Catégorie : Regards sur le monde (Page 3 of 3)

Des hommes et des paysages

Texte publié dans le numéro de GÉO de février 2004

 Le Liban est un paysage, un déploiement de paysages dans le labyrinthe de montagnes traversées d’est en ouest de vallées souvent étroites et profondes et s’ouvrant, au fur et à mesure qu’elles s’en approchent, tirées par leurs cours d’eau, sur l’espace et l’éclat de la mer. Et quelle mer! la Méditerranée, « agitée perpétuellement par la naissance éternelle de Vénus ». Car le Liban, avec son puissant massif du Sannine, est le pays mythique d’Adonis, le dieu mort et ressuscité, ressuscité par l’amour d’Astarté dont les métamorphoses successives feront, le moment venu, l’Aphrodite grecque puis la Vénus latine. C’est peut-être cet orgueilleux face-à-face entre ce qui est de l’ordre du destin et ce qui est de l’ordre de la splendeur qui définit le mieux la spécificité du Liban.

 Le Sannine, couvert à longueur d’année d’un turban presque immatériel de neige tant la grande lumière qui règne le plus souvent sur cette région du monde en vaporise le signe de fulgurance, le Sannine est le patriarche incontesté de ce Proche-Orient des patriarches. Ils sont depuis Abraham, l’Ami de Dieu (Ibrahim al-Khalil dit la tradition musulmane), ceux par qui l’Esprit témoigne sa souveraineté et travaille à la communiquer aux hommes de tous credo et de tous rites. Il y a des patriarches de toute nature dans l’histoire ecclésiale, même si le terme proprement dit est réservé prioritairement aux plus hauts dignitaires religieux des communautés chrétiennes d’Orient: le Patriarche maronite, par exemple, qui régit spirituellement la conscience des Maronites du Liban et de ceux qui vivent hors du Liban, a son siège à Bkerké, au cœur du « pays chrétien », dans une montagne qui fut longtemps, et jusqu’aux portes du XIX° siècle, appelée paradoxalement — en France et en Italie notamment — la « Montagne des Druzes », comme le « Djebel druze » d’aujourd’hui qui se situe au sud de la Syrie. Patriarche est un mot composé de patria (« clan », « famille ») et de arkhês (« chef ») et désigne une personne que ses fonctions investissent d’une grande et décisive autorité morale. Du coup, et en ce sens, on peut dire que les chefs spirituels de toutes les communautés qui forment le Liban sont, à leur façon, des « patriarches ». « Patriarche » est le Cheikh Aql des Druzes, « patriarche » le Mufti (sunnite) de la République Libanaise, « patriarche » le Grand Imam chiite. Et, pour être complet, il faudrait, sur ce terrain subtil et délicat, citer bien d’autres appartenances — les Grecs-Orthodoxes, les Grecs-Catholiques ou Melkites, les Alaouites, d’autres encore — dont le tissage, trame et lice, fait l’étonnant bariolage de ce pays, son apparence de fragilité alliée à un sûr instinct du dialogue salvateur, sa curiosité et son goût finalement de l’autre en son altérité reconnue, et même souhaitée, son inscription dans un futur qui ne saurait être que de métissage universel.

