaut bien le mien, puis il finit par dire : ton dieu est le mien. C’est ainsi sans doute qu’est né et que s’est répandu le monothéisme.  Il faut en même temps voir dans cette adaptation et cette indifférenciation, l’une des origines du scepticisme méditerranéen qui, à travers tant de penseurs, se développera chaque fois que possible dans la perspective philosophique et dont l’un des champions est Apulée.  Mais en attendant, on verra les civilisations successives s’enchaîner l’une à la suite de l’autre au Proche-Orient puis sur les deux rives nord et sud de la Méditerranée, adopter les divinités les unes des autres, ou modifier les leurs pour les faire coïncider avec celle des vainqueurs, l’empire romain, quant à lui, sûr de sa force, annexant, avec les territoires et les cultures, les panthéons intégraux des peuples qu’il soumettait.  Plus tard, à l’heure du monothéisme, on verra le christianisme, tout en rompant avec le judaïsme, faire sien l’ensemble des textes de la Bible devenue l’Ancien Testament face au Niveau Testament christique et plus tard encore l’Islam inscrire son message dans la lignée de ceux de Moïse et de Jésus dont il fait de grands prophètes, annonciateurs de son propre Messager, Mahomet. Il faut, à propos du monothéisme abrahamique, accepter l’idée d’un syncrétisme sélectif, repensé en profondeur mais qui, d’un credo à l’autre, n’en provoque pas moins des infiltrations, des porosités et souvent de fulgurantes convergences.  Se souvenir de la magnifique intuition de Louis Massignon : « Les trois credos abrahamiques s‘inspirent des mêmes trois vertus théologales, sauf que le Judaïsme insiste sur l’Espérance, le Christianisme sur la Charité et l’Islam sur la foi. »

3- J’ai parlé de l’inspiration religieuse qui, depuis l’Âge de bronze, au moins, occupe les hommes et les femmes des rives de la Méditerranée, avec les saisissantes médiatrices que j’ai dites, mais ce sont aussi tous les autres savoirs qui, de gré ou de force, par l’influence, les échanges de toute nature, ou tout simplement le commerce – car le commerce est lui aussi partie prenante de l’ensemble, à l’échelle où il est pratiqué du fait de la navigation directe –, oui, tous les savoirs sont également, assez vite, des biens communicables et partagés ; la manière de traiter les métaux, de tailler la pierre, de produire de la poterie, de créer des embarcations, de bâtir des refuges, des maisons, des temples, d’apprivoiser les animaux domestiques, de cultiver les plantes utiles, de s’adonner à la chasse, bientôt même, pour certains, de compter, de lire et d’écrire à travers des signes qui deviendront de plus en plus abstraits, allusifs, métaphoriques, pour aboutir à l’alphabet phénicien emprunté plus tard par les Grecs, et tout cela va coloniser peu à peu tout le pourtour méditerranéen, toujours assailli de nouvelles peuplades venus des quatre horizons et qui voudront à tout prix s’installer là, sur ce rivage fortuné, producteur de signes neufs et de techniques neuves qu’il faut, eux aussi, dominer.  Le processus est toujours le même : violence d’abord, violence armée, refus de part et d’autre, puis combats recommencés, dix fois, cent fois, puis soumission du plus faible par le plus fort, puis adaptation réciproque, acceptation, partage culturel et osmose.  Ce processus est celui qui règne en maître tout au long de la préhistoire et de l’histoire méditerranéennes et jusqu’à nos jours (l’installation d’Israël au Proche-Orient, qui n’est pas encore parvenu au bout du cycle et au stade civilisationnel de la paix et du partage, et avant cela la guerre d’Espagne qui aboutira finalement à l’établissement de la démocratie dans ce pays, puis les différentes guerres balkaniques, la guerre d’Algérie, l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, qui sont des guerre de rupture d’équilibres artificiellement institués et qui n’étaient pas viables dès l’origine).  Ce processus – fascination des avoirs et des pouvoirs de l’autre, volonté de s’en emparer, agression, combats, installation, osmose ou, au contraire, impossibilité de l’osmose et retour de l’agresseur à la case de départ – est celui qui a inspiré et régenté les croissades – autrement dit la colonisation de la rive sud vers l’ouest et jusqu’à l’Espagne andalouse par les cavaliers de l’Islam au VIIe siècle – et, par la suite les Croisades – autrement dit la volonté de s’emparer de la Terre sainte et des richesses du Proche-Orient par les chevaliers chrétiens venus d’Europe au Xe/XIe siècles ; ce sera ensuite, au XIXe et au XXe siècles, la volonté de l’Occident de coloniser le rivage Sud et aussi le rivage Est de la Méditerranée (par Angleterre, France et Israël interposés) et, pour les États-Unis à travers une autre forme de colonisation (violente, hypocrite et rampante) les zones stratégiques et parmi elles les pays producteurs de pétrole.

4- J’ai évoqué le commerce.  La région méditerranéenne a été l’une des plus commerçantes qui aient rayonné dans l’Histoire. Et cela, sans doute, parce que les hommes de cette région dans leur diversité et la multiplicité de leurs apports créatifs et mercantiles, avaient le goût et le besoin des échanges et que, du fait de cette intuition de l’importance de l’autre inscrite à même leur inconscient, ils avaient poussé très loin la curiosité de l’autre dans son altérité précisément.  Ces hommes n’hésitaient pas à franchir des frontières, à traverser de longues distances, à mélanger dans une même passion le commerce des hommes et le commerce des idées, pour aller vers l’ailleurs et les habitants de l’ailleurs, si étranges fussent-ils, afin de les comprendre et de se faire comprendre d’eux, dans une fête concomitante du donner et du recevoir.  Et c’est pourquoi les Méditerranéens sont ceux par qui deux inventions essentielles à raccourcir la distance entre les hommes ont été imaginées et mises en place : la navigation directe d’un point de la planète à l’autre qui évite le cabotage en prenant appui sur un point fixe dans le ciel – l’Étoile polaire –, réduisant ainsi la distance physique entre les rives et les hommes et, deuxième invention déterminante, aussi importante pour l’humanité que la maîtrise de l’énergie atomique par exemple, l’alphabet qui raccourcit, lui, la distance mentale.  Comment ne serais-je pas fier que ces deux créations fondamentales fussent l’œuvre, grosso modo, de mes ancêtres phéniciens, grands navigateurs et grands commerçants s’il en fût ?  Les Grecs de l’Antiquité, à leur tour, quand ils auront subtilisé aux Phéniciens leurs inventions – le secret de l’Étoile a été gardé pendant six siècles – domineront le monde connu.

Cela dit, une chose me frappe : c’est que ce sont toujours les Méditerranéens qui vont à la découverte des autres, et non l’inverse. Les grands voyageurs, les grands géographes, les grands cartographes, depuis les temps les plus anciens, sont tous Méditerranéens ; les Hérodote, les Strabon, les Ibn Battouta, les Ibn Jâber, les Idrissi, les Christophe Colomb, les Americus Vespuce, les Vasco de Gama, les Marco Polo, les Ibn Khaldoûn et d’autres, tant d’autres, sont tous des fils de notre mer qui vont à la conquête du monde. Jamais un Chinois, jamais un Japonais, jamais un Coréen, jamais un Russe n’est venu à notre rencontre et cela malgré les routes commerciales si fréquentées dont la plus célèbre est la Route de la soie.  Ce sont nous les curieux, les fascinés, les obsédés du voyage, les visiteurs. Les grands marins resteront pour toujours les Génois, les Vénitiens, les Grecs, les Espagnols, les Portugais et, avant eux, bien sur, les Phéniciens dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises.  La Méditerranée, autrement dit, est un film à mille épisodes dont les principaux acteurs sont de merveilleux découvreurs, des voyageurs émérites et dont les héros imaginaires, sortis des chefs-d’œuvre de leur littérature et de leur poésie sont des marins : pensons à l’Odyssée et à Ulysse, à Sindbad, dit justement le Marin, et aux Mille et Une Nuits.  La Méditerranée est un partenaire absolu de notre imagination créatrice, dans toutes les langues qu’elle a engendrées et qu’elle abrite et aussi à travers toutes les œuvres d’art qu’elle a inspirées : le héros de la peinture moderne n’est-il pas le peintre de l’Estaque et de la montagne Sainte-Victoire, Paul Cézanne ?  Il y aurait des dizaines d’autres créateurs à citer : Zeuxis, Phidias, Praxitèle, Léonard, Le Gréco, Goya, Picasso et tant d’autres.  De toute façon, c’est la Méditerranée qui, dans notre système de pensée qui exclut provisoirement l’Extrême-Orient, a inventé l’art, la pensée, la philosophie. S’il est donc vrai, comme je l’ai dit, que La Méditerranée, c’est d’abord la mer et les marins, gens à part, gens déconcertants, il convient de se rappeler Platon qui a signalé et souligné cette originalité : « Il y a trois espèces d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. »

5- La Méditerranée est à l’origine de la pensée philosophique à travers le panthéon de ses philosophes, et elle est aussi à l’origine de la pensée religieuse à travers ses prophètes tous issus d’Abraham, les crédos de ces trois plus grands inspirés étant dits abrahamiques.  Qu’un petit rectangle bleu presque imperceptible sur la mappemonde ait été capable de créer notre capacité de spéculer abstraitement et notre pouvoir d’inspiration spirituelle, de les opposer parfois durement mais aussi de tenter de créer entre eux de fécondes thèses est, selon moi, impressionnant au plus haut point. Et je suis de ceux qui croient fermement que partout dans le monde où l’on parle aujourd’hui de Moïse, de Jésus, de Mahomet, ainsi que, par ailleurs, de Démocrite, d’Empédocle, de Socrate, de Platon ou d’Aristote, d’Ibn Arabi, d’Ibn Rochd ou de Maïmonide, on est toujours en Méditerranée : cela fait beaucoup de taches bleues sur le planisphère.  La Méditerranée intellectuelle et spirituelle est en somme beaucoup plus vaste que la Méditerranée géographique. Et, de plus, elle n’a pas fait que créer la pensée philosophique et la pensée religieuse. On lui doit – on doit aux Grecs et aux Arabes, notamment – les premiers éléments de la science qui embraye sur le retour à la réflexion rationnelle et aussi au fameux pragmatisme méditerranéen : la géométrie, l’algèbre, les sciences naturelles, la chimie, l’astronomie, l’expérimentation scientifique, tout cela doit beaucoup à la Méditerranée – sans compter la grammaire, la philologie, l’histoire, la géographie, la sociologie et autres disciplines.  Oui, décidément, la Méditerranée est beaucoup plus grande qu’elle ne le semble a priori sur la carte. Avis à tous ceux qui veulent ne plus voir dans la Méditerranée, qui est à l’origine de la civilisation européenne, qu’une Méditerranée-musée et un grand complexe archéologique et touristique.

6- Les Méditerranéens se sont toujours sentis Méditerranéens.  Une communauté à vocation singulière et unique, au-delà de leurs différences, de leurs divergences, de leurs oppositions souvent si flagrantes et plus souvent encore si meurtrières.  Relisez à leur propos l’ouvrage capital du grand historien Fernand Braudel : La Méditerranée au temps de Philippe II. Lisez, pourquoi pas, le récent livre d’un Méditerranéen convaincu, intraitable sur la Méditerranée : Culture et violence en Méditerranée, de votre serviteur.

