Catégorie : Regards sur la langue (Page 3 of 3)

Extraits d’ouvrages, articles, conférences

L’amour d’une même langue

Lors du Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Beyrouth en septembre 2002, parut un long entretien à Magazine, l’hebdomadaire libanais d’expression française, sous le titre « L’amour d’une même langue »

 Extraits :

  » Il y a dans la langue française une précision et une souplesse qui lui permettent de donner simultanément naissance à un philosophe de la plus haute rigueur comme Descartes au XVIIème siècle, et à un analyste des sentiments les plus troubles et les plus ambigus comme Proust au début du XXème siècle. Cette précision et cette subtilité n’existent pas au même titre en anglais par exemple ou en allemand, qui sont, comme toutes les langues d’origine germanique, des langues agglutinantes. Le français permet un jeu de balancier qui est favorable aussi bien à la dissociation des idées et à leur reconstruction, qu’à l’épanouissement ou à l’explosion des affects liés à l’inspiration poétique ou romanesque. Ce que je dis de la langue française s’applique parfaitement à la langue arabe, elle aussi langue de philosophie et langue de poésie à la fois. « 

  » Une langue n’est jamais à sens unique. Elle n’est jamais innocente. Elle est toujours porteuse de germes et de microbes qui la font vivre. Elle est également porteuse de projections intellectuelles, idéelles, éthiques, politiques, économiques, qui font partie de son histoire la plus intime. Je dirais même de son articulation vitale. Il y a, pour une langue, un cours naturel des choses comme il y en a dans la vie, parce que précisément, une langue est un organisme vivant. « 

  » (…), il importe de prendre toutes les mesures pour mieux résister à l’envahissement de l’anglais. Il y faut, notamment en France, une politique plus courageuse et plus généreuse en matière de francophonie. Car seule une telle politique permettra à tous ces peuples, aujourd’hui regroupés dans l’Organisation internationale des Etats francophones, de trouver et d’inventer leur propre chemin vers l’avenir. « 

  » (…), la francophonie est une culture, une civilisation, un mode de vivre et une communauté humaine. Tout cela relié par la pratique et l’amour d’une même langue. « 

Le français, l’autre langue

Extraits de Le français, l’autre langue, éditions de l’Imprimerie Nationale, 2001

