Catégorie : Regards sur le monde (Page 2 of 3)

Homme fini, paysage infini

Entretien sur la poésie réalisé par Audrey Hadorn, au sujet de la thématique de cette édition du Printemps des poètes :

« D’infinis paysages… »

« Exprimer les liens profonds qui unissent l’homme à la nature, les célébrer ou les interroger est un des traits les plus constants de la poésie universelle. Mers et montagnes, îles et rivages, forêts et rivières, ciels, vents, soleils, déserts et collines, la plupart des poèmes porte comme un arrière-pays la mémoire des paysages vécus et traversés. Se reconnaître ainsi tributaire des infinis visages du monde, c’est sans doute, comme le voulait Hölderlin, habiter en poète sur la terre. »
Jean-Pierre Siméon,
Directeur artistique de l’association Printemps des poètes

Question 1 : Tel est l’édito de Jean-Pierre Siméon sur cette édition 2011 ayant pour thème d’ « Infinis Paysages ». Qu’est-ce que cette thématique vous inspire ?

Cette thématique ne m’inspire rien de particulier, tant elle me paraît aller de soi. Depuis toujours, il existe un lien très étroit et très fort entre l’homme et son environnement naturel, surtout si cet homme est poète. Le poète appelle à lui les images, les signes et les figures de son jardin qui est le monde pour en nourrir son inspiration et, dans certains cas, à travers l’émotion immédiate reçue du paysage, serein fût-il, ou grandiose et sauvage, pour enrichir le trésor de ses projections symboliques. Rappelons-nous Baudelaire :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers

Le “Jardin de nature” a irrigué la sensibilité poétique en Orient et en Occident, au Nord et au Sud de la planète, tout ce fourmillement d’étoiles au-dessus de nos têtes, et cela, je l’ai dit, de tout temps, certaines langues et certaines époques se révélant plus sensibles que d’autres à cet envahissement, disons mieux à cette osmose puissante et créatrice entre l’homme et le monde. Il arrive d’ailleurs, souvent, que le paysage observé se charge d’imaginaire qui en multiplie le pouvoir affectif par l’entrée en scène de l’inconscient. Les poètes, du type Hugo, ou Nerval, ou Baudelaire, ou Rimbaud, ou Lautréamont, et plus tard la poésie de notre modernité – les surréalistes notamment, mais aussi Apollinaire, René Char, Saint-John Perse, Pierre Jean Jouve, Rilke en Allemagne, Segalen en Chine, etc. – ont étendu les pouvoirs du paysage à l’infini en y introduisant des éléments neufs issus d’explorations et d’expériences personnelles qui font exploser le cadre strict du panorama observable et spontanément identifié. Les grands peintres de notre modernité (Ernst, Masson, Balthus, Dali, Klee) n’ont pas procédé autrement et, du coup, poètes et peintres se sont appuyés les uns sur les autres et multiplié leur capacité d’invention. En somme, le paysage visible donne accès au paysage invisible, autrement dit à l’infini. On peut donner congé au vent des apparences faciles. La Tour Eiffel est désormais bergère des ponts, ce qui, grâce à la vue-vision d’Apollinaire, nous devient évidence.

Question 2 : Comment la thématique « d’infinis paysages » résonne-t-elle par rapport à vos écrits ?

Je pense avoir déjà répondu à cette question. Ma poésie, la totalité de ma prose, puisent leur meilleur dans la fluidité de ces passages que je viens d’explorer brièvement.

Question 3 : La programmation décline la thématique au sens large, y compris en incluant une dimension sociétale et politique avec les thèmes de frontières et des sans-papiers. Le poète doit-il jouer un rôle politique ? La poésie est-elle un contre-pouvoir ?

Certes le poème est lié par ses racines les plus secrètes au milieu dans lequel il a vu le jour, ses mots, ses intonations sont colorés par la lumière de ce milieu, c’est ce qu’on peut constater chez les poètes apparemment les moins engagés. Cela dit, je ne vois pas en quoi le thème de l’infini paysage peut inclure les graves problèmes que vous rappelez : celui des sans-papiers, celui du libre passage des frontières. C’est là un tout autre registre et ce sont là des questions qui méritent réflexion pleine et entière, et non plus par le biais d’un raccord esthétique. La poésie est-elle un contre-pouvoir ? Bah ! Elle n’intéresse, hélas, presque personne aujourd’hui. Elle eut pourtant dans l’histoire un important impact politique : dans la société arabe pré-islamique, dans des périodes révolutionnaires (les poètes de la Révolution russe, par exemple : Maïakovski ou bien Alexandre Blokh) ou les poètes de la résistance, de toutes les résistances (en France, sous l’occupation allemande, en Palestine, sous l’occupation israélienne des territoires). Cela dit, chaque fois qu’il y a oppression et tyrannie, il appartient au poète de parler hautement, durement : Césaire l’a fait, Mahmoud Darwîch l’a fait, d’autres, beaucoup d’autres seraient à citer, et avant tout cela, à l’avant-garde de la parole revendicatrice et libératrice, le Victor Hugo des Châtiments.

Au sujet de l’art poétique et de la place du poète dans notre société

Question 4 : Quelle place occupe d’après vous la poésie dans la société d’aujourd’hui (notamment par rapport à la place qu’elle avait dans la société des années 20 avec le surréalisme ou dans les années 40 avec la poésie de la Résistance qui ont donc contribué à modifier en profondeur le monde)? Et pour quelles raisons?

La poésie n’occupe aucune place dans la société d’aujourd’hui, du moins dans les sociétés occidentales dont le dieu honoré et adoré est l’efficacité économique. Il n’y a plus de grands et vrais poètes en Allemagne, le pays de Goethe, de Hölderlin, de Novalis, de Rilke. Il n’y a plus de poète important aux États-Unis, le pays de Walt Whitman. Il n’y en a pas non plus en Angleterre, le pays de Keats. Et quant à la France, les grands poètes de la deuxième moitié du XXe siècle sont en train de disparaître l’un après l’autre : Du Bouchet avant-hier, hier Césaire, aujourd’hui Glissant… Pourquoi plus de poètes ? je n’en sais rien. Par épuisement de l’émotion au profit de l’inquiétude vitale, par moins d’attachement à la parole et moins de goût pour le partage… On dirait d’une dynamique cassée, d’un ressort irréparablement brisé, d’un vocabulaire oublié, d’une dimension majeure de l’être soudain horriblement défigurée et démantibulée.

Question 5 : Quel est votre rapport au monde en tant que poète ?

C’est un rapport continu, interrompu, simple et à la fois multiple. Tout chez moi devient allégorie, comme dit en substance Baudelaire, pardon du rapprochement, mais c’est chez moi, dans le grand âge qui est désormais le mien, le constat de l’expérience. Je reçois toute chose, tout être, tout événement en plein visage et, aussitôt, le grand jeu de l’interprétation et de l’anamorphose se déclenche et tout de ce qui m’arrive est lu par moi simultanément en lecture première immédiate, et en lecture seconde : qu’est-ce que cela veut dire ? s’interrogeait Mallarmé ; oui, qu’est-ce que ça veut dire ? Tout s’écrit pour moi, à un moment donné, sur fond d’absolu. Un absolu paradoxal, puisque je ne comprends pas le sens de ce mot en dehors d’une référence à un dieu et qu’en ce qui me concerne cette référence n’existe plus. Je vis dans les relativités du monde entre lesquelles les mots, mes mots entre autres, essaient de créer une “corrélation signifiante” aussi fragile, hélas, et aussi signifiante que la toile de l’araignée. Cette toile d’araignée comme le monde, les aspects innombrables du monde, pour les réunir au centre, en un lieu où par le seul fait de leur centration, les choses dispersées prennent sens : un sens de beauté, notre seule approche de l’absolu étant dans la révélation, si évasive soit-elle, de ce sens lui-même porteur d’une fulgurance, ligne d’horizon en feu à la crête des mots. C’est peut-être philosopher un peu trop. Pardonnez-moi.

Question 6 : L’absence d’un grand courant esthétique clairement identifiable dans l’art poétique aujourd’hui vous semble-t-elle à l’origine d’un manque de visibilité des poètes auprès du grand public ? Ou pensez-vous au contraire que la poésie dans sa multitude de mouvements incarne une liberté absolue, presque révolutionnaire dans sa dynamique sans limite, dans un monde régi par des codes ?

Dans le temps, en effet, l’appartenance d’un poète à un groupe identifié ou un courant, à un mouvement, fût-il politique, parfois à une revue importante, lui assurait une visibilité plus grande d’abord parce que le mouvement ou la revue auxquels appartenait ce poète lui servait de garant auprès de l’opinion de tel ou tel public acquis d’avance, ensuite parce qu’un mouvement ou une revue avait plus de moyens et donc plus d’impact qu’un individu isolé, enfin parce que la poésie de ce poète profitait de l’effet multiplicateur provoqué par d’autres œuvres à côté de son œuvre, d’autres poètes à côté de sa personne et qui, à l’occasion, lui servaient de boucliers, et d’autres motifs que littéraires ou seulement poétiques. Il est évident que les poètes communistes – Aragon et Paul Éluard en premier lieu – ont tiré profit, grand profit, quelle que fût par ailleurs la qualité de leur talent, de leur affiliation au puissant parti communiste de leur époque. Les surréalistes, par la violence de leur action publique et leur extraordinaire propension à l’insolence et à la perturbation sous toutes les formes que celle-ci peut prendre, ont beaucoup aidé les membres du groupe (poètes ou peintres) à se faire connaître et même à s’imposer. La première NRF, revue qui, par sa qualité et son exigence, a permis à ses auteurs d’être repérés et reconnus comme les plus significatifs et même les meilleurs de leur temps et contribué à leur classement privilégié dans la mémoire de leur époque. Il en fut de même au milieu du XIXe siècle pour les Romantiques en leur mouvement ; peut-être même, au XVIe siècle, pour les poètes de la Pléiade formant groupe. Les choses ont bien changé pour nous. Heureusement. Nous ne croyons plus aux mouvements ni aux groupes. Le poète, au demeurant peu entendu et peu sollicité désormais, est lu par quelques-uns d’une lecture intime, secrète, complice, identifiante. Si donc il est beaucoup plus vulnérable dans son rapport avec le public, il est bien plus libre dans son propre rapport avec sa création et celle-ci, par la force des choses, se concentre sur elle-même, s’approfondit, se noue sur le noyau mystérieux du silence interne qui lui a donné naissance, tend la main – par-delà le public actuel préoccupé de problèmes du jour le jour – à quelque public de l’avenir, même étroit, attaché à la reconquête de sources de la langue et du mystère de l’être.

Question 7 : Pour des lecteurs qui ne connaîtraient pas votre œuvre, quel(s) ouvrage(s) leur conseilleriez-vous pour découvrir votre univers ? Pour quelles raisons ?