7- Arrivons-en maintenant au projet d’Union pour la Méditerranée, projet soutenu par la France et qui tient au cœur du Président français au point qu’il veut en faire un des grands chantiers de son mandat.  Il est vrai qu’entre la France et la Méditerranée, notamment la rive sud de cette mer, existe une longue histoire et un destin partagé. Partagé du fait de l’histoire, de la géographie, de la culture et très particulièrement de la dimension francophone de cette culture.  L’Afrique du Nord, mais aussi l’ensemble du monde arabe, Proche-Orient compris, est aux portes de la France, voire de l’Europe (l’Europe qui porte le nom d’une petite princesse de chez moi, qui était, d’après la légende, la fille du Roi Agénor, roi de Tyr, l’une des villes majeures de la Phénicie dont est partie Didon pour fonder Carthage, avec son amant Énée, sujet qui fera l’objet d’un des grands poèmes de l’humanité, L’Énéide de Virgile).  La France a des liens structuraux avec l’Égypte (depuis l’expédition de Bonaparte qui s’y voyait Sultan), avec la Tunisie, avec le Maroc, avec le lointain Liban, si proche pourtant de son cœur. Elle a aussi de vastes intérêts économiques dans l’ensemble du monde arabe, monde pétrolier et vaste marché potentiel, en particulier sur le plan technologique.  C’est bien de toutes ces considérations qu’était née en son temps la politique dite arabe de la France, celle qu’avait initiée le Général de Gaulle.  À sa façon, le projet méditerranéen de Sarkozy voudrait ressusciter, autrement, cette “politique arabe” pour des raisons stratégiques (l’espace arabe est un espace vital pour la France, son commerce, sa défense et sa culture), économiques  (s’approvisionner en pétrole, vendre de la technologie en essayant de prendre la place chaque fois que possible des Américains qui croient avoir une sorte de droit acquis sur le pétrole et l’économie arabes) et  pour des raisons politiques au sens international du terme (là aussi, il s’agit de remplacer les Américains chaque fois que possible, notamment dans le rôle de médiateur ou de courtier – pas très honnête – entre les Israéliens et les Palestiniens ou les Arabes en général) pour faire avancer et aboutir une solution acceptable au conflit dont les Etats-Unis, d’accord en cela avec Israël, se sont réservé seuls la solution éventuelle.  D’autres raisons, moins clairement formulées, sous-tendent ce projet :  1) devant les risques réels d’actions terroristes sourcées dans l’intégrisme islamique, coopérer avec les pays musulmans amis pour éliminer, ou du moins identifier et cerner les facteurs possibles d’explosion  2) contrôler, avec la collaboration des États fournisseurs d’immigration sauvage, les sources de cette immigration et la remplacer, en toute éventualité, par une immigration choisie  3) du fait de la présence en France de six millions de ressortissants musulmans originaires pour la plupart d’entre eux d’Afrique du Nord, travailler de concert avec les pays d’origine, chaque fois que nécessaire, pour tenter – comment dire ? – de réguler le mode de vie de groupes marginaux qui ont souvent des comportements inadaptés à ceux de la communauté nationale dans son ensemble, en éloignant de ces groupes des enseignements religieux extrémistes ou certains comportements liés souvent à une tradition mal assimilée et potentiellement dangereuse.  Ce troisième point cependant de la politique “sécuritaire” m’apparaît moins décisif que les deux autres dans la mesure où il concerne pour l’essentiel la souveraineté territoriale française.

8- Voilà donc, selon moi, ce qui motive en son point de départ le projet français d’Union pour la Méditerranée qui, piloté par la France, aurait d’une certaine façon remplacé le Processus de Barcelone, vieux de dix ans, et l’ancien Dialogue euro-arabe qui, tous les deux, n’avaient pas abouti à grand-chose de concret, du fait des deux parties.  Le Dialogue euro-arabe n’avait pas réussi à faire avancer d’un pouce la solution du problème israélo-palestinien et, à quelques exceptions près, n’avait pas inscrit dans les faits des résultats tangibles. Quant au Processus de Barcelone, plus ambitieux et financé par la Commission européenne, il souffrait lui aussi de l’esprit bureaucratique de Bruxelles et de la difficulté de beaucoup de pays arabes à formuler des projets concrets, clairs et réalisables. L’initiative française semblait destinée à redonner du souffle et une nouvelle vie aux deux tentatives précédentes, toutes deux inabouties et toutes deux inefficaces, et de donner ce nouvel essor au bénéfice de la France. Mais l’Allemagne ne l’entendait pas ainsi, ni non plus l’Espagne et l’Italie, importantes puissances méditerranéennes toutes les deux.  Devant l’opposition de l’Allemagne, le projet d’Union pour la Méditerranée se transformera très vite en projet européen, régi en grande partie par un organisme sui generis mixte qui, dans une première version, aurait été installé à Bruxelles, avec aussi, installé dans un pays arabe, sans doute en Égypte, un Secrétariat exécutif avec deux Secrétaires Généraux, l’un européen, l’autre arabe. C’était du moins ce qui avait été envisagé le 13 juillet 2008 lors de la conférence informelle des chefs d’État et de Gouvernement à Paris (y compris Israël, y compris la Turquie dont la volonté de faire partie de l’Europe posait problème), conférence qui avait en quelque sorte adopté et contresigné le projet français, devenu projet européen, d’une Union pour la Méditerranée.  Une seule voix discordante s’était fait entendre, celle de la Lybie, dont le chef d’État n’avait pas fait le déplacement. Depuis la récente réunion des 27 ministres des Affaires Étrangères des pays européens et méditerranéens réunis à Marseille, les choses ont évolué autrement.  Il a été décidé à cette réunion de créer un Secrétariat exécutif unique, installé à Barcelone, avec un Secrétaire général arabe, et plusieurs secrétaires généraux adjoints, dont – et c’est la grande nouveauté – un Palestinien et un Israélien. Pour la première fois dans l’Histoire, deux personnalités responsables, l’une palestinienne, l’autre israélienne, travailleraient officiellement ensemble dans un organisme non-issu des Nations Unies.  De son côté, la Ligue Arabe, représentée à Marseille par son Secrétaire général, a exigé et obtenu qu’elle serait membre à part entière du Secrétariat de Barcelone alors que du temps du Processus, elle n’avait qu’un statut d’observateur. Voilà évidemment des innovations importantes.

Il reste que selon moi, en devenant européen, le projet français, devenu plus vaste et donc plus vague et plus élastique, perdait déjà beaucoup de son impact et de sa portée à court, moyen et long terme.  D’autant plus que la plupart des pays européens du Nord n’avaient pas de raisons particulières de s’attacher à l’espace méditerranéen avec lequel il n’avait pas la même histoire, ni les mêmes intérêts que les pays européens ayant une façade sud.  En outre, le problème des financements des projets à exécuter en commun n’avait été qu’effleuré et personne ne savait encore comment il allait être réglé dans le cadre d’économies, qu’elles fussent du Sud ou du Nord, assez peu complémentaires et le plus souvent concurrentes (au niveau des agrumes, notamment, et autres produits de la terre), le Nord, quant à lui, commençant à sentir passer sur lui le vent de la récession.  Quant au problème israélo-palestinien, rien ne laisse prévoir – malgré les deux Secrétaires généraux adjoints palestinien et israélien – que l’Europe va réussir à en trouver la solution là où les Etats-Unis n’ont pas pu faire avancer le problème d’un pas et là surtout où Israël continue à refuser obstinément le plan de paix complet avancé en 2002 à la Conférence de Beyrouth par le Roi Abdallah d’Arabie-Saoudite et accepté par tous les Arabes, plan basé pour l’essentiel sur les résolutions des Nations-Unies, sur le pacte d’Oslo et sur la vieille revendication d’Israël lui-même : la paix contre les territoires. Cependant, Israël vient pour la première fois à Marseille de reconnaître une certaine validité à ce plan, ce qui pourrait évidemment, si cette reconnaissance était confirmée, changer beaucoup de choses : auquel cas l’Union pour la Méditerranée aurait marqué un premier point important, voire déterminant. Mais tout cela se passe avant la terrible guerre de Gaza qui a ramené les données du problème au moins trente ans en arrière en démolissant brutalement tout ce qui avait été tant bien que mal bâti en vue d’une paix à venir, paix qu’on espérait proche entre Israéliens et Palestiniens, entre Israéliens et Arabes en général.  Il n’en demeure pas moins que l’Union pour la Méditerranée et l’ensemble de ses projets dépendent désormais, comme tout ce qui concerne les problèmes politiques au niveau mondial, substantiellement de la crise financière et économique mondiale. En outre, avec les nouvelles élections américaines qui ont porté au pouvoir Barack Obama, les Etats-Unis deviennent plus incontournables que jamais pour toutes questions de politique internationale.  Car il faut qu’il soit bien évident désormais que le Président Obama, qui a été en quelque sorte élu par la planète entière, ne pourra jamais consentir à se désengager de la Méditerranée où les États-Unis d’Amérique ont tant d’intérêts économiques et diplomatiques, dont le ravitaillement en pétrole, et aussi, bien évidemment, l’importance à leurs yeux capitale que constitue l’existence d’Israël. L’Union pour la Méditerranée, comme l’OTAN, devra nécessairement prendre en compte la dimension américaine présente d’une manière incontournable et déterminante dans l’ensemble de l’espace euro-méditerranéen.

9- Conclusion provisoire :  a-     Le projet d’Union euro-méditerranéenne peut se révéler un excellent instrument de dialogue et de complémentarité s’il arrive à se réaliser dans des conditions de respect réciproque de l’intérêt des uns et des autres.  Il contient en lui-même beaucoup plus d’éléments positifs que négatifs et à l’heure du regroupement du monde en régions, la région euro-méditerranéenne, inscrite naturellement dans l’histoire et la géographie, peut se révéler déterminante pour l’avenir de ses constituants.  b-    Cette région peut s’aider, dans un dialogue sincère entre les partenaires qui la constituent, à résoudre les très difficiles problèmes qu’elle recèle en son sein : le problème israélo-palestinien qui fait partie du problème israélo-arabe, le problème irrésolu du Kosovo, le problème kurde, celui de la candidature de la Turquie à l’Union européenne, le problème du terrorisme et des flux migratoires. c-     Question majeure et qui, pour le moment, suspend tout le processus : peut-on lancer un tel projet, nécessairement très coûteux comme tous ceux qui intéressent le développement global et intégré, à l’heure de la plus grave crise financière et économique qu’ait jamais connue l’humanité ?  Il m’apparaît, quant à moi, évident que ce projet, malgré son immense intérêt, doit être plus ou moins mis en veilleuse (sauf pour certains projets d’extrême urgence et de faisabilité facile) et qu’il doit, d’une certaine façon, être minoré jusqu’à ce que cette crise institutionnelle et organique soit résolue et qu’un nouvel ordre mondial soit appelé à voir le jour.

Léopold Sedar Senghor

Il y a dans le nom de Senghor le battement du sang
Il y a le souvenir de Gorée
Il y a – sans impertinence mais c’est référence parler – « Luitpold le vieux prince régent »
Il y a pour moi dans Sedar, abusivement, mémoire d’un cèdre du Liban

Il y a bien des Français qui parlent petit-nègre
Lui parle et écrit le français naturellement
Comme l’agrégé de grammaire qu’il est et comme le
Normalien qu’il fut et plutôt mieux que l’un et que l’autre
Parce qu’il a su désagréger la langue au bénéfice d’une langue plus forte, éternellement à venir, ô poésie, superbement, anormalement,
Un français châtié que le sien, mais non point puni pour autant,
Car il y a dans le nom de Senghor, à fleur de peau, le grand cri simplificateur, le cri du sang !

À fleur de peau, il est fils d’Afrique, de Sainte Afrique, sa mère est noire
Sa femme est blanche et sa mère est noire et c’est pourquoi cet homme est un pont
Un pont, à travers Gibraltar, entre Casamance et Normandie,
Entre Normandie et Casamance,
Un pont entre hier et demain et, entre Grèce et Bénin, à peine un détroit, un Hellespont.

Négritude est un mot de sa trouvaille, et de son invention aussi métissage
Nous serons tous demain nègres ou nous ne serons pas
Nous serons tous demain blancs ou nous ne serons pas
Nous serons jaunes, nous serons rouges, nous serons
Ces beaux métis par l’esprit et le cœur, délicieusement comblés par l’arc-en-ciel

Nous habiterons tous, Senghor, ta négritude
A seule fin d’habiter ta vastitude et la nôtre
Car les chambres étroites sont comme les fronts étroits :
L’homme et l’idée y respirent mal et s’y déplaisent

L’homme et l’idée avec toi vont leur libre chemin de langue
Leur chemin français vers tous les hommes et toutes les idées
Leur chemin sénégalais vers tous les hommes et toutes les idées.

Car la langue après tout n’est que la langue et l’homme est plus :
Il est le citoyen de Babel
Il est celui par qui toute langue se délie et Babel ô Babel sa liberté !