Toutes ces particularités du Liban, depuis l’origine de son histoire, ne s’expliquent que par sa géographie. « L’Égypte est un don du Nil », selon Hérodote. Le Liban, lui, est un don de ses hauts rochers. Et, bien entendu, de sa mer aussi, — qui lui est compagne fidèle. Hauts rochers, gorges encaissées, vallées profondes, vous aurez eu sur les hommes d’ici une action tout à la fois négative et positive. C’est parce qu’ils n’aimaient pas la montagne toujours inquiétante et couverte de divinités hostiles logées dans de résistibles bétyles que les premiers hommes de ce pays préféreront en coloniser le rivage et se lancer, Vénus stellaire à l’appui (ils connaissaient bien leur carte du ciel et, au ciel, ce point fixe: l’Étoile du Matin), dans l’aventure prodigieuse de la mer. Les Phéniciens auront été ainsi les premiers grands navigateurs, de la race de ceux qui relient, à la force du poignet, les continents et les peuples, colonisateurs au demeurant pacifiques et ne souhaitant, d’une région l’autre de la Méditerranée, que troquer, acheter et vendre. L’intérieur des terres ne les intéresse pas: ce qu’ils veulent, c’est le liseré, la plage souple, le port tranquille où leurs trirèmes pourront reposer en paix en attendant de nouveaux et de vifs départs. Qui dit commerce dit concurrence et dit extension. Les Phéniciens inventeront les Cités-Etats (Tyr, Sidon, Béryte, Byblos, villes ennemies les unes des autres) et, un jour, certains d’entre eux fonderont Carthage, sur la côte d’une Berbérie inconnue et lointaine, qui parviendra à inquiéter puis à menacer la déjà toute-puissante Rome. Carthage, mais aussi les villes en mers — désignation phénicienne du port: Mers-el-Kébir, Marsa-Matrouh, La Marsa et peut-être Marseille —, Carthagène aussi, et Cadix, et Tanger, et autres lieux de notre méditerranéenne mémoire.

 Les Phéniciens sortis de l’Histoire, les Grecs en viendront à leur tour à dominer le grand lac bleu, puis ce seront les Romains, puis les Byzantins, puis les Arabes. Tous seront fascinés par cette terre à l’Orient du monde sur qui le soleil prend appui chaque matin pour se lever dans sa tranquille gloire et gravir les échelons du vaste ciel, l’un des plus purs qui soient, capable, chaud ou frais, de traîner sa langueur ferme et fauve sur les oliveraies du rivage et les vignobles des premiers coteaux. Car, pour gagner sur la pente incultivable, il a bien fallu imaginer les espaliers dont l’invention sera pour l’agriculture aussi déterminante que l’invention de la roue pour le déplacement. Les « Libanais », depuis leur création de l’alphabet qui a permis, en ramenant les choses à leur signe abstrait, d’intensifier la communication — cette navigation de l’esprit — ont toujours été de grands imaginatifs et de très habiles communicants. Le créateur de l’alphabet, c’est Cadmôs, dont le nom signifie « Orient ». Zeus, « patriarche » des dieux, (patriarcha deorum est le surnom latin de Jupiter) avait réussi à détourner de sa belle virginité la propre soeur de Cadmôs, Europe, fille du roi de Tyr, dont le nom signifie « Occident ». Mythe stellaire et dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Notons pourtant que c’est une fille du Liban qui aura réussi à donner leur appellation à deux immenses régions du monde, mystérieusement quoique légitimement homonymes: Eurb, « Europe » et Maghreub, le « Maghreb », deux espaces convergents à l’extrême pointe du visible où le soleil, fils de l’Orient, s’abîmera — pour reprendre au réveil et, dès l’aube, la quête-poursuite (initiatique) de sa sœur disparue.

 Il y a de l’eau au Liban, pays de neige aux portes du désert. Son nom viendrait-il de laban, le lait? Où il y a de l’eau, il y a parfois de la pluie, les nuages se formant à partir de la mer et butant de leur front bas contre les contreforts des monts. Et la pluie va donc tomber partout, arrosant l’étroite plaine côtière, ses villes aujourd’hui à terrasses blanches ou à tuiles rouges, les vergers à fruits plus ou moins exotiques et, plus haut dans la montagne, outre les pins, et là où ils se trouvent encore, les beaux, les admirables cèdres, qui ont trouvé refuge dans les plis du drapeau national, les vergers plus doux faits de pommiers, de poiriers, de pêchers, de pruniers, de cerisiers, et j’en oublie. Où il y a de la pluie, il y a aussi des fleurs et des abeilles. Ainsi se fondent les réputations: ce sera donc un pays « de lait et de miel » que le Liban.

