Communication faite lors de la 25ème Biennale Internationale de Poésie
qui s’est tenue au Palais des Congrès de Liège,
en Belgique, du 4 au 7 octobre 2007
Que les pouvoirs n’aiment pas le poète, cela nous le savons depuis longtemps. Fruit défendu, la poésie ? Il est arrivé quelquefois que ce fût là, par excellence, le fruit plus que défendu : interdit. Interdit non seulement par le pouvoir en tant que tel, mais aussi par la loi de la cité, mais aussi par la loi de Dieu. Faut-il citer quelques noms de ces grandes victimes qui portaient, au nom de nous tous, la forme de notre refus et notre goût violent de la vérité et de la liberté ? Je nommerai Socrate, poète et philosophe, condamné pour avoir douté des dieux. Je nommerai – pourquoi pas ? – un certain Jésus qui savait rêver comme personne ne l’avait fait avant lui et dont la parole est un dire d’amour et de libération, condamné, lui, pour n’avoir pas douté de Dieu. Je nommerai, dans la suite des temps, un certain Villon, mauvais garçon que la police n’aimait pas et qui disparut par une nuit sans lune. Je nommerai un certain Chénier, dont la tête fut tranchée par le couperet de la guillotine, comme beaucoup d’autres certes, mais lui, le seul crime qu’on lui connaisse, c’est précisément (et symboliquement parlant) d’être poète. Je nommerai Maïakovski, autre “suicidé de la société” et la société qui le tue est la terrible société léniniste dont il voit les effets et dont il pressent les irréparables méfaits à venir. Je nommerai le cher et tendre et magnifique Federico Garcia Lorca qu’un certain général à chamarrures, bientôt dictateur à vie, n’aimait pas et qui, lui, n’aimait pas non plus les généraux à chamarrures. Lorca, notre frère-poète, assassiné au petit matin au nom de la prose militaire, de la droite au front bas et de l’orthodoxie sexuelle. Je nommerai Badr Chaker es-Sayyâb, instituteur communiste iraquien, l’un des plus grands novateurs de la poésie arabe moderne, chassé de la fonction publique par le régime militaro-bien-pensant de Bagdad et mort de pauvreté absolue et de maladie à trente-sept ans, son cercueil de pauvre suivi jusqu’au cimetière des pauvres par un seul homme, le dernier courageux de ses amis. Je salue enfin, parmi ceux qui méritent d’être salués (il y en aurait beaucoup d’autres, des centaines, des milliers, qui mériteraient notre salut ému et fraternel), Abdellatif Laâbi, qui, homme de douceur et de culture, homme de violence et de liberté libre, passa une dizaine d’années de sa jeune vie dans les geôles sinistres du non moins sinistre Hassan II.
Y a-t-il une malédiction ontologique qui pèse sur le poète dès sa naissance ? Baudelaire le croit et le dit dès le premier poème de Spleen et Idéal baptisé ironiquement “Bénédiction” :
Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :
– « Ah, que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !
Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,
Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » […][1]
Hölderlin, que Baudelaire n’a jamais lu, aborde le statut du poète dans sa confrontation avec le pouvoir, je veux dire “les puissances suprêmes”, non selon un point de vue métaphysique, mais éthique et proprement poétique, donnant au passage une définition essentielle de ce qu’il considère comme devant être la fonction de la poésie. Dans un texte célèbre, intitulé “Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand”, il prend position contre l’existence même de l’État, écrivant entre autres considérations : « […] Je veux montrer qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’y a d’Idée d’une machine. Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! – car tout État traite nécessairement l’homme libre comme un rouage mécanique […] En même temps je voudrais ici poser les principes d’une histoire de l’humanité et mettre à nu tout le misérable artifice humain de l’État, de la Constitution, du gouvernement, de la législation. Enfin viennent les Idées du monde moral, divinité, immortalité – renversement de toute croyance erronée, chasse à la prêtrise, qui depuis peu chasse la raison, à mener par la raison elle-même – Liberté absolue pour tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et qui ne doivent chercher hors d’eux-mêmes ni Dieu ni l’immortalité. Enfin, l’Idée qui les réunit toutes, l’idée de Beauté, le mot pris dans son sens platonicien le plus élevé. Je suis à présent convaincu que l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et beauté ne sont unies et apparentées que dans la beauté. […] La poésie reçoit par là une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; en effet, il n’y a plus ni philosophie ni histoire, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences et à tous les arts. »[2]
Cette résistance du citoyen à l’État, exaltée, magnifiée par le poète, – de l’État qui, au fond, ne serait qu’une fiction, pouvoir aussi factice qu’il est abusif, n’embrayant sur aucune réalité concrète et vitale, expliquerait l’hostilité du poète à l’égard de tout pouvoir institutionnel et proclamé comme il éclairerait, sans la légitimer pour autant, la méfiance de l’État à l’égard du poète, ce rebelle, ce refuznik, ce perturbateur-né. L’État, c’est la règle imposée ; le poète, c’est l’exception revendiquée. Entre les deux, Institution anonyme et personne vivante et distincte, c’est l’incompréhension, c’est le déni, c’est l’impasse. C’est Créon – l’ordre aveugle de la loi – face à Antigone qui représente l’ordre (le désordre) illuminé de la compassion et de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle Platon, Platon lui-même, exclut le poète de sa République (livre X). Car, de fait, le poète est ce perturbateur-né dont j’ai parlé et qui n’a de cesse de dérégler la cité réglée par le pouvoir, lui-même éclairé, selon Platon, par la philosophie. Le peintre, l’artiste, le poète tragique composent dans leur œuvre un monde, cela est vrai, mais ce monde est un monde faux, une illusion, ce qui les disqualifie notamment dans tout ce qui concerne la compréhension et la conduite des choses et des objets du monde réel. As-tu été législateur, chef de guerre, inventeur, éducateur ? C’est là le reproche et simultanément la question qu’adresse Platon à Homère. Comment le poète peut-il écrire s’il n’a pas lui-même une connaissance de ces choses ainsi que de leur usage. La force de la poésie est de donner aux passions, positives ou négatives, “le commandement de notre âme”. C’est pourquoi, écrit-il, « l’art implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement ». De ce fait, la politique ne peut qu’exiger que la poésie soit écartée, dépouillée de toute influence, – et le poète éloigné de la cité pour laquelle il représente un scandale et un péril.