Charles Baudelaire

Conférence faite à la Sorbonne le 31 mars 2007 dans le cadre de la Journée de Célébration du 150ème anniversaire de la publication des Fleurs du Mal

LA DÉCISIVE RENCONTRE

Un adolescent de l’immédiat après-guerre à Beyrouth aimait la poésie. Il a quinze ans et il est en classe de seconde chez les Pères Jésuites du célèbre Collège Saint-Joseph de l’Université prestigieuse du même nom. Son manuel de littérature française, encombrant volume de plus de quatre cents pages et qui alourdira son cartable d’écolier de la classe de 3e à la classe de 1ère, manuel dont l’auteur est lui aussi un Jésuite réputé, ce manuel ne le satisfait plus. Il y a découvert Du Bellay et Ronsard, Racine et Corneille, Pascal (un peu), Bossuet (beaucoup), Lamennais (encore plus). Il y a découvert le malheureux Chénier de la pauvre Tarentine, mais non l’autre Chénier, celui du « Corse à cheveux plats » ; Hugo (beaucoup), Lamartine (encore plus) ; Musset (un peu), Vigny (beaucoup plus) ; Théophile Gauthier et Théodore de Banville ex- aequo ; l’Abbé Delille et Leconte de Lisle, victimes de leur homonymie relative et avançant l’un après l’autre à un siècle de distance près ; un seul poème sur « L’Azur, l’Azur, l’Azur ! » d’un certain Stéphane Mallarmé au-dessus duquel le Père Menassa, initiateur affiné, voire raffiné, fera à sa façon « le bond sourd de la bête féroce » ; un seul sonnet : « Je m’en allais les mains dans mes poches crevées » d’un incompréhensible voyou nommé Arthur Rimbaud expédié en un quart d’heure avec ses « souliers blessés » et « [son] pied contre [son] cœur » ; puis ce seront les grands, les très grands, les maîtres de la langue, de la pensée et de l’énergie du cœur : José Maria de Hérédia : Les Trophées ! Sully-Prudhomme : Le Cygne !, deux compères, ces deux-là, tous deux barbus et dont l’un, celui du volatile, a été honoré, nous fut-il dit, par un certain prix Nobel. Face à eux, et quoique catholique, un assez douteux Paul Claudel, distancé de loin par un magnifique et jamais lassé piéton d’alexandrins, toujours en quête d’une tapisserie, d’une Notre-Dame et d’une petite Jehanne de France : Charles Péguy. Après celui-ci, le déluge : la poésie française prenait définitivement ses grandes vacances devant cette borne en ciment armé.

Le petit Libanais, intuitif et rusé comme un petit Libanais sait l’être à l’occasion, ne croyait pas à une fin aussi piétonnièrement abrupte de la littérature et pressentait l’existence de trous noirs dans ce beau ciel à pléiades savamment équilibrées. Il va travailler à en avoir le cœur net, d’autant plus qu’il y a des poètes dans son ascendance et qu’il sait d’expérience que les poètes sont des désillusionnistes. Un vague parfum de découverte de l’Amérique, Amérique mentale s’entend, flotte autour de l’audacieux jeune homme. Il a un condisciple russo-iranien. Qui est, comme lui, fou de poésie et qui, à seize ans, a tout lu : cet ami lui remet discrètement, dans la cour de récréation – le surveillant en soutane distrait par un match de volley-ball – un petit ouvrage en bien mauvaise condition livresque et lui dit à voix basse : « Lis ça. Tu verras : ça change tout. » Notre ami libanais emporte le livre et le feuillette à la dérobée, chaque fois qu’il le peut, sous le battant du pupitre, son cœur lui aussi battant : c’est écrit sur la couverture la honte que cela pourrait devenir pour lui, ce livre, s’il était surpris à le lire : Les Fleurs du Mal. Auteur : Charles Baudelaire. Désormais Salah Stétié est perdu pour le scoutisme et colonisé à jamais (il le croit du moins) par le spleen. Il a enfin rencontré, d’un seul coup et en une seule lecture, sa part de feu.

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Rencontrer Baudelaire pour la première fois, c’est recevoir la première gifle absolue de la poésie. Un certain nombre d’intuitions décisives transforme l’amateur, le lecteur, qui découvre soudain que ce qu’il croyait être la parole en son pouvoir d’incandescence, « la parole en érection » comme l’affirme Séféris, n’était, dans la plupart des cas, que l’art, souvent d’ailleurs honorable, de faire des vers. L’amateur croyait au corps de la langue et que celui-ci était capable de prouesses et voici qu’il découvre une autre réalité, voire une autre vérité, vérité seconde, à savoir que ce corps est d’écorché. Que c’est dans sa fragilité et sa vulnérabilité que le corps de la poésie est essentiel et touche à de l’essentiel, que la fleur de splendeur couvre le mal mais qu’elle ne saurait l’éliminer, ni même l’escamoter, que le « parler vrai » de la poésie est, comment dire ? son « parler noir ». Quelque chose comme un goutte-à-goutte où ce qui goutte est le sang, peut-être ce « mauvais sang » dont parlera un jour Rimbaud qui prétendra, lui, « posséder la vérité dans une âme et un corps » et qui, sur fond « d’horrible arbrisseau », en viendra – chacun le sait – à déchanter, en désenchantant le monde et même le merveilleux vertige de son propre poème. Mais si, pour Rimbaud, « Baudelaire […], roi des poètes, est […] un vrai Dieu », il me faut voir ce qui, pour moi – pardon du rapprochement – aura également contribué à l’installation de la divinité de Baudelaire au seuil de toute parole de poésie, nouvelle, récente ou future. Je voudrais évoquer trois raisons, parmi tant d’autres possibles, qui font de l’auteur des Fleurs du Mal notre contemporain éternel.

Le sentiment, voire la sensation instantanée, de la réalité réelle du paysage, la féminisation de celui-ci, et, en tout état de cause, son surgissement symbolique.

L’intense sensualité présente dans la négation même de la sensualité.

L’attestation du réel en tant que seul vrai lieu, éclairé cependant par le diamant surréel du souvenir.

J’envisagerai ces trois thématiques dans un continuum d’allées et de venues pour échapper au sinistre piège que l’on sait : celui de l’esprit du système qui fait tant de tort à la fluidité caractéristique de la réception poétique.

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L’une des premières découvertes qu’on puisse faire à la lecture de Baudelaire et dans l’innocence de cette lecture première, c’est, dirais-je, la vérité de sa préhension du paysage, que celui-ci fût urbain ou qu’il fût, comme il arrive parfois, exotique. Avant Baudelaire, beaucoup de poètes, notamment à l’époque romantique, avaient sorti leurs pinceaux et leurs mots pour « décrire », et ils le faisaient d’autant plus volontiers que commençait alors cette mystérieuse relation qui va s’établir entre les poètes et les peintres, relation que nous, poètes de la modernité immédiate, connaissons bien et que nous pratiquons à l’occasion dans le cadre d’un mariage entre un texte et une représentation, cela qu’on appelle couramment le « livre d‘artiste » et qui est l’un des modes de notre formulation créatrice. Il arrive même que tel poète pré-baudelairien soit lui-même un grand peintre : je pense à Victor Hugo et à ses prodigieux lavis à l’encre. Reste que ces paysages sont des paysages imaginaires et que le « défaut » des paysages littéraires hugoliens, du moins de beaucoup de ceux qu’il a retenus dans sa poésie écrite est qu’ils sont eux aussi imaginés et, de quelque façon, rhétoriques. Ces paysages, pour « beaux » qu’ils soient, sont essentiellement illustratifs : ils accompagnent l’émotion et lui adjoignent leur orchestration propre plutôt qu’ils ne la précèdent et ne la déclenchent. Ce sont des paysages à signification générale qui ne traduisent, dans la plupart des cas, rien que du général, frayant ainsi la voie au symbolisme à venir, si splendide soit-il dans ses évocations, celui de Mallarmé par exemple, où le détail des choses n’a de matérialité que juste assez pour que ces choses, plus songées que vues, demeurent à une frontière incertaine et brouillée où, comme le dit Hérodiade, « la beauté [n’est] que la mort. » Rien de cette fragilité, de cette vulnérabilité, de cette émouvante référence concrète prompte à se flétrir et à disparaître – de cette « présence réelle » en un mot – qu’on ne verra pénétrer les mots de la poésie que dans certaines des œuvres du XXe siècle, celles – je cite au hasard – d’Apollinaire, de Cendrars, de Jouve, d’Eluard, de Gustave Roud, de Follain et de Char ainsi que, bien sûr, de Bonnefoy, de Du Bouchet ou de Jaccottet. Nerval lui-même, l’immense Nerval des Chimères, nous donne à voir des paysages, merveilleux certes, mais ce sont là paysages de synthèse, de lumineuse et pathétique synthèse. Les paysages en prose de Sylvie et du Voyage en Orient, c’est tout autre chose : c’est aussi vu que « Les Choses vues » de Victor Hugo, que les grandes fresques paysagères de Lamartine, sorti pour une fois de son « Lac » pour aller, lui aussi, regarder vivre l’Orient de près. C’est Baudelaire pourtant qui, le premier, voit et formule à vue. Il faut relire dans Les Fleurs du Mal, puisque c’est de ce livre qu’il s’agit, il faut relire pour l’amour de Paris, et pour le terrible spleen qui fait l’âme et le mystère de cette ville, « Chant d’automne », il faut relire « Spleen » (LXXV) et l’autre « Spleen » (LXXVIII) et, bien évidemment, l’ensemble des Tableaux parisiens, notamment « Paysage » (LXXXVI), « Le Soleil » (LXXXXVII), « Le Cygne » (LXXXIX), « Les Sept vieillards » (LC), « Les Petites vieilles » (XCI), « À une passante » (XCIII), « Le Crépuscule du soir » (XCV), « Le Jeu » (XCVI), « Le Crépuscule du matin » (CIII), et les autres, tous les autres textes de ce très long poème à cent actes divers. Dans « Crépuscule du matin », par exemple, cette étonnante suite de notations vraies, happées sans caméra ni appareil enregistreur, suite en quoi la ville vit :

Les maisons ça et là commençaient à fumer Les femmes de plaisir, la paupière livide, Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ; Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids, Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
Puis la tonalité poétique s’accentue et s’amplifie :
C’était l’heure où parmi le froid et la lésine s’aggravent les douleurs des femmes en gésine ; Comme un sanglot coupé par un sang écumeux Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ; Une mer de brouillards baignait les édifices, Et les agonisants dans le fond des hospices Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux. Les débauchés rentraient, brisés par leur travaux.

En dernier lieu, ce finale, superbe, entre imaginaire mythique et réalisme désespéré et plat, – plat magnifiquement :
L’aurore grelottante en robe rose et verte S’avançait lentement sur la Seine déserte Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

Baudelaire est aussi, en poésie, l’inventeur de l’Île, paysage vécu et concept, ayant sans doute parmi ses proches inspirateurs antécédents Bernardin de Saint-Pierre et Évariste Parny, et parmi les plus illustres de ses descendants « insulaires », un peu Mallarmé, Rimbaud quelquefois et, somptueusement, André Breton, auteur de Martinique, charmeuse de serpents. Ainsi que, bien évidemment, selon son propre registre et sa thématique propre, le flamboyant Saint-John Perse. Baudelaire a eu, de l’île, une expérience aussi fascinée et violente que directe : son voyage de 1841 à Maurice et à la Réunion. Il avait vingt ans, et il ramènera de ce brûlant séjour, outre des souvenirs incomparables et une nostalgie que ne le quittera jamais, la syphilis. L’île est présente déjà en filigrane, et comme une promesse à honorer, dans le poème V de « Spleen et Idéal » : « J’aime le souvenir de ces époques nues… » ; elle est présente dans « La Vie antérieure » (XII), et surtout dans « Parfum exotique » (XXII) :

Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux ; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

Elle est présente, voluptueusement, dans « La Chevelure » (XIII), chevelure où le poète « hume à longs traits le vin du souvenir » ; elle est présente, à travers l’évocation de Jeanne Duval, « la chère indolente », dans « Le Serpent qui danse » (XXVIII) ; elle est là, aussi, bien sûr, en nostalgie maximale, dans « L’Invitation au voyage » (LIV), même si, dans ce cas, c’est la Hollande la figuration de l’île ; elle est là, également, dans « À une dame créole » (LXI) ; elle est là, sur le mode mythique mais à contre-jour et en contre-valeur, dans « Un Voyage à Cythère » (CXVI), qui ruine atrocement tout rêve d’un paradis perdu lequel serait resté intact de tout mal ; elle apparaît une dernière fois à travers deux ajouts à la troisième édition : « À une Malabaraise » (CXXXIII) et « Bien loin d’ici » (CLIV) :

C’est ici la case sacrée Où cette fille très parée Tranquille et toujours préparée
D’une main éventant ses seins, Et son coude dans les coussins, Ecoute pleurer les bassins ;
C’est la chambre de Dorothée – La brise et l’eau chantent au loin Leur chanson de sanglots heurtée Pour bercer cette enfant gâtée.
De haut en bas, avec grand soin Sa peau délicate est frottée D’huile odorante et de benjoin – Des fleurs se pâment dans un coin.

