DICTIONNAIRE DE POÉSIE de Baudelaire à nos jours
PUF 2001

 SALAH STÉTIÉ par JEAN- LOUIS JOUBERT

STÉTIÉ Salah, né en 1929
« Un poète de langue arabe qui écrit en français » : c’est la définition que le grand poète syro-libanais Adonis donne de son compatriote Salah Stétié, diplomate, poète, essayiste, traducteur – passeur infatigable entre l’Orient et l’Occident.
Salah Stétié est né à Beyrouth, le 28 décembre 1929, donc dans la période du protectorat français sur le Liban : tout naturellement, il a suivi une scolarité qui l’a conduit à la maîtrise de la langue française, qu’il apprend au collège protestant français de Beyrouth, puis chez les jésuites.
Mais, issu d’une famille de la petite bourgeoisie musulmane, depuis longtemps installée à Beyrouth, il a reçu de son père, enseignant et volontiers poète en langue arabe, une solide initiation à la culture arabo-musulmane.
Deux maîtres ont eu une influence essentielle sur lui : Gabriel Bounoure, rencontré au Liban, et Louis Massignon dont il a suivi, pendant ses années parisiennes, les cours du Collège de France sur les grands mystiques musulmans. Le Liban de son enfance est resté pour Salah Stétié le lieu essentiel de son imaginaire. Les poèmes de son premier recueil poétique, L’Eau froide gardée 1973), sont comme la condensation de moments passés, pendant les vacances dans la villégiature familiale de Barouk, dans la montagne libanaise.
Mais Paris est l’autre pôle de son univers mental : il a découvert Paris et la France après la Seconde Guerre mondiale, pendant ses années (« paresseuses », selon le poète lui-même) d’études à la Sorbonne, souvent délaissées pour partir à la recherche de livres rares dans les librairies du quartier Latin. La rencontre de quelques êtres exceptionnels (Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy, André Pieyre de Mandiargues …) a profondément marqué le jeune poète, qui publie confidentiellement en 1964 un premier recueil, La Nymphe des rats.

De retour au Liban, Salah Stétié crée et anime L’Orient littéraire, supplément culturel de L’Orient, le grand journal francophone de Beyrouth. Il est un temps enseignant à Alep, ville à laquelle il devait consacrer plus tard une belle méditation (Le Voyage d’Alep, 1991). Il enseigne aussi à l’Université libanaise. Puis, dans les années 1960, il entre dans la carrière diplomatique et occupe des postes de premier plan : conseiller culturel à Paris, délégué du Liban à l’UNESCO (il jouera à ce titre un rôle majeur dans la politique de sauvegarde des monuments de Nubie lors de la construction du barrage d’Assouan), ambassadeur du Liban au Maroc et aux Pays-Bas, secrétaire général des Affaires étrangères du Liban.

Parallèlement, une œuvre d’une grande ampleur s’est déployée : une dizaine de recueils poétiques, un grand nombre d’essais, de méditations, de livres d’aphorismes…
Toujours ouverte sur le double paysage intérieur de Salah Stétié, oriental et occidental, cette œuvre est l’une des plus remarquables contributions du Liban à la culture moderne. Le Grand Prix de la francophonie, décerné par l’Académie française, lui a été attribué en 1995.

La même année que les textes en prose de La Mort Abeille (1972), qui glissent de l’essai au poème (« Avant l’invention du café par un vieil alchimiste d’Arabie, l’univers était sans parfum »), paraît chez Gallimard, sous le titre Les Porteurs de feu, une suite d’essais sur la poésie arabe contemporaine, soulignant la révolution opérée par les nouveaux poètes de langue arabe qui ont mené une contestation radicale de la forme vieillie, sclérosée, refermée sur elle-même de la qacida pour retrouver un contact régénérateur avec le monde, pour introduire la modernité dans la littérature arabe.

