Catégorie : Regards (Page 4 of 8)

La beauté est peut-être le sens de l’univers

« La beauté est peut-être le sens de l’univers »

Peu avant l’hommage que lui rend la Bibliothèque Nationale de France qui se terminera par un colloque le 4 avril, le poète Salah Stétié accorde un entretien exclusif avec le futur site http://www.LeNouveauCombat.fr . Dernière partie : « La beauté est peut-être le sens de l’univers ».


Salah Stétié – « La beauté est peut-être le sens… par lenouveaucombatfr

Gabriel Bounoure

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana, 2013

SUR LE CŒUR D’ISRÂFIL

Toute ma vie se sera passée sous le signe de la foudre – « ce bel éclair qui durerait » – dont m’aura gratifié Gabriel Bounoure. La fin de l’âge venant, de l’importance de ce don je me rends compte aujourd’hui plus que jamais. Et c’est pour moi dans les plis du cœur, lumière d’un trésor : irremplaçable lumière, inouï trésor.. À l’heure où l’on ne sait encore rien mais où naît, dans la violence du désir, le besoin et l’impatience de tout posséder et de tout savoir, vers dix-sept/dix-huit ans, Bounoure est entré dans ma vie comme un ange, cet Archange Gabriel de la plus grande fable, et, l’œil voilé et le sourire de la compassion bouddhique aux lèvres, il m’a d’un doigt frémissant d’émotion contenue quoique intense, montré la route : elle allait (je ne le savais pas encore ou qu’à peine) vers le centre de tout qui a nom Poésie. Capitale de la douleur, capitale de la merveille et de la grâce. Grâce non religieuse, mais cependant divine : d’un seul coup, je comprenais brutalement que le divin habitait parmi nous, que les mots autant que les monts du Liban, qui coiffaient ma rencontre adolescente avec Bounoure d’un peu d’éternité de neige, que les mots et les monts nous étaient une demeure, que le sacre était notre quotidien. La brûlure de cette gifle ne m’a pas quitté depuis lors et, de temps en temps, il m’arrive de toucher distraitement ma joue : Bounoure est mort, je vais bientôt mourir, mais sa fièvre, la contagion de sa fièvre est toujours là et je sais que jusqu’en ma dernière minute j’aurai vécu, dans le sillage de Bounoure, audacieusement, modestement, selon le grand exemple qu’il m’a laissé, au seuil du feu. J’ajoute aussitôt que, pas plus que le prophétisme du réel, l’incendie du vrai – qui sont l’un et l’autre deux définitions possibles de la poésie – n’a rien de spectaculaire. La communication de la vérité poétique se fait le plus souvent à voix basse et c’est dans le creux de l’oreille, du côté de la trompe d’Eustache que je l’aurai reçue muettement.