La langue française est l’une de ces langues dont beaucoup d’hommes et de femmes, disséminés sur les cinq continents, ont besoin pour vivre. Cela ne veut nullement dire que d’autres langues, et notamment la langue nationale de chacune des communautés humaines qui composent le monde et qui sont autant d’unités linguistiques, soient de moindre intérêt ou de moindre importance. J’ai pour chacune des cinq mille langues confirmées dont sont tributaires les principales cultures de la planète le plus grand respect et, au-delà même du respect, la plus vive des fascinations. Une langue, c’est une histoire, avec tout un vivier d’hommes et de femmes, c’est une mémoire, c’est une structure mentale, conscient et inconscient pris dans la nasse des mots, c’est une sensibilité spécifique et souvent vertigineuse, ce sont des concepts et des valeurs, ce sont des points d’arrimage et des objectifs immédiats ou lointains. C’est dire ainsi qu’une langue, une langue vivante, c’est – passé et avenir traversés par la même courbe de vie – un projet. Un projet qui tient de toute sa force à l’événement, passé, présent, futur car rien dans le futur qui ne vienne du passé, et c’est peut-être là l’un des plus hauts enseignements de toute la langue que cette admirable chaîne impalpable, que cette continuité dans la prise qui est de l’ordre de l’immatérialité spirituelle.
Donc, salut à toutes les langues et, aussi, aux idiomes moindres, aux dialectes et à leurs dérivations, aux patois, aux modulations diversifiées au sein de chaque langage, aux accents. Avant d’aller plus loin, puisque le mot langage a été prononcé, comment ne pas saisir l’occasion pour rappeler les vers célèbres de Paul Valéry ?:
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE Discours prophétique et paré, Belles chaînes en qui s’engage Le dieu dans la chair égaré Illumination, largesse! Voici parler une sagesse Et sonner cette auguste Voix Qui se connaît quand elle sonne N’être plus la voix de personne Tant que des ondes et des bois!
Valéry dit qu’une fois sa place affirmée dans le langage, la chose – idée ou sentiment évoqué – perd ses contours spécifiques, sa nature naturée, pour se fondre dans l’universalité conceptuelle qui permet la communication. Je ne veux pas trop m’attarder sur cette notion aujourd’hui battue en brèche aussi bien par la linguistique contemporaine que par ces manipulateurs exceptionnels de mots que sont les poètes et pour qui il n’existe pas, en poésie du moins, ni de mots à valeur généralisée et abstraite, ni de chose idéelle capable de se projeter d’une manière décorporée dans la langue. Georges Schehadé s’est-il mieux exprimé, en la matière, quand dans sa pièce de théâtre La soirée des proverbes , il fait dire à l’un de ses personnage, Argengeorge, figure du poète, à propos du livre qu’il lit, Le jet d’eau grammatical: “C’est une étude volumineuse sur le langage et ses accessoires: la ponctuation et les idées […] Un traité sur l’émancipation des mots. Depuis le temps qu’on les marie, à l’église ou à la mairie, à la plume ou au crayon, ils aspirent à plus de conscience, à la vie heureuse des oiseaux et des lions”.
[…]
J’ai dit au début de cet écrit que le français était une langue pour vivre. Je m’en explique. Je suis arabe et je tiens à mon arabité. Qui est la forme la plus profonde de mon identité, matrice originelle, en quelque sorte. Mon père s’appelait Mahmoud et ma mère Raïfé, l’un et l’autre de la vieille souche beyrouthine. J’ai grandi dans les rites de l’Islam, un Islam souriant et tolérant, et dans les fastes quotidiens de la langue arabe, mon père étant un poète de bonne facture classique et ma mère une lectrice impénitente. Mon père, qui était linguiste et grammairien aimait passionnément sa langue qui lui tenait lieu de nourrice affective. Il me plaça pourtant, à quatre ans, entre les mains d’une autre nourrice qui me deviendra mère, cette langue française que je ne devais jamais plus quitter. Plus tard, je rencontrerai comme si je l’avais écrit moi-même et comme s’il célébrait ma propre mère, mère mentale s’entend, le fameux vers de Du Bellay: “France, mère des arts, des armes et des lois”.
[…]

J’entrais dans la langue française comme chez moi et le couvent qu’elle me paraissait parfois, je rêvais de le transformer en sérail, je veux dire d’adapter à ma propre structure intime les éléments d’un bâti imposé mais ductile et transformable.Car en cela réside le plus grand pouvoir de cette langue: c’est qu’elle est si sûre d’elle-même qu’elle n’a aucune peine à se laisser apprivoiser. C’est langue de vaste accueil que le français, et tous qui, venus de l’extérieur de la langue, se sont approchés d’elle pour se l’approprier, vous le diront: elle se laisse faire, mais à une seule condition: c’est qu’elle ne soit pas défigurée, sinon par jeu. Elle se laisse faire par jeu, dis-je, mais le jeu a ses règles et il est bon que ces règles soient observées. Observées, certes, dis-je encore, mais pas trop. Vous voulez jouer avec moi, dit la langue, pourquoi pas ? Mais que m’offrez vous en échange ?” C’est en cela, oserai-je le dire ? que la langue française est féminine, est femme. “Tu veux ou tu veux pas ?” disait il y a plus de vingt ans une chanson célèbre. A quoi répondait, sur un autre plan, une autre chanson fameuse de la même époque: “Je t’aime. Moi non plus”.
[…]
Et c’est ainsi que la France est, par sa langue, par sa culture, cette entité dont beaucoup ont besoin pour vivre. A elle seule, elle est le microcosme qui autorise les voies du futur. Celui-ci, le futur, puisera dans ses contrastes la légitimité de sa revendication de n’être pas uniforme. Il puisera dans la sorte de dynamisme même né de ce déséquilibre créateur dont les asymétries sont porteuses l’espoir d’une convergence nécessaire au-delà et par-delà les contradictions et les fractures. Ce n’est pas un hymne d’amour que j’entame ici, moi que la France a pu blesser souvent, je ne dirai pas par quoi comme je ne dirai pas non plus comment mon propre pays, le Liban, a pu si souvent me meurtrir, si souvent me réduire au désespoir. Ainsi sont les choses qu’il faut savoir les traverser, les dépasser pour parvenir à l’essentiel.