Mais c’est en français que Salah Stétié a choisi d’écrire.
Ses premiers poèmes frappent par l’extraordinaire économie des moyens mis en œuvre, comme s’il fallait le moins de mots possible pour dire « la plus dense des densités ».
L’ambition du poète de L’Eau froide gardée (1973) et de Fragments : poème (1978) est de saisir dans l’éclat, la brisure, l’abrupt de la syntaxe (qui suit peut-être un ordre venu de la langue arabe), l’expérience vécue illuminante et l’inépuisable luxuriance du monde visible, ramassée dans l’évidence épurée de quelques mots.
Il dira plus tard que la poésie doit être « la traversée d’une expérience vécue » (Fragments : poème) :

La fleur et le volcan du soir
Sous l’impérieuse absence du nom
Ô sécheresse

Dessèchement d’amour visible
Si brille l’huile impossible
Dans le non-vrai nuage

La vérité est dans le crépuscule
Que divise et rassemble
Une respiration
Détruite

L’expérience première que ces poèmes invitent à retrouver est celle du chaos, de la douleur, de la déréliction, de la menace qui rôde partout.
Quelques images, reprises au long de l’œuvre, disent ce malheur inévitable : le cerf traqué par les chasseurs ( » Ô cerf marchant vers l’arbre oh perdant pied, le ciel se refermant sur / Ton approche « ) ; la lampe de vie submergée par les ténèbres, enfermée dans la glace ( » Dure lampe de poésie d’arrachement / De la lumière et ses roches rompues « ) ; l’oiseau ( » Un seul oiseau / Traverse avec épuisement le paysage / Éparpillé « ) ; l’épée ou l’arc ( » Et les amants de l’arc / Ont tué la poupée au cri de l’origine « )…

Mais la poésie ouvre aussi un chemin vers l’absolu.
À sa manière, parallèle à la méditation des grands mystiques, elle prépare ses révélations par le rêve et le silence qui conduisent à la saisie de l’Être, dans le jeu parfois de subits renversements :

l’abstraite la fermée l’imaginée
La contre-morte la plus morte l’immortelle
Avec le feu du volcan de nature
Dans la profondeur de ses terres
L’unique aimée de terre
L’étoile de sa terre ayant meurtri
Sa marche du côté des vieux joncs
Et quelle étoile ayant saisi sa terre ?
Elle crie vers la parole
Et la parole est terre accrue de terre
Elle crie le corps fermé
Unique et long dans la respiration

Cette poésie de l’intensité tourne le dos au développement, à la poussée lyrique. Elle veut aller le plus loin dans la brièveté sans mourir dans le dessèchement.
Nulle sensation à partager, comme parfois chez Rimbaud ou René Char mais, par la nudité du mot, une ouverture sur le « très pur » de l’être.
Cette esthétique de la « sécheresse lyrique  » se continue dans les recueils de la maturité : Obscure lampe de cela (1979) ; Inversion de l’arbre et du silence (1980) ; L’Être poupée, suivi de Colombe aquiline (1983) ; L’Autre Côté brûlé du très pur (1992) ; Fièvre et guérison de l’icône (1996)…
Leurs titres, par l’éclat énigmatique des images, affichent le goût de l’ellipse. La ponctuation devient un élément essentiel de l’esthétique de la nudité et de la brièveté.
Un aphorisme de Signes et Singes (1996) le signale : « Mettre un point à la fin d’une phrase évite l’inondation. » Les blancs de la typographie, le découpage des mots enjambant les vers, la place incongrue de virgules, comme des silences au début ou à la fin d’un vers, l’usage hors norme des tirets, des parenthèses, des crochets, des deux points, imposent une lecture hachée, hésitante.
La poésie de Salah Stétié nécessite l’écriture (une calligraphie occidentale) pour rendre sensibles ses décrochements, ses arabesques, où certains cri-tiques ont voulu voir la quintessence de sa manière d’être poète.

Ce que montrent ces jeux d’écriture, c’est qu’une poésie de l’épure, de la densité, presque minérale dans les brisures des vers, est aussi une poésie du surgissement difficile, du lent bégaiement des mots, pour faire apparaître la mystérieuse immanence de l’être (Inversion de l’arbre et du silence) :

A moitié dans le cercle de la mort
Est la mort. La fillette
Ses seins, l’un et l’autre.
L’un est bleu, l’autre est bleu, et l’un
A cause de ce qui, ce qui peut-être
Brille ici au pli de l’observance
De la mort. Ceci, vivifié :
Le fruit, tous les fruits de la fillette
Ô pierreuse — et tous les fruits bleu pomme