L’île, ainsi que la psychanalyse nous l’apprend, est l’un des symboles majeurs du féminin : par son isolement qui fait d’elle un inaccessible, par toute l’eau qui l’entoure, liquide lié au principe-femme, et par sa luxuriance supposée, espérée, sollicitée. Très souvent dans la poésie de Baudelaire, au-delà des éléments descriptifs concrets et quel que soit le thème du poème, c’est une femme qui condense le diamant du paysage, qui apparaît comme la pointe taillée qui en oriente le sens et l’éclat, à la façon dont cela – cette technique – se retrouvera plus tard dans certains poèmes paysagers de René Char, parmi les plus significatifs (à titre d’exemple : « Congé au vent », dans Fureur et Mystère). Chez Baudelaire, c’est la femme identifiée et identifiable (Jeanne Duval, Marie Daubrun, Madame Sabatier, la mystérieuse Berthe, Dorothée…), ou seulement l’anonyme hasardeusement présente, oui, c’est elle, la femme, qui prend en charge et donne son coeficient (positif ou négatif) à l’espace environnant : la négresse du « Cygne » par exemple,
…amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard… (LXXXIX).

Ce personnage inattendu, dans le lieu le plus noble qui soit, celui de la cour du Louvre – parmi palais neufs, échafaudages et blocs – tire à lui et concentre en lui toute l’histoire de la splendeur de l’Occident, convoquant du même coup ceux que ce même Occident écrase de son avancée. Et, au-delà de l’Occident, c’est le malheur général de notre condition qui est rappelé à travers l’ensemble de l’évocation, paysage en déconstruction et reconstruction reflété dans le ou les mythes de l’histoire en général et, par l’interpellation d’Andromaque ou la nomination d’Ovide, de l’histoire littéraire en particulier. C’est aussi pour le poète, à travers le prisme du souvenir, l’inscription dans sa mémoire blessée d’une magnificence de pierres marquées à jamais par le surgissement d’une pauvre inconnue. Mais « l’enfant », « la sœur » de « L’Invitation au voyage », « la noble enchanteresse » du « Beau navire », la « mère des souvenirs » du « Balcon », la propriétaire de la splendide « chevelure » dans ce pays – une île sans aucun doute – « où l’arbre et l’homme, pleins de sève / se pâment longuement sous l’ardeur des climats », la jeune femme de « Parfum exotique », toutes celles-là signent aussi le paysage et, sans leur présence, celui-ci, désérotisé, perdrait beaucoup, peut-être même le tout de son pouvoir de beauté évocatoire et incantatoire. Présence réelle de toutes ces femmes – des « passantes« , selon la terminologie du poète, et même des « fugitives » – qui confirment, par leur apparition, la vocation d’un endroit déterminé, d’un temps annoncé ou dénoncé, lesquels cependant, temps et lieu, connaissent, par la magie du poème, et pour éphémères qu’ils fussent, le suspens de ce que Breton appellera un jour une « explosante fixe ». « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel » dira, de son côté, René Char, résumant en une formule incisive ce qui aura été, pour Baudelaire, tout à la fois approche de vie, ontologie et esthétique. Et, comme elle le sera explicitement pour plusieurs, dont Claudel, Jouve, Breton et Char – peut-être aussi, avant eux et plus naïvement, pour Rimbaud, dans quelques poèmes des Illuminations : « Royauté » (IX), « Bottom » (XXIV), « H » (XXV), « Déviation » (XXXVI, « Fairy » (XXXVII) –, la femme aura été pour Baudelaire, consciemment et inconsciemment, la marque qui donne aux êtres, endroits et objets du monde la valeur et la signification qui les désignent, femme compensatrice et médiatrice, médiatrice pure quelquefois et plus souvent impure, – mais qu’y faire ? Saluons au passage le signe de la « pure » : « Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau », nous est-il dit (XLII), et aussi, dans « Le Flambeau vivant » (XLIII) :

Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés ; Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères, Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Engagement dans la réalité, attachement au paysage comme étant le cadre de tout le reste, féminisation de ce paysage pour des raisons intuitives de conversion et d’interprétation spirituelles autant que de concentration et de synthèse formelles, passage par la verticalité induite de l’instant à l’éternité, toute la modernité poétique – tout le destin et tout le sens de la poésie – est là, vécu, senti, pensé, exprimé par Baudelaire. Les Fleurs du Mal sont Bible et Évangile de toute écriture poétique responsable et lieu de recueillement pour tout poète capable d’une autre expérience que celle de cet émerveillement béat que certains prennent pour la poésie. « Mauvais poète tient boutique d’émerveillement », ai-je écrit. L’auteur des Fleurs du Mal ne fréquente pas cette boutique-là. Il ne fréquente, d’ailleurs, aucune boutique. Il est piéton dans les rues de Paris ; ses ailes de géant l’empêchent de marcher ; il est comme le roi d’un pays pluvieux, il sillonne gaiement l’immensité profonde ; sa jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage ; il est aux pieds d’une reine un chat voluptueux ; il sait l’art d’évoquer les minutes heureuses ; amoureux pantelant incliné sur sa belle, il pleure, insensé, parce qu’il a vécu ; et le vers rongera, pareil à un remords, la peau de celle qu’il aime.

Et, dans cela, dans tout ce réalisme à la fois cruel et magique, quelle place pour les « Correspondances », ces admirables et mystérieuses liaisons dont Baudelaire se trouve être, pour chacun de ses lecteurs, le révélateur et le prophète ? Le grand, l’étrange paradoxe est là. Le poète de la vérité du quotidien, avec les lourdeurs de celui-ci et ses opacités, ses cruautés, ses envols aussi et ses légèretés, ses haines et ses remords, est, en outre, – étonnamment, pleinement, paradoxalement (cela depuis toujours, depuis ses premiers vers) le poète du sens et de l’espace seconds, du temps second, d’ici l’ailleurs. L’intuition baudelairienne des correspondances, on sait que l’un de ses aspects théoriques nous est donné dans la lettre de l’auteur des Fleurs du Mal à Toussenel (le 21 janvier 1856) : « Il y a bien longtemps que je dis que le poète est souverainement intelligent, qu’il est l’intelligence par excellence, – et que l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance… ». Baudelaire n’est pas, on le sait, le premier – loin de là – des poètes de son temps ou du temps d’hier à formuler une telle intuition panthéistique et mystique : beaucoup de poètes, prosateurs, hommes habités par le spirituel ont, dès l’origine de temps proférateurs et souvent profanateurs, pressenti la présence de la plus vaste des toiles d’araignée, toile d’intelligence sensible, intelligence et sensibilité qui, du fait même de leur exhaussement intellectuel, ne s’expriment ordinairement qu’en termes généraux, si même, comme il arrive, ardemment philosophiques. Le miracle, le mystère de Baudelaire, de celui pour qui « tout […] devient allégorie », c’est que ce tout, précisément, qui s’épanouit en une considération d’essence générale – inévitable dans le cas d’un grand poète que cette propension à la généralisation –, que ce tout donc est enraciné dans le détail réel, dans l’immédiate expérience, dans le temps vécu et que c’est à partir de cet enracinement-là, d’un instant, d’un « éclair » dit Baudelaire, dira Char, que l’universel en vient à visiter la langue. C’est la leçon même, si l’on ose parler de leçon, de « À une passante » (XCIII) :
La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue, Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair– puis la nuit ! – Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
Ne parlons pas, à propos de ce poème célèbre, de symbolisme non plus que de correspondances, bien qu’en filigrane l’un et les autres existent en leurs deux dimensions, l’horizontale et la verticale.

Car, dans ce poème, symbolisme et correspondances restent discrets : moins significatifs en tout cas qu’ils ne le sont dans tant d’autres textes, de « Tout entière » (XLI), du « Cygne » (LXXXIX) aux « Chats » (LXVI), d’« Obsession » (LXXIX) aux « Aveugles » (XCII), d’un « Voyage à Cythère » (CXVI) au « Voyage » tout court (CXXVI). Plus riches et expressives que le symbolisme, dont la postérité sera si grande, ce sont les correspondances baudelairiennes qui retiennent et fascinent : on les retrouve dans les textes les plus intenses, les plus lyriques, les plus bouleversants, ceux qui sont le plus directement issus de la matrice mémoriale-immémoriale. Celle-ci est la mine, la veinée d’or, la productrice de lumière adamantine autant que crépusculaire. Le souvenir est le laboratoire central de la poésie baudelairienne, là où se tiennent, pour le dégagement de l’essentiel, cornues et alambics. Baudelaire ne voit que ce qui est derrière son dos, ce qui est déjà passé, ce qui fut et qui désormais ne rayonne plus que « dans les années profondes », invention de poésie qu’il transmettra après lui à Rimbaud, à Blaise Cendrars par moments et, de façon plus significative, à Pierre Jean Jouve. Ces poèmes sont connus de nous tous et chacun de nous, à son heure, se murmure comme faisant partie de lui-même et comme issu de sa propre mémoire, tel ou tel texte préféré. L’étrangeté miraculeuse du langage de poésie réside dans sa familiarité, dans le fait qu’il semble avoir été toujours là, inscrit dans nos circuits affectifs et mentaux, reproduisant des schèmes et des comportements qui sont, dans le temps suspendu, les nôtres, signes intégrés à la tapisserie impalpable de nos vies, évidences rayonnantes et obscures, – rayonnantes d’être obscures. Qui donc ne s’est réfugié, à l’occasion, comme en territoire personnel et intime, dans les mots (je cite au hasard) de « La Vie antérieure » (XII), dans ceux de « Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne » (XXIV) ou bien ceux du « Balcon » (XXXVI), ou ceux de « Réversibilité » (XLVI), ceux d’ « Harmonie du soir » (XLVII), ceux du « Beau navire » (LII), ceux – si déchirants – de « Chant d’automne » (LVI) et de tant d’autres joyaux absolus et mortels, en qui se retrouvent le profond paradoxe de notre condition et, au sein de cette condition, du seul paraphe du destin personnel de chacun, destin brouillé, destin identifiable ? Lire Baudelaire, c’est se pencher sur ce « Puits de vérité, clair et noir » (LXXXIV) qu’alimente, entre nous tous, une nappe phréatique commune, présente intellectuellement dans l’ensemble de nos mythes, et dont la psychanalyse, notamment freudienne, n’en finit pas d’explorer les coins, les recoins et les profondeurs.

L’inconscient, dont Baudelaire a pressenti la formidable pression, ce dont témoignent, entre autres, Mon cœur mis à nu et Fusées, mais aussi bien des fragments des Fleurs du Mal et même des poèmes entiers tel le surréalisant « Rêve parisien » (CII), l’inconscient est pour le poète, si lucide par ailleurs, si terriblement lucide, le lieu de tous les escamotages.