C’est contre cette interprétation négative du rôle de la poésie que s’élève Hölderlin, lorsqu’il affirme que « la philosophie doit posséder autant de force esthétique que le poète » et qu’aussi bien « la philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique ». Shelley, de son côté, face à Platon et face à tous les pouvoirs, va même beaucoup plus loin : « Les poètes, affirme-t-il, sont les législateurs non reconnus du monde » et le grand poète romantique n’est pas loin, dans le secret de son âme, à vouloir leur confier le gouvernement des hommes. Les Empereurs chinois ne réservaient-ils pas aux plus lettrés de leurs mandarins, artistes, calligraphes, poètes, ce même type de responsabilité ?
Le Coran, des siècles après Platon, ne sera pas plus tendre ni plus compréhensif à l’égard des poètes – à qui il consacre, grand honneur, toute une Sourate, la XXVIème. Muhammad était pourtant amateur de poésie et autour de lui il y avait un groupe de poètes notoires. Ce n’est pas le fait de perturber l’ordre de la cité qui provoque l’ire du Prophète de l’Islam contre les poètes, c’est le fait qu’ils déconcertent les âmes et les consciences et, créateurs d’illusions langagières, ils remplacent de leur sorcellerie verbale, parole de fausseté, la parole de vérité émise par Dieu. En un mot, ces sont des “divagateurs”, mot que Mallarmé retrouvera plus tard pour son usage propre. Le poète est un erratique errant, un égaré-égarant : magicien et sorcier.
Quant aux poètes :
ils sont suivis par ceux qui s’égarent
Ne les vois-tu pas ?
Ils divaguent dans chaque vallée ;
ils disent ce qu’ils ne font pas
affirme le Coran dans la sourate citée plus haut (“Les Poètes”, XXVI, 224). « Ils disent ce qu’ils ne font pas », « ils divaguent » : c’est dire que ce sont des menteurs, au mieux des illusionnistes, et la réalité qu’ils tentent de susciter, de provoquer par l’unique pouvoir du verbe, finalement leur échappe et révèle au grand jour – une fois réduits tous les camouflages, impostures et déguisements – l’inanité sonore de leur entreprise esseulée et l’échec de leur ambition ontologique.[3] Platon ne serait pas loin de partager cette analyse, lui qui, pour sa part, reproche aux poètes, au même titre que Mahomet, de ne pas se saisir de l’Être et de n’être rien que les agents de l’Apparaître.
Mais, bien heureusement, les peuples ont résisté à ces condamnations théoriques. Le peuple grec comme le peuple arabe sont parmi les plus attentifs à la poésie qui se crée dans leurs langues respectives et le poète, pour ces peuples que l’Histoire a si souvent meurtris et déchirés, a été l’accompagnateur inspiré et souvent très efficace de leur indépendance durement conquise, après avoir été le noyau de la résistance à la mainmise étrangère et le porte-parole, au risque de sa vie quelquefois, de la libération revendiquée, synonyme pour eux de l’air qu’on respire, mobilisant ainsi les foules et les énergies. « Quand un jour un peuple veut la vie / force est au destin de répondre ! », proclame, contre la France, un vers célèbre de Abou’l Qassem al-Châbbi, le poète tunisien de vingt-cinq ans, de qui le poème dont ce vers est extrait deviendra par la suite l’hymne national de son pays. On voudrait citer les poètes algériens dont la parole souveraine a accompagné la guerre d’indépendance de l’Algérie. On voudrait citer, de Paul Eluard à René Char et d’Aragon à Pierre Emmanuel, les poètes français de la Résistance dont les mots ont été des talismans meurtriers contre l’hydre hitlérienne.
Ouverture ou résistance ? C’est bien plutôt de résistance et d’ouverture qu’il faudrait parler, l’une étant le complément de l’autre et toutes les deux interchangeables. Quoi qu’il en soit, le poète est égal à lui-même, à sa vocation d’astre. Char écrit en ce sens : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté ». Il n’y a pas là, me semble-t-il, de quoi mériter d’attiser la haine de tout ce qui est autorité et police envers cet innocent complexe qu’est le poète.[4] Peut-être est-ce à Keats que je demanderai les premiers éléments d’une raison, d’une justification éventuelle de ce rejet : « Le poète, écrit-il paradoxalement, est la moins poétique de toutes les créatures, car il n’est personne. Il cherche perpétuellement à se loger dans un corps ». Les autorités, la police n’aiment pas beaucoup ça : ce qu’elles veulent, on le sait, c’est un homme univoque, fût-il anonyme, avec une identité repérable confirmée par une carte sui generis. Le poète qui, pour être poétique, se doit d’être toutes les créatures, toute l’ouverture ouvrante, n’est peut-être personne, en attendant de naître à sa personnalité essentielle et irremplaçable. Or l’autorité, la police, qu’ont-elles à faire de la personne, de la dangereuse personne ? L’individu leur suffit. Lui, du moins, n’aura pas la tentation de leur susurrer irrévérencieusement à l’oreille la rengaine de Léon-Paul Fargue :
Dans le pays de Papouasie
J’ai rencontré la pouasie
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas papouète [5]
Salah Stétié
——————————————————————————–
[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal
[2] Friedrich Hölderlin : Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie Nationale, Paris, 2006.
[3] Cf. Salah Stétié : Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2002.
[4] René Char : Feuillets d’Hypnos, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[5] Léon-Paul Fargue : Pour la musique, Gallimard, Paris, 1919.