Léopold Sedar Senghor

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana, 2013

SENGHOR LE MAGNIFIQUE

Léopold Sédar Senghor nous a appris quelque chose d’essentiel. Nous, ce sont tous les hommes, toutes les nations du Tiers Monde. Et cette leçon, c’est au moment où nous en avions le plus urgent besoin qu’il nous l’a offerte : à l’heure où se levaient un peu partout sur la planète les drapeaux de nos indépendances flambant neuves. Nous étions fiers et pauvres. Il nous a appris que nous nous devions d’être fiers et fiers, au sein même de notre pauvreté, d’être riches. Riches de quoi ? Il nous a appris que l’indépendance n’était qu’un vain mot, et vide de sens, si elle ne devait pas coïncider avec l’identité, que l’indépendance, en un mot, c’était, après l’éclipse historique que l’on sait, le plein soleil de l’identité restaurée. Je parle à bon escient de soleil car seul un fils du soleil, homme de vérité, pouvait nous donner cette leçon de vérité. La vérité de l’homme a partie liée avec ses racines, avec la terre, cette parcelle précieuse de la planète Terre que nous nous obstinons à nommer patrie, la terre des pères faite du souvenir des ancêtres et de leur grande poussière immémoriale. Oui, dis-je encore, c’est cette terre-là la plus proche de notre cœur qui est notre vérité, avec sa géographie et son histoire, avec ses femmes et ses hommes, avec sa langue et ses dialectes, avec ses créations et ses coutumes, avec ses inventions et ses traditions, avec son unité et sa diversité, avec ses heurs et ses malheurs –, l’un dans l’autre, l’un par l’autre. S’étant ainsi magnifiquement enraciné dans tout l’amont, cette terre première et ses latences originelles, ce paradis nécessairement perdu qui nous est mémoire et qui, mémoire, est à reconquérir sans cesse, l’homme de vérité, cet homme qui a nom Senghor, peut se projeter aux avant-postes de lui-même et se déployer librement dans le temps à venir et dans l’espace étranger. Étranger ? Non – autre, simplement autre. Quand on est sûr d’avoir atteint le lieu d’identité, l’indépendance n’est plus un vain mot ni un vœu pieux, comme il arrive encore aujourd’hui, hélas, si souvent et la voici, l’indépendance, qui rime paradoxalement, contre toutes les évidences phonétiques, avec la liberté. Le paradoxe va même plus loin ; je m’explique. Dans la mesure, dis-je, où l’identité restaurée, reconquise, reconstituée fût-ce dans le combat, la peine, le deuil et les larmes, dans cette mesure même le lieu d’identité devient le lieu de l’autre puisque c’est à partir de soi, de l’affirmation de soi, de la confirmation de soi que se reconnaît l’altérité. Alors seulement l’autre cesse d’être une abstraction, une postulation rêvée, une naturalité équivoque pour prendre, face à celui qui est et qui se sait être, sa pleine stature d’étant. Et comme l’être est, pour paraphraser une formule célèbre, la chose du monde la mieux partagée, chacun se retrouve dans chacun, hommes et civilisations, comme dans un miroir en qui il ne sera « ni tout à fait le même ni tout à fait un autre » mais en qui cependant, dans la lumière inaltérée, il sera compris et aimé. J’ai parlé d’homme et j’ai parlé de civilisation : il ne saurait y avoir d’homme où la civilisation viendrait à faire défaut mais, nous le savons aujourd’hui mieux qu’à n’importe quelle autre époque de l’Histoire, il ne saurait non plus y avoir de civilisation là où ne serait pas impliqué l’homme, et le sens de l’homme. C’est reprendre en la modifiant et non sans la contredire partiellement la phrase si souvent reproduite de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » À cette observation de l’auteur de Variétés, il n’est pas irréaliste de répondre que, tout compte fait, la mort des civilisations rend encore plus évidente, à travers la chaîne des destructions promises, une certaine idée de la permanence de l’homme et peut-être même de ce qui est en lui étincelle d’éternité.

[…]

Yves Bonnefoy

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana 2013

BONNEFOY MAIN PURE, MAIN SOUCIEUSE

Nous avons été quelques-uns, au début des années cinquante, à recevoir la poésie d’Yves Bonnefoy en plein visage comme un gifle de vent. Certes, il y avait René Char et Michaux, Saint-John Perse et Pierre Jean Jouve – mais nous savions déjà que leur œuvre était, pour l’essentiel, derrière eux, et que leurs grands soleils s’apprêtaient magnifiquement à s’endormir. Les derniers jeux surréalistes ne nous semblaient plus directement accordés à cela que nous pourrions appeler, au sens le plus noble du mot, un chant. Ce chant, voix sourde montée de la profondeur, ce fut la voix d’Yves Bonnefoy.

