AVANCER DANS LA NUIT DU MONDE

PAR À-COUPS DE POÉSIE

IMA le 26/11/14 

IMG_3782Rarement esprit fut aussi complexe que celui-là, aussi chargé de signes contradictoires que l’effort de Abdel-Wahab toute sa vie fut de tenter de réduire à l’unité, unité qui ne fût pas une simplification autoritaire de la contradiction existentielle, du combat spirituel dans sa brutalité antithétique, mais, à l’inverse, une expansion du lieu d’unité appelé à plus et à mieux contenir. Je n’en veux pour preuve que ce fait d’évidence : ayant créé et géré sur plusieurs années une admirable revue thématique, à projection philosophique et littéraire, à vocation encyclopédique, quel titre choisit Abdel-Wahab pour sa publication qui fit date ? Dédale, le labyrinthe sans fin où s’engage, chaque fois que cela est nécessaire (c’est-à-dire tous les jours), l’homme de pensée objet de violentes émotions. Et c’est par cette formule que je définis le beau, l’exigeant poète qu’il fut, qu’essentiellement il fut. Même si, dans sa jeunesse, il fut aussi éditeur, qu’il fut l’un des premiers, aux éditions Sinbad, créées par Pierre Bernard, dont il fut le collaborateur immédiat, à signaler l’importance de l’Égyptien Meguib Mahfouz, futur prix Nobel de littérature, du Syro-Libanais Adonis et du Soudanais Et-Tayyeb Faleh.

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Ce poète, Abdel-Wahab Meddeb, a mis au plus haut de sa quête le besoin, l’exigence de comprendre. De tenir intellectuellement dans son laboratoire analytique, à portée de toute idée en quelque sorte, le pourquoi et le comment des choses : choses d’hier, choses de demain et, principalement, choses d’aujourd’hui. Pourquoi celles-ci sont-elles ainsi faites et quelles sont les pulsions profondes auxquelles elles doivent ce qu’elle sont et qui leur donnent leur type d’architecture instinctive ou réfléchie ? J’aimais beaucoup l’œil bleu de Abdel-Wahab et cette flamme aiguë qui l’animait. Ce regard qui se posait nettement sur les hommes et les choses dont il sollicitait qu’ils lui répondent avec la même netteté, retiré le brouillard qui le plus souvent mélange les genres et complique l’approche. Sous le scalpel de l’intelligence de ce Tunisien nourri de toute la haute culture française, il y avait souvent l’éclair d’acier valéryen : comme l’auteur de Monsieur Teste, il ne souhaitait pas se payer de mots. Mais, l’amande dépouillée de sa gangue, la fleur de l’amandier odorait la pensée et la phrase savait chanter mezza voce.

soirée AMAimait-il l’Islam ? On lui a beaucoup reproché, du côté musulman où il ne comptait pas que des amis – loin de là – le titre de son premier livre sur la détérioration de la situation d’un certain Islam d’après le 11 septembre 2001, pro-Ben Laden et fondamentalement anti-occidental : La Maladie d’Islam. Un de ses éditeurs français alla même jusqu’à rompre avec lui brutalement. Et pourtant, dans la perspective retournée, combien ce titre nous paraît aujourd’hui prophétique ! Abdel-Wahab, fils d’un uléma, grand lettré de Tunis et descendant d’une dynastie de foukaha'(s), savait de quoi il parlait. Il préférait à tout la civilisation de l’Islam dont il connaissait tous les phares rayonnant mentalement, tous les grands sites méditerranéens, les textes mi-obscurs mi-lumineux, les cycles mobiles et les monuments immobiles. Tout dans cet Islam-là, auquel il avait voué son esprit et son cœur, l’interpellait, lui donnait racine et raison d’être, dans une Europe qu’il pratiquait également et dont la civilisation et la culture en France et en Allemagne notamment, mais aussi en Italie et en Espagne (ah ! l’Andalousie d’Ibn Arabi de Murcie !), faisaient partie de son patrimoine familier. Il pouvait parler (improviser) à propos de Berlin comme à propos de Tunis, traçant le plus vaste paysage et relevant au passage le moindre détail. Mais son domaine de prédilection était, je l’ai dit, celui des idées : il connaissait tout, notamment des arcatures spirituelles de l’abrahamisme partagées entre juifs, chrétiens et musulmans, en particulier tout des mystiques liées à cet abrahamisme dont très spécifiquement la mystique soufie. Il attaquait violemment le primarisme, celui des Wahabites, celui des intégristes, celui des djihadistes, toutes tendances étrangères à l’élan du noyau intérieur. Lui, le rationaliste métissé du spiritualisme le plus instinctif luttait à visage découvert contre ces terribles régressions dont sa religion natale était atteinte du fait d’imbéciles pétris d’inculture revendiquée, du fait aussi de dirigeants fossilisés. Et, d’éditorial en éditorial, de livre en livre, ainsi que dans son émission hebdomadaire “Culture d’Islam” sur France-Culture, il le rappelait à tout propos, poussant son analyse parfois, souvent même, plus loin que ne le faisait son invité pourtant spécialiste du problème évoqué à l’antenne.

Abdel-Wahab Meddeb, écrivain et poète, laisse derrière lui en langue française (cette langue qu’il dominait aussi bien que l’arabe) deux romans qu’on connaît : Talismano et Phantasia, et six recueils de poésie – à côté d’une œuvre d’érudition de haute qualité écrite dans la solitude ou dans le cadre d’un dialogue avec une intelligence à la mesure de la sienne, méthode d’approche par lui souvent privilégiée. J’appréciais infiniment chez lui cette façon qu’il avait de sortir de la nuit de l’Histoire par le haut, là où l’air respirable est une promesse d’aube immatérielle. Son dernier recueil, Portrait du poète en soufi, publié quelques jours avant sa mort, est dû à la volonté farouche de son ami Michel Deguy que le livre existât avant la disparition du poète quand celle-ci terriblement se profilait. Je cite cette ultime vision, rêverie de Abdel-Wahab sur un univers où enfin la paix générale dominerait :

[…] à l’ombre du préau errent les sectateurs de mille obédiences

ils pulvérisent leur croyance en restant au devant d’eux-mêmes

en-deçà et au-delà du dogme auquel les uns et les autres acquiescent

vagabonds sublimes soucieux de leur présence au monde

le yogi côtoie le soufi le pandit le ‘alim le sunnite le shiite

le barbu l’illuminé le viril l’efféminé l’extatique le sobre

le chagrin de la passion habite l’un l’Intellect rayonne dans l’autre

celui-là cajole dans la main une colombe il lui chuchote ses confidences

encore un autre qui se confond avec l’arbre qui lui tient le dos

c’est un sage qui bénit tout passant inconnu enfants et adultes

vieux ou jeunes de l’un et l’autre sexe tous progressent

vers le foyer de sainteté Aya ton ombre monte avec moi

les nombreuses marches […]

Notre ami très cher est parti, montant les nombreuses marches. Derrière lui il laisse un vide immense. Un immense plein.

Salah Stétié