 Les émigrants partis du Liban dès la fin du XIX° siècle sont nombreux: ils se comptent par centaines de milliers et deviendront millions plus tard, en Afrique, dans les deux Amériques, au Brésil notamment, en Australie et ailleurs. Ils fuient quoi? La pauvreté, parfois la famine, la conscription imposée par l’Empire ottoman entouré d’appétits et de menaces et qui tente de lever à partir des régions qu’il domine des armées pour se défendre, mais aussi c’est eux-mêmes qu’ils fuient dans de fiévreux rêves, et qui les importunent, de chances à saisir et de places à prendre. Ils sont bien, ces impatients, les descendants des Phéniciens évanouis. Parfois — souvent même — ils réussiront. Certains d’entre eux spectaculairement: dans le commerce, dans la construction, dans l’enseignement, dans la restauration, dans les services — quelquefois même en politique, se haussant jusqu’à des sommets de l’État. « Le Liban est un petit pays qui ne produit rien sinon des Libanais », écrivait plaisamment, au XIX° siècle, un voyageur français du Levant resté anonyme. Eh bien, soit! les Libanais, qui n’ont rien, produiront beaucoup à partir de rien. Ce n’est pas rien que rien, si l’ambition est là, et la volonté, et le rêve.

 Petit, tout petit pays que le Liban. La superficie de deux départements français — et cinq mille ans d’histoire connue. C’est l’un de ces rares endroits du monde à avoir une histoire bien plus grande que lui et l’ombre de son arbre-symbole couvre une étendue morale qui le dépasse et le déborde de partout. Pays-montagne, longtemps abrupt et sauvage, si, en revanche, la plaine côtière et la haute plaine de la Békaa de l’autre côté du mont vers l’Orient et l’intérieur des terres, ont toujours été agréées, habitées, avec des bourgs, des villages et des villes. Pays-montagne, pays-labyrinthe, ai-je dit. Avec des falaises redoutables, des déchirures violentes de la terre, des grottes et des altitudes inaccessibles ou qui l’ont été pendant des siècles, voire des millénaires: les hommes de la côte ou de la haute plaine ont évité le plus souvent de s’y aventurer. Du coup, au fil de l’Histoire, ce sont tous les minoritaires, tous les réfractaires, tous les persécutés de cette Asie mineure riche depuis toujours d’idées et de nuances d’idées, de potentats de tout poil, d’autocrates amis des dieux ou de Dieu et les représentant ici-bas, Asie féconde en absolus opposables et en exclusivismes intransigeants, ce sont tous ceux-là — que Byzance n’aime pas ou que Damas n’apprécie guère, ou bien c’est Bagdad ou Istanbul la capitale malveillante —, oui, ce sont tous ces têtus, ces « hérétiques », ces ennemis de la foi majoritaire et de la pensée unique qui vont prendre, de siècle en siècle, les mille chemins du Liban, au nez et à la barbe des autorités officielles, se glissant dans ses profonds gouffres, se hissant jusqu’à ses escarpements et ses nids d’aigle, pour y construire leurs villages plus ou moins fortifiés, pour y poursuivre leur mode de vie et pratiquer leurs mœurs, pour y attester leur credo et bâtir autour de leurs croyances leurs lieux de culte — parfois, comme cela s’est produit dans la vallée sainte de la Kadisha, lieux troglodytes où sont parvenus à se lover églises et monastères. Ainsi sont arrivés au Liban, tour à tour ou bien en vrac et simultanément, fuyant des pouvoirs d’essence contradictoire, les Maronites, les Grecs-Catholiques, les Druzes, les Chiites, d’autres aussi: dix-sept confessions en tout pour un peu plus de dix mille kilomètres carrés de sol, dix mille quatre cent cinquante deux exactement. A la tête de ces réfugiés bientôt maîtres de la terre, chacun dans son enclave et son sillon, le Patriarche, le Cheikh, le Mufti, le « moqaddem » qui, lui, agit militairement pour frayer la route en « éclaireur » (ce que le nom de sa fonction indique) et trouver la place la plus sûre et la mieux défendable, le paysage le plus juste pour tous ces déracinés-poètes, bientôt réenracinés dans un chez soi qu’ils modèleront à leur image, croix par-ci, croissant par-là. Car ce qu’on oublie quelquefois de dire ou même de savoir, c’est que les Sunnites aux-mêmes, je parle de ceux du Liban, auront été, à l’origine, des rebelles: les Arabes n’aimant ni la montagne ni la mer, le premier calife ommeyade, Mo’awiya, au VII° siècle, aura affaire à un soulèvement de deux de ses régiments. Pour les punir, il les contraindra à traverser la redoutable montagne et à s’installer sur la côte libanaise, face à la mer honnie, où vivaient depuis les temps premiers les descendants des Phéniciens, puis des Grecs, des Romains, des Byzantins. Ainsi se fit l’un des plus grands brassages d’ethnies sur qui reposent la légitimité humaniste du Liban et, pourquoi ne pas le dire? Sa projection symbolique dans l’avenir.