La sensualité, si éclatante dans beaucoup de poèmes ( » ô Nathalie sortie dans le bruit de ta robe / Avec pour ville un instant d’arbres, ô Nathalie / Et l’ombre amoureuse de dalle et quelle dalle / Colore assez ta joue de Nathalie ? « ), donne sa couleur particulière au seul texte « romanesque » de Salah Stétié, Lecture d’une femme (I985)

Mais comme beaucoup de poètes modernes, Salah Stétié a surtout consacré ses essais en prose a un approfondissement de sa réflexion sur la poésie.
Au départ, il y eut peut-être une méditation sur la condamnation coranique de la poésie car les poètes, ces « divagateurs » comme les appelle le Coran, ont un pouvoir de parole quasi magique qui égare loin du lieu de vérité, de ce dialogue permanent avec Dieu que doit réaliser la parole animée du souffle divin qui est la vie. Au fond, les poètes procèdent à un détournement du pouvoir de la parole.
Empruntant l’image de son titre au livre sacré, Salah Stétié a commenté longuement cette critique de la poésie dans Lumière sur lumière (1992). Il y développe son idée de la poésie comme « parole de la parole », comme « outre-dit » : expérience qui vise à atteindre au-delà des mots ce vide ou cet absolu que la langue postule. Une mystique de la poésie.

Ur en poésie (1980) avait déjà présenté cette thématique : « La poésie est liée consubstantiellement à la mort. De la nuit à la nuit court le frémissement – la vibration du dit. Mais la nuit, quelle est-elle ? Elle est d’abord fille de l’étonnement : oui, devant la profondeur de l’être et son impalpable unité, l’esprit s’étonne — et que, d’énigme en énigme, il y ait ce point fragile et résistant, cette beauté de fer. […] Ce passage de la nuit à la lumière et ce retour de la lumière au sein de la nuit, tel est le cycle poétique, allégorie peut-être du cycle naturel dont l’esprit le moins léger s’imprime. »
Pour Salah Stétié, la poésie a donc une vocation ontologique. Son seul devoir est de dire l’être, de ramener l’homme à l’essentiel, de dégager du fouillis enchevêtré des expériences « cette totalité de sous-entendus en sous-texte, dont l’affleurement constitue de résonance en résonance le véritable champ affectif et mental du poème » (dans l’essai L’Interdit, 1993).

Une telle conception de la poésie a une conséquence importante pour le lecteur : impossible de lire des poèmes isolés, même si la fragmentation est affichée en principe ; chacun n’a sens que par les souterraines connexions qui l’unissent à tous les autres. La construction même des livres de poésie de Salah Stétié le manifeste: non pas des recueils de hasard, mais des ensembles structurés par des formes dominantes qui donnent une spécificité à chaque volume ; ensembles de trois quatrains dans Fragments : poème ; suites de trois strophes, qui sont souvent des tercets, dans Inversion de l’arbre et du silence ; stances (souvent de huit vers) qui sont souvent des alexandrins dans L’Être Poupée… La parole est à la fois ramassée et interminablement reprise, comme psalmodiée dans un infini jeu d’arabesques.

Un dialogue ininterrompu avec des poètes vivants ou morts a peu à peu modelé l’art poétique de Salah Stétié.
C’est la méditation sur Rimbaud (Rimbaud, le huitième dormant, 1993).
C’est dans Le Nibbio (1993) Une suite de textes qui confrontent Ésope, les fabulistes chinois et les conteurs arabes, les poètes sumériens, Baudelaire, Pierre Jean Jouve…
C’est aussi Hermès défenestré (1997) qui balance de la lecture de grands textes arabes à celle de Maeterlinck, Mallarmé ou Rilke, qui commence par un beau texte sur « l’homme du double pays » qu’est Salah Stétié (« non seulement quelqu’un qui relie et conjoint ses deux exils, mais quelqu’un qui permet de passer : par le passage qu’il est devenu lui-même, lui-même transformé justement, en passeur-médiateur » : Salah Stétié a été ce passeur en traduisant lui-même de l’arabe en français Les Poèmes de Djaykoûr de Badr Chaker es-Sayyâb, ou de l’anglais au français Le Prophète de Gébrane Khalil Gébrane).
Le livre se termine sur le texte, « Hermès défenestré », qui prête son titre à l’ensemble du volume, et qui est une nouvelle et émouvante affirmation, au soir de la vie du poète, du pouvoir de la poésie :

[…] Mais l’éclair est en train de se former dans l