Baudelaire, poète désirant, chante fastueusement le désir quand celui-ci répond aux conditions de son exigence désirante, mais, par bien des moyens dont il dispose, il tente d’échapper aux effets (et aux méfaits) du désir si l’objet de celui-ci l’importune et le déçoit, lui qui, en fait, est si peu véritablement désirant et cela, entre autres motifs dont beaucoup d’avouables, pour les inavouables raisons physiologiques qu’on sait. Baudelaire échappe au désir de deux façons, et par le recours, dirai-je, à deux techniques moins improvisées que vaguement conscientes et volontaires. Il y échappe quelquefois par la sublimation et par l’excès qui, l’une et l’autre, désarment le porteur de désir, soudain réduit à ses minima subis comme tels ; ainsi, à titre d’exemple, de l’arrière-pensée présente dans « La Géante » (XIX) :
Du temps que la Nature en sa verve puissante Concevait chaque jour des enfants monstrueux, J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante, Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux,
le poète rêvant, en finale du poème, de « dormir nonchalamment à l’ombre [des] seins » de l’aimée démesurée, « comme un hameau paisible au pied d’une montagne ». La sublimation, ça peut être plus classiquement l’exaltation de l’aimée, avec majuscules à l’appui, comme dans le pièces XLII et XLIII, adressées à la Présidente et dans lesquelles Madame Sabatier, « flambeau vivant » est aussi « l’Ange gardien, la Muse et la Madone » ; ça peut être aussi, comme dans « Les Yeux de Berthe » (CLII), la célébration emphatique d’un détail significatif de l’aimée : « Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres / Beaux yeux de mon enfant… ». À l’inverse, le souligné d’un trait de caractère de l’aimée peut décourager la communion et provoquer une forme d’exaspération qui induit une prise de distance et même un contre-désir, désir substitutif, capable de déclencher « l’appareil sanglant de la Destruction », comme dans « À Celle qui est trop gaie » (CXXIX), poème en qui Baudelaire, avant de rêver à un mode criminel de rite sexuel, se laisse aller à cet aveu : « Je te hais autant que je t’aime ! ». C’est également cette même balance entre l’amour et la haine qui règle la machinerie complexe d’un texte comme « À une Madone » (LVII), pour citer un exemple parmi d’autres. Ainsi, dans les Fleurs du Mal, souvent désir et contre-désir se complètent et se contredisent dans un jeu subtil d’équilibre fragile en quoi la splendeur de la femme aimée est comme annulée par la déchéance de l’homme aimant : c’est cela qu’on peut lire dans «Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle / Femme impure ! » (XXV), dans « Semper eadem » (XL), dans le sublime « Réversibilité » (XLIV), dans « L’Aube spirituelle » (XLVI), dans « L’Irréparable » (LIV), dans « Causerie » (LV), dans « La Destruction » (CIX), tous textes déjà mentionnés. Mais la meilleure façon de ne pas se laisser piéger par le désir, l’inabouti désir, désir de désir en quelque sorte, ne serait-ce pas de créer autour de celui-ci le faisceau de raisons négatives qui, dès le départ, font de lui un mauvais gage et une occasion manquée ? C’est ici ruse négative justement, exact pendant de la sublimation, ainsi que forme accentuée de la dévalorisation de soi que l’inconscient baudelairien s’invente pour désaltérer l’amour à même l’eau saumâtre de la honte : plusieurs pièces des Fleurs du Mal portent témoignage de cette équation inversée. Je crois voir une telle équation dans « La Destruction » que je viens de citer ; mais je la vois avec plus de cruelle précision encore dans « Duellum » (XXV), dans »Le Flacon », dans la douloureuse pièce XXXII où le poète, dès le lancer du poème, exprime une irrémédiable volonté de défaite :
Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu, Je me pris à songer près de ce corps vendu À la triste beauté dont mon désir se prive.
Baudelaire, en amour et dans les entrelacs du désir, joue tragiquement au jeu de « qui perd gagne ». Il est, dans toute la poésie française et peut-être dans toute poésie, le seul à avoir pratiqué avec constance et conviction ce très sombre jeu-là. Amère victoire que la sienne et que rien au fond ne garantit comme salvatrice, – sinon que la poésie, que la beauté sont, dans l’inutilité probable de leur sens, les seules valeurs qui fondent l’homme en son humanité :
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité, Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité ! (« Les Phares », VI)
J’ajoute que je ne suis pas loin de penser que le poète des Fleurs du Mal est de ceux pour qui la victoire de la beauté, celle de la poésie – c’est même chose – est une victoire de l’Esprit. De quel Esprit s’agit-il ? Je n’en sais trop rien. Lui-même utilise souvent ce mot comme substantif ou sous sa dérivation adjective. Je suppose que l’Esprit est une étape, une oasis dans l’infini désert où se tient la Divinité, peut-être même est-il le lieu de résidence de celle-ci et se confond-il avec elle. L’Esprit est la force qui nous permet, dans le tragique de notre condition humiliée, de continuer à nous tenir à peu près debout. L’extrême modernité de cette position spirituelle de Baudelaire nous le rend encore plus proche que le fait même de sa poésie, – si moderne d’inspiration et de ton que soit celle-ci par ailleurs. J’ai parlé, évoquant cette poésie, de l’équilibre instable qui est si souvent le sien, tiraillée qu’elle est entre deux contraires. Parfois, les contraires se rejoignent et se dissolvent l’un dans l’autre, l’amour dans le désir, le désir dans l’amour, le temps dans l’éternité, le mal de vivre dans la sérénité de l’être, la lumière dans la montée du soir. Les poèmes les plus saisissants, le plus intensément lyriques de Baudelaire, sont ceux qui appartiennent à cette catégorie-là de son inspiration : je pense notamment – les ayant, déjà, plusieurs fois évoqués – à « La Chevelure » (XXIII), au « Balcon » (XXVI), à « Harmonie du soir » (XLVII), à « Causerie »(LV), à « Chant d’automne » (LVI). Dans quatre de ces cinq poèmes, est inscrit le mot « souvenir » et, dans le dernier des cinq, le souvenir est déjà là, s’apprêtant à cristalliser, en futur proche et déjà rétrospectif. Et l’aimée du « Balcon » n’est « maîtresse des maîtresses » que d’être, en premier lieu, la « mère des souvenirs » : c’est bien la mémoire le plus secret laboratoire baudelairien, celui en qui tout, fût-ce la boue, se convertit en or.

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« Je cherche l’or du temps », dira, après Baudelaire, André Breton. Tous cherchent. Quelques-uns trouvent.

Louis Massignon

Conférence prononcée à l’occasion du colloque “Louis Massignon et le Maroc” tenu à Rabat, à la Bibliothèque Royale,  les 11 et 12 Février 2006

Il est très difficile de parler d’un homme qui n’a de regard que pour l’Absolu. Surtout si cet homme ne se veut pas seulement un théoricien de cette exigence-là, mais qu’il entend, de toute la force de sa conviction, de sa détermination qui est grande et de son caractère qui n’est pas facile ni porté à quelque compromis que ce soit, surtout, dis-je, si cet homme, Louis Massignon, entend inscrire cette volonté d’absolu dans l’histoire, la sienne propre et celle du monde. Cette grâce, ce don faits à Massignon d’être un témoin, et aussi un acteur de l’inconcessible, on les retrouve également dans son langage, dans cette façon de s’exprimer qui est la sienne et où, avec une étonnante aisance, il se formule, formule sa pensée, profondément élaborée par ailleurs au niveau phréatique alimenté à toutes les sources du savoir, en termes brefs, en étincelles de feu comme de silex frottés l’un contre l’autre, en densités abruptes et verticales comme coupes vives de falaise. Il parle, il énonce, il s’énonce en condensations gnomiques, peut-être empruntées par porosité aux langues sémitiques dont il a la maîtrise redoutable et principalement à cette langue de dessèchement sévère qu’est l’arabe, l’arabe essentiel des mystiques notamment, langue osseuse et calcinée, et il faut ensuite que son interlocuteur, que son lecteur, saisis, s’adonnent avec passion et anxiété au déchiffrement de la proposition mi-lumineuse, mi-ténébreuse, au dénouement de la compacte nouaison spirituelle. Oserais-je citer ici un auteur, combien célèbre par ailleurs, que tout, forme et fond, projet et destin, séparait de Louis Massignon, son exact contemporain à l’heure de la plus intense irradiation intellectuelle ? « Personne ne peut parler comme celui dont la parole se joue très au-dessus d’une pensée secrète et profondément travaillée », écrit Paul Valéry.[1] Je cite, dans une formulation empruntée aux mathématiques, discipline à laquelle Massignon n’était pas plus étranger qu’à beaucoup d’autres, cette phrase concernant le destin intérieur d’Al-Hallâj : « Lorsqu’un grand amour anime l’effort vital, [la courbe d’une telle vie] devient sinusoïde, ascendante, asymptote à un vecteur rectiligne en sa montée… La courbe de destinée d’ici-bas admet une prolongation au-delà, le vecteur rectiligne se projette sur un cycle, la vie mortelle de la personne est projetée sur le cycle liturgique, annuel et perpétuel, de la Communauté religieuse où cette vie s’est consommée ».[2] Massignon, par bonheur, n’est pas toujours aussi abscons qu’il le paraît ici, si même jamais sa pensée n’hésite ni devant la complication inscrite dans la nature des choses et des êtres, ni dans leur surnature, de même qu’elle n’hésite pas, cette pensée, – dominatrice et intransigeante, – à puiser ses signes et ses intersignes dans la totalité du champ des possibles, à toutes les lignes d’horizon de celui-ci, ne se détournant pas non plus, pour tenter de les éviter, des ambiguïtés, si nombreuses, et des contradictions, si violentes parfois, présentes selon Massignon dans le plan de Dieu pour le monde et devant, de ce fait, être affrontées de face, en toute lucidité, en tout courage – courage difficile face à l’Enigme – et en esprit héroïque de vérité, de vérité à tout prix. Tout cela revient à dire que lire Massignon qui –  mises à part, ici ou là, nombreuses et brûlant la tessiture du texte ces contractions polysémiques du dit – et, plus encore, que vivre Massignon, vivre sous l’étoile de Massignon, ses galaxies, ces nuages de Magellan dont il a magnifiquement et douloureusement décrypté la projection tout à la fois réelle et symbolique, n’est pas simple, et qu’il ne saurait l’être. Idéal héroïque. Héroïsme au quotidien, héroïsme du quotidien. Humilité de cet héroïsme qui fut celui de Charles de Foucauld, après voir été celui de François d’Assise et de Jeanne d’Arc, qui fut aussi celui de Hallâj et sera celui de l’ultime grand témoin selon le cœur de Massignon : le Mahatma Gandhi. Lire Massignon, ou bien le vivre, c’est un engagement dans un chemin difficile et touffu, et cela se réfléchit, se décide, se mérite. À condition, bien sûr, qu’on y soit, d’une manière ou d’autre, aidé. Relisons ne fût-ce que les premières lignes de ce texte fabuleux qu’est La Visitation de l’Etranger et qui va décider de toute la suite, de cette « courbe de vie » incomparable, mystique et politique mêlées, fondues l’une dans l’autre, que dessine à nos yeux éblouis l’engagement massignonien dans le tumulte du monde : « L’Etranger qui m’a visité, un soir de mai, devant le Tâq, sur le Tigre, dans la cabine de ma prison, et la corde serrée après deux essais d’évasion, est entré, toutes portes closes, Il a pris feu dans mon cœur que mon couteau avait manqué, cautérisant mon désespoir qu’Il fendait, comme la phosphorescence d’un poisson montant du fond des eaux abyssales. Mon miroir intérieur me l’avait décelé, masqué sous mes propres traits – explorateur fourbu de sa chevauchée au désert, trahi aux yeux de ses hôtes par son attirail de cambriole scientifique, et tentant encore de déconcerter ses juges avec un dernier maquillage, camouflé, de toucher du jasmin aux lèvres et de khol arabe aux yeux, – avant que mon miroir s’obscurcisse devant Son incendie. Aucun nom alors ne subsista dans ma mémoire (pas même le mien) qui pût lui être crié, pour me délivrer de Son stratagème et m’évader de Son piège. Plus rien ; sauf l’aveu de Son esseulement sacré : reconnaissance de mon indignité originelle, linceul diaphane de l’entre-nous deux, voile impalpablement féminin du silence : qui le désarme ; et qui s’irise de Sa venue ; sous Sa parole créatrice… »[3]