 Ces communautés libanaises, toutes minoritaires au départ, serreront leurs rangs face à de grands environnements souvent hostiles et qui travailleront à les diviser. Il y aura des frictions, des dissensions et même des guerres entre ces groupes sociaux que tout invitait à s’entendre. Ils finiront pourtant par répondre à l’appel de leurs histoires parallèles et toutefois convergentes à la manière des parallèles de la géométrie post-einsteinienne. Ils inventeront, sur le plan de la communauté nationale unifiée, le vouloir-vivre ensemble en usant de toutes les précautions des vieilles sociétés humaines. « Le pays des longues prudences », c’est ainsi qu’il m’est arrivé de définir une fois le Liban. J’ai dit qu’il fallait qu’il s’y tienne, que c’était là sa formule d’exister, son art d’équilibrer sa part du sol et sa part du ciel. Ainsi, par nécessité, les Libanais s’inventeront une laïcité et une démocratie à leur mesure et selon leur style propre, laïcité et démocratie paradoxalement claniques et pourtant tout en raffinements et en nuances. Décidément, oui, le Liban est un petit pays qui ne produit pas seulement des paysages de lumière, mais qui produit aussi, parce qu’il en a besoin pour vivre et pour survivre, des Libanais.

La Méditerranée entre les deux consciences

Extrait de « La Méditerranée entre les deux consciences », in Hermès défenestré, éditions José Corti, 1997

Oui, ils se trompent lourdement, ceux qui croient que plus la Méditerranée se trouvera affaiblie, plus ses idéaux seront dévastés, plus ses populations épuisées, plus vite s’établira, à travers cette zone tourbillonnaire enfin neutralisée, si essentielle aux liaisons de la planète, la civilisation aseptisée et sans charme que beaucoup, langages codés et informatique aidant, appellent de leurs voeux.

C’est pourquoi le salut de la Méditerranée – il convient de le dire et de le redire avec force – est le salut de tous, et d’abord de ceux qui spéculent sur sa mort.

Interpénétration des cultures et dialogue des valeurs, brassage des ethnies, approche mystérieuse des langues l’une de l’autre comme amoureux et amoureuse la nuit, déversement dans le trésor de tous des idées et des sentiments de chacun, on n’a pas trouvé mieux jusqu’ici pour améliorer son humanité. Améliorer en soi l’humanité, c’est là peut-être définition de l’humanisme. Si la Méditerranée a un rôle à jouer dans le monde de demain, celui du troisième millénaire, c’est de rappeler inlassablement cette leçon durement par elle apprise et devenue, par la force des choses, l’objet central de son enseignement – de son rayonnement -, à savoir que l’homme est la question et qu’il est, aussi bien, la réponse, et que c’est l’homme aussi le trajet, le difficile et dangereux trajet, mille embûches et cent pièges à chaque pas, entre la question et la réponse.