Communication faite lors de la 25ème Biennale Internationale de POÈTE, PAPOUÈTE
Communication faite lors de la 25ème Biennale Internationale de Poésie
qui s’est tenue au Palais des Congrès de Liège,
en Belgique, du 4 au 7 octobre 2007.
Que les pouvoirs n’aiment pas le poète, cela nous le savons depuis longtemps. Fruit défendu, la poésie ? Il est arrivé quelquefois que ce fût là, par excellence, le fruit plus que défendu : interdit. Interdit non seulement par le pouvoir en tant que tel, mais aussi par la loi de la cité, mais aussi par la loi de Dieu. Faut-il citer quelques noms de ces grandes victimes qui portaient, au nom de nous tous, la forme de notre refus et notre goût violent de la vérité et de la liberté ? Je nommerai Socrate, poète et philosophe, condamné pour avoir douté des dieux. Je nommerai – pourquoi pas ? – un certain Jésus qui savait rêver comme personne ne l’avait fait avant lui et dont la parole est un dire d’amour et de libération, condamné, lui, pour n’avoir pas douté de Dieu. Je nommerai, dans la suite des temps, un certain Villon, mauvais garçon que la police n’aimait pas et qui disparut par une nuit sans lune. Je nommerai un certain Chénier, dont la tête fut tranchée par le couperet de la guillotine, comme beaucoup d’autres certes, mais lui, le seul crime qu’on lui connaisse, c’est précisément (et symboliquement parlant) d’être poète. Je nommerai Maïakovski, autre “suicidé de la société” et la société qui le tue est la terrible société léniniste dont il voit les effets et dont il pressent les irréparables méfaits à venir. Je nommerai le cher et tendre et magnifique Federico Garcia Lorca qu’un certain général à chamarrures, bientôt dictateur à vie, n’aimait pas et qui, lui, n’aimait pas non plus les généraux à chamarrures. Lorca, notre frère-poète, assassiné au petit matin au nom de la prose militaire, de la droite au front bas et de l’orthodoxie sexuelle. Je nommerai Badr Chaker es-Sayyâb, instituteur communiste iraquien, l’un des plus grands novateurs de la poésie arabe moderne, chassé de la fonction publique par le régime militaro-bien-pensant de Bagdad et mort de pauvreté absolue et de maladie à trente-sept ans, son cercueil de pauvre suivi jusqu’au cimetière des pauvres par un seul homme, le dernier courageux de ses amis. Je salue enfin, parmi ceux qui méritent d’être salués (il y en aurait beaucoup d’autres, des centaines, des milliers, qui mériteraient notre salut ému et fraternel), Abdellatif Laâbi, qui, homme de douceur et de culture, homme de violence et de liberté libre, passa une dizaine d’années de sa jeune vie dans les geôles sinistres du non moins sinistre Hassan II.
Y a-t-il une malédiction ontologique qui pèse sur le poète dès sa naissance ? Baudelaire le croit et le dit dès le premier poème de Spleen et Idéal baptisé ironiquement “Bénédiction” :
Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :
– « Ah, que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !
Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,
Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » […][1]
Hölderlin, que Baudelaire n’a jamais lu, aborde le statut du poète dans sa confrontation avec le pouvoir, je veux dire “les puissances suprêmes”, non selon un point de vue métaphysique, mais éthique et proprement poétique, donnant au passage une définition essentielle de ce qu’il considère comme devant être la fonction de la poésie. Dans un texte célèbre, intitulé “Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand”, il prend position contre l’existence même de l’État, écrivant entre autres considérations : « […] Je veux montrer qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’y a d’Idée d’une machine. Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! – car tout État traite nécessairement l’homme libre comme un rouage mécanique […] En même temps je voudrais ici poser les principes d’une histoire de l’humanité et mettre à nu tout le misérable artifice humain de l’État, de la Constitution, du gouvernement, de la législation. Enfin viennent les Idées du monde moral, divinité, immortalité – renversement de toute croyance erronée, chasse à la prêtrise, qui depuis peu chasse la raison, à mener par la raison elle-même – Liberté absolue pour tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et qui ne doivent chercher hors d’eux-mêmes ni Dieu ni l’immortalité. Enfin, l’Idée qui les réunit toutes, l’idée de Beauté, le mot pris dans son sens platonicien le plus élevé. Je suis à présent convaincu que l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et beauté ne sont unies et apparentées que dans la beauté. […] La poésie reçoit par là une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; en effet, il n’y a plus ni philosophie ni histoire, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences et à tous les arts. »[2]
Cette résistance du citoyen à l’État, exaltée, magnifiée par le poète, – de l’État qui, au fond, ne serait qu’une fiction, pouvoir aussi factice qu’il est abusif, n’embrayant sur aucune réalité concrète et vitale, expliquerait l’hostilité du poète à l’égard de tout pouvoir institutionnel et proclamé comme il éclairerait, sans la légitimer pour autant, la méfiance de l’État à l’égard du poète, ce rebelle, ce refuznik, ce perturbateur-né. L’État, c’est la règle imposée ; le poète, c’est l’exception revendiquée. Entre les deux, Institution anonyme et personne vivante et distincte, c’est l’incompréhension, c’est le déni, c’est l’impasse. C’est Créon – l’ordre aveugle de la loi – face à Antigone qui représente l’ordre (le désordre) illuminé de la compassion et de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle Platon, Platon lui-même, exclut le poète de sa République (livre X). Car, de fait, le poète est ce perturbateur-né dont j’ai parlé et qui n’a de cesse de dérégler la cité réglée par le pouvoir, lui-même éclairé, selon Platon, par la philosophie. Le peintre, l’artiste, le poète tragique composent dans leur œuvre un monde, cela est vrai, mais ce monde est un monde faux, une illusion, ce qui les disqualifie notamment dans tout ce qui concerne la compréhension et la conduite des choses et des objets du monde réel. As-tu été législateur, chef de guerre, inventeur, éducateur ? C’est là le reproche et simultanément la question qu’adresse Platon à Homère. Comment le poète peut-il écrire s’il n’a pas lui-même une connaissance de ces choses ainsi que de leur usage. La force de la poésie est de donner aux passions, positives ou négatives, “le commandement de notre âme”. C’est pourquoi, écrit-il, « l’art implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement ». De ce fait, la politique ne peut qu’exiger que la poésie soit écartée, dépouillée de toute influence, – et le poète éloigné de la cité pour laquelle il représente un scandale et un péril.