Ai-je laissé entendre qu’il arrivait à Massignon, par souci d’être le plus fidèle possible au diktat de la vérité, de forcer l’expression jusqu’à une forme de jargon, de signalisation quasi hiéroglyphique nécessitant une traduction ? Je l’ai dit, et maintenant je le regrette. Un texte comme celui que je viens de citer et qui pourrait faire penser, à travers la confession si intimement pénétrée par l’Esprit, aux textes les plus irradiants de Pascal, se situe du même coup spontanément dans la plus haute tradition française de l’éclair “sensible au cœur” selon le vœu de Pascal, de la poésie la plus désincarnée, “pli selon pli”, selon le voeu de Mallarmé et voici que, par ce texte, nous nous éprouvons placés au sein de la vibration la plus mystérieusement affective, teintée d’une forme d’onirisme ou, si l’on préfère, de songe du réel, qui pourrait être, s’il n’était identitairement massignonien, de résonance et de nature rimbaldiennes, approche désirante et veloutée de cet Arthur qu’entre tous les poètes nous aimons et qui scintille en obscure clarté virginale entre Les Déserts de l’amour et les Illuminations. De ces écrits nuptiaux sous la plume de Louis Massignon, il y en a, et même beaucoup, qui en viennent parfois, à la façon d’oasis paradisiaques, à parasiter merveilleusement d’amples développements arides, effets d’une intelligence supérieure qui sait comme le souhaitait Valéry « enchaîner une analyse à une synthèse ». Que cela soit désormais évident au regard de chacun : Massignon, qui s’en est défendu toute sa vie, est aussi un immense écrivain et – comme les mystiques d’Islam qu’il a profondément aimés pour la puissance de leur Désir : Hallâj, Djelâl-Eddine Roûmi, Farid-Ouddine Attâr – un poète léonin et immaculé.

Poète de la fulguration intuitive. Poète des ruptures saisissantes et d’autant plus illuminatrices qu’elles introduisent dans la pensée discursive, installée simultanément sur plusieurs étages de réflexion scientifique, des verticalités inattendues, inespérées, des collisions qui se transforment en collusions, des diagonales improvisées qui, débarrassées de la géométrie classique, autorisent des convergences que nous dirons pour simplifier post-einsteiniennes. Et, de fait, il y a en Massignon, involontairement nimbé de poésie au cœur de l’action la plus déterminée – de l’action en tant qu’intervention et en tant que témoignage – une manière d’explorateur de la sphère cosmique intérieure, Einstein à sa façon.

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Qu’est-ce que la mystique ? Partant du texte que je viens de rappeler, je dirai qu’elle prend racine dans cette “visitation de l’étranger” que beaucoup espèrent et que certains vivent. “Visitation” n’est pas “visite” : il importe que cela soit précisé dès le départ. C’est l’aspect inattendu, furtif, intense et caressant qui fait le mystère de la “visitation”, rencontre à la fois ouverte et close, close d’abord, ouverte ensuite et dont jamais, semble-t-il, on ne guérit. « Pleurs, pleurs, pleurs de joie », note Pascal soumis de nuit à si écrasante épreuve. A partir de l’heure où cette épreuve lui aura été adressée comme un message étroitement existentiel le témoin n’a plus de cesse que de vouloir témoigner, aux dépens de sa tranquillité, bien sûr, et de son confort intellectuel, aux dépens aussi parfois, chez les plus intériorisés parmi les visités, de leur vie. Et nous savons – je le sais ayant entendu Massignon en formuler discrètement l’âpre désir – à quel point le grand islamologue portait en lui la nostalgie et hallajienne et ghandienne du sacrifice de sa personne par l’acquittement du sang versé comme se restitue une dette mal supportée. Ce point, ce filet de sang plutôt qui filtre à travers toutes les couches superposées ou entremêlées de la personnalité labyrinthique que j’essaie de dévider un peu pour ne réussir à en tenir que quelques fils, ce point d’épuisement ou bien de puisement, aura été pour Massignon, le prisonnier des galaxies comme il se définit lui-même et nous tous avec lui, en humaine condition, dans son superbe essai sur Les Nuages de Magellan[4], point d’orgue d’un destin interrompu à la plus haute note spirituelle qui soit, courbe de vie vibrant à son apogée. Héritage huysmanien de L’Oblat, pensée de la plus secrète pensée du prêtre, sacrifice sanglant à la Péguy du soldat que Massignon fut en une première période de sa vie à Salonique et en Orient, jalousie de fraternité mystique avec plusieurs dont François le stigmatisé et Gandhi l’immolé en regard de la Croix du Christ et d’une autre Croix, comme d’un “substitué”, d’un Abdâl de souche, qui fut dressée un jour de l’an 922 (309 H), le 29 mars exactement, sur les bords du Tigre, à Bagdad : je veux parler, bien entendu, de Hallâj. Mais sans doute convient-il que sur le plus vif de ses vœux compassionnels, la discrétion observée par notre Maître s’impose à nous. Non pourtant que ne soit cité à ce propos son ami Gabriel Bounoure qui écrivit en conclusion d’un court et magnifique essai sur l’itinéraire de Massignon, évoquant un épisode où vers la fin de sa vie ce dernier qui menait plusieurs combats à la fois pour une paix juste en Palestine et en Algérie fut violemment pris à parti par les tenants de l’Algérie française : « C’est ainsi qu’on le vit affronter les injures et la sauvagerie dans des combats de manifestants où son corps affaibli reçut des atteintes qui détruisirent sa santé. Un peu plus tard, il m’en parla sans une plainte, avec une simplicité où transparaissait un bonheur. C’est que son voeu constant, depuis longtemps, était de mourir en témoin, c’est-à-dire en martyr, – deuxièmement de mourir en Terre Sainte. Or il avait souffert violence pour l’honneur du serment et pour la Justice. Et quant à la salle de réunion où ce roi spirituel (pour parler comme Mallarmé) fut jeté à terre, frappé, blessé, piétiné, notre amitié considère qu’il l’a annexée à la terre sainte et qu’ainsi le vœu profond de son existence y fut comblé. »[5]

D’avoir ainsi évoqué, d’une ligne tremblée, le destin secret de Massignon jusqu’à sa ligne d’horizon, il importe, ayant juste aperçu de loin le point d’incandescence de ce destin, de faire retour en arrière, reprenant le fil de notre analyse. Il faut bien avouer que cerner un personnage de cette dimension, en qui tant d’insaisissable se conjoint à tant de rigueur, ne va pas sans multiplicité dans l’approche ni sans circonvolutions au sens propre du terme, et non plus sans des allers et des retours, – par respect, par approfondissement de la quête, par prudence intellectuelle, par affinement “musical” de la séquence vécue.

Retour donc au dessein spirituel à finalité mystique. Non point mystique seulement mais également politique. C’est, bien qu’il puisse aux yeux de certains aller de soi, un mariage inattendu et tout compte fait paradoxal, que celui de la mystique et du politique. Alliance que je dis très singulière et que j’estime tissée d’ambiguïtés. Dieu nous invite-t-il à nous engager dans les problèmes du monde pour tenter de les résoudre en son nom et selon ses vues déclarées ou supposées ou, à l’inverse, souhaite-t-il que nous nous détournions de ce monde-ci pour n’avoir de préoccupation réelle que de ce qu’on appelle l’autre monde, qui, de toute façon, est seul réel et qui, de toute façon, est seul digne qu’on se consacre à lui au sens originel du verbe en qui est présent le sacré ? Problème important, problème essentiel, éternel débat entre Marthe l’active et Marie la contemplative auquel, au long de l’Histoire, beaucoup de témoins de l’Esprit se sont trouvés confrontés et que chacun d’entre eux a résolu selon son tempérament et les circonstances de sa vie. A vrai dire, dans la pensée chrétienne, voire dans l’exemplarité christique, l’ambiguïté est déjà là, inscrite avec éclat. Le détachement, d’une part : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » (Jn XVIII-36) ou encore « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt XXII-21), dit le Christ ; et, ailleurs, en une autre occurrence, c’est une parole d’engagement décisif et même violent qu’il énonce : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive » (Mt X-34), dit-il, ce qui signifie au plan de l’ici-bas l’urgence d’une intervention intraitable, d’une volonté d’action, et d’action immédiate. Cette contradiction, les mystiques d’Islam la connaîtront aussi, peut-être moins dramatiquement que leurs frères et sœurs de chrétienté, et ce sans doute parce que le problème du pouvoir en Islam est soit monopolisé par l’une ou l’autre des délégations de l’omnipotence divine, soit résolu par la codification religieuse ou sociale solennellement promulguée par le Coran. Il n’empêche qu’ici ou là, au nom de Dieu, la question fondamentale de la justice se pose et qu’elle le fait avec toujours beaucoup d’insistance, de solennité, de gravité. Massignon l’avait saisi d’intuition, lui qui savait l’importance déterminante de la notion d’al-Haqq, l’un des Beaux Noms d’Allah, et qui avait voué la plus grande partie de sa vie et de sa pensée à cet extraordinaire témoin de la Justice et de l’“Essentiel Désir” que fut Hallâj, intercis et brûlé pour avoir proclamé, entre autres, par réclusion personnelle et vœu d’hospitalité de l’Absolu : « Ana’l Haqq » : « Je suis la Justice », ou encore : « Je suis la Vérité créatrice ». Car c’est l’osmose totale de ces deux notions qui constituent la clé de voûte du lieu spirituel de l’Islam dans sa volonté d’accomplissement dans l’excellence. Lieu spirituel, point d’aboutissement mystique, mais lieu politique aussi bien, arcature et conjonction de forces qui, se nouant, formeront dans le cœur de Louis Massignon, en réalisation de son destin, le nœud insécable du secret le plus intime de sa personnalité, secret sacré constitué précisément d’une nouaison autour d’une fulgurance, Dieu invisible mais sensible au cœur, “linceul de feu” pour l’âme rafraîchie d’Abraham. Du “Cheikh Admirable », selon le beau titre que lui attribua Jacques Berque, de ce Louis Massignon dont l’exemplarité nous obsède, on peut dire, comme de certains des plus grands mystiques de l’Islam :   : « Que Dieu sanctifie son secret. »

Reste qu’avec Louis Massignon, nous sommes loin, très loin de ce quiétisme qui fait la spécificité, et aussi le puissant charme – au sens étymologique du mot qui hésite entre chant et enchantement – de tant de saisissants mystiques du rayonnement, dont une partie de la tribu soufie. Qui ne se souvient de Râbia al-Addawiya à qui certains demandaient indiscrètement ce qu’elle faisait sur terre : « Je mange le pain de ce monde, répondait-elle, et je fais les oeuvres de l’autre. » Elle était faite surtout de lumière. Massignon, lui, était un fils du feu. L’autre monde, selon lui, exige la justice en ce monde-ci, ce qui est l’une des formes adorables de la compassion de Dieu envers sa créature. « Tout wali (préposé ou vicaire), chargé des affaires des hommes, dit un hadith, comparaîtra devant Dieu, le Jour dernier, la main liée au cou ». Seule l’équité dont il aura fait montre durant son temps d’exercice du pouvoir pourra la délier. Un remarquable essayiste égyptien qui fut lié à Massignon par l’amitié, Georges Henein, écrivit naguère ces lignes intuitives, éclairantes de bien des comportements arabes contemporains, en Palestine et ailleurs : « Le désir de justice crée [dans l’âme arabe] un bouleversement dont l’esprit occidental ne saisit pas toujours la portée et l’ampleur. L’Européen s’arrange avec le désir de justice. Il profère aussitôt une procédure d’appel et, dans un certain sens, entre dans le jeu de l’injustice. Il n’en va pas de même avec l’Arabe. Chez lui, le refus ou la parodie de justice provoque une révolution ontologique. C’est tout son être qui en est changé, comme sont changés sa vision et le regard qu’il pose sur le monde ».