Il faut toujours lire, d’un poète qu’on ne connaît pas, le premier livre et le plus récent. Pour réunir en une seule prise la fleur naissante et le fruit advenu, et de la sorte obtenir un trajet. En ce qui me concerne, je conseillerai à un lecteur intéressé par mon œuvre de commencer par la lecture de mon recueil augural L’Eau froide gardée (Gallimard, 1972) et de poursuivre, dans le même mouvement, par la lecture de mon recueil Oiseau ailé de lacs (Fata Morgana, 2010). Puis, par la suite, de lire ce qui lui plaît, poésie ou prose, entre ces deux bornes. La collection Bouquins (Robert Laffont) a publié en 2009 une partie de mon œuvre, un fort volume de 1200 pages intitulé En un lieu de brûlure : on peut aussi m’aborder par là si l’on veut.

Question 8 : Quelles œuvres poétiques vous ont influencé ou vous ont accompagné dans votre vie ? 

J’ai lu beaucoup d’œuvres, issues de beaucoup de cultures (l’arabe et la française, bien sûr, mais aussi combien d’autres !) qui m’ont profondément touché, impressionné, sans doute partiellement modelé. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup fréquenté, étudiant à Paris, Pierre Jean Jouve et Henri Michaux (mais je connaissais par cœur Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud). Plus tard, diplomate à Paris, j’aurai comme collègue à l’Unesco Pablo Neruda, je recevrai Ungaretti, et chez moi, ambassadeur en Hollande, tous les poètes de ma génération : d’Adonis à Michel Deguy, d’Yves Bonnefoy à André Pieyre de Mandiargues. Arrêtons cette vaine énumération, si même émouvante. Je rappelle que je suis d’origine libanaise : à Beyrouth, au sortir de l’adolescence, j’ai eu l’immense privilège de côtoyer un poète parmi les plus purs qui soient : Georges Schehadé, et un maître qui fut pour moi (comme il le fut pour Schehadé et pour Jabès) LE maître : Gabriel Bounoure, alors directeur de l’École Supérieure de Beyrouth et, homme de très haute culture, critique de poésie très écouté et très admiré de la NRF. Par lui, l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth était devenue Saïs et nous les disciples à Saïs. La poésie nous était tout. Elle l’est restée pour moi, enfant du premier jour.

Soirée de présentation du Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France, éditions Robert-Laffont, le mercredi 2 octobre 2013 au musée de l’histoire de l’immigration

dico bouquin

Avec la participation, dans l’ordre d’intervention,  de Jacques Toubon, Jean-Luc Barré, Pascal Ory, Marie-Claude Blanc-Chaléard, Mercedes Erra, Tobie Nathan, Salah Stétié, Marek Halter et Manuel Valls (ministre de l’Intérieur)

 

La beauté est peut-être le sens de l’univers

« La beauté est peut-être le sens de l’univers »

Peu avant l’hommage que lui rend la Bibliothèque Nationale de France qui se terminera par un colloque le 4 avril, le poète Salah Stétié accorde un entretien exclusif avec le futur site http://www.LeNouveauCombat.fr . Dernière partie : « La beauté est peut-être le sens de l’univers ».


Salah Stétié – « La beauté est peut-être le sens… par lenouveaucombatfr

Salah Stétié, le monde post-humaniste

« Le monde post-humaniste »

Peu avant que la Bibliothèque Nationale de France ne lui rende hommage dans une exposition, un entretien exclusif avec le grand poète franco-libanais Salah Stétié. Premier extrait : le « Nouveau Monde »? Une civilisation post-humaniste. L’exposition sera visible à partir du 5 mars et l’intégrale de l’entretien bientôt sur un nouveau média, lenouveaucombat.fr 


Salah Stétié, le monde post-humaniste par lenouveaucombatfr

Questions sur un très vieux rivage

Texte écrit à l’occasion d’une série de conférences en Inde du 6 au 20 décembre 2011 (New Delhi, Chennai, Pondichery)
La Méditerranée existe-t-elle ?

Sur la carte, la Méditerranée est cette espèce de faux rectangle bleu qui fait semblant de se fermer jalousement sur lui-même mais, si l’on observe attentivement, on la voit qui s’ouvre par trois portes, étroites il est vrai, sur l’immense et multiple univers ; mêlant à Gibraltar ses eaux à celles de l’Ouest atlantique ; accueillant avec précaution par le canal de Suez le monde énigmatique et les dieux du Sud et de l’Est ; tendant, entre les rives du Bosphore, ce qu’on appelle si joliment « un bras de mer » vers les dieux, anciens et nouveaux, du Nord et du Nord-Est. Ainsi, par trois portes seulement, la Méditerranée parvient à regarder vers les quatre points cardinaux. Dans cette démarche improbable du trois qui sait être quatre, je veux voir un symbole du destin singulier de la Méditerranée ; où les mesures les plus précises sont faussées par l’intervention du miracle ; où l’inspiration qui n’est, au demeurant, que la réponse à l’aspiration, vient faire, à chaque instant, voler en éclats le règne des règles.*Or, j’entends bien que ces règles, c’est nous, Méditerranéens, qui les avons inventées. Le goût et le sens des définitions, la loi écrite, le code, sont des créations spécifiquement méditerranéennes. Nous avons imaginé de diviser, puis de choisir ; de séparer, puis de bâtir. Nous n’avons voulu garder dans notre choix – on nous le reprochera, d’ailleurs, souvent – que les éléments susceptibles de rendre l’univers habitable. Pour assurer nos conquêtes sur l’incohérence et le tumulte, nous avons eu le courage de faire violence à la nature : nous avons inventé la ligne droite : la colonne ; la sphère – et la demi-sphère : la coupole. Nous sommes les pères du syllogisme, du nombre d’or, et de ce syllogisme déguisé qu’est l’arabesque : ces signes de notre culture ont ceci de commun qu’ils veulent intégrer l’autre en le ramenant au même afin qu’à travers et au-delà de la diversité illusoire des apparences, ils rejoignent le lieu d’identité. À l’heure où les Maîtres ténébreux de la profonde Asie imposaient à l’homme de s’évanouir et de se fondre dans la respiration obscure du Cosmos, nous avons convoqué et adopté cette assemblée de dieux heureux et légers, dont les temples ruinés continuent de dresser, sur tous les rivages de la mer partagée, leur défi souriant. Ainsi l’anthropomorphisme est-il, lui aussi, une philosophie proprement méditerranéenne. A la frontière du logique et du moins logique, du clair et du moins clair, nous avons capté ces rapports les plus ténus et les plus fluides où l’esprit réfléchit le monde, qui le lui rend, pour d’éternels et d’harmonieux échanges. Vieille image : Orphée chante, et les villes s’édifient.

*

Mais voici le drame, voici le déchirement, voici le terrible moment où la Méditerranée, parvenue à l’une des extrémités d’elle-même, s’ouvre et fuse. Orphée, l’architecte, le bâtisseur en plein soleil de villes et d’ordre, souffre d’une infirmité secrète. En lui s’élève, de plus en plus pressant, l’appel d’une noire Eurydice perdue. Et cette voix de la mariée noire et belle, ce chant profond, ce cante jondo comme dit l’Espagne, comment Orphée l’envoûté du chant, saurait-il se soustraire à sa fascination ? I1 lui faut, suivant l’inflexion de sa courbe personnelle orientée par l’aimant d’une vocation, découvrir le seuil des enfers et entreprendre ce périlleux chemin à l’envers des choses qui est, sans nul doute possible – peut-être simplement parce qu’il s’empare d’une nouvelle direction imprévisible de l’être – le chemin vers une vérité.

Cette remise en cause de l’ordre de surface à l’instant même qu’il semble s’élever dans le temps d’une gloire définitive, c’est cela qui est méditerranéen. Cela explique peut-être, en partie, que l’immense et complexe machine de l’Empire romain se soit arrêtée un jour, déconcertée, devant les mots tranquilles que prononçait un pauvre Nazaréen. Et voyez : le christianisme, comme avant lui le judaïsme et comme, après lui, l’islam, toutes religions nées dans cette région du monde qu’il faut bien dire inspirée, ces religions, au lieu de mordre à 1’est de leur berceau, sur l’Asie, – Asie à laquelle appartiennent géographiquement et la Palestine et la presqu’île Arabique –, sont allées d’abord, comme par l’accomplissement inéluctable d’une exigence intérieure, vers la Méditerranée. La Méditerranée dont elles ont, selon divers itinéraires et en de diverses saisons, colonisé spirituellement le pourtour.

*

Certes, cela ne s’est pas fait tout seul. Hommes de Méditerranée, nous sommes, ai-je dit, les hommes d’un certain ordre. Et c’est pourquoi nous commençons par récuser violemment Jésus-Christ ; nous dénaturons Al-Hallâj ; nous persécutons Galilée. « Et pourtant… », répétait celui-ci, sous 1’urgence de l’accusation d’impiété. Et nous finissons par admettre qu’il avait raison, et nous lui élevons un tombeau au sein même de l’Eglise de Santa Croce.

*

Hommes d’un certain ordre, mais non d’un ordre certain, définitif. Notre vérité, chèrement acquise, est au prix de cette hésitation, de cette réfutation permanente du pour par le contre, du contre par le pour. C’est parce que nous rectifions sans cesse l’un par l’autre que nous avons l’air peut-être, aujourd’hui, d’avancer plus lentement, plus timidement que d’autres races ayant su se satisfaire plus vite que nous, en nous empruntant délibérément l’un ou l’autre terme de notre féconde ambiguïté. Un jour, assure t-on, le peintre espagnol Juan Gris dit à Braque : « J’aime la règle qui corrige l’émotion ». Et Braque – si souvent méditerranéen par le vœu et les affinités de l’œuvre – de répondre : « J’aime l’émotion qui corrige la règle ». Ainsi, entre la règle et l’émotion – qui est, n’est-il pas vrai ? le moindre nom de la passion – se joue constamment notre destin.

*

C’est ici que je voulais en venir. Je me demandais, au début de cette rêverie, si la Méditerranée existait. Elle ne saurait, dis-je, être et se poursuivre que comme une conjonction finale de nos apports et de nos signes les plus contradictoires, elle ne saurait s’établir réellement, face aux immenses empires élémentaires qui se sont édifiés en portant à leur terme ultime, et jusqu’à la caricature, un profil ou l’autre de notre définition de la liberté et de la justice, que par une nouvelle synthèse plus vivante, plus englobante, de la justice et de la liberté. La gestation en Méditerranée de cette nouvelle liberté, de cette neuve justice, c’est peut-être ce à quoi nous assistons aujourd’hui : et cet enfantement, nous le voyons, est sanglant et tragique. Mais l’essentiel pour nous, vieux peuples méditerranéens, c’est qu’à l’heure où un défi aveugle et stupide risque de désarticuler et de réduire le rythme primordial de nos histoires nationales, de notre histoire commune, à l’heure où tant de noires querelles – tout au long du dernier demi-siècle – ont si souvent semblé tourner monstrueusement au mépris, l’essentiel, c’est que ceux pour qui, dans l’univers, la Méditerranée est feu de ralliement, que ceux-là, contre toutes les formules imposées et toutes les politiques “de fait”, veuillent bien mettre en doute le mauvais ordre des choses et partir, solitairement s’il le faut, à la poursuite de l’Eurydice perdue. « Le monde, affirmait Gide, sera sauvé par quelques-uns ». Notre Méditerranée aussi.