C’est contre cette interprétation négative du rôle de la poésie que s’élève Hölderlin, lorsqu’il affirme que « la philosophie doit posséder autant de force esthétique que le poète » et qu’aussi bien « la philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique ». Shelley, de son côté, face à Platon et face à tous les pouvoirs, va même beaucoup plus loin : « Les poètes, affirme-t-il, sont les législateurs non reconnus du monde » et le grand poète romantique n’est pas loin, dans le secret de son âme, à vouloir leur confier le gouvernement des hommes. Les Empereurs chinois ne réservaient-ils pas aux plus lettrés de leurs mandarins, artistes, calligraphes, poètes, ce même type de responsabilité ?
Le Coran, des siècles après Platon, ne sera pas plus tendre ni plus compréhensif à l’égard des poètes – à qui il consacre, grand honneur, toute une Sourate, la XXVIème. Muhammad était pourtant amateur de poésie et autour de lui il y avait un groupe de poètes notoires. Ce n’est pas le fait de perturber l’ordre de la cité qui provoque l’ire du Prophète de l’Islam contre les poètes, c’est le fait qu’ils déconcertent les âmes et les consciences et, créateurs d’illusions langagières, ils remplacent de leur sorcellerie verbale, parole de fausseté, la parole de vérité émise par Dieu. En un mot, ces sont des “divagateurs”, mot que Mallarmé retrouvera plus tard pour son usage propre. Le poète est un erratique errant, un égaré-égarant : magicien et sorcier.
Quant aux poètes :
ils sont suivis par ceux qui s’égarent
Ne les vois-tu pas ?
Ils divaguent dans chaque vallée ;
ils disent ce qu’ils ne font pas
affirme le Coran dans la sourate citée plus haut (“Les Poètes”, XXVI, 224). « Ils disent ce qu’ils ne font pas », « ils divaguent » : c’est dire que ce sont des menteurs, au mieux des illusionnistes, et la réalité qu’ils tentent de susciter, de provoquer par l’unique pouvoir du verbe, finalement leur échappe et révèle au grand jour – une fois réduits tous les camouflages, impostures et déguisements – l’inanité sonore de leur entreprise esseulée et l’échec de leur ambition ontologique.[3] Platon ne serait pas loin de partager cette analyse, lui qui, pour sa part, reproche aux poètes, au même titre que Mahomet, de ne pas se saisir de l’Être et de n’être rien que les agents de l’Apparaître.
Mais, bien heureusement, les peuples ont résisté à ces condamnations théoriques. Le peuple grec comme le peuple arabe sont parmi les plus attentifs à la poésie qui se crée dans leurs langues respectives et le poète, pour ces peuples que l’Histoire a si souvent meurtris et déchirés, a été l’accompagnateur inspiré et souvent très efficace de leur indépendance durement conquise, après avoir été le noyau de la résistance à la mainmise étrangère et le porte-parole, au risque de sa vie quelquefois, de la libération revendiquée, synonyme pour eux de l’air qu’on respire, mobilisant ainsi les foules et les énergies. « Quand un jour un peuple veut la vie / force est au destin de répondre ! », proclame, contre la France, un vers célèbre de Abou’l Qassem al-Châbbi, le poète tunisien de vingt-cinq ans, de qui le poème dont ce vers est extrait deviendra par la suite l’hymne national de son pays. On voudrait citer les poètes algériens dont la parole souveraine a accompagné la guerre d’indépendance de l’Algérie. On voudrait citer, de Paul Eluard à René Char et d’Aragon à Pierre Emmanuel, les poètes français de la Résistance dont les mots ont été des talismans meurtriers contre l’hydre hitlérienne.
Ouverture ou résistance ? C’est bien plutôt de résistance et d’ouverture qu’il faudrait parler, l’une étant le complément de l’autre et toutes les deux interchangeables. Quoi qu’il en soit, le poète est égal à lui-même, à sa vocation d’astre. Char écrit en ce sens : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté ». Il n’y a pas là, me semble-t-il, de quoi mériter d’attiser la haine de tout ce qui est autorité et police envers cet innocent complexe qu’est le poète.[4] Peut-être est-ce à Keats que je demanderai les premiers éléments d’une raison, d’une justification éventuelle de ce rejet : « Le poète, écrit-il paradoxalement, est la moins poétique de toutes les créatures, car il n’est personne. Il cherche perpétuellement à se loger dans un corps ». Les autorités, la police n’aiment pas beaucoup ça : ce qu’elles veulent, on le sait, c’est un homme univoque, fût-il anonyme, avec une identité repérable confirmée par une carte sui generis. Le poète qui, pour être poétique, se doit d’être toutes les créatures, toute l’ouverture ouvrante, n’est peut-être personne, en attendant de naître à sa personnalité essentielle et irremplaçable. Or l’autorité, la police, qu’ont-elles à faire de la personne, de la dangereuse personne ? L’individu leur suffit. Lui, du moins, n’aura pas la tentation de leur susurrer irrévérencieusement à l’oreille la rengaine de Léon-Paul Fargue :
Dans le pays de Papouasie
J’ai rencontré la pouasie
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas papouète [5]
Salah Stétié
——————————————————————————–
[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal
[2] Friedrich Hölderlin : Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie Nationale, Paris, 2006.
[3] Cf. Salah Stétié : Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2002.
