Texte publié dans L’Orient-Le Jour, à Beyrouth

Le rêve de la soie palpite depuis toujours comme une immense toile d’araignée sur l’univers des hommes. Pour elle, pour l’acquérir, ils ont voyagé dangereusement, ils sont allés de l’extrême Occident à l’Orient extrême, ils ont recrutés des équipages et affrété des bateaux, ils ont monté des caravanes armées et traversé des déserts absolument stériles et des gorges de très haute montagne farouchement solitaires et totalement désespérées. Ils ont appris des langues et des mimiques. Ils ont rencontré l’autre dans son étrangeté sidérale et ils ont négocié avec lui. Ils se sont déshabitués d’eux-mêmes et ont compris, de ce fait, que le monde était beaucoup plus grand que leur propre destin ou celui même de leur nation. Ils ont voyagé géographiquement, certes, mais surtout mentalement et, à la limite, ontologiquement pourrait-on dire. Ils ont compris, grâce au mince fil de soie, que la vie était la plus folle et la plus forte des aventures et que c’était, nécessairement, une aventure pour les uns et les autres, ceux d’ici et ceux de là-bas, différents et semblables et que c’était, nécessairement, une aventure courue ensemble.Le fil de soie est ce qui recoud, à travers les espaces et les temps, les civilisations et les êtres, les intérêts et les songes.

La route de la soie passe par mon pays : le Liban. Elle y passe, comme le ferait une navette allant et venant – à deux reprises. La soie de la Chine et de la Perse, à moins que ce ne soit celle de l’Inde du Nord y arrivait par Alep, grande métropole de la soie où séjourna Marco Polo, et par Damas qui est, on le sait, l’une des capitales du brocart et de ce brocart dont on dira justement, depuis le temps des Croisades, qu’il est « damassé ». Tyr se trouvait être, depuis la plus haute antiquité, la cité du murex et de la pourpre. D’Alep et de Damas qui sont, on le sait, villes de Syrie, des pièces précieuses de soie parvenaient au Liban pour y être traitées et somptueusement colorées: cette soie-là, importée d’Arabie sans doute, avait débarqué, provenue de l’autre côté de l’Océan Indien, dans un port du Yémen avant d’être prise en charge par les caravaniers du désert qui montaient vers le Nord. Le Coran lui-même évoque la spendeur de la soie et du brocart, tissus paradisiaques. Des Elus, il dit : Il [Allah] les récompensera pour leur patience en leur donnant un jardin et des hahiîs de soie. (LXXVI, verset 12)
et dans la même sourate, L’Homme, un peu plus loin : Ils porteront des vêtements verts, de satin et de brocart. (verset 21)

Dans une deuxième occurrence, il advient au Liban d’être mêlé à la soie, ainsi que je l’ai dit précédemment. C’est à partir de ses ports que les ballots de soie sont acheminés vers Venise, Gênes ou Marseille par voie maritime. Et plus tard, au XIXème siècle, les Libanais se mettront à la plantation du mûrier et à la culture du vers à soie, commerce rentable, pour produire les merveilleux cocons qui seront vendus tels quels aux réputés soyeux lyonnais, à moins que certains d’entre ceux-ci ne viennent eux-mêmes s’installer au Liban, y fondant des magnaneries.qui existent encore, desaffectées mais somptueusement construites, pour y traiter surr place la très subtile denrée. Cette présence des soyeux français au Levante aura pour résultat inespéré la création, à Beyrouth même, il y a cent vingt-cinq ans, de la célèbre Université Saint-Joseph, filiale à l’origine de l’Université de Lyon.

La soie aura donc donné naissance à l’Université française de chez moi, elle aura introduit de la sorte et avec quelle force ! la langue française au Liban et voici que je suis moi-même un produit – faut-il dire soyeux ? – de l’Université Saint-Joseph. Quand la chrysalide dort dans son cocon, on ne peut jamais être sûr de la nature du papillon à qui elle donnera le jour. Espérons que le papillon que je suis n’a pas trop démérité de cet étrange rêve que j’ai évoqué en introduction à ce texte, rêve plusieurs fois millénaire, et dont je suis accidentellement le fils.

De ce grand rêve de légèreté, j’aurai peut-être hérité la poésie.