Elle venait à nous comme un orage qu’aurait traversé, par-ci par-la, des limpidités. Il faut se souvenir que les années dont je parle traînaient encore derrière elles l’ombre d’une immense tragédie et que, assez énigmatiquement, tout ce qui n’embrayait pas d’une façon ou d’une autre sur cette tragédie – dont nous voulions cependant, et de tout notre élan vital, nous distraire – apparaissait de la nature d’une trahison. L’époque était sombre mais n’aspirait qu’à s’éclairer et, fiévreusement, qu’à se brûler à quelque nouveau rêve. Bonnefoy est arrivé et ce qu’il disait avec gravité – une gravité soudain plus déterminante que la pesanteur du tragique – avec des mots sombres et clairs, plus sombres d’être clairs et plus clairs d’être sombres, pareils en cela au ciel tumultueux dont j’ai parlé, ce qu’il disait, dis-je, c’était, gravement, le songe, le merveilleux songe du réel. Je n’emploie pas ici le mot « merveilleux » au sens d’ une exaltation quelconque du pâle donné, de tel « épanchement du songe dans la vie réelle » dont Nerval, par exemple, a été l’acteur fasciné et la victime. C’est bien plutôt d’une dialectique serrée entre les deux termes d’un équation vivante, eux-mêmes interchangeables, la vie étant la sœur mirante de la mort, que le poète tirait son lieu et sa ressource. « Du mouvement et de l’immobilité de Douve[1] », c’était cela : un rappel du fondamental, de cette pierre d’assise qui retient l’eau du monde, pierre fondatrice. La voix qui s’était mise à parler, pour ne plus se taire par la suite, était de pierre, était de fluidité, était, par le puissant calme noir qui émanait d’elle, liée au mystère d’une durée comme éternelle. L’ayant eue une seule fois dans l’oreille, on ne pouvait plus l’oublier. Cette voix, pourtant, s’inscrivait en nous comme l’aboutissement d’une quête. Poésie inaboutie philosophiquement, puisque la parole ne semblait vouloir se fermer que pour rendre encore plus visible sa déchirure. La question posée par le poème restait ouverte et cela, ce battement d’un volet sous l’action du vent, dans la sorte de haute mesure venue du repos de la parole en elle-même après qu’elle eut parlé, cela ne faisait qu’ajouter à l’incertitude et, sinon à l’angoisse, du moins à l’interrogation anxieuse. De fait, dans le texte de Bonnefoy, il y a, bien plus saisissante encore que la dialectique existentielle tantôt évoquée, une contradiction déterminante qui fait le charme singulier de cette poésie là même où le charme s’enracine dans l’incantation et dans son accentuation entre toutes identifiable. Cette contradiction qui est aussi est celle de Saint-John Perse pourrait se satisfaire de seulement cristalliser superbement, en reléguant dans la lumière qu’elle est la nuit de ses blessures, mais la voix souveraine de Bonnefoy refusait la trahison que ce lui aurait été de se réfugier dans l’éclat de la beauté en laissant monter en elle, de façon seulement évasive, les infiltrations douloureuses du sang et les fragilités de l’obscur. L’extraordinaire était que le risque pris à ne pas vouloir la poésie orpheline de la pesanteur du monde n’entravait pas la fluidité du chant ni ne privait celui-ci, par quelque excessif recours au réel, à l’indispensable réel, de sa capacité de transparence. Et, dès lors, le problème se posait dans une sorte d’âpreté lancinante, une urgence qui est l’une des caractéristiques les plus remarquables de la poésie de Bonnefoy : lequel, du réel et du chant, est-il premier et lequel est-il l’occurrence de l’autre ? Pour l’auteur d’Anti-Platon, on pourrait croire que la réponse va de soi. Voire. Il me semble que le poète n’a tellement réfléchi sur les causes et les circonstances de la poésie – la démarche des autres poètes venant éclairer la sienne propre – que parce que Platon, et tous les rêveurs de l’achèvement, continuent d’obséder notre langue, notamment en ce temps où l’histoire se défait et se démaille, tout en nous démaillant nous-mêmes : plus que jamais, dans l’éclipse des certitudes, nous sommes en mal d’un sol et d’un pays – je veux dire en quête de stabilité. Le drame, le profond drame de la poésie moderne, c’est, depuis Baudelaire, sa prise de conscience de cette fracture intime qui fait de chacun de nous un dérivant. Face à cette dérive et pour tenter de la contenir, le port, la rive, le salut en un mot, c’est la forme et c’est la figure. La poésie baudelairienne, si terriblement divisée, et qui avoue sa division – les deux postulations simultanées, ceci qui lui est boue et cela qui lui est or – se veut, dans une manière d’empierrement, idole et statue d’une Beauté excessivement menacée, le haïssent, par « le mouvement qui déplace les lignes ». Mallarmé, quant à lui, est séduit par une organisation rituelle du monde et de la langue et, à portée d’une rêverie ou fonctionne déjà, se préparant, la catastrophe d’Igitur, il imagine celle, princesse, sur qui aucune main d’homme ou de femme ne saurait se porter, absolu songe se mirant dans autant d’apparences à vocation d’absolu, même si – mais sans doute est-ce trop tard – monte aux lèvres d’Hérodiade la confession brûlante et l’affreux trouble. Il faut se rendre à 1’évidence : Hérodiade est une exilée volontaire et c’est l’image, c’est