[4] René Char : Feuillets d’Hypnos, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[5] Léon-Paul Fargue : Pour la musique, Gallimard, Paris, 1919.
Poésie
qui s’est tenue au Palais des Congrès de Liège,
en Belgique, du 4 au 7 octobre 2007.
Que les pouvoirs n’aiment pas le poète, cela nous le savons depuis longtemps. Fruit défendu, la poésie ? Il est arrivé quelquefois que ce fût là, par excellence, le fruit plus que défendu : interdit. Interdit non seulement par le pouvoir en tant que tel, mais aussi par la loi de la cité, mais aussi par la loi de Dieu. Faut-il citer quelques noms de ces grandes victimes qui portaient, au nom de nous tous, la forme de notre refus et notre goût violent de la vérité et de la liberté ? Je nommerai Socrate, poète et philosophe, condamné pour avoir douté des dieux. Je nommerai – pourquoi pas ? – un certain Jésus qui savait rêver comme personne ne l’avait fait avant lui et dont la parole est un dire d’amour et de libération, condamné, lui, pour n’avoir pas douté de Dieu. Je nommerai, dans la suite des temps, un certain Villon, mauvais garçon que la police n’aimait pas et qui disparut par une nuit sans lune. Je nommerai un certain Chénier, dont la tête fut tranchée par le couperet de la guillotine, comme beaucoup d’autres certes, mais lui, le seul crime qu’on lui connaisse, c’est précisément (et symboliquement parlant) d’être poète. Je nommerai Maïakovski, autre “suicidé de la société” et la société qui le tue est la terrible société léniniste dont il voit les effets et dont il pressent les irréparables méfaits à venir. Je nommerai le cher et tendre et magnifique Federico Garcia Lorca qu’un certain général à chamarrures, bientôt dictateur à vie, n’aimait pas et qui, lui, n’aimait pas non plus les généraux à chamarrures. Lorca, notre frère-poète, assassiné au petit matin au nom de la prose militaire, de la droite au front bas et de l’orthodoxie sexuelle. Je nommerai Badr Chaker es-Sayyâb, instituteur communiste iraquien, l’un des plus grands novateurs de la poésie arabe moderne, chassé de la fonction publique par le régime militaro-bien-pensant de Bagdad et mort de pauvreté absolue et de maladie à trente-sept ans, son cercueil de pauvre suivi jusqu’au cimetière des pauvres par un seul homme, le dernier courageux de ses amis. Je salue enfin, parmi ceux qui méritent d’être salués (il y en aurait beaucoup d’autres, des centaines, des milliers, qui mériteraient notre salut ému et fraternel), Abdellatif Laâbi, qui, homme de douceur et de culture, homme de violence et de liberté libre, passa une dizaine d’années de sa jeune vie dans les geôles sinistres du non moins sinistre Hassan II.
Y a-t-il une malédiction ontologique qui pèse sur le poète dès sa naissance ? Baudelaire le croit et le dit dès le premier poème de Spleen et Idéal baptisé ironiquement “Bénédiction” :
Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :
– « Ah, que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !
Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,
Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » […][1]
Hölderlin, que Baudelaire n’a jamais lu, aborde le statut du poète dans sa confrontation avec le pouvoir, je veux dire “les puissances suprêmes”, non selon un point de vue métaphysique, mais éthique et proprement poétique, donnant au passage une définition essentielle de ce qu’il considère comme devant être la fonction de la poésie. Dans un texte célèbre, intitulé “Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand”, il prend position contre l’existence même de l’État, écrivant entre autres considérations : « […] Je veux montrer qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’y a d’Idée d’une machine. Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! – car tout État traite nécessairement l’homme libre comme un rouage mécanique […] En même temps je voudrais ici poser les principes d’une histoire de l’humanité et mettre à nu tout le misérable artifice humain de l’État, de la Constitution, du gouvernement, de la législation. Enfin viennent les Idées du monde moral, divinité, immortalité – renversement de toute croyance erronée, chasse à la prêtrise, qui depuis peu chasse la raison, à mener par la raison elle-même – Liberté absolue pour tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et qui ne doivent chercher hors d’eux-mêmes ni Dieu ni l’immortalité. Enfin, l’Idée qui les réunit toutes, l’idée de Beauté, le mot pris dans son sens platonicien le plus élevé. Je suis à présent convaincu que l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et beauté ne sont unies et apparentées que dans la beauté. […] La poésie reçoit par là une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; en effet, il n’y a plus ni philosophie ni histoire, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences et à tous les arts. »[2]
Cette résistance du citoyen à l’État, exaltée, magnifiée par le poète, – de l’État qui, au fond, ne serait qu’une fiction, pouvoir aussi factice qu’il est abusif, n’embrayant sur aucune réalité concrète et vitale, expliquerait l’hostilité du poète à l’égard de tout pouvoir institutionnel et proclamé comme il éclairerait, sans la légitimer pour autant, la méfiance de l’État à l’égard du poète, ce rebelle, ce refuznik, ce perturbateur-né. L’État, c’est la règle imposée ; le poète, c’est l’exception revendiquée. Entre les deux, Institution anonyme et personne vivante et distincte, c’est l’incompréhension, c’est le déni, c’est l’impasse. C’est Créon – l’ordre aveugle de la loi – face à Antigone qui représente l’ordre (le désordre) illuminé de la compassion et de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle Platon, Platon lui-même, exclut le poète de sa République (livre X). Car, de fait, le poète est ce perturbateur-né dont j’ai parlé et qui n’a de cesse de dérégler la cité réglée par le pouvoir, lui-même éclairé, selon Platon, par la philosophie. Le peintre, l’artiste, le poète tragique composent dans leur œuvre un monde, cela est vrai, mais ce monde est un monde faux, une illusion, ce qui les disqualifie notamment dans tout ce qui concerne la compréhension et la conduite des choses et des objets du monde réel. As-tu été législateur, chef de guerre, inventeur, éducateur ? C’est là le reproche et simultanément la question qu’adresse Platon à Homère. Comment le poète peut-il écrire s’il n’a pas lui-même une connaissance de ces choses ainsi que de leur usage. La force de la poésie est de donner aux passions, positives ou négatives, “le commandement de notre âme”. C’est pourquoi, écrit-il, « l’art implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement ». De ce fait, la politique ne peut qu’exiger que la poésie soit écartée, dépouillée de toute influence, – et le poète éloigné de la cité pour laquelle il représente un scandale et un péril.