C’est la langue qui m’a parlé

Extrait de Sauf Erreur, entretiens avec Frank Smith et David Raynal, éditions Paroles d’Aube, 1999

QUELLES LANGUES PARLEZ-VOUS ?

Je me demande, moi qui suis plein de carrefours linguistiques, si j’ai jamais réussi à parler. Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé. Ajoutez à cela le conflit entre deux langues, de directions, de valeurs et d’origines tout à fait différentes, l’arabe d’une part. le français de l’autre, et vous voyez combien le débat linguistique en moi-même aurait pu être violent.
Eh bien, curieusement, il n’en a rien été. C’est vrai, entre mes deux langues mères, j’ai assez miraculeusement évolué. Je ne me souviens pas d’avoir subi d’oppression dans ce domaine, et cela pourrait tenir ­– ce n’est là qu’une hypothèse – au fait que, professionnellement et poétiquement. j’ai toujours été un frontalier, un douanier-passeur, un contrebandier, sans crainte ni complexe. Ni vu ni pris : c’est peut-être là une définition du passage clandestin, de cet insaisissable dont me parlait une fois René Char, citant, si je ne m’abuse. Denys d’Halicarnasse : « Dans les bras du ravisseur, il y a toujours l’imprenable. »
Bref, langue pour langue, libre de toute systématisation linguistique structurée d’avance, j’aurai parlé ma langue ou, en tout cas, j’aurai essayé de le faire. Il me semble que. malgré les apparences, le langage de poésie est aujourd’hui plus essentiel que jamais. Dans la césure où, du fait des médias, des techniques, des technologies, du Web et de tout le reste, on assiste à la montée irrépressible de nouveaux langages codés, il apparaît qu’outre l’usage utilitaire de la langue qui. lui, va de soi, la langue créatrice, la langue créative, la langue de toute mémoire d’avenir (formule que je reconnais comme hautement paradoxale) ne peut être que la poésie : « la langue de la langue », comme il m’est arrivé de la définir.
On peut être créateur dans une langue sans être forcément poète dans cette langue. Après tout, un romancier, un philosophe, un essayiste a, lui aussi, comme matière première, la langue, et. lui aussi, par la porosité de sa langue au réel et sa capacité de captation de ce même réel, il s’oppose à la montée des codes.
Mais. j’y insiste, c’est le poète qui est l’agent le plus actif face aux langages plus ou moins momifiés de la technique et de la technologie. Le poète n’est pas seulement un utilisateur de la langue : par l’invention dont il charge ses mots, par la nouveauté dont se lustrent ses images, par la liberté qu’il impose aux liaisons existant entre la langue et le monde, il est celui qui restitue chaque fois à la langue sa fraîcheur première. C’était déjà Mallarmé qui voulait « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Et c’est Stravinski qui affirme que la nouveauté en art, c’est de « chercher une place fraîche sur l’oreiller ». C’est enfin Adorno qui parle « du muet dans la langue », autrement dit de ce silence interactif qui travaille autour d’un noyau central infracassable – comme le noyau infracassable de nuit de Breton – à faire rayonner sombrement. doublant leur lumière, le sens des mots, devenus chacun « soleil noir ».
Djelâl-Eddine Roûmi, le grand poète soufi du XIII° siècle, l’énonce à sa façon. Parlant de Dieu :  » Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes « , écrit-il.

 