*

Et me voici toujours à m’interroger anxieusement, et triste de n’avoir trouvé aucune réponse à cette question qui est peut-être la seule que je désire poser au bout de toutes les autres : aujourd’hui, par temps de guerre et d’injustice, la Méditerranée existe-t-elle vraiment encore ? Oui, je crois qu’elle existe et qu’elle n’est, tout compte fait, que notre interrogation tremblante à son sujet.

Lire aussi en anglais / English version 

Invité en Inde décembre 2011

Série de conférences et lectures en Inde

Invité par l’ambassade de France, l’Institut français et l’Alliance française à faire une tournée de lectures et conférences en Inde (du 6 au 20 décembre 2011 à New Delhi, Chennai et Pondichery), Salah Stétié s’est adressé à divers auditoires, universitaires et grand public, évoquant différents thèmes liés à la Méditerranée et à la poésie :

Méditerranée et Poésie

Questions sur un très vieux rivage

Sur la poésie

Méditerranée et poésie

Méditerranée et Poésie

Texte écrit à l’occasion d’une série de conférences en Inde, du 6 au 20 décembre 2011 (New Delhi, Chennai, Pondichery)

Aujourd’hui par tous les problèmes qu’elle pose, la Méditerranée se trouve au centre des préoccupations de la planète. Longtemps on l’avait crue morte, devenue aux yeux des civilisations plus actives et plus dynamiques du Nord, une Méditerranée-musée, un espace monumental voué aux grands raffinements des plus belles créations esthétiques du passé, vaste dépôt des plus ingénieuses inventions de cultures, voire de civilisations désormais effondrées sous leur propre poids prestigieux : l’Égypte, la Grèce, l’Empire romain, Byzance, l’Andalousie, l’Empire turc, Venise, les grands Empires occidentaux – espagnol, français et anglais, notamment –, établis par la force des armes, par le pouvoir de la technique et de la technologie, sur les rives sud et orientale de la plus féconde des mers. Mer où sont nés tous les mythes qui nous gouvernent, mer des trois credos abrahamiques, mer où la grande poésie épique et lyrique a vu le jour, mer des philosophes, penseurs de l’un et du multiple, qui n’ont cessé de nourrir, et aujourd’hui encore, notre pensée sous toutes ses formes.

Non, la Méditerranée n’est pas morte et le poids de ses cultures contrastées et complémentaires ne l’a pas tuée. Finie l’emprise coloniale après la fin de la seconde guerre mondiale, voici qu’elle se réveille, comme parfois ses volcans, avec violence, qu’elle réclame sa place dans le nouveau concert des nations, qu’elle veut l’indépendance, la reconnaissance de ses identités multiples, la justice, l’égalité avec l’Europe, continent orgueilleux prétendant, non sans difficulté, rétablir sa suprématie sur le monde malgré son unité toujours point reconquise. Les revendications de l’autre rive se font dans l’irrationalité souvent, dans le désordre et dans le sang, le tout, longtemps attisé par l’aveuglement et l’incompétence des plus puissants (au premier rang desquels les États-Unis) et par l’impéritie des autres, les États européens en particulier. C’est cela que traduisent à leur façon les actuelles “révolutions arabes”.

Comment dans ces conditions, résoudre les questions nouvelles et souvent terribles qui se posent et ne trouvent pas, depuis un demi-siècle ou des dizaines d’années selon le cas leur solution ? L’interminable conflit israélo-arabe, la montée des intégrismes, l’éclatement du Liban, les effets du terrorisme en Afrique du Nord, l’instabilité et les impasses de l’ex-Yougoslavie, la volonté de la Turquie de faire partie intégrante de l’Europe… et, dans la proximité de tout cela, les guerres d’Irak et d’Afghanistan, point encore vraiment dépassées, issues d’une mondialisation mal pensée et mal faite.

L’analyse politique le dispute à la poésie multimillénaire d’un monde à qui nous devons une part essentielle de notre être-au-monde, au-delà de l’histoire inimitable de cette mer humaine, où culture et violence convergent, mère des prophètes, des poètes, des philosophes et de quelques autres prodigieux visionnaires. Un tel monde placé à la source des mythes et des principes immémoriaux rêve désormais et dessine le projet d’un nouvel équilibre entre les rives nord et sud d’une mer partagée géographiquement, historiquement, culturellement, poétiquement.

*

Entre Méditerranée et poésie, il y a depuis toujours, une sorte de pacte. Peut-être parce que la mer, et justement cette mer-là, suffisamment engageante et familière pour que 1’homme de 1’aube des temps osât s’y risquer, fut la première à ouvrir devant la rêverie 1’espace du voyage. Et la poésie, d’abord, est voyage. Peut-être parce qu’à travers les risques du voyage, et 1’inévitable désenchantement, cette mer ouvre aussi, comme se forme un sillage, 1’espace nostalgique d’un retour. Et la poésie, ensuite, est retour.

Tel est, me semble-t-il, l’un des sens possibles de cette double postulation contradictoire, enfermée dans ces tout premiers monuments poétiques de l’humanité – de l’humanité qui fut, d’abord et avec détermination, méditerranéenne –, monument aux deux ailes déployées, dont l’une est l’Iliade, l’autre l’Odyssée.

Le lieu sans lieu de la poésie se trouve ainsi dangereusement défini. Au point d’intersection des forces, elle est la déroutée, la déconcertée, la déchirée par excellence, la fiévreuse, la non-apaisée. Et cela ne veut pas dire que son chemin n’existe pas, mais que tout chemin qu’elle trace est traversé par un chemin contraire. Ainsi va-t-elle et son ivresse n’est point jouée.

*

Mais la Méditerranée précisément, la Méditerranée de la vigne et du vin, refuse 1’ivresse. D’autres régions du monde, avec leurs peuples, feront de la poésie 1’occasion de grandes ferveurs paniques. Puisque déroute il y a, sembleront-elles dire, qu’elle soit du moins complète ! L’homme de la Méditerranée, dans son trouble, continue de tenter de maîtriser son pas. Navigateur, oui, jeté par son propre vertige et cette soif aiguisée par l’air salé dans les incertitudes de 1’univers, il a appris très vite, par besoin de salut, à repérer dans 1’énigmatique foisonnement les quelques points fixes à quoi accrocher tout le visible, et tout l’invisible, et le fugace, et le fuyant. Ainsi, par défi à l’angoisse informe de la mer, est née la géographie calme du ciel. Ainsi la poésie, j’entends celle des Méditerranéens, nous enseigne à contenir nos doutes jusqu’à les réfléchir dans quelque interversion qui, sans les dénaturer, les consomme et les consume dans le feu des figures. Celles-ci, pour être stables, n’en sont pas moins lointaines et, surplombant le destin qu’elles orientent et guident, elles maintiennent âprement, entre 1’homme et son inaltérable étoile, toute la profondeur nocturne, 1’agitation périlleuse et la substance combien altérable de ce destin.

*

De la confrontation que je viens de définir surgit l’idée, hautement poétique, de la mort. L’idée de la mort, comme l’idée du salut, peut-être est-ce à la Méditerranée qu’elles doivent leur contour le plus rigoureux. Tout compte fait, la statuaire, qu’elle fût égyptienne ou grecque, est l’une des inventions le plus proprement méditerranéennes, et la statue parle toujours le langage de la mort. Invention méditerranéenne, la colonne est également statue. Que disent les basaltes et les marbres dressés? Qu’il n’y a de salut pour 1’homme, matière périssable, que dans la pierre, qui est la chair des dieux. Ainsi, par le détour de l’invisible, les Méditerranéens ont redécouvert le poids et le prix du visible, mais c’est pour aussitôt recharger la parcelle concrète, ce matériau, de tous les pouvoirs de 1’invisible. Après le lieu marin, voici la pierre transmuée à son tour en lieu d’ambiguïté. La poésie méditerranéenne, je la vois comme une pierre levée sur un rivage, une colonne oubliée. Entre la colonne et la vague s’institue un dialogue d’éléments. L’une qui est forme et définition, semble nier le règne de l’autre, qui n’est que 1’informe infinitude de la chose respirante dans le temps. Mais, à y mieux regarder, par 1’ambiguïté que j’énonce et dont la pierre, au même titre que la mer, est traversée, par cette action simultanée de 1’aller dans le retour et du retour dans 1’aller, par l’intuition du dieu qui enfante la statue qui, à son tour, règle le dieu, la colonne et la vague ouvrent profondément l’une sur l’autre, et toutes deux, par-delà leur conflit apparent, façonnent le même signe spirituel. La poésie méditerranéenne, qui, plus qu’une autre, aime la surface du monde et jouer avec 1’éclat des contrastes, est dans sa secondarité muette, sur les rives de quelque Styx mental, habitée de l’unique fantôme. La fertilité des apparences, leur variété heureuse, et ce chant qui les fait palpiter et miroiter comme les feuilles de l’arbre couvert d’olives, ont pour contrepartie un sol calciné. La poésie, je veux dire la plus grande, se complaît dans les bienfaits de l’intensité : que l’apparence soit au maximum d’elle-même, toute vibrante et miraculeuse de prestiges, mais aussi que, bien dessinée, fortement frappée dans le métal du monde, elle soit en fin de compte dénoncée comme cendre et poussière, et reversée au néant ! C’est bien là, me semble-t-il, la morale, au sens poétique du mot, de ce plus beau poème de Valéry – l’un des plus  beaux  de  la  langue  française – qu’est “Le Cimetière marin”, enclos où se retrouve cet échange, à la fois confus et précis, de la mer et de la pierre, sous l’égide de la mort, en quoi je crois déceler ce mouvement  mystérieusement traversé et contredit qui, de la contemplation des choses dans leur figuration calme et sereine, conduit l’homme à la mauvaise énigme de son silence. Et quand l’homme aura épuisé les pouvoirs de sa mélancolie, à 1’instant même où celle-ci croira gagnée la partie jouée contre le vivant-absent, celui-ci dans un sursaut, invoquera le règne du  vent, et s’ébrouera, admirablement frileux, dans l’écume d’un nouveau commencement… “Le Cimetière marin” me paraît dessiner un chemin d’essence contraire à l’itinéraire d’Euridyce : Orphée, en un lieu de réflexion privilégié, à l’instant de rendre tout le visible au soleil des funérailles – dépossédé de strophe en strophe des biens nombreux qu’il avait pensé  accumuler  –,  le  voici  soudain frappé d’illumination et, par une brusque volte-face, le voici, regard vif sur le présent et 1’immédiat avenir, qui se délivre, chaînes et charmes et qui, du pied, rejette le passé (longueur et logique méditative) à quelque vaine tombe philosophique.

Le vent qui se lève en conclusion du “Cimetière marin”, c’est peut-être le même vent, cet autre vent, vent inverse que guettaient avec exaspération les marins d’Agamemnon à l’heure de se lancer, tous étendards déployés, dans le premier grand poème méditerranéen, sous l’action de leur même et triple obsession ou mirage : de la mer, de la mort et – parce que Hélène est définitivement la survivante, la triomphatrice au sourire ambigu –  de  cela  qui  subsiste  et  se maintient sur cendres après la guerre de l’homme, et qui est peut-être l’amour.