C’est contre cette interprétation négative du rôle de la poésie que s’élève Hölderlin, lorsqu’il affirme que « la philosophie doit posséder autant de force esthétique que le poète » et qu’aussi bien « la philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique ». Shelley, de son côté, face à Platon et face à tous les pouvoirs, va même beaucoup plus loin : « Les poètes, affirme-t-il, sont les législateurs non reconnus du monde » et le grand poète romantique n’est pas loin, dans le secret de son âme, à vouloir leur confier le gouvernement des hommes. Les Empereurs chinois ne réservaient-ils pas aux plus lettrés de leurs mandarins, artistes, calligraphes, poètes, ce même type de responsabilité ?
Le Coran, des siècles après Platon, ne sera pas plus tendre ni plus compréhensif à l’égard des poètes – à qui il consacre, grand honneur, toute une Sourate, la XXVIème. Muhammad était pourtant amateur de poésie et autour de lui il y avait un groupe de poètes notoires. Ce n’est pas le fait de perturber l’ordre de la cité qui provoque l’ire du Prophète de l’Islam contre les poètes, c’est le fait qu’ils déconcertent les âmes et les consciences et, créateurs d’illusions langagières, ils remplacent de leur sorcellerie verbale, parole de fausseté, la parole de vérité émise par Dieu. En un mot, ces sont des “divagateurs”, mot que Mallarmé retrouvera plus tard pour son usage propre. Le poète est un erratique errant, un égaré-égarant : magicien et sorcier.
Quant aux poètes :
ils sont suivis par ceux qui s’égarent
Ne les vois-tu pas ?
Ils divaguent dans chaque vallée ;
ils disent ce qu’ils ne font pas
affirme le Coran dans la sourate citée plus haut (“Les Poètes”, XXVI, 224). « Ils disent ce qu’ils ne font pas », « ils divaguent » : c’est dire que ce sont des menteurs, au mieux des illusionnistes, et la réalité qu’ils tentent de susciter, de provoquer par l’unique pouvoir du verbe, finalement leur échappe et révèle au grand jour – une fois réduits tous les camouflages, impostures et déguisements – l’inanité sonore de leur entreprise esseulée et l’échec de leur ambition ontologique.[3] Platon ne serait pas loin de partager cette analyse, lui qui, pour sa part, reproche aux poètes, au même titre que Mahomet, de ne pas se saisir de l’Être et de n’être rien que les agents de l’Apparaître.
Mais, bien heureusement, les peuples ont résisté à ces condamnations théoriques. Le peuple grec comme le peuple arabe sont parmi les plus attentifs à la poésie qui se crée dans leurs langues respectives et le poète, pour ces peuples que l’Histoire a si souvent meurtris et déchirés, a été l’accompagnateur inspiré et souvent très efficace de leur indépendance durement conquise, après avoir été le noyau de la résistance à la mainmise étrangère et le porte-parole, au risque de sa vie quelquefois, de la libération revendiquée, synonyme pour eux de l’air qu’on respire, mobilisant ainsi les foules et les énergies. « Quand un jour un peuple veut la vie / force est au destin de répondre ! », proclame, contre la France, un vers célèbre de Abou’l Qassem al-Châbbi, le poète tunisien de vingt-cinq ans, de qui le poème dont ce vers est extrait deviendra par la suite l’hymne national de son pays. On voudrait citer les poètes algériens dont la parole souveraine a accompagné la guerre d’indépendance de l’Algérie. On voudrait citer, de Paul Eluard à René Char et d’Aragon à Pierre Emmanuel, les poètes français de la Résistance dont les mots ont été des talismans meurtriers contre l’hydre hitlérienne.
Ouverture ou résistance ? C’est bien plutôt de résistance et d’ouverture qu’il faudrait parler, l’une étant le complément de l’autre et toutes les deux interchangeables. Quoi qu’il en soit, le poète est égal à lui-même, à sa vocation d’astre. Char écrit en ce sens : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté ». Il n’y a pas là, me semble-t-il, de quoi mériter d’attiser la haine de tout ce qui est autorité et police envers cet innocent complexe qu’est le poète.[4] Peut-être est-ce à Keats que je demanderai les premiers éléments d’une raison, d’une justification éventuelle de ce rejet : « Le poète, écrit-il paradoxalement, est la moins poétique de toutes les créatures, car il n’est personne. Il cherche perpétuellement à se loger dans un corps ». Les autorités, la police n’aiment pas beaucoup ça : ce qu’elles veulent, on le sait, c’est un homme univoque, fût-il anonyme, avec une identité repérable confirmée par une carte sui generis. Le poète qui, pour être poétique, se doit d’être toutes les créatures, toute l’ouverture ouvrante, n’est peut-être personne, en attendant de naître à sa personnalité essentielle et irremplaçable. Or l’autorité, la police, qu’ont-elles à faire de la personne, de la dangereuse personne ? L’individu leur suffit. Lui, du moins, n’aura pas la tentation de leur susurrer irrévérencieusement à l’oreille la rengaine de Léon-Paul Fargue :
Dans le pays de Papouasie
J’ai rencontré la pouasie
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas papouète [5]
Salah Stétié
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[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal
[2] Friedrich Hölderlin : Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie Nationale, Paris, 2006.
[3] Cf. Salah Stétié : Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2002.
[4] René Char : Feuillets d’Hypnos, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[5] Léon-Paul Fargue : Pour la musique, Gallimard, Paris, 1919.