La preuve par le fruit

Extrait de « La Preuve par le Fruit », in Le Nibbio, éditions José Corti 1993

Comme le fruit se fond en Jouissance Comme en délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt… Paul Valéry (Le Cimetière Marin)
Plus que toute autre langue, ce qui distingue le français, c’est son fruité. Un fruité profond et simple comme celui d’une pomme reinette. Il est des langues plus que le français solennelles, il en est de plus mélodieuses peut-être, ou de plus capables de rêve : il n’en est point de plus riches en parfum, de plus délicates en saveur. Racine est une corbeille de fruits, tout de limpidité, et sous ces fruits, on le sait de reste, un serpent s’est glissé qui, endormi, se réveillera. Syllabe aprés syllabe, l’on déguste Racine apparemment avec facilité – « comme en délice il change son absence » -, et quel miraculeux épanouissement dans la bouche à travers chacune de nos papilles ! Jusqu’à ce que se manifestent les terribles sucs agissants. Ce que je dis de Racine, je pourrais le dire de Stendhal, je pourrais le dire de Nerval, je pourrais le dire de Baudelaire et de tous autres prestigieux « manieurs de mots », tant le Jardin à la française me paraît, en réalité, un verger. Un verger ou, à tout le moins, cette « orangerie » en qui, sous le Grand Siècle, on préservait à l’automne et en hiver les précieux arbustes. Oui, il y a un rapport, et qui n’est pas gratuit, entre cet usage prudent du fructifère et le soin avec lequel chacun des écrivains français d’importance prétend ensoleiller la langue de telle lumière qui lui est propre et, tout à la fois, la préserver du mal qui pourrait lui venir si, par hasard, elle était trop exposée. Le fruit, le fruité, sont le résultat d’une balance intérieure, trébuchet à peser on ne sait quel or invisible, qui autorise la langue à retenir assez d’elle-même pour se nouer, pour se former en tant que substance, et, simultanément, pour libérer d’elle-même et en elle-même le fluide et le volatil en d’étranges spécificités insubstantielles. J’entends : en autant d’affirmations spirituelles que le français, hexagonal ou multi-continental, compte de formulateurs, chacun gardien d’un arbre et d’un terreau.
Cette dialectique du noué et du dénoué, cet équilibre du substantiel et du spirituel, de l’imprudence et de la prudence, ce risque calculé, ce balancier mystérieusement tenu entre le spécifique et l’universel, cette langue qui doit rester assez neutre là où elle s’organise objectivement en système de signes abstraits pour que, là elle se « désorganise » subjectivement, du fait de Pierre et de Paul, elle puisse se colorer en transparence de la couleur précise de l’un ou de l’autre – cette dialectique, je ne vois point qu’une autre langue en autorise avec autant d’assurance le subtil et puissant maniement. L’anglais absorbe l’anglophone ; l’arabe, langue sacrée, langue du Coran, convertit l’arabophone aux valeurs immuables dont il a charge. L’anglais est naturellement anthropophage, et, à travers notamment sa version américaine, il en arrive à être autophage (grande langue pourtant que celle-là et dont on mesure la grandeur précisément, ce type d’ « impérialisme » fascinateur qu’elle exerce, par des voies diversifiées, sur l’entière planète en ses communautés contrastées, – fascinateur, certes, et, quelque part, dévastateur…). L’arabe, langue rituelle de prés d’un milliard d’hommes, attire elle aussi et fascine, mais son emprise, essentiellement méditative, est de nature culturelle et, d’aucune façon, elle n’a cette domination utilitaire qu’a l’anglais devenu, par la force des choses, la langue privilégiée des réalismes.
Le français hexagonal comme un diamant, et multi-continental comme un diamant plus gros, le français joue de toutes ses facettes, étincelle de toutes ses ambiguïtés. Et, à y réfléchir, le français n’existe pas. Ou, s’il existe, ce serait à l’état de projet, de projet perpétuel. Je veux dire que cette langue, à la fois jeune et vieille, jeune par une latinité en elle impérissable, vieille comme une écorce d’arbre qui s’accroît année aprés année, anneau aprés anneau, que cette langue, donc, est simplement, est organiquement vivante. Comme tout ce qui est vivant, elle tâte, elle tâtonne, elle bricole, elle se bricole. Elle bricole au fil des temps et des jours, au jeu nuancé des espaces et des ethnies, des instruments ici de plus en plus perfectionnés, là mystérieusement rudimentaires encore, pour toucher la totalité du réel et le capter selon qu’il est captable. Généralités, peut-être, que tout cela, que ces considérations qui ne s’embarrassent pas de preuves. La marche, aprés tout, se prouve en marchant. Et qui prétendra que ce fruit, par-delà ou en deçà du long nocturne travail qui va le chercher dans la terre, oui, qui prétendra qu’il se doit de fournir au jour une autre preuve que sa succulence ?

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