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L’Union pour la Méditerranée : interrogations et perspectives

Conférence inaugurant le cycle de conférences organisé par le CEREM (Centre d’Etudes et de Recherches de l’Ecole Militaire à Paris) sur le projet d’Union pour la Méditerranée,  le lundi 2 février 2009

L’UNION POUR LA MÉDITERRANÉE :

INTERROGATIONS ET PERSPECTIVES

Aujourd’hui, par tous les problèmes qu’elle pose, la Méditerranée se trouve au centre de bien de nos préoccupations de la planète. Longtemps on l’avait crue morte, devenue aux yeux des civilisations plus actives et plus dynamiques du Nord une Méditerranée-musée, un espace monumental voué aux grands raffinements des plus belles créations esthétiques du passé. Vaste dépôt des plus ingénieuses inventions de cultures, voire de civilisations désormais effondrées sous leur propre poids prestigieux : l’Empire romain, la Grèce, l’Empire byzantin, l’Andalousie, l’Empire ottoman, Venise, les grands Empires occidentaux (l’anglais et le français notamment) établis par le force des armes et le pouvoir de la technique et de la technologie sur les rives sud et orientale de la plus féconde des mers.  Mer où sont nés tous les mythes qui nous gouvernent, mer des trois crédos abrahamiques, mer où la grande poésie épique et lyrique a vu le jour, mer des philosophes qui alimentent aujourd’hui encore notre pensée sous toutes ses formes.

Non, la Méditerranée n’est pas morte et le poids de ses cultures contrastées et complémentaires ne l’a pas tuée. Finie l’emprise coloniale après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, voici qu’elle se réveille, comme parfois ses volcans, avec violence, qu’elle réclame sa place dans le nouveau concert des nations, la reconnaissance de ses identités multiples, la justice, l’égalité dans la conscience de soi reconquise.  Les revendications se font dans le désordre, dans l’irrationalité souvent, parfois dans le sang, le tout longtemps attisé par l’aveuglement et l’égoïsme occidentaux, l’incompétence des plus puissants (les États-Unis d’Amérique), l’impéritie des autres (les États européens en particulier).

Comment dans ces conditions résoudre les questions nouvelles et souvent terribles qui se posent et ne trouvent pas, depuis un demi-siècle ou des dizaines d’années, leur solution : l’interminable conflit israélo-arabe, la montée des intégrismes, les tensions du Liban, les effets du terrorisme en Afrique du Nord, l’instabilité et les impasses surgies dans l’ex-Yougoslavie, la volonté de la Turquie de faire partie intégrante de l’Europe et, en marge de tout cela, les guerres d’Iraq et d’Afghanistan, la montée en puissance de l’Iran, les crises issues d’une mondialisation mal pensée et mal faite.

C’est à cet ensemble de questions et de problèmes que ma réflexion va tenter de répondre.

1- L’importance de la Méditerranée, je viens de le dire, est beaucoup plus grande que son aire. Importance géographique au point de rencontre de trois continents dont découlent dans l’histoire et la culture son importance géopolitique et son importance géoculturelle.  La Méditerranée sera, en outre, la principale voie de communication des trois continents jusqu’à la découverte au XVIe siècle, un peu par Christophe Colomb, beaucoup par Amerigo Vespucci et Vasco de Gama, de la route atlantique confirmée par la rotondité de la terre et, aussi, par la découverte des Amériques. La route des Indes et de l’Extrême-Orient se faisant désormais par l’Ouest, on peut croire à une éclipse momentanée de la Méditerranée, qu’en fait l’Histoire n’a jamais confirmée vraiment.

2- D’où vient le prestige de la Méditerranée ?  Elle constitue un bassin maritime central et circonscrit où viennent se déverser les vagues successives de populations venues de trois espaces : l’espace de l’Est (l’immense Asie), l’espace du Sud (l’Afrique), l’espace du Nord (l’Europe). Espace accidenté, souvent montagneux, et réduit. Ses peuples, les ethnies qui viennent là butent soudain contre la mer ; or le plus souvent il y a déjà des gens installés sur place.  D’où guerres, confrontations sanglantes qui mettent en cause non seulement les hommes, mais leurs dieux, leurs mythes et leurs croyances aussi bien. « Hostes, hospis » est la première réaction de l’homme méditerranéen : « Étranger, ennemi ! », formule qui se décline dans toutes les langues du Mare Nostrum. Puis des aménagements s’établissent entre les installés sur place et les survenants, des osmoses s’opèrent, des mariages ont lieu, de nouveaux équilibres s’établissent dans lesquels chacun trouve son compte.  Le métissage est la règle majeure en Méditerranée : chacun s’enrichit de la richesse de l’autre : richesse matérielle, richesse morale, partage des apports techniques, fusion linguistique, spirituelle, civilisationnelle. Cela peut prendre parfois des siècles, mais la victoire de la convergence, puis de l’unité, est inévitable. Cela s’est passé partout et toujours en Méditerranée et cette synthèse finale au niveau des racines, à la base en quelque sorte, est peut-être la dimension fondamentale de l’inconscient social de l’humanisme méditerranéen, – sur le plan humain, mais sur le plan divin aussi.  Le Méditerranéen commence par dire : mon dieu est meilleur que le tien, puis il dit, dans un second temps : ton dieu vaut bien le mien, puis il finit par dire : ton dieu est le mien. C’est ainsi sans doute qu’est né et que s’est répandu le monothéisme.  Il faut en même temps voir dans cette adaptation et cette indifférenciation, l’une des origines du scepticisme méditerranéen qui, à travers tant de penseurs, se développera chaque fois que possible dans la perspective philosophique et dont l’un des champions est Apulée.  Mais en attendant, on verra les civilisations successives s’enchaîner l’une à la suite de l’autre au Proche-Orient puis sur les deux rives nord et sud de la Méditerranée, adopter les divinités les unes des autres, ou modifier les leurs pour les faire coïncider avec celle des vainqueurs, l’empire romain, quant à lui, sûr de sa force, annexant, avec les territoires et les cultures, les panthéons intégraux des peuples qu’il soumettait.  Plus tard, à l’heure du monothéisme, on verra le christianisme, tout en rompant avec le judaïsme, faire sien l’ensemble des textes de la Bible devenue l’Ancien Testament face au Niveau Testament christique et plus tard encore l’Islam inscrire son message dans la lignée de ceux de Moïse et de Jésus dont il fait de grands prophètes, annonciateurs de son propre Messager, Mahomet. Il faut, à propos du monothéisme abrahamique, accepter l’idée d’un syncrétisme sélectif, repensé en profondeur mais qui, d’un credo à l’autre, n’en provoque pas moins des infiltrations, des porosités et souvent de fulgurantes convergences.  Se souvenir de la magnifique intuition de Louis Massignon : « Les trois credos abrahamiques s‘inspirent des mêmes trois vertus théologales, sauf que le Judaïsme insiste sur l’Espérance, le Christianisme sur la Charité et l’Islam sur la foi. »

3- J’ai parlé de l’inspiration religieuse qui, depuis l’Âge de bronze, au moins, occupe les hommes et les femmes des rives de la Méditerranée, avec les saisissantes médiatrices que j’ai dites, mais ce sont aussi tous les autres savoirs qui, de gré ou de force, par l’influence, les échanges de toute nature, ou tout simplement le commerce – car le commerce est lui aussi partie prenante de l’ensemble, à l’échelle où il est pratiqué du fait de la navigation directe –, oui, tous les savoirs sont également, assez vite, des biens communicables et partagés ; la manière de traiter les métaux, de tailler la pierre, de produire de la poterie, de créer des embarcations, de bâtir des refuges, des maisons, des temples, d’apprivoiser les animaux domestiques, de cultiver les plantes utiles, de s’adonner à la chasse, bientôt même, pour certains, de compter, de lire et d’écrire à travers des signes qui deviendront de plus en plus abstraits, allusifs, métaphoriques, pour aboutir à l’alphabet phénicien emprunté plus tard par les Grecs, et tout cela va coloniser peu à peu tout le pourtour méditerranéen, toujours assailli de nouvelles peuplades venus des quatre horizons et qui voudront à tout prix s’installer là, sur ce rivage fortuné, producteur de signes neufs et de techniques neuves qu’il faut, eux aussi, dominer.  Le processus est toujours le même : violence d’abord, violence armée, refus de part et d’autre, puis combats recommencés, dix fois, cent fois, puis soumission du plus faible par le plus fort, puis adaptation réciproque, acceptation, partage culturel et osmose.  Ce processus est celui qui règne en maître tout au long de la préhistoire et de l’histoire méditerranéennes et jusqu’à nos jours (l’installation d’Israël au Proche-Orient, qui n’est pas encore parvenu au bout du cycle et au stade civilisationnel de la paix et du partage, et avant cela la guerre d’Espagne qui aboutira finalement à l’établissement de la démocratie dans ce pays, puis les différentes guerres balkaniques, la guerre d’Algérie, l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, qui sont des guerre de rupture d’équilibres artificiellement institués et qui n’étaient pas viables dès l’origine).  Ce processus – fascination des avoirs et des pouvoirs de l’autre, volonté de s’en emparer, agression, combats, installation, osmose ou, au contraire, impossibilité de l’osmose et retour de l’agresseur à la case de départ – est celui qui a inspiré et régenté les croissades – autrement dit la colonisation de la rive sud vers l’ouest et jusqu’à l’Espagne andalouse par les cavaliers de l’Islam au VIIe siècle – et, par la suite les Croisades – autrement dit la volonté de s’emparer de la Terre sainte et des richesses du Proche-Orient par les chevaliers chrétiens venus d’Europe au Xe/XIe siècles ; ce sera ensuite, au XIXe et au XXe siècles, la volonté de l’Occident de coloniser le rivage Sud et aussi le rivage Est de la Méditerranée (par Angleterre, France et Israël interposés) et, pour les États-Unis à travers une autre forme de colonisation (violente, hypocrite et rampante) les zones stratégiques et parmi elles les pays producteurs de pétrole.

4- J’ai évoqué le commerce.  La région méditerranéenne a été l’une des plus commerçantes qui aient rayonné dans l’Histoire. Et cela, sans doute, parce que les hommes de cette région dans leur diversité et la multiplicité de leurs apports créatifs et mercantiles, avaient le goût et le besoin des échanges et que, du fait de cette intuition de l’importance de l’autre inscrite à même leur inconscient, ils avaient poussé très loin la curiosité de l’autre dans son altérité précisément.  Ces hommes n’hésitaient pas à franchir des frontières, à traverser de longues distances, à mélanger dans une même passion le commerce des hommes et le commerce des idées, pour aller vers l’ailleurs et les habitants de l’ailleurs, si étranges fussent-ils, afin de les comprendre et de se faire comprendre d’eux, dans une fête concomitante du donner et du recevoir.  Et c’est pourquoi les Méditerranéens sont ceux par qui deux inventions essentielles à raccourcir la distance entre les hommes ont été imaginées et mises en place : la navigation directe d’un point de la planète à l’autre qui évite le cabotage en prenant appui sur un point fixe dans le ciel – l’Étoile polaire –, réduisant ainsi la distance physique entre les rives et les hommes et, deuxième invention déterminante, aussi importante pour l’humanité que la maîtrise de l’énergie atomique par exemple, l’alphabet qui raccourcit, lui, la distance mentale.  Comment ne serais-je pas fier que ces deux créations fondamentales fussent l’œuvre, grosso modo, de mes ancêtres phéniciens, grands navigateurs et grands commerçants s’il en fût ?  Les Grecs de l’Antiquité, à leur tour, quand ils auront subtilisé aux Phéniciens leurs inventions – le secret de l’Étoile a été gardé pendant six siècles – domineront le monde connu.