Communication faite lors de la 25ème Biennale Internationale de Poésie
qui s’est tenue au Palais des Congrès de Liège,
en Belgique, du 4 au 7 octobre 2007.
Que les pouvoirs n’aiment pas le poète, cela nous le savons depuis longtemps. Fruit défendu, la poésie ? Il est arrivé quelquefois que ce fût là, par excellence, le fruit plus que défendu : interdit. Interdit non seulement par le pouvoir en tant que tel, mais aussi par la loi de la cité, mais aussi par la loi de Dieu. Faut-il citer quelques noms de ces grandes victimes qui portaient, au nom de nous tous, la forme de notre refus et notre goût violent de la vérité et de la liberté ? Je nommerai Socrate, poète et philosophe, condamné pour avoir douté des dieux. Je nommerai – pourquoi pas ? – un certain Jésus qui savait rêver comme personne ne l’avait fait avant lui et dont la parole est un dire d’amour et de libération, condamné, lui, pour n’avoir pas douté de Dieu. Je nommerai, dans la suite des temps, un certain Villon, mauvais garçon que la police n’aimait pas et qui disparut par une nuit sans lune. Je nommerai un certain Chénier, dont la tête fut tranchée par le couperet de la guillotine, comme beaucoup d’autres certes, mais lui, le seul crime qu’on lui connaisse, c’est précisément (et symboliquement parlant) d’être poète. Je nommerai Maïakovski, autre “suicidé de la société” et la société qui le tue est la terrible société léniniste dont il voit les effets et dont il pressent les irréparables méfaits à venir. Je nommerai le cher et tendre et magnifique Federico Garcia Lorca qu’un certain général à chamarrures, bientôt dictateur à vie, n’aimait pas et qui, lui, n’aimait pas non plus les généraux à chamarrures. Lorca, notre frère-poète, assassiné au petit matin au nom de la prose militaire, de la droite au front bas et de l’orthodoxie sexuelle. Je nommerai Badr Chaker es-Sayyâb, instituteur communiste iraquien, l’un des plus grands novateurs de la poésie arabe moderne, chassé de la fonction publique par le régime militaro-bien-pensant de Bagdad et mort de pauvreté absolue et de maladie à trente-sept ans, son cercueil de pauvre suivi jusqu’au cimetière des pauvres par un seul homme, le dernier courageux de ses amis. Je salue enfin, parmi ceux qui méritent d’être salués (il y en aurait beaucoup d’autres, des centaines, des milliers, qui mériteraient notre salut ému et fraternel), Abdellatif Laâbi, qui, homme de douceur et de culture, homme de violence et de liberté libre, passa une dizaine d’années de sa jeune vie dans les geôles sinistres du non moins sinistre Hassan II.
Y a-t-il une malédiction ontologique qui pèse sur le poète dès sa naissance ? Baudelaire le croit et le dit dès le premier poème de Spleen et Idéal baptisé ironiquement “Bénédiction” :
Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :
– « Ah, que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !
Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,
Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » […][1]
Hölderlin, que Baudelaire n’a jamais lu, aborde le statut du poète dans sa confrontation avec le pouvoir, je veux dire “les puissances suprêmes”, non selon un point de vue métaphysique, mais éthique et proprement poétique, donnant au passage une définition essentielle de ce qu’il considère comme devant être la fonction de la poésie. Dans un texte célèbre, intitulé “Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand”, il prend position contre l’existence même de l’État, écrivant entre autres considérations : « […] Je veux montrer qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’y a d’Idée d’une machine. Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! – car tout État traite nécessairement l’homme libre comme un rouage mécanique […] En même temps je voudrais ici poser les principes d’une histoire de l’humanité et mettre à nu tout le misérable artifice humain de l’État, de la Constitution, du gouvernement, de la législation. Enfin viennent les Idées du monde moral, divinité, immortalité – renversement de toute croyance erronée, chasse à la prêtrise, qui depuis peu chasse la raison, à mener par la raison elle-même – Liberté absolue pour tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et qui ne doivent chercher hors d’eux-mêmes ni Dieu ni l’immortalité. Enfin, l’Idée qui les réunit toutes, l’idée de Beauté, le mot pris dans son sens platonicien le plus élevé. Je suis à présent convaincu que l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et beauté ne sont unies et apparentées que dans la beauté. […] La poésie reçoit par là une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; en effet, il n’y a plus ni philosophie ni histoire, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences et à tous les arts. »[2]
Cette résistance du citoyen à l’État, exaltée, magnifiée par le poète, – de l’État qui, au fond, ne serait qu’une fiction, pouvoir aussi factice qu’il est abusif, n’embrayant sur aucune réalité concrète et vitale, expliquerait l’hostilité du poète à l’égard de tout pouvoir institutionnel et proclamé comme il éclairerait, sans la légitimer pour autant, la méfiance de l’État à l’égard du poète, ce rebelle, ce refuznik, ce perturbateur-né. L’État, c’est la règle imposée ; le poète, c’est l’exception revendiquée. Entre les deux, Institution anonyme et personne vivante et distincte, c’est l’incompréhension, c’est le déni, c’est l’impasse. C’est Créon – l’ordre aveugle de la loi – face à Antigone qui représente l’ordre (le désordre) illuminé de la compassion et de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle Platon, Platon lui-même, exclut le poète de sa République (livre X). Car, de fait, le poète est ce perturbateur-né dont j’ai parlé et qui n’a de cesse de dérégler la cité réglée par le pouvoir, lui-même éclairé, selon Platon, par la philosophie. Le peintre, l’artiste, le poète tragique composent dans leur œuvre un monde, cela est vrai, mais ce monde est un monde faux, une illusion, ce qui les disqualifie notamment dans tout ce qui concerne la compréhension et la conduite des choses et des objets du monde réel. As-tu été législateur, chef de guerre, inventeur, éducateur ? C’est là le reproche et simultanément la question qu’adresse Platon à Homère. Comment le poète peut-il écrire s’il n’a pas lui-même une connaissance de ces choses ainsi que de leur usage. La force de la poésie est de donner aux passions, positives ou négatives, “le commandement de notre âme”. C’est pourquoi, écrit-il, « l’art implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement ». De ce fait, la politique ne peut qu’exiger que la poésie soit écartée, dépouillée de toute influence, – et le poète éloigné de la cité pour laquelle il représente un scandale et un péril.