Louis Massignon savait cela et, s’agissant de ses combats pour le monde arabe qui sont ceux qui nous intéressent principalement ici – problèmes qui, de toute façon, sont organiquement liés à la politique française ou à la politique internationale –, c’est sur ce fond de décor tel que brossé par Georges Henein qu’il convient de replacer ses principaux engagements. Le beau mot d’engagement, qui aura connu une si considérable fortune après la Deuxième guerre mondiale, grâce aux écrivains de l’existentialisme athée, ce mot aurait pu être inventé dans une autre perspective par Massignon qui en a toujours su et vécu le sens et la portée. Il avait d’ailleurs une vive estime pour Sartre, dont – malgré leur divergence de vue sur des questions essentielles – il appréciait certaine forme de lucidité politique ainsi que le courage ; il avait de l’admiration pour Camus ; il ressentait par ailleurs une complicité de destin avec Mauriac le journaliste, avec Bernanos le pamphlétaire prophétique, héritiers l’un et l’autre, par des voies aussi tourmentées que mystérieuses, du Huysmans de L’Oblat, du Léon Bloy de Belluaires et porchers et, aussi, outre Péguy, outre Claudel qui voit Dieu malaxer et façonner le monde et les humains en pleine pâte, une pâte à vocation d’hostie, il y a pour Louis Massignon un certain nombre de témoins cachés qui accompagnent de leurs vœux visibles ou invisibles son propre témoignage. Certains, morts, tel que Charles de Foucauld, d’autres, vivants, tel que Jacques Maritain. Certains sont Français, d’autres pas. Et, au mot d’engagement qu’il n’hésitait pas à utiliser à l’occasion, c’est le mot de “témoignage” qui me paraît le mieux caractériser le style d’approche politique institué par Massignon. Le témoignage est loin d’être un état passif, une simple prise de parole portant restitution d’un événement observé ou vécu. C’est d’abord l’acte de percevoir et d’assumer l’événement qui fonde le témoignage, et c’est ensuite l’acte de le porter, cet événement, au risque de sa vie comme il arrive parfois, à la pleine conscience de ceux qui doivent en connaître. Et en connaître pour, s’il y a lieu, s’ils le peuvent, s’ils le veulent – et s’ils le veulent, sans doute le peuvent-ils – pour prendre les décisions nécessaires, les initiatives salvatrices. Témoigner, Massignon l’aura fait toute sa vie. Véridiquement, modestement, coléreusement, dangereusement, seigneurialement. Le mensonge, aux yeux des politiques, est souvent, hélas, trois fois hélas, le premier degré de la sagesse. Or, Massignon, mauvais politique mais grand visionnaire, ne savait pas mentir ; et il n’acceptait pas qu’autour de lui l’on mentît. Alors, de toute sa taille, il se dressait, dénonçant à vif et en écorché vif qui était le menteur, les menteurs, – le mensonge fût-il affaire d’Etat. L’Etat, qu’il servait s’il était installé dans la justice, il l’attaquait, il le harcelait et le pourfendait s’il pratiquait l’iniquité, le mensonge, le retrait de la parole donnée. Pour lui, comme pour Lyautey avant lui, la parole donnée était d’abord parole donnée à l’honneur, et l’honneur est, de l’homme, colonne vertébrale. La parole donnée est aussi, invisiblement, un pacte passé avec Dieu.

Homme debout, homme vertical. Don Quichotte sans une once de Sancho Pança. Homme politique au rebours de la politique, homme d’une politique inspirée, apprise dès les premiers pas de Massignon sur ce terrain miné, en Orient, en Syrie, dans les années 20, face à T.E. Lawrence, le Britannique qui ne put tenir, lui, la parole données aux Arabes des tribus et qui en exprimera son désespoir mais que Massignon – quoique fasciné par on ne sait quelle obscure complicité entre eux de concurrence intellectuelle et de violente compétition – ira jusqu’à détester, sans d’ailleurs le sous-estimer jamais. La France n’ayant pas fait beaucoup mieux dans la question d’Orient que l’Angleterre et n’ayant pas, elle non plus, aidé à la création d’un royaume arabe en Syrie, qui était pour l’essentiel la promesse anglaise incarnée par Lawrence, il y aura, entre ces deux hommes légendaires le mystère d’une forme d’antipathie que je n’ai pas réussi à éclaircir. Si je peux risquer une hypothèse, je dirai que Lawrence manquait déjà aux yeux du jeune Massignon du sens métaphysique de la parole donnée au seul profit du romantisme exacerbé d’un destin solitaire, renard squelettique du désert, tout à la fois évasif et incisif. Mais cette antipathie était peut-être issue d’une force de caractère peu commune chez l’un et l’autre aventuriers spirituels, placés à un moment donné de l’histoire face à un dessein tout à la fois le même et parallèle. Un jour viendra où cette concurrence cessera, infirmée par les actions des deux puissances, l’Angleterre et la France, et diluée dans les réalismes sordides liés à ces actions. Alors, non seulement le malentendu prendra fin, mais venant à célébrer Charles de Foucauld, le principal de ses grands intercesseurs, Massignon plus tard évoquera spontanément Lawrence et le fera avec admiration : Lawrence était malgré tout, aux yeux de Massignon,  l’homme d’une forme d’accomplissement mystique dans l’honneur. L’islamologue écrit : « On a comparé Foucauld au capitaine Lawrence d’Arabie, et on a osé dire, croyant les louanger, que tous deux avaient abusé de l’hospitalité arabe et musulmane. Or, j’ai bien connu Lawrence, Thomas Edward Lawrence, nous avons été nommés, tous les deux à égalité, officiers adjoints de l’émir Fayçal à Djeddah ; je sais par ce qu’il m’a avoué, le jour de la prise de Jérusalem où nous étions tous les deux dans la même auto : s’il a rejeté ses galons, s’il est mort volontairement dans l’abjection, simple soldat aviateur du personnel rampant, c’est de dégoût d’avoir été délégué chez des Arabes révoltés turcs que nous nous étions alliés, pour nous en servir, puis les lâcher, comme s’il était permis à un homme d’honneur de livrer ses hôtes. »[6]

C’est donc bien à la parole donnée que les Etats, au même titre que les individus, font défaut quand ils se révèlent défaillants. Défaillants face à leur vocation la plus haute, face à l’hospitalité reçue. Les Etats plus encore que les hommes. Les hommes vivants plus encore que les hommes morts. Cela ne sera pas sans grave conséquence sur la multiplication de ces “nœuds d’angoisse” qui ont noué le cœur de Massignon sa vie durant, ni sans effet non plus sur l’infléchissement de son action politique – oui, politique si l’on veut – illuminée par la compassion ou peut-être la compatience, pour reprendre l’un de ces mots inventés par l’islamisant et tout mêlé à sa pulsion spirituelle, – intelligence, vision eschatologique, vérité des hommes et des âmes et dynamique intérieure, toutes tissées ensemble comme battement et torsion du voile intime de sa souffrance accompagnant et recouvrant, tel le voile de la Vierge douloureuse de Pokrov, la noire constellation des menaces, visibles et invisibles, qui pèsent sur nous tous. C’est justifier, illustrer la parole si profonde de Charles Péguy, qui pourrait être parole de Halläj ou de tout autre grand soufi : « Celui qui aime entre dans la dépendance de celui qui est aimé. »

Compatience, compatientes : ces vocables sans doute d’inspiration huysmanienne, disent directement cette vertu de patience qui est aussi l’une des plus hautes vertus que le Coran attribue aux fidèles allant jusqu’à affirmer qu’ « Allah est avec le patients », . C’est donc là, entre Massignon et l’Islam, un terme en partage, un autre lieu spirituel d’attenance, lieu essentiel. Cette compatience, ou cette patience de sens coranique, a une double dimension dont le point de croisement est en l’homme : la dimension horizontale qui joint chacun à la souffrance de chacun ou à celle d’une communauté entière, qui est dimension inscrite dans le temps historique et, simultanément, qui est dimension verticale puisque c’est don fait à Dieu que ce partage. Allah inscrit sa présence dans le pacte d’une temporalité sauvée par sa soumission consentante à l’irrémédiable – terme baudelairien, ici aussi inattendu que légitime –, irrémédiable auquel précisément ce consentement que je dis à la fois actif et contemplatif porte remède.

Dès lors s’impose à nous, entre tous massignoniens, le concept et la pratique de la badaliya, la “substitution”. En effet, al-badaliya est un mot arabe signifiant prendre la place d’un autre sur le champ de bataille, le remplacer, se substituer donc à lui. Cette notion musulmane de la badaliya (qui n’est pas sans accointance avec la conception chrétienne du “corps mystique” en qui s’inscrit, via la compassion, la dynamique de la réversibilité des mérites), cette notion, dis-je, Louis Massignon va l’adopter et l’annexer à sa propre approche spirituelle. Dans quelques-unes de ses lettres inédites, il s’en explique admirablement : « Tant que Dieu nous laissait absorbés dans notre souffrance, nous restions stériles, cloués à nous-mêmes. Dès que la compassion nous a fait trouver au-delà un autre souffrant que nous, nous entrons dans la science de la compassion, expérimentalement, nous en concevons la Sagesse ; dans l’immortelle société de toutes les créatures purifiées par l’épreuve, angéliques et humaines, nous entrevoyons la joie de demain à travers la peine d’aujourd’hui, que la malice des anges déchus tente de disjoindre […]. Notre désir de substitution, son désir (celui de Christ), “badaliya” aux plus malheureux, aux abandonnés, aux “ennemis » nôtres, nous fait petit à petit deviner le secret de l’histoire ; qui appartient, disait Léon Bloy, aux âmes de compassion et de douleur ; et c’est par la compassion qu’elles le déchiffrent : en la réalisant ».[7] Et ceci en qui se porte parallèlement, selon la même direction et le même sens, le témoignage de l’Islam à son point d’incandescence mystique : « De telles âmes amoureuses, qui ont reçu vocation de prier et de souffrir pour tous […] continuent de grandir, et de faire grandir, en intercédant, après leur mort. Ni l’échec, ni la mort ne flétrissent pour toujours le bon vouloir inachevé d’âmes immortelles, et l’avortement prétendu de leur passé défleuri ne les prive pas de pouvoir refleurir et fructifier enfin, chez les autres comme chez nous-mêmes. Notre finalité est plus que notre origine, Hallâj l’avait déjà remarqué (Sh.177 ; “ quoi de meilleur, l’origine, où la fin ? puisqu’elles ne confluent point, comment choisir entre elles deux ? La fin n’est pas saveur de préférence, mais réalisation [ …] ” ; et Ibn Arabi a constaté sous forme paradoxale en ses “tajalliyât” que nos prières ravivées par nos vœux peuvent parfaire les œuvres abandonnées, l’immortalité inachevée de nos anciens, tout autant que celle de nos contemporains. »[8] Reste que la badaliya a pu inquiéter à juste titre certains musulmans de sens pur qui ont cru voir dans cet exercice de la substitution consentie par les croyants chrétiens à leurs frères musulmans une manière d’intercéder pour eux auprès de Dieu dans l’espoir de leur ralliement final au credo de l’Incarnation, accomplissement enfin advenu, selon Massignon, de la promesse faite à l’Islam, à travers et au delà de Muhammad, “prophète négatif”[9], en attente d’un achèvement.