Cela dit, une chose me frappe : c’est que ce sont toujours les Méditerranéens qui vont à la découverte des autres, et non l’inverse. Les grands voyageurs, les grands géographes, les grands cartographes, depuis les temps les plus anciens, sont tous Méditerranéens ; les Hérodote, les Strabon, les Ibn Battouta, les Ibn Jâber, les Idrissi, les Christophe Colomb, les Americus Vespuce, les Vasco de Gama, les Marco Polo, les Ibn Khaldoûn et d’autres, tant d’autres, sont tous des fils de notre mer qui vont à la conquête du monde. Jamais un Chinois, jamais un Japonais, jamais un Coréen, jamais un Russe n’est venu à notre rencontre et cela malgré les routes commerciales si fréquentées dont la plus célèbre est la Route de la soie.  Ce sont nous les curieux, les fascinés, les obsédés du voyage, les visiteurs. Les grands marins resteront pour toujours les Génois, les Vénitiens, les Grecs, les Espagnols, les Portugais et, avant eux, bien sur, les Phéniciens dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises.  La Méditerranée, autrement dit, est un film à mille épisodes dont les principaux acteurs sont de merveilleux découvreurs, des voyageurs émérites et dont les héros imaginaires, sortis des chefs-d’œuvre de leur littérature et de leur poésie sont des marins : pensons à l’Odyssée et à Ulysse, à Sindbad, dit justement le Marin, et aux Mille et Une Nuits.  La Méditerranée est un partenaire absolu de notre imagination créatrice, dans toutes les langues qu’elle a engendrées et qu’elle abrite et aussi à travers toutes les œuvres d’art qu’elle a inspirées : le héros de la peinture moderne n’est-il pas le peintre de l’Estaque et de la montagne Sainte-Victoire, Paul Cézanne ?  Il y aurait des dizaines d’autres créateurs à citer : Zeuxis, Phidias, Praxitèle, Léonard, Le Gréco, Goya, Picasso et tant d’autres.  De toute façon, c’est la Méditerranée qui, dans notre système de pensée qui exclut provisoirement l’Extrême-Orient, a inventé l’art, la pensée, la philosophie. S’il est donc vrai, comme je l’ai dit, que La Méditerranée, c’est d’abord la mer et les marins, gens à part, gens déconcertants, il convient de se rappeler Platon qui a signalé et souligné cette originalité : « Il y a trois espèces d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. »

5- La Méditerranée est à l’origine de la pensée philosophique à travers le panthéon de ses philosophes, et elle est aussi à l’origine de la pensée religieuse à travers ses prophètes tous issus d’Abraham, les crédos de ces trois plus grands inspirés étant dits abrahamiques.  Qu’un petit rectangle bleu presque imperceptible sur la mappemonde ait été capable de créer notre capacité de spéculer abstraitement et notre pouvoir d’inspiration spirituelle, de les opposer parfois durement mais aussi de tenter de créer entre eux de fécondes thèses est, selon moi, impressionnant au plus haut point. Et je suis de ceux qui croient fermement que partout dans le monde où l’on parle aujourd’hui de Moïse, de Jésus, de Mahomet, ainsi que, par ailleurs, de Démocrite, d’Empédocle, de Socrate, de Platon ou d’Aristote, d’Ibn Arabi, d’Ibn Rochd ou de Maïmonide, on est toujours en Méditerranée : cela fait beaucoup de taches bleues sur le planisphère.  La Méditerranée intellectuelle et spirituelle est en somme beaucoup plus vaste que la Méditerranée géographique. Et, de plus, elle n’a pas fait que créer la pensée philosophique et la pensée religieuse. On lui doit – on doit aux Grecs et aux Arabes, notamment – les premiers éléments de la science qui embraye sur le retour à la réflexion rationnelle et aussi au fameux pragmatisme méditerranéen : la géométrie, l’algèbre, les sciences naturelles, la chimie, l’astronomie, l’expérimentation scientifique, tout cela doit beaucoup à la Méditerranée – sans compter la grammaire, la philologie, l’histoire, la géographie, la sociologie et autres disciplines.  Oui, décidément, la Méditerranée est beaucoup plus grande qu’elle ne le semble a priori sur la carte. Avis à tous ceux qui veulent ne plus voir dans la Méditerranée, qui est à l’origine de la civilisation européenne, qu’une Méditerranée-musée et un grand complexe archéologique et touristique.

6- Les Méditerranéens se sont toujours sentis Méditerranéens.  Une communauté à vocation singulière et unique, au-delà de leurs différences, de leurs divergences, de leurs oppositions souvent si flagrantes et plus souvent encore si meurtrières.  Relisez à leur propos l’ouvrage capital du grand historien Fernand Braudel : La Méditerranée au temps de Philippe II. Lisez, pourquoi pas, le récent livre d’un Méditerranéen convaincu, intraitable sur la Méditerranée : Culture et violence en Méditerranée, de votre serviteur.

7- Arrivons-en maintenant au projet d’Union pour la Méditerranée, projet soutenu par la France et qui tient au cœur du Président français au point qu’il veut en faire un des grands chantiers de son mandat.  Il est vrai qu’entre la France et la Méditerranée, notamment la rive sud de cette mer, existe une longue histoire et un destin partagé. Partagé du fait de l’histoire, de la géographie, de la culture et très particulièrement de la dimension francophone de cette culture.  L’Afrique du Nord, mais aussi l’ensemble du monde arabe, Proche-Orient compris, est aux portes de la France, voire de l’Europe (l’Europe qui porte le nom d’une petite princesse de chez moi, qui était, d’après la légende, la fille du Roi Agénor, roi de Tyr, l’une des villes majeures de la Phénicie dont est partie Didon pour fonder Carthage, avec son amant Énée, sujet qui fera l’objet d’un des grands poèmes de l’humanité, L’Énéide de Virgile).  La France a des liens structuraux avec l’Égypte (depuis l’expédition de Bonaparte qui s’y voyait Sultan), avec la Tunisie, avec le Maroc, avec le lointain Liban, si proche pourtant de son cœur. Elle a aussi de vastes intérêts économiques dans l’ensemble du monde arabe, monde pétrolier et vaste marché potentiel, en particulier sur le plan technologique.  C’est bien de toutes ces considérations qu’était née en son temps la politique dite arabe de la France, celle qu’avait initiée le Général de Gaulle.  À sa façon, le projet méditerranéen de Sarkozy voudrait ressusciter, autrement, cette “politique arabe” pour des raisons stratégiques (l’espace arabe est un espace vital pour la France, son commerce, sa défense et sa culture), économiques  (s’approvisionner en pétrole, vendre de la technologie en essayant de prendre la place chaque fois que possible des Américains qui croient avoir une sorte de droit acquis sur le pétrole et l’économie arabes) et  pour des raisons politiques au sens international du terme (là aussi, il s’agit de remplacer les Américains chaque fois que possible, notamment dans le rôle de médiateur ou de courtier – pas très honnête – entre les Israéliens et les Palestiniens ou les Arabes en général) pour faire avancer et aboutir une solution acceptable au conflit dont les Etats-Unis, d’accord en cela avec Israël, se sont réservé seuls la solution éventuelle.  D’autres raisons, moins clairement formulées, sous-tendent ce projet :  1) devant les risques réels d’actions terroristes sourcées dans l’intégrisme islamique, coopérer avec les pays musulmans amis pour éliminer, ou du moins identifier et cerner les facteurs possibles d’explosion  2) contrôler, avec la collaboration des États fournisseurs d’immigration sauvage, les sources de cette immigration et la remplacer, en toute éventualité, par une immigration choisie  3) du fait de la présence en France de six millions de ressortissants musulmans originaires pour la plupart d’entre eux d’Afrique du Nord, travailler de concert avec les pays d’origine, chaque fois que nécessaire, pour tenter – comment dire ? – de réguler le mode de vie de groupes marginaux qui ont souvent des comportements inadaptés à ceux de la communauté nationale dans son ensemble, en éloignant de ces groupes des enseignements religieux extrémistes ou certains comportements liés souvent à une tradition mal assimilée et potentiellement dangereuse.  Ce troisième point cependant de la politique “sécuritaire” m’apparaît moins décisif que les deux autres dans la mesure où il concerne pour l’essentiel la souveraineté territoriale française.

8- Voilà donc, selon moi, ce qui motive en son point de départ le projet français d’Union pour la Méditerranée qui, piloté par la France, aurait d’une certaine façon remplacé le Processus de Barcelone, vieux de dix ans, et l’ancien Dialogue euro-arabe qui, tous les deux, n’avaient pas abouti à grand-chose de concret, du fait des deux parties.  Le Dialogue euro-arabe n’avait pas réussi à faire avancer d’un pouce la solution du problème israélo-palestinien et, à quelques exceptions près, n’avait pas inscrit dans les faits des résultats tangibles. Quant au Processus de Barcelone, plus ambitieux et financé par la Commission européenne, il souffrait lui aussi de l’esprit bureaucratique de Bruxelles et de la difficulté de beaucoup de pays arabes à formuler des projets concrets, clairs et réalisables. L’initiative française semblait destinée à redonner du souffle et une nouvelle vie aux deux tentatives précédentes, toutes deux inabouties et toutes deux inefficaces, et de donner ce nouvel essor au bénéfice de la France. Mais l’Allemagne ne l’entendait pas ainsi, ni non plus l’Espagne et l’Italie, importantes puissances méditerranéennes toutes les deux.  Devant l’opposition de l’Allemagne, le projet d’Union pour la Méditerranée se transformera très vite en projet européen, régi en grande partie par un organisme sui generis mixte qui, dans une première version, aurait été installé à Bruxelles, avec aussi, installé dans un pays arabe, sans doute en Égypte, un Secrétariat exécutif avec deux Secrétaires Généraux, l’un européen, l’autre arabe. C’était du moins ce qui avait été envisagé le 13 juillet 2008 lors de la conférence informelle des chefs d’État et de Gouvernement à Paris (y compris Israël, y compris la Turquie dont la volonté de faire partie de l’Europe posait problème), conférence qui avait en quelque sorte adopté et contresigné le projet français, devenu projet européen, d’une Union pour la Méditerranée.  Une seule voix discordante s’était fait entendre, celle de la Lybie, dont le chef d’État n’avait pas fait le déplacement. Depuis la récente réunion des 27 ministres des Affaires Étrangères des pays européens et méditerranéens réunis à Marseille, les choses ont évolué autrement.  Il a été décidé à cette réunion de créer un Secrétariat exécutif unique, installé à Barcelone, avec un Secrétaire général arabe, et plusieurs secrétaires généraux adjoints, dont – et c’est la grande nouveauté – un Palestinien et un Israélien. Pour la première fois dans l’Histoire, deux personnalités responsables, l’une palestinienne, l’autre israélienne, travailleraient officiellement ensemble dans un organisme non-issu des Nations Unies.  De son côté, la Ligue Arabe, représentée à Marseille par son Secrétaire général, a exigé et obtenu qu’elle serait membre à part entière du Secrétariat de Barcelone alors que du temps du Processus, elle n’avait qu’un statut d’observateur. Voilà évidemment des innovations importantes.