Un pays sous un arbre

Extrait de « Un pays sous un arbre », in Liban Pluriel, éditions Naufal, 1994

Ce pays dans ma fenêtre : le Liban.  Mon pays. Dans ma fenêtre il pourrait presque entièrement tenir si l’Histoire ne le faisait déborder de partout, l’Histoire, cette folle ! et son grand corps désordonné de déesse … Depuis cinq mille ans, et un peu plus, elle est ici chez elle, dans. ses villes, parmi ses peuples.  Les peuples ont passé ; les villes, quelques-unes, sont restées, devenues presque imaginaires à force d’avoir été : Tyr, aujourd’hui Sour, Sidon, aujourd’hui Saïda, Beiryte, aujourd’hui Beyrouth – et Byblos, et Tripoli, et Baalbeck.

Les peuples, eux, vinrent, vainquirent, s’installèrent, partirent, disparurent. Ils ont toujours nom dans la mémoire des hommes et rang dans leurs légendes. D’abord, les premiers habitants historiques de nos rivages, les Phéniciens, qui laissèrent partout, puissante et fine, leur marque sur cette terre, puis, passants plus ou moins considérables, les Egyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Macédoniens, les Romains.

Leurs chefs s’appelaient parfois Ramsès ou Alexandre, Nabuchodonosor ou Titus, quand ce n’était pas Cléopâtre ou Zénobie. Certains venaient du lointain Occident comme pour forcer les portes du soleil, d’autres suivaient la course du soleil et sortis de l’Asie, prodigieuse matrice, butaient là, éblouis, juste au pied de nos montagnes, contre la mer. Ainsi plus tard viendront les cavaliers arabes, nos plus proches et nos moins légendaires ancêtres qui, descendus de selle, découvriront ici les bienfaits d’une nouvelle sédentarié et feront don à ce pays de la lugha, la langue ; ainsi, pour un siècle, acteurs eux-mêmes étonnés d’un intermède stupéfiant, les Croisés.

Comme s’ils pressentaient à quel point l’Histoire est une maîtresse volage, certains de ces conquérants, une fois goûtée l’amertume de leur conquête, voulurent, avant que d’être reconduits, confier, ultime vanité, leur carte de visite à cette parente pauvre de l’Histoire qu’est la pierre. Pour qui connaît le babylonien et le néo-babylonien, l’assyrien et le grec antique, le latin de la Troisième Légion gauloise, mais aussi les langues modernes, ils sont encore lisibles, sur les parois et les stèles du fleuve Lycus, les noms de tous ces amants d’un jour, de ces triomphateurs évanouis. La mer est là, à l’embouchure, qui forme et affine ses galets.

* Lycus: nom antique du Fleuve du Chien, aujourd’hui Nahr-el Kelb, au nord immédiat de Beyrouth.

L’autre sel

Texte extrait du numéro 13 de la revue Aporie, « Salah Stétié et la Méditerranée noire », été-automne 1990

Quand le navire s’engloutit, sa voilure se sauve à l’intérieur de nous. Elle mate sur notre sang. Sa neuve impatience se concentre par d’autres obstinés voyages. N’est-ce pas vous qui êtes aveugle sur la mer ? Vous qui vacillez dans tout ce bleu, ô tristement dressée aux vagues les plus loin ? René Char (Les Matinaux)