l’icône sa protection. Et c’est dans la stimulation des images, « grande et primitive passion », que la poésie se ressource et c’est par elles, les images, qu’elle agit. Nombre de poètes ont poussé et se sont régénérés à ce « très grand arbre du langage » qui effeuille sur nous, l’une après l’autre, les produisant au fur et à mesure, semblances et ressemblances. Entre les deux univers osmotiques du corps et de l’esprit – ce qu’on appelle le corps, ce qu’on appelle l’esprit – les images créent des porosités, réduisent des opacités, aménagent des transparences, allègent et libèrent, jouant ce rôle qui est le leur et qui les apparente aux anges, de qui elles sont les émouvantes médiatrices. L’Ange est une figure emblématique de toute poésie idéelle, idéale ou spirituelle : il fait partie du théâtre baudelairien –, en quoi Baudelaire est sans doute le dernier des Romantiques français – avant l’explosion baroque du surréalisme qui se passera d’anges mais non point d’images ; au contraire. Si révolution il y a par l’impact de l’œuvre de Bonnefoy, elle est dans le fait que ce poète – face à Baudelaire qui est l’une de ses références centrales, et face aux surréalistes auxquels, ardemment, il s’oppose – prévoit de mettre fin au règne de l’ange, fût-il génie platonicien, et de désamorcer l’énergie haute et plus décisive, celle qui seulement est induite de l’image mais qui ne saurait être enfermée dans celle-ci, devenue, pouvoir et puissance, mystérieuse échelle immatérielle de Jacob avec sa cargaison invisible, icône infigurante, symbole sans référent. « Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes », dit magnifiquement, parlant de son Dieu, le soufi Djelâl-Eddîne Roûmi au XIIIe siècle. De cette divinité intérieure qu’inévitablement tout poète attache à son poème, quoi donc pourrait tenir lieu chez Yves Bonnefoy ? Peut-être une niche vide taillée à même la parole si admirablement friable de n’être pas de marbre, peut-être l’acuité de la question, mémoire d’un arrière-pays, leurre d’un seuil. J’ai dit à quel point dans le démantèlement de l’époque nous avions besoin d’une patrie et, par l’avertissement que nous aura adressé Hölderlin, d’un habitat. Peut-on habiter un arrière-pays – duquel, de plus, le seuil nous est interdit ? Interdit, non, mais retiré. C’est le pari tremblant de la poésie et, tout compte fait, de la pensée de Bonnefoy, que de hanter ainsi les confins d’une absence, – absence présente, formidablement, d’être cette négation-là. Sommes-nous dans un nada, dans un désert, dans quelque obscure nuit d’ici, domaine fruité, substantifié, simplifié, sensuel, ouvert comme une étoile sur l’étendue des perspectives possibles ? Le poète fait de toute sa force retour (il vient, ne l’oublions pas, de Platon) vers un jeu d’apparences, aimées d’être reconnues comme telles. Aimées passionnément même de mettre fin, au sein de l’ambiguïté, fût-ce au sein de l’ ambiguïté, à ce lieu d’exil qui fut double : exil ontologique, exil imaginal pour reprendre l’adjectif d’Henry Corbin. L’effort de la poésie de Bonnefoy me paraît se situer dans une démarche inverse de celle qui, de Villon à Baudelaire et à Jouve, tradition hautement française et chrétienne, prétend obtenir du poème une sorte de transsubstantiation salvatrice et transformer par lui la boue donnée en or obtenu. Cette alchimie, je serais tenté d’écrire cet alchimisme pour souligner qu’il s’agit là de l’inscription d’un itinéraire comme philosophique, n’est pas, pour Bonnefoy, le lieu de sa propre évidence poétique. Lui, il me semble que, venu de Platon, intime ennemi, c’est d’un lieu d’or qu’il vient, paradis toujours intact d’une enfance, souvenir jamais altéré d’un arrière-pays toujours actuel et présent, et que, comme de quitter un labyrinthe limpide, l’issue à trouver – à trouver nécessairement si l’on ne veut pas trahir l’ontologie ni rater le rendez vous avec l’être – est du côté précisément de la souffrance et du malheur, d’une forme de pesanteur qui serait privée de grâce, à moins que la grâce ne vienne à se poser par instants sur les choses, éblouissement éphémère en qui ne saurait s’abolir le devoir d’une rugueuse réalité qu’il importe d’étreindre, si l’on entend dire vrai. Ai-je parlé d’ange ? Il m’apparaît que l’ange de la poésie de Bonnefoy c’est atterrir qu’il veut et c’est souiller, de toute la boue des Nombres et des Êtres, sa plume immatérielle et sa soie pure. Je me souviens que le premier poème que m’ait lu Yves Bonnefoy au début de notre amitié, il y a de cela un demi-siècle, était, d’une voix rauque et que je ne lui connaissais pas, un sonnet de Jodelle : « Des astres, des forêts et d’Achéron l’honneur ». Or que veut Jodelle ? Ce qu’il veut, lui aussi, c’est laisser derrière lui un âge d’or où tant d’Amours faciles auront fleuri et, au nom d’une sorte de grandiose réalisme, qui n’exclut pas les mythes, eux-mêmes puissamment intégrés à l’imaginaire collectif, organiser un poème en un cérémonial du contr’amour, comme il dit, et en une chute « gênante » (c’est-à-dire infernale) dans la difficulté du temps vécu, forcer Diane à faire l’impur travail de trahison à notre égard, nous réduisant autant qu’elle peut à confesser notre néant, mauvaise déesse,