Il reste que selon moi, en devenant européen, le projet français, devenu plus vaste et donc plus vague et plus élastique, perdait déjà beaucoup de son impact et de sa portée à court, moyen et long terme.  D’autant plus que la plupart des pays européens du Nord n’avaient pas de raisons particulières de s’attacher à l’espace méditerranéen avec lequel il n’avait pas la même histoire, ni les mêmes intérêts que les pays européens ayant une façade sud.  En outre, le problème des financements des projets à exécuter en commun n’avait été qu’effleuré et personne ne savait encore comment il allait être réglé dans le cadre d’économies, qu’elles fussent du Sud ou du Nord, assez peu complémentaires et le plus souvent concurrentes (au niveau des agrumes, notamment, et autres produits de la terre), le Nord, quant à lui, commençant à sentir passer sur lui le vent de la récession.  Quant au problème israélo-palestinien, rien ne laisse prévoir – malgré les deux Secrétaires généraux adjoints palestinien et israélien – que l’Europe va réussir à en trouver la solution là où les Etats-Unis n’ont pas pu faire avancer le problème d’un pas et là surtout où Israël continue à refuser obstinément le plan de paix complet avancé en 2002 à la Conférence de Beyrouth par le Roi Abdallah d’Arabie-Saoudite et accepté par tous les Arabes, plan basé pour l’essentiel sur les résolutions des Nations-Unies, sur le pacte d’Oslo et sur la vieille revendication d’Israël lui-même : la paix contre les territoires. Cependant, Israël vient pour la première fois à Marseille de reconnaître une certaine validité à ce plan, ce qui pourrait évidemment, si cette reconnaissance était confirmée, changer beaucoup de choses : auquel cas l’Union pour la Méditerranée aurait marqué un premier point important, voire déterminant. Mais tout cela se passe avant la terrible guerre de Gaza qui a ramené les données du problème au moins trente ans en arrière en démolissant brutalement tout ce qui avait été tant bien que mal bâti en vue d’une paix à venir, paix qu’on espérait proche entre Israéliens et Palestiniens, entre Israéliens et Arabes en général.  Il n’en demeure pas moins que l’Union pour la Méditerranée et l’ensemble de ses projets dépendent désormais, comme tout ce qui concerne les problèmes politiques au niveau mondial, substantiellement de la crise financière et économique mondiale. En outre, avec les nouvelles élections américaines qui ont porté au pouvoir Barack Obama, les Etats-Unis deviennent plus incontournables que jamais pour toutes questions de politique internationale.  Car il faut qu’il soit bien évident désormais que le Président Obama, qui a été en quelque sorte élu par la planète entière, ne pourra jamais consentir à se désengager de la Méditerranée où les États-Unis d’Amérique ont tant d’intérêts économiques et diplomatiques, dont le ravitaillement en pétrole, et aussi, bien évidemment, l’importance à leurs yeux capitale que constitue l’existence d’Israël. L’Union pour la Méditerranée, comme l’OTAN, devra nécessairement prendre en compte la dimension américaine présente d’une manière incontournable et déterminante dans l’ensemble de l’espace euro-méditerranéen.

9- Conclusion provisoire :  a-     Le projet d’Union euro-méditerranéenne peut se révéler un excellent instrument de dialogue et de complémentarité s’il arrive à se réaliser dans des conditions de respect réciproque de l’intérêt des uns et des autres.  Il contient en lui-même beaucoup plus d’éléments positifs que négatifs et à l’heure du regroupement du monde en régions, la région euro-méditerranéenne, inscrite naturellement dans l’histoire et la géographie, peut se révéler déterminante pour l’avenir de ses constituants.  b-    Cette région peut s’aider, dans un dialogue sincère entre les partenaires qui la constituent, à résoudre les très difficiles problèmes qu’elle recèle en son sein : le problème israélo-palestinien qui fait partie du problème israélo-arabe, le problème irrésolu du Kosovo, le problème kurde, celui de la candidature de la Turquie à l’Union européenne, le problème du terrorisme et des flux migratoires. c-     Question majeure et qui, pour le moment, suspend tout le processus : peut-on lancer un tel projet, nécessairement très coûteux comme tous ceux qui intéressent le développement global et intégré, à l’heure de la plus grave crise financière et économique qu’ait jamais connue l’humanité ?  Il m’apparaît, quant à moi, évident que ce projet, malgré son immense intérêt, doit être plus ou moins mis en veilleuse (sauf pour certains projets d’extrême urgence et de faisabilité facile) et qu’il doit, d’une certaine façon, être minoré jusqu’à ce que cette crise institutionnelle et organique soit résolue et qu’un nouvel ordre mondial soit appelé à voir le jour.

La poésie japonaise au miroir de la poésie occidentale

Conférence donnée à Kyoto à la Fondation Inamori, avril 2008

Tout dans la poésie est lié à une conception du temps et de l’espace. Ce sont là, espace et temps, les deux dimensions essentielles de l’être-en-poésie. Celle-ci, la poésie, n’est-elle pas, précisément, et avant toute autre délimitation de sa nature, le dit fondamental de l’homme, sa pulsion de vivre, son ex-pulsion dans le verbe qui est miroir de l’homme, sensible et vivant miroir ? C’est donc, avant toute autre analyse circonstancielle, à considérer ces deux dimensions à leur jointure et dans leur conjonction qu’il faut tenter la saisie de la palpitation poétique, sa pierre de fondation, sa raison d’être. À l’intérieur de ce cadre mental, et mystérieusement affectif, constitué par la philosophie, plus ou moins consciente, des deux dimensions par lesquelles l’homme et sa poésie sont régis. L’homme et sa poésie ? Il serait plus juste et plus légitime de parler de l’homme et sa condition, dont la poésie est la figure la plus intensément dévoilée dans la langue. Certes, le temps et l’espace sont nos deux déterminations primitives et premières, mais c’est à toutes les circonstances, à tous les événements – certains prétendus extérieurs, d’autres affirmés intérieurs – que la poésie alimente son feu et fait fulgurer sa glace. Car tout, de la poésie, est contradiction et paradoxe, paradoxe qu’il lui appartient de désarmer en vue d’un calme à obtenir, d’une réconciliation et d’une paix à signifier entre l’homme et le monde, entre l’homme et lui-même au travers des mots. L’objet de la présente réflexion, nécessairement difficile et périlleuse, car difficulté et péril sont dans la nature des choses, est de s’essayer à débrouiller cet écheveau fait de beaucoup d’impondérable et, entre Occident et Orient, entre poésie française et européenne, d’une part, poésie d’extrême Asie et plus précisément japonaise, d’autre part, de marquer affinités et divergences, – les divergences de toute façon, me paraissant plus remarquables que les accointances, alors même que celles-ci existent, et fortement.

L’existence du temps suppose le contrepoids d’un intemporel. Celle de l’espace le contrepoids d’une non-spatialité. À l’ici-maintenant qui est, depuis notamment Baudelaire, le site de la poésie française et, partant de lui, de la poésie européenne dans son ensemble, répond l’ici-toujours de la poésie japonaise (ou chinoise ou même indienne) qui semble avoir fait, depuis qu’elle s’inscrit dans la langue, un vœu d’éternité. Non pas vraiment d’éternité, d’intemporalité plutôt, mais au niveau d’une vie d’homme où dans le court laps que cette vie constitue, intemporalité et éternité se confondent. De par ce fait, l’ici de la poésie japonaise se métamorphose, éclairé à la lampe intemporelle de son toujours, en une sorte d’ailleurs, ailleurs-ici en quelque sorte, dans une relation complexe entre l’instant qui est l’occurrence du poème, waka, tanka ou haïku, et le dépassement de l’instant. Processus en forme d’éclair, miracle de l’intuition, nous en trouverons de saisissantes illustrations – Bashô, Buson, Issa, et tous les autres – dans la totalité du paysage classique de la poésie nippone ainsi que dans la perpétuation de celle-ci au sein de l’inspiration contemporaine. N’est-il pas vrai, en effet, que l’un des paradoxes de la pensée japonaise, et de la sensibilité qui lui sert de support, est l’attachement comme inébranlable de la permanence au cœur même de l’impermanence et l’ancrage de l’homme, malgré tout, dans les dilutions de l’instant, surtout si celui-ci est instant d’exception ? Ici, je ne peux m’empêcher de songer à certains aphorismes de René Char qui, par merveilleuse attenance, pourraient, au-delà d’Héraclite si souvent invoqué, rappeler – sur un autre mode, bien sûr, et pour une tout autre chambre d’échos – tel trait bref et brûlant contracté à la façon d’un haïku comme, à titre d’exemple, ce propos : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». La poésie traditionnelle japonaise n’a jamais rien dit d’autre.

Revenons-en au père de toute la poésie française et européenne moderne, à Baudelaire. Avant lui, la poésie de l’Occident habitait, depuis la Renaissance – en France, en Italie, en Angleterre – une sorte d’empyrée. Idées platoniciennes, idées pures, récits fabuleux venus de l’Antiquité grecque et latine, mythologies hors saison, se mélangeaient avec conviction à certains événements de la vie vécue, celle des Français Ronsard et Du Bellay, de l’Italien Pétrarque, l’amant de Laure, des Espagnols Quevedo et Gongora, des Anglais John Donne ou Shakespeare – celui des « Sonnets » aussi bien que celui des admirables pièces – et alors, pour en revenir au domaine français, c’est ensuite le règne de la poésie désincarnée et comme d’absolue musique de Jean Racine. Pour dire la chair, le sang et le feu des passions. Poésie des tragédies de Racine qui annonce, à deux siècles de distance, le plus pur de Mallarmé et de Valéry et aussi, toujours la musique, poésie du violon mélancolique d’Apollinaire. Baudelaire, avec la publication il y a cent-cinquante ans des Fleurs du Mal, en 1857, avait brutalement cassé le moule antique et, malgré sa prégnante nostalgie platonicienne, décidé (a-t-il eu vraiment à décider ?) de rompre avec Platon et de réintégrer dans l’œuvre, outre le pauvre temps des hommes, leur pauvre lieu, leurs ici-maintenant boueux et sanglants, marqués du sceau du péché originel qui est, terrible, le signe de leur exil. Peut-être dans le livre-mère de la poésie française moderne, le texte qui exprime le mieux la violente déperdition d’être dont je parle est-il le poème LXXXIX, magnifique moment des « Tableaux parisiens », intitulé « Le Cygne » :

I

Andromaque, je pense à vous ! – Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L’immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. – Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel) ;
Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s’étalait jadis une ménagerie ; Là je vis un matin, à l’heure où sous les cieux Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le cœur plein de son beau lac natal : « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre ? » Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s’il adressait des reproches à Dieu!