Faire, parfaire, réaliser, achever : voilà ce que l’Esprit saint, sous quelque forme qu’on lui prête et sous quelque nom qu’on lui donne, demande, par les chemins de la badaliya, qui mêlent événements internationaux et retombées minimes et quasi imperceptibles de destins chers, grands ou moins grands, à ceux qui sont les émetteurs d’un vœu et les proférateurs d’un serment. Au nom de ce vœu et de ce serment qui seuls, par la tension qui se forme entre eux tel un champ de force entre deux pôles magnétiques, Massignon, homme vertical, est, intense nuage chargé d’électricité et bientôt tout hérissé d’éclairs, porté à agir. L’intuition, qui est l’un des noms possibles de l’inspiration, est son guide fulgurant. Il voit de très loin venir les choses et c’est là aussi le privilège de son génie, l’un des plus décisifs qui soient au plan de la vision et des plus déterminés au niveau de l’action. Sa culture, sa prodigieuse culture, chaque fois dépassée par l’illumination du cœur, est l’aliment de ce feu qui le dévore et va à la dévoration de toutes les impuretés que ce feu touche. Il est de la race des Sept Dormants d’Ephèse,            , de Jeanne d’Arc, de Charles de Foucauld, de Gandhi ; et le fils spirituel de notre Hallâj, tous témoins et victimes rayonnantes de “l’Essentiel Désir”. Dès avant que le Maghreb ne commence à vraiment bouger, il sait qu’il va bouger et confie, non sans colère, à Vincent Monteil qui le rapporte : « Quand cesserons-nous d’exporter des “impossibles” ? » Notre Jeanne d’Arc et notre Révolution ont formé ici les nationalistes pour l’indépendance. Au lieu d’une répression aussi néfaste à Sétif qu’à Damas, il fallait être justes et sincères. Ne pas attendre 1944 pour le droit de vote aux Algériens […] Au Maroc, comme ailleurs, le protectorat est dépassé : que n’a-t-on fait à temps un traité avec la Syrie ! »[10]

La “parole donnée” est, en politique, son seul et inépuisable viatique. En 1918, on le sait, il fit partie de la commission qui mit en place les fameux accords Sykes-Picot signés le 16  mai 1916, entre la France et la Grande-Bretagne, pour effectuer le partage de l’Empire ottoman avant sa chute. Il fut chargé de mission en Syrie par Aristide Briand et manifesta énergiquement par la suite son indignation, je l’ai dit, au sujet du parjure anglo-français et du manque à la parole donnée par la France aux Arabes de leur créer un royaume indépendant. Il condamna la bataille de Maïssaloun qui mit fin au bref intermède du royaume syrien de Fayçal et permit l’établissement du mandat français sur la Syrie.

Mais c’est surtout au moment de la création de l’Etat d’Israël en 1948, puis à l’occasion de la déposition du Sultan Mohammed V du Maroc et de sa déportation à Madagascar en 1953, enfin au cours de la terrible et triste guerre d’Algérie que Massignon va déployer ses ailes d’Archange de Dieu avec, à la main, au service de la Vérité et de la Justice, l’épée flamboyante. Ce non-violent était, à l’occasion, un violent : il avait la parole forte et façonnée d’or vierge, inapte à la dissimulation, à la ruse, fût-elle diplomatique, à la compromission. C’est vrai que ses principales armes étaient la prière et le jeûne, la mobilisation incessante de son énergie militante, l’engagement total au service des hôtes abusés, de l’hospitalité violée, de la foule immense des plus démunis, des humiliés et des offensés, des persécutés et des opprimés, des nombreux groupes de personnes déplacées. Le prophète visionnaire est aussi le visiteur régulier des pauvres prisonniers “Nordafs” de Fresnes. Car, ainsi que le note Vincent Monteil dans son introduction à Parole donnée : « C’est en [des] instants d’éternité concentrée que l’âme, à travers la série “apotropéenne” de ses sœurs compatientes, selon la vieille idée musulmane des Abdâl, reprise par Huysmans, fait retomber sur le Point Primordial (l’Oméga de Teilhard de Chardin) l’explosion de la lumière et de la vitesse en même temps, dans toute la lucidité de l’Amour. On accède à ce Point Primordial, secret, au secret du cœur, par les œuvres de miséricorde, en compatissant aux cinq prisons : la nature humaine, la pauvreté, la maladie, le sommeil, la mort. Au lieu des pèlerinages externes des intercesseurs, les âmes compatientes visitent les prisons […] : au bagne de Calvi pour les cinq parlementaires malgaches, au fort Qayar pour le professeur Sâdighi, à Bagdad pour K.Chadvichi, à Antsirabé pour Mohammed V, à Ambohitsatrina pour l’interdit Jules Ravaino, au Carcel Modelo de Mislata (Valence), lieu de suicide d’un ami désespéré. Visites efficaces, puisque déterminant des “libérations”.»[11]

Massignon visionnaire en politique. Voici trois courtes citations, parmi tant d’autres possibles, pour en témoigner : « Le salut du monde, écrit-il en 1948, dépend de plus en plus d’Israël, du caractère qu’il imprime à son retour au pays ; il n’y pourra rester que s’il accepte, avec un contrôle international suprême, d’y vivre à égalité avec les musulmans (dont Jérusalem est la première “Qibla”) et avec les chrétiens qui sont tous natifs de Nazareth, de par le “fait” marial de l’Annonciation ».[12] A propos des personnes déplacées, problème si terrible dans le monde d’aujourd’hui et chaque jour plus insistant, plus angoissant, il note déjà  en 1950: « C’est […] de partout, chaque jour, avec les progrès des communications et de l’information, que la souffrance des hommes attise notre prière désolée et obstinée de “substitués”. Pour ces masses de travailleurs déracinés par les mouvements de convection que brassent les spéculations économiques, en déplaçant les camps de travail ».[13] A propos de ses amis arabes enfin, il formule dès 1922 ce vœu jusqu’à ce jour, hélas, non accompli : « Puissent les Arabes trouver au bout de l’étape qui commence, après la longue usure diplomatique des volontés et des caractères, après cette lutte encore plus dure de l’homme seul contre sa destinée, la récompense de l’endurance que le désert seul enseigne et que ceux qui ne l’ont pas connu ne sauraient comprendre, puissent-ils trouver un jour, après la tentation des mirages, le puits des eaux vives et les dattiers de l’oasis, où se cueillent les palmes, pour le triomphe. »[14]

Massignon est un immense mystique. Doublé d’un immense poète, – même s’il s’en défendait. Son engagement spirituel et humain est tributaire de cette altitude qui est la sienne, prisonnière d’une nostalgie encore plus exacerbée et d’une condition enfermée dans un univers clos et dont il souffre comme d’une cellule imposée : à l’homme, à l’âme. Voici les phrases sur quoi s’achève ce texte superbe et formidablement dense consacré aux Nuages de Magellan : « En ce moment où l’enthousiasme un peu naïf des masses lève ses regards vers les cosmonautes et les fusées à l’assaut des nuages interplanétaires, les Nuages de Magellan nous avertissent de l’humanité “emmurée vivante”, non seulement dans ses axiomatiques théoriques, mais dans les dimensions finies de l’univers expérimentable. Depuis 1912, ces deux Nébuleuses, fenêtre ouverte en apparence sur l’au-delà de notre Galaxie, ne nous révèlent que la fuite des autres Nébuleuses. Ce qui accule maintenant notre pensée où l’enceinte infrangible de notre prison spatiale et temporelle ; en expansion ultra-rapide sans doute, mais inexorablement “bouclée” par cette voûte des Cieux, où la courbure einsteinienne de l’Univers enferme l’explosion de la lumière primordiale, les faisceaux de ses rayons cosmiques plongeant dans l’infinie ténèbre et le néant de l’abîme. »[15]

Nous voici à quelques centaines de milliers d’année-lumière de la politique. Du moins serait-on tenté de le croire. En fait il n’en est rien. “L’emmurée vivante” habite toutes les dimensions de notre galaxie, appelant à l’aide et requérant notre secours. C’est autre morale du héros que cette attirance cosmique négative, justement contredite par on ne sait quelle lumineuse humilité d’ici, quelle espérance criée au sein du plus sombre hic et nunc : « clameur à répercuter dans toutes les zones de douleur de ce monde déchiré, dit Massignon, pour que se lèvent ceux qui pensent, comme Ghandi, que le monde ne peut être soulevé et sauvé que par un peu d’héroïsme. »[16] Un peu ? Il n’y a pas de peu dans l’héroïsme. Massignon est là pour, exemplairement, nous en convaincre.

Salah Stétié

[1] Paul Valéry : Très au-dessus d’une pensée secrète, “entretiens avec Frédéric Lefèvre”, nouvelle édition, de Fallois, Paris, 2006. [2] Louis Massignon : “Etude sur une courbe personnelle de vie : le cas de Hallâj, martyr mystique de l’Islam”, in Opera Minora, tome II, Dar Al-Maaref, Beyrouth, 1963. [3] Louis Massignon : “L’Idée de Dieu”, in Opera Minora,(tome III), op.cit. [4] Louis Massignon : “Les Nuages de Magellan”, in Parole donnée, Julliard, Paris, 1962. [5] Gabriel Bounoure : “Louis Massignon, itinéraire et courbe de vie”, in L’Herne, cahier 13, numéro spécial consacré à Massignon, sous la direction de Jean-François Six, Paris, 1968. [6] Louis Massignon : “Toute une vie avec un frère parti au désert : Foucauld”, in Parole donnée, Julliard, Paris, 1962. [7] Al Badaliya : Lettre n°10 (inédite) [8] Louis Massignon : “Etude sur une courbe personnelle de vie : Le cas de Hallâj, martyr mystique de l’Islam”, Opera Minora, tome II, op.cit. [9] cf. Michel Hayek : “L. Massignon face à l’Islam” in L’Herne, op.cit. [10] Vincent Monteil : introduction à Parole donnée, op.cit. [11] Vincent Monteil : introduction à Parole donnée, op.cit. [12] Propos rapportés par Franck C. Sabran, Palestine Dilemna, Public Affaires Press, Washington, 1948 [13] Louis Massignon : Al Badaliya, 1959, inédit. [14] Louis Massignon : “L’Arabie et le problème arabe”, in Opera Minora, III, op.cit. [15] Louis Massignon : “Les Nuages de Magellan”, in Parole donnée, op.cit. [16] Louis Massignon : “L’exemplarité singulière de la vie de Ghandi”, in Parole donnée, op.cit.

Naïm Kattan

 Montréal, le 5 novembre 2001

En attendant …

Cet homme nous vient du fond des terres, du fond des âges, Cela fait des milliers d’années qu’il est Juif  et cela fait des siècles qu’il est Arabe,  Il vient de Bagdad, entre Tigre et Euphrate, sous les palmiers, ville abbasside, ville éternelle,  Il a écrit d’abord en arabe, puis, parce que  Paris est Paris et que la France est ce qu’elle est,  le cœur de la culture, le cœur du monde,  Il a écrit comme beaucoup de ceux dont le  cœur bat au rythme du monde et sous le déploiement dans le grand ciel du monde  des étendards brillants et flambant neuf de  toutes nos fêtes,  En français, il a écrit en français, et,  de son cœur à sa plume, le français est arrivé  comme un nouveau flux de sang doublant  le beau sang rouge de l’origine,  Idées, souvenirs, enfance, personnages, poésie et  rêve sur la poésie, tout lui est arrivé d’un seul  coup, sur un demi-siècle d’étalement  créateur, dans cette langue, la sienne désormais,  et la mienne,  Sans que ni lui ni moi n’ayons renié, lui sa  judéité, moi mon arabité, dans cette langue qui  nous est convergence,  Et dans la convergence, il y a l’amitié et la foi,  la confiance dans ce qui va, dans ce qui doit venir :  Paix dans le cœur et l’esprit, fraternité  inaltérable, au-delà de la stupidité des massacres,  parce que la vérité et la justice sont plus fortes  et plus conséquentes que le déchirement, le délabrement  des consciences, et la brutalité de ceux dont la mâchoire est lourde et le front bas,  Et que la main de l’homme juste ne peut que  reposer dans la main de l’homme juste, pour que  cessent le cactus des barbelés et l’affreux crachat des canons,  Abraham-Ibrahim, l’Ami de Dieu dans ton cœur,  Naïm Kattan, du Québec, et dans mon cœur, moi qui  suis le fils d’un Liban dont nous est venue la Fiancée,  Abraham pleure sur la Palestine en deuil, et qui  resplendira plus tard, cher Naïm, parce que deux hommes  d’amitié ont vécu, rêvé et souffert en même temps, et  qu’ils n’ont pas perdu confiance l’un dans l’autre,  Hommes seulement présents à la vérité de l’Esprit qui est une  et indéfectible, quand elle existe, là où elle existe,  Deux hommes seulement, mais représentatifs de beaucoup  d’autres, et qui croient comme eux, avec eux,  que la parole est fondement, fondation et refondation,  Et qui attendent dans le salut promis et donc en marche,  nécessairement en marche, l’achèvement de la longue  nuit stérile et la sortie, au vif tranchant de l’aube  et du livre, du premier jumeau délivré.

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