 Contrairement à ce que plusieurs en dirent, la Méditerranée n’est pas une mer heureuse. Elle est bleue, et c’est là, selon ses médecins, symptôme avant-coureur de sa mort. Les jeunes mers sont vertes. Elle n’est plus jeune, et cela commence à se savoir, l’antique maîtresse ruisselante de tant de ruffians et de rois. Le premier qui la découvrit dans toutes ses ruses et tous ses pièges et qu’elle mena en bateau pendant vingt ans était un roi, justement, et quel roi !  L’un des plus sages et de meilleur conseil qui fussent, dont le grand Homère lui-même prît sur lui de consigner les éphémérides et de conter les mille péripéties et hasards, Ulysse, et précisément le sage Ulysse, comme s’il fallait à la mer habile en mensonges et en songes ; ah! que cependant jeune elle était encore ! ah ; le plus équilibré des hommes pour exercer sur lui toute l’étendue de sa feinte. Circé, Calypso, les sirènes, ce n’est rien d’autre que Méditerranée dans certains de ses états : noire charmeuse. Car, de préférence, elle a l’oeil liquide des femmes afin de réussir à surprendre, à suspendre et à tenter de paralyser durablement la fébrilité voyageuse et conquérante de ceux sur qui elle a jeté son dévolu.  Cléopâtre, Zénobie, la Kahena, Méditerranée encore que celles-là qui sont les héritières d’Hélène de Troie et de Didon de Tyr, superbes et sanglantes. Poppée, Messaline… ah! que de vierges folles et, d’ailleurs, ces filles de chez nous, ont-elles jamais été vierges ? Isis, peut-être… Car la Méditerranée, dès toujours et si loin que remonte notre mémoire, est ce profond labour des hommes qui fit d’elle, radieuse et échevelée, celle qui se tourne et se retourne dans sa couche pour de puissantes sueurs partagées. Non point avec Ulysse partagées seulement, mais aussi avec Alexandre et César, et avec ceux qui eurent nom Ramsès, et ceux qui eurent nom Hannibal, et ceux qui eurent nom Tarek, et ceux qui eurent nom Napoléon. Et où donc leurs conquêtes et où leurs empires ? Mieux que quiconque la femme du plus vaste accueil sait que le matin des nocturnes sueurs est le plus triste : comment la Méditerranée ignorerait-elle que ses villes sont de celles que les marins quittent à l’aube à la façon des voleurs ? Elle n’aura donc été que lit et que draps de passage pour tous ceux qu’elle crut qu’ils l’aimaient, qui crurent qu’elle les aimait, qu’elle crut qu’elle aimait. Ô folie de la plus sage des mers!

Reste qu’on lui doit, cette folle, quelques-unes des figures les mieux achevées de notre art intellectuel. Au-dessus du berceau de cette fée délirante, de cette magicienne aboyeuse aux orages, luisent nos plus parfaites constellations mentales, filles de la mathématique vivante en qui cette chair hasardeuse qui est la nôtre sait reconnaître, projection de la nécessité qui l’anime, l’une de ses fins dernières et l’un de ses gués vers l’éternel. Car les fils de la Méditerranée sont les premiers à l’avoir démontré : à travers symétrie et syllogisme, nombre et règle, abstractions et codifications, c’est bien de permanence que l’homme rêve, c’est d’invariants qu’il a besoin parmi tant de variables qui l’entraînent, c’est de manque d’absolu qu’il souffre. La Méditerranée est pierre d’angle en ce vœu d’éternel. Comme d’autres construisent sur le sable, les Méditerranéens, d’un rivage à l’autre de la mer commune, c’est sur l’élément que, chaque fois, ils jouent et Jouèrent leur va-tout. L’éternité, depuis l’Égypte rose et noire, basalte et granit, c’est ici, au point géométrique de tout cela, passions et songes, qu’elle a été trouvée une première fois, avant que d’être retrouvée.  » La mer allée avec le soleil « , un homme du Nord, qui a tout vu et tout dit, choisira, l’ayant à son tour parcourue en vue d’y découvrir, lui aussi, sa part de vérité, choisira, dis-je, au bout de sa course essoufflée sur une seule jambe, de revenir mourir sur son bord – car où mourir ailleurs quand on est Arthur Rimbaud ? Mer de mensonge, mer de vérité, elle est la totalité du mensonge quand elle ment et la totalité de la vérité quand elle dit vrai. Ulysse lui-même s’y perdit qui se boucha les oreilles pour ne pas risquer de s’y perdre. Il y a parfois sur la Méditerranée, là où l’eau ne se confond plus qu’avec l’eau, loin des rivages et loin des îles, comme le passage d’un reflet terrible réverbéré par l’acier de l’air et qui est de nature froide et bleue comme le fer de la guillotine. J’ai vu ce reflet-là, métallique, en pleine mer, dans le tremblement distraitement Joyeux de la lumière. J’ai compris que, quelque part, cette mer fertile en dieux et féconde en hommes, toute réalité et tout faux-semblant enfin écartés d’un geste dur comme on fait d’un rideau de théâtre, savait ne réserver nul pardon aux hommes ni aux dieux. Ils y passèrent tous, qu’elle fêta et cajola, bâtisseurs d’empires ici et au-delà, jouets choyés puis brisés rageusement contre les mille âpres rochers, milliers de Charybde et de Scylla, car cette mer, sur le rivage de qui tant de philosophes et tant de prophètes et tant de poètes et tant de mathématiciens et tant d’architectes brillèrent et scintillèrent, pourquoi voudrait-on qu’elle choisît telle scintillation plutôt que telle autre, telle doctrine, telle pensée, telle créance, tel énoncé, tel mode ou tel style ?  » II faut toujours avoir deux idées, l’une pour tuer l’autre « , un philosophe l’a dit qui n’est pas Héraclite. Héraclite a raison contre tous les Méditerranéens réunis. Et la Méditerranée, mer et marâtre, aura raison contre ce même Héraclite.