II

Paris change ! mais rien dans ma mélancolie N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m’opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous, Andromaque, des bras d’un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ; Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard ; À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !

On voit par ce poème, symbolique de toute la modernité occidentale, marquée, ai-je dit, du signe du péché originel, à quel point la poésie se trouve mélangée au malheur de la condition humaine, exil terrestre de la créature faite de souffrance et de précarité parmi les ruines visibles et vérifiées du monde, représentatives de la dispersion et de la mutilation spirituelle advenues. L’humanité, prise au piège du temps et de l’espace, s’éprouve comme abandonnée, impuissante à découvrir en son for intérieur ou dans le grand dehors, les résistances dont elle a besoin pour subsister et trouver les appuis nécessaires à l’affirmation de son identité, humanité en creux, dirait-on, et qui, comme le Baudelaire du Spleen de Paris, rêve d’un « n’importe où hors du monde ». La poésie japonaise, elle, est au monde, c’est l’ici-maintenant son appui et le sens de son dit, – sa raison d’être sur quoi je reviendrai. Pour elle, toute de brisures pourtant et d’éclats brefs, il n’y a pas, comme pour l’auteur des Fleurs du Mal, d’« irréparable », d’« irrémédiable », titres de deux poèmes douloureusement fastueux.

« L’irréparable », « l’irrémédiable » sont catégories du temps : ils dénoncent un après qui aura disposé d’un avant et soulignent, entre les deux, la détérioration subie. Le poème japonais – haïku, waka ou tanka – évite, avec une remarquable légèreté, cet enlisement ou plongée négative, cette « chute dans le temps » comme aurait dit Cioran, lequel écrit par ailleurs, refusant les dons de la grâce immédiate : « Être, c’est être coincé »[1], ou encore : « Pendant quelques minutes je me suis concentré sur le passage du temps, toute mon attention rivée à l’émergence et à l’évanouissement de chaque instant. À vrai dire, mon esprit ne se fixait pas sur l’instant individuel (qui n’existe pas), mais sur le fait même du passage, sur l’interminable désagrégation du présent. On ferait cette expérience sans interruption pendant toute une journée, que le cerveau se désagrégerait à son tour ». Cette expérimentation du temps, liée à la subjectivité malheureuse, est aux antipodes de l’expérience de l’instant d’illumination concrète qui est la pratique constante du haïku, lequel parvient à consumer, rien que par le laps inducteur que constitue sa lecture, le fragment d’espace et de durée qu’il retient et restitue dans un éclair. Éclair dont on aimerait dire qu’il est « objectif », comme tente d’être objectif, dans la récente poésie française, tel texte bref de Francis Ponge – « L’œillet , la guêpe , le mimosa » par exemple[2] –, Ponge qui, contre le parti pris d’intériorité de notre poésie en général, a décidé de prendre, lui, une fois pour toutes, le parti des choses, exprimant le vœu que celles-ci parlent dans des mots enfin débarrassés de l’homme. Il y a de l’esprit du haïku dans cette conception « matérielle », je veux dire étrangère à tout investissement sentimental, lors même que la poésie pongienne ne doit qu’à la tradition française de la rhétorique descriptive, en l’espèce profondément renouvelée. Mais l’esprit du haïku, celui de la brièveté expressive qui caractérise la poésie japonaise, on le retrouve ici, toutefois pénétré de subjectivité chez des poètes occidentaux qui se sont trouvés, depuis la découverte de la civilisation nippone par l’Europe du XIXe siècle en contact direct ou indirect avec celle-ci. J’en cite quelques-uns : le Mallarmé des courtes pièces et des « petits airs », le charmant et si incisif Paul-Jean Toulet, le Rainer Maria Rilke de Vergers, brefs poèmes écrits en français par le grand poète allemand, Paul Éluard dans beaucoup de ses premiers textes et, bien évidemment, Paul Claudel qui fut ambassadeur de France au pays du Soleil Levant, qui réfléchit sur le haïku et même sur le populaire dodoitzu – « quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’un élytre de cigale », écrit-il –, et qui, dans ses Cent phrases pour éventail[3], définit ainsi son entreprise, ce coffret peint et fastueusement laqué dans lequel il accueille tout l’or et tout l’encens de ses illuminations japonaises : « C’est le recueil de ces poèmes […] que jadis, au Japon, à la recherche de leur ombre, j’ai essayé effrontément de mêler à l’essaim rituel des haï-kaï ». Haï-kaï approximatifs au regard de la règle stricte qui commande le style et le genre, haï-kaï pourtant joliment réussis autant qu’évocateurs :

Accroupi près du bocal Monsieur le chat les yeux à demi fermés dit : Je n’aime pas le poisson

Ou encore :

Le camélia rouge Comme une idée Éclatante et froide

Ou encore :

Trébuchant sur mes sandales de bois J’essaie d’attraper Le premier flocon de neige

Ou encore :

Dans la lune morte Il y a un lapin Vivant !

Ou encore, cette vision d’une belle comme dans une estampe d’Utamaro :

Les deux mains derrière la tête Et une épingle entre les deux Elle regarde de côté

Dans ces Cent phrases, c’est sur quelques définitions possibles et probables du haïku et ce qu’il est en esprit que je voudrais arrêter un peu mon attention, non pour commenter le dit, mais pour en savourer l’intention :

Voyageur ! approche Et respire enfin cette odeur Qui guérit de tout mouvement

Ou bien cet « Éventail » :

De la parole du poëte Il ne reste plus Que le souffle

Ou :

Entre ce qui commence et ce qui finit L’œil du poète a saisi cet imperceptible point Où quelque chose pique

Et, enfin, cette proposition admirable qui, par la nature de son intuition, vaut – bien au-delà du haïku – pour tout poème ajusté dans sa précision poétique :

Il faut qu’il y ait dans le poème Un nombre tel Qu’il empêche de compter[4]

Ce dernier haïku claudélien nous ramène à l’intemporalité dont j’ai déjà affirmé à quel point elle habitait l’instant poétique japonais et son expression dans la langue. La poésie occidentale se place, je l’ai dit de reste, au croisement d’un temps et d’un espace. Pour la civilisation occidentale, et du fait de l’incarnation christique, le fils de Dieu entrant dans l’histoire et se faisant homme, le corps, et donc nécessairement le lieu, prennent un sens, comme il advient désormais au temps lui-même. Nous voici, ce faisant, avec cette conception dirigée du temps et de l’espace, bien loin de la vision cyclique que les credos et les philosophies de l’Extrême-Orient privilégient. Vision cyclique qui explique, entre autres, l’importance du retour des saisons et leur évocation par la médiation du kigo, le mot clé qui légitime le haïku en l’installant dans le déroulement pacifié de l’année. À l’inverse d’une telle vue, la poésie occidentale, quant à elle, est soumise à tous les aléas du temps et de l’espace dont elle explore, usant de toutes les ressources de l’âme, – notamment par la grâce du je formulateur, je de celui qui parle en son nom propre et qui néglige ou ignore la pudeur simple de s’affirmer comme étant l’un parmi d’autres qui souffrent ou s’émerveillent –, la poésie occidentale, dis-je, apporte, dans chacune des langues dont elle dispose, sa longue séquence d’émotions, ses aveux mêlés à ses occurrences, en un mot tout ce qui constitue son lyrisme. L’ici et maintenant, le lieu et le corps, le temps extime et le temps intime, l’instant et la durée sont autant d’éléments et d’aliments pour ce qu’on appelle son chant. Et, puisque le temps est générateur de mémoire, une telle poésie ne saurait se passer de cette troisième dimension, à côté des autres et les complétant, que lui est le souvenir. Quant à la quatrième dimension de cette poésie, elle pourrait bien être la lancée en avant, dans quelque projet hors du “réel” qui serait une forme d’interpellation de l’inconnaissable absolu : ambition démesurée dont la poésie japonaise, dans sa forme traditionnelle du moins – et même dans des œuvres modernes ou contemporaines comme celles de Shiki Masaoka, de Natsume Soseki, de Hisajo Sugita ou de Koi Nagata, pour citer quelques noms de novateurs parmi lesquels celui, très déterminant, de Kenji Miyazama –, dont cette poésie « libérée » se désintéresse totalement. Peut-être est-ce une fois de plus à Baudelaire qu’il faut recourir pour que s’exprime dans sa forme majeure, en poésie occidentale, cette alliance ou cet alliage des trois dimensions, le temps, l’espace et la mémoire avec, en état de sous-jacence, l’absolu. C’est sans aucun doute le plus beau des poèmes du souvenir que « Le Balcon » de Charles Baudelaire, où toutes les notions, pour caractériser la poésie dans sa définition française et européenne, en sa double nature phénoménologique et érotico-spirituelle, se retrouvent nouées en une seule gerbe de paroles, dans la lumière de l’être, cela précisément, pour dire l’être et l’épuisement de l’être.

Le Balcon

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses Ô toi, tous mes plaisirs! ô, toi, tous mes devoirs! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m’était doux! que ton cœur m’était bon! Nous avons dit souvent d’impérissables choses Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! Que l’espace est profond! Que le cœur est puissant! En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison. Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur! ô poison! Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles, La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux. Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux? Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses!
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s’être lavés au fond des mers profondes? Ô serments! ô parfums! ô baisers infinis!

Avant de tenter une approche plus serrée du haïku et aussi, à travers lui, de l’ensemble de cette poésie japonaise qui dit la fragilité – fragilité des apparences embrayant sur les résistances de l’essence, mais la connaissance de l’être fait-elle vraiment partie de la panoplie philosophique japonaise ? –, oui, avant d’aller plus loin, je voudrais citer encore deux poèmes du domaine français, l’un de Paul Valéry et l’autre de René Char, où se reconnaît, me semble-il, et se reflète, par osmose, l’esprit admirablement elliptique du haïku. « Le Sylphe », premier des deux poèmes cités[5], sonnet qui pourrait sembler constitué de quatre haïkaï agrafés l’un à l’autre, formule l’esprit même de brièveté signifiante qui régit la presque totalité de l’inspiration poétique en pays nippon :

Le sylphe

Ni vu ni connu Je suis le parfum Vivant et défunt Dans le vent venu!

Ni vu ni connu, Hasard ou génie? À peine venu La tâche est finie!

Ni lu ni compris? Aux meilleurs esprits Que d’erreurs promises!

Ni vu ni connu, Le temps d’un sein nu Entre deux chemises !