C’est contre cette interprétation négative du rôle de la poésie que s’élève Hölderlin, lorsqu’il affirme que « la philosophie doit posséder autant de force esthétique que le poète » et qu’aussi bien « la philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique ». Shelley, de son côté, face à Platon et face à tous les pouvoirs, va même beaucoup plus loin : « Les poètes, affirme-t-il, sont les législateurs non reconnus du monde » et le grand poète romantique n’est pas loin, dans le secret de son âme, à vouloir leur confier le gouvernement des hommes. Les Empereurs chinois ne réservaient-ils pas aux plus lettrés de leurs mandarins, artistes, calligraphes, poètes, ce même type de responsabilité ?
Le Coran, des siècles après Platon, ne sera pas plus tendre ni plus compréhensif à l’égard des poètes – à qui il consacre, grand honneur, toute une Sourate, la XXVIème. Muhammad était pourtant amateur de poésie et autour de lui il y avait un groupe de poètes notoires. Ce n’est pas le fait de perturber l’ordre de la cité qui provoque l’ire du Prophète de l’Islam contre les poètes, c’est le fait qu’ils déconcertent les âmes et les consciences et, créateurs d’illusions langagières, ils remplacent de leur sorcellerie verbale, parole de fausseté, la parole de vérité émise par Dieu. En un mot, ces sont des “divagateurs”, mot que Mallarmé retrouvera plus tard pour son usage propre. Le poète est un erratique errant, un égaré-égarant : magicien et sorcier.
Quant aux poètes :
ils sont suivis par ceux qui s’égarent
Ne les vois-tu pas ?
Ils divaguent dans chaque vallée ;
ils disent ce qu’ils ne font pas
affirme le Coran dans la sourate citée plus haut (“Les Poètes”, XXVI, 224). « Ils disent ce qu’ils ne font pas », « ils divaguent » : c’est dire que ce sont des menteurs, au mieux des illusionnistes, et la réalité qu’ils tentent de susciter, de provoquer par l’unique pouvoir du verbe, finalement leur échappe et révèle au grand jour – une fois réduits tous les camouflages, impostures et déguisements – l’inanité sonore de leur entreprise esseulée et l’échec de leur ambition ontologique.[3] Platon ne serait pas loin de partager cette analyse, lui qui, pour sa part, reproche aux poètes, au même titre que Mahomet, de ne pas se saisir de l’Être et de n’être rien que les agents de l’Apparaître.
Mais, bien heureusement, les peuples ont résisté à ces condamnations théoriques. Le peuple grec comme le peuple arabe sont parmi les plus attentifs à la poésie qui se crée dans leurs langues respectives et le poète, pour ces peuples que l’Histoire a si souvent meurtris et déchirés, a été l’accompagnateur inspiré et souvent très efficace de leur indépendance durement conquise, après avoir été le noyau de la résistance à la mainmise étrangère et le porte-parole, au risque de sa vie quelquefois, de la libération revendiquée, synonyme pour eux de l’air qu’on respire, mobilisant ainsi les foules et les énergies. « Quand un jour un peuple veut la vie / force est au destin de répondre ! », proclame, contre la France, un vers célèbre de Abou’l Qassem al-Châbbi, le poète tunisien de vingt-cinq ans, de qui le poème dont ce vers est extrait deviendra par la suite l’hymne national de son pays. On voudrait citer les poètes algériens dont la parole souveraine a accompagné la guerre d’indépendance de l’Algérie. On voudrait citer, de Paul Eluard à René Char et d’Aragon à Pierre Emmanuel, les poètes français de la Résistance dont les mots ont été des talismans meurtriers contre l’hydre hitlérienne.
Ouverture ou résistance ? C’est bien plutôt de résistance et d’ouverture qu’il faudrait parler, l’une étant le complément de l’autre et toutes les deux interchangeables. Quoi qu’il en soit, le poète est égal à lui-même, à sa vocation d’astre. Char écrit en ce sens : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté ». Il n’y a pas là, me semble-t-il, de quoi mériter d’attiser la haine de tout ce qui est autorité et police envers cet innocent complexe qu’est le poète.[4] Peut-être est-ce à Keats que je demanderai les premiers éléments d’une raison, d’une justification éventuelle de ce rejet : « Le poète, écrit-il paradoxalement, est la moins poétique de toutes les créatures, car il n’est personne. Il cherche perpétuellement à se loger dans un corps ». Les autorités, la police n’aiment pas beaucoup ça : ce qu’elles veulent, on le sait, c’est un homme univoque, fût-il anonyme, avec une identité repérable confirmée par une carte sui generis. Le poète qui, pour être poétique, se doit d’être toutes les créatures, toute l’ouverture ouvrante, n’est peut-être personne, en attendant de naître à sa personnalité essentielle et irremplaçable. Or l’autorité, la police, qu’ont-elles à faire de la personne, de la dangereuse personne ? L’individu leur suffit. Lui, du moins, n’aura pas la tentation de leur susurrer irrévérencieusement à l’oreille la rengaine de Léon-Paul Fargue :
Dans le pays de Papouasie
J’ai rencontré la pouasie
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas papouète [5]
Salah Stétié
——————————————————————————–
[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal
[2] Friedrich Hölderlin : Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie Nationale, Paris, 2006.
[3] Cf. Salah Stétié : Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2002.
[4] René Char : Feuillets d’Hypnos, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[5] Léon-Paul Fargue : Pour la musique, Gallimard, Paris, 1919.