Ornant, quêtant, gênant, nos dieux, nous et nos ombres.

 

Ce vers admirable de Jodelle, j’aimerais pouvoir le placer en exergue à toute l’œuvre d’Yves Bonnefoy.

[…]


[1]    Première édition, Mercure de France, 1953.

Jean Genet

Extrait du livre Dans le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana, 2013

JEAN L’ABDAL

« Croyez que pour être voyou

et poète je suis deux fois digne d’être sauvé »

Jean Genet –

lettre du 25 février 1944 à Maurice Tœsca

Pourquoi parler d’un aspect somme toute mineur de l’œuvre d’un écrivain qui fut, pour l’essentiel, un grand prosateur et, aussi, l’un des dramaturges les plus représentatifs de son temps ? Que signifie vraiment la poésie de Jean Genet dans l’explosion baroque d’une singularité dont c’est la phrase belle et balancée, touffue souvent et parfois comme haletante, qui est la séquence respiratoire privilégiée ? La question se pose et mérite d’être posée. Elle se pose d’autant plus que la poésie de Jean Genet, pour intéressante qu’elle soit au regard de tout le reste – qu’elle en vient à éclairer partiellement – n’est pas d’une originalité telle qu’elle mérite de prendre place dans les anthologies les plus exigeantes de notre modernité, ou de notre post-modernité, comme on aime si souvent à dire maintenant. Elle s’inscrit avec un certain éclat, mais sans surprise, dans une lignée identifiable : celle du Cocteau de Plain-Chant et de Requiem ; celle, parallèle, quoique d’une autre type de préciosité formulatrice, de cet ami aimé, fascinant, honni, que fut Olivier Larronde ; et puis aussi, par moments, l’on pourrait y retrouver, au détour d’un vers ou d’une expression toute en joliesse le charme, sinon la désinvolture, de ce premier proche de Cocteau que fut Raymond Radiguet et dont il advint au poète à la signature étoilée qu’il le pillât.

Mario Luzi

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana, 2013

UN SCRIBE ONTOLOGIQUE

 J’ai une dette envers Mario Luzi, une double dette. Une première dette, de lecteur, la plus importante qui soit : je lui dois des moments d’émotion pure, de grâce naturelle et surnaturelle, d’emportement de nature musicale qui fait s’évanouir l’homme de chair et de sang que chacun est dans la matière seconde du monde dont on peut penser qu’elle est d’essence absolument spirituelle (c’est le cas de Mario Luzi), dont d’autres pensent qu’elle est le lieu d’un passage, d’un partage entre visible et invisible, le « leurre du seuil » comme aurait dit Yves Bonnefoy, et je crois bien être moi-même de cette dernière tribu-là : sur ce point, je reviendrai par la suite pour éclairer la singularité profonde de Luzi dans le paysage, que je crois sublime, de la grande poésie contemporaine où le poète italien occupe une place privilégiée, éminente, irremplaçable : les hommes d’inspiration, hélas bien rares, ne peuvent que partager mon point de vue. Ma seconde dette à l’égard de Mario Luzi est bien plus modeste mais, à mes yeux du moins, importante : j’ai eu le privilège d’être lu par lui et compris. En témoignent les deux ou trois fortes pages qu’il a consacrées à mon œuvre et où, me plaçant dans le rayonnement noir de la poésie méditerranéenne, je veux dire de la lumière qui nous rejoint paradoxalement du centre intérieur de cette mer, il énonce comme un fait d’évidence une parole que vient – dit-il en substance – éclairer un absolu de beauté. C’est sans aucun doute trop dire. Gratitude pourtant à Mario Luzi, ce fils de notre lumière partagée.

[…]

Odysseas Elytis

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana, 2013

ELYTIS LE « SOLEICULTEUR »

Elytis est un poète global et c’est pour moi façon de dire que sa poésie contient le Tout. Il part de la terre grecque et de la mer grecque, qui est mer ouverte, notre mer, de la langue grecque en ses deux versants, le scolastique et le démotique, et entre ces deux pôles toutes les variations possibles et toutes les inventions surgissantes. Au-delà de ce premier espace où son poème s’installe et auquel il s’agrippe de toute sa violente vie, d’autres espaces s’ouvrent à la parole elytéenne qui est une parole-monde et cela non parce qu’Elytis amasse de l’extériorité, annexe les étrangetés inévitables à qui se quitte et s’en va loin de lui-même, non plus parce