(C’est également cette même économie de moyens – le moins signifiant le plus – qui anime cet autre poème de Valéry, « Le Vin perdu », où une liqueur précieuse jetée en petite quantité dans l’Océan « fait surgir dans l’air amer / Les figures les plus profondes. »[6])

Position intellectuelle que celle adoptée par le poète de Charmes, qui a toujours prôné l’art du retrait : « Entre deux mots, il faut choisir le moindre », a-t-il écrit. Chez René Char, rien d’intellectuel : poète imbibé, quant à lui, du rêve surréalisant du monde, même à l’heure où le surréalisme ne lui est plus directe matrice, son poème s’attache à exprimer, derrière la beauté première des choses, leur beauté seconde, celles-ci, les choses, mélangées, comme chez les Romantiques allemands, Novalis ou Jean-Paul, à leur beauté et à leur signification secondes. C’est haïku que le poème suivant, mais combien éloigné, dans l’éclat de son onirisme désespéré, de l’attaque franche des réalités “réelles” par des poètes de la tradition classique tels que Bashô ou Buson :
Le Loriot

Le loriot entra dans la capitale de l’aube. L’épée de son chant ferma le lit triste. Tout à jamais prit fin.[7]

Poème de l’illogisme apparent, de la logique secrète : haïku d’Occident. Le haïku d’Extrême-Asie étant, lui aussi, de rupture apparente et de couture cachée. La diversité de l’expression poétique, selon les continents, les pays, les langues et les hommes parlants – les diseurs – n’exclut nullement dans l’intériorité de l’homme un point de convergence. J’aimerais assez, d’ailleurs, que telle formule de Char pût servir à définir aussi, et avec quelle justesse, l’art illuminateur des piégeurs de haï-kaï : « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », note-t-il dans Feuillets d’Hypnos[8]. À qui mieux qu’à Bashô, Buson, Hokushi, Issa, Kikakou et leurs descendants, pareille définition pourrait-elle s’appliquer ?

En marge des deux poètes français que je viens d’évoquer dans la lumière égale et mystérieuse du haïku, que soit nommé un grand poète issu, lui, de la francophonie, le Libanais Georges Schehadé. De lui, je cite ce poème de concentration extrême où chaque élément du visible introduit instantanément à de l’invisible, usant des mots les plus simples de la langue :

Il y a des jardins qui n’ont plus de pays Et qui sont seuls avec l’eau Des colombes les traversent bleues et sans nid

Mais la lune est un cristal de bonheur Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair[9]

La poésie japonaise est-elle « objective », est-elle vraiment « réaliste » selon ce qu’on lit sous les meilleures plumes ? Oui, sans doute l’est-elle puisque ses créateurs eux-mêmes se revendiquent de cette objectivité et de ce réalisme et se veulent de leur propre aveu implicite les « conservateurs des infinis visages du vivant ». Chacun de ces créateurs est fidèle à la nature (je ne dis pas encore à l’être qui, pour l’essentiel, est de conception occidentale), à ses prises, à ses surprises, à ses ébats et ses débats, à ses jeux dont le je propre du poète se veut absent et réussit, d’ailleurs, à s’absenter. À s’absenter partiellement, puisque le je de chacun apparaît, transparaît derrière la figure imposée par la saison, par l’heure, par l’humeur et que chacun de ces poètes est l’objet – le sujet si l’on préfère – d’une inflexion, d’une accentuation qui le distinguent, le rendant reconnaissable entre tous ; d’un style : « Le moyen de cacher un homme ? », se demanda un jour, à juste titre, Jean-Paul Sartre. La Nature – ai-je dit : « la pensée du dehors » pour mieux dire encore, reprenant là, en la sollicitant un peu, une expression due à Michel Foucault – serait-elle le fin mot de la poésie japonaise, tanka et haïku notamment ? C’est poser ainsi la question fondamentale qui, par-delà même la convergence de surface repérée et soulignée, donne tout son sens à l’affrontement observable entre les deux approches poétiques : la nôtre, la leur, et des deux attitudes face au monde. Bonnefoy, réfléchissant sur la poésie japonaise note : « Cette impression – et aussitôt une rêverie qui me fait imaginer entre des sols et des climats, d’une part, et de l’autre des poétiques, la possibilité de rapports où joueraient des forces, ce qui expliquerait les grandes contradictions dont est affectée la parole sur terre. » [10] Et, de fait, alors que la poésie de notre monde occidental veut essentiellement signifier l’intégration ou la désintégration d’une conscience humaine comblée ou mutilée dans son rapport au monde qui l’entoure et dont, de toute façon, elle fait partie intégrante, la poésie japonaise est d’abord expérience spirituelle. « Le haïku est par essence plus qu’un poème, même au sens fort qu’on peut donner au mot, écrit Roger Munier. À l’égal des autres arts du Japon, tels que le Nô, le tir à l’arc, la calligraphie, la peinture, l’arrangement des fleurs, l’art des jardins, il est tout imprégné de bouddhisme Zen. Sa pratique, écriture et lecture, est en elle-même un exercice spirituel. Il n’est pas exagéré de dire que ce que propose un haïku achevé est une expérience qui s’identifie peu ou prou à celle du satori, de l’illumination ».[11] Mais c’est dans le témoignage direct d’un Japonais que je souhaite puiser le sens de cette poésie unique en son genre. Le célèbre moine Saigyô dont la vie et l’œuvre recouvrent une grande partie du XIIème siècle écrit, de manière éclairante : « Pour être en mesure de composer un poème, l’état doit différer grandement de l’état ordinaire. Touché par l’émotion que suscite une fleur, un coucou, la lune, la neige, tout ce qui a forme, soit-il fallacieux, occupe la place de l’œil et emplit les oreilles. Les mots arrangés en versets ne sont-ils pas la vraie parole (Shingon) ? En chantant une fleur la pensée ne s’arrête pas à la fleur, en chantant la lune, la pensée ne se fixe pas sur la lune. Mais la composition suit l’infinie variété des circonstances et se plie à l’état de l’émotion ».[12] C’est signifier que dès les origines, et quoi qu’on en ait dit, le poème japonais, prétendu réaliste, n’a jamais ignoré – que cela se fît d’une manière directe ou indirecte – la présence participative de l’homme ni sa capacité d’interprétation et même de symbolisation immédiate. Objectivité ? Soit. Mais elle aboutit, dans le semblant d’effacement de l’homme et le recours à un dire d’apparence impersonnelle, à une autre forme de panthéisme où ce qui joue à disparaître en tant que conscience individuelle se multiplie indéfiniment en tant que conscience collective : si, dans la poésie japonaise, je n’est pas un autre – par référence au « JE est un autre » de Rimbaud qui est la cime du dédoublement subjectif institué par le regard occidental sur soi dans le miroir contrastant du conscient de la personne et de l’inconscient de la langue –, il est pourtant, ce je, sans personne derrière lui pour l’assumer, foisonnement du tout. Comme dans ce tanka de Saigyô :

Multiplier mille fois le corps pour voir les fleurs s’épanouir et s’unir à elles une à une sur toute branche en toute montagne[13]

Poème de la multiplication, le poème japonais d’inspiration et de facture classique est aussi le poème de la multiplicité : usant de formes resserrées et strictes, il n’est – quel que soit l’épanouissement de ses thèmes – aucun des sujets de la poésie d’Occident, si déployé que soit de son côté l’éventail de ceux-ci – qui ne puisse y trouver place : les quatre saisons, l’amour, la séparation, les voyages, le rayonnement mystérieux des choses, l’amertume, l’exil, le vieillissement, le souvenir, la mort : celle des autres autant que la sienne propre. L’Occident, lui, qui, on le sait, ne connaît que rarement les supports d’immédiateté et dont le détour par la conscience du poète, souvent introspective, rompt le lien de saisissement entre l’homme et sa prise, l’Occident, la poésie de l’Occident, ne peut pas effectuer dans son développement lyrique – chargé d’images, de comparaisons, d’allégories, parfois d’oxymores et de symboles – l’économie d’une certaine rhétorique. Cette poésie qui veut dire l’âme, ce qu’on appelle l’âme, est d’abord une entreprise de conquête du visible aux rets duquel vient, par projection, se prendre, montée en chant et palpitante d’être piégée, la modulation de l’invisible. Cela est vrai des plus grands, des plus significatifs de nos poètes : ceux de la Renaissance, mais Baudelaire aussi, Mallarmé, Rimbaud, Claudel, Saint-John Perse, René Char ou Yves Bonnefoy. Ou même du plus abstrait de tous ceux là : André Du Bouchet. Cela est vrai de Novalis et de Rilke ; de Paul Celan. De Thomas Eliot. D’Ungaretti, lui-même pourtant lecteur de haïkaï et qui a su en capter la densité. Dans ses Cent phrases pour éventail, le seul Claudel a réussi, comme au mystique tir à l’arc, à mettre sa flèche au cœur vibrant des choses. Dans la fragilité de celles-ci “délivrées” par le poète japonais – Bashô, Buson, Issa, Shiki, Onitsura, Hagi-jo, Shirao, Gochiku, Ransetsu, Yahia, Chiyo-ni, Gyôdai, Michikiko, Yasei, Kyoroku, Isshô, Chora, Boncho, et tant d’autres – la parole proférée et durement refermée sur elle-même, au dessin de ses idéogrammes, tire et retient, au piège d’une fraction de seconde, mille reflets de présence au monde immédiat et, par un jeu d’interférences, au monde second. La fragilité apparente du poème est faite de ces passages, – ces retenus passages. Comme un diamant capture et consomme l’éphémère, voilà inscrit le sens, et la direction du sens. Le texte brille enfin de tous ses feux, qui maintiennent en lui, préservée, dans une simultanéité paradoxale, la nuit inaltérée des images. Car, de fait, sous l’acte de l’éclair il y a le surgissement de la nature et, sous-jacente à celle-ci, il y a l’illumination de l’Être : il n’y a pas de grande poésie qui ne dise l’Être et qui, en le disant, ne le fonde. La « réciprocité de preuves » entre l’Homme, puis son authentique « séjour terrestre » dont parle Mallarmé, rien ne l’atteste plus fortement ni avec plus d’évidence, voire de conviction, que la poésie dont je parle à travers ses expressions les plus élaborées, tanka et haïku. De ces formes dominées ne transparaît à l’extérieur que ce qu’elles veulent bien confier à ce feu qui les songe. Ce feu donc, dont j’ai parlé, tous les feux, et dessous eux la forme dominée, et, au cœur de la concentration formelle, la concentration ontologique, existentielle. Mais ce qui parvient à nous de cette forme forte est trace à peine captée, renouvelée sans cesse. Cela, oui, est passage, où vibre, sensible infiniment, cette vulnérabilité des êtres et des choses, laquelle contient peut-être l’absolu du monde. Absolu par incitation ou induction, par référence à un centre du centre jamais rejoint. Tout est dans tout, et l’ensemble dans le détail :

Le halo de la lune n’est-ce pas le parfum des fleurs de prunier monté là-haut ?

écrit Buson, semblant reprendre à son compte cette intuition des « correspondances » qui sera, dans la poésie française, l’apport fondamental de Baudelaire. Ou bien, autre citation, plus psychologique qu’ontologique, ce tanka de Saigyô :

Inoubliables traces de l’aimée dans la séparation ses mille traces palpitent sur la face de la lune

Tremblement de la lune “réelle”, trouble de ce qui agite l’âme…

C’est à ce jeu, tout de surprises, que – malgré son réalisme –, le poème classique japonais reste frère en nous des volutes de l’imaginaire, et fils de notre cœur. D’où le large accueil qui lui est fait dans les langues de l’Occident. Fragilité. Je dis de la fragilité – dont je ne sais pas très bien ce qu’elle est sinon l’objet, pour nous, d’un rapt et d’une rupture – qu’elle n’est pas philosophie seulement, qu’elle est délice et qu’elle est tendresse, – et substance. Karô par exemple :

Dans la lumière du soir L’ombre à peine Des ailes de la libellule

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