Alors, mer de tous les naufrages ? Oui, de tous. Le fouet de la colère de la vieille catin fit voler en poussière les pierres et les marbres. Les idées se fanèrent lorsqu’une après l’autre et, assure Paul Valéry, qui est l’une des dernières incarnations d’Ulysse, les civilisations surent enfin qu’elles étaient mortelles, elles aussi. Telle est l’amère leçon dictée au voyageur par toute colonne encore debout, de Louxor à Corinthe, de Volubilis à Baalbeck. Et pourtant… Pourtant sur toutes ces colonnes d’amertume le soleil de la Méditerranée, qui est rusé comme Ulysse, met son miel et voici que des chapiteaux condamnés s’échappe une ultime colombe. Rien jamais ne meurt complètement où le sel veille. Les jarres des grands naufrages remontées au jour respirent encore l’esprit du vin. Les doctrines servent encore pour peu que les hommes s’y prêtent. Les grands linceuls de pourpre où dorment les dieux morts, déroulés, on y taille encore fanions et bannières pour de nouvelles causes déjà resplendissantes. Elles finiront, ces causes, en tragédie ? Soit : elles auront resplendi. Telle est la sagesse ou la ruse de l’esprit qu’il fait litière de son propre doute, qu’il fait de son malheur de demain le surplus d’éclat de son aujourd’hui.  Truismes que tout cela ? La Méditerranée, au fil de ses vagues, n’a fait que rabattre l’une sur l’autre les évidences. Evidemment cruelle, puisqu’elle nie tout et que de chaque chose, si belle et substantielle soit-elle, elle extrait avec une Jalouse minutie la rigueur du néant, elle est tout aussi évidemment balsamique puisqu’elle n’a de cesse d’affirmer que la mort est un tour de passe-passe parmi d’autres, que la sirène d’Ulysse est aussi poisson et donc l’enfant naturel de la mer, que là où ne peut la sagesse la malice y pourvoie, que Circé est châtiée par là même où elle a péché, que le Cyclope est vaincu et ridiculisé pour ne savoir pas lutter d’intelligence avec la plus intelligente de ses prises, qu’Ulysse enfin, réussissant par force habiletés et caresses et patiences et impatiences a dit la Méditerranée me dominer moi-même, mère et marâtre, qu’Ulysse, se glissant entre les mailles de mes filets, trouve enfin la porte de sortie du délicieux labyrinthe que je lui aurai été pour aller rejoindre dans Ithaque la paisible et l’ennuyeuse Pénélope. Tant pis, dit-elle, tant pis pour ceux que je n’aurai pas assez charmé pour qu’ils devinent que mon azur est du noir. Mystère des couleurs : sait-on qu’en langue arabe, langue paradoxale, la Méditerranée n’est ni bleue ni noire, qu’elle est  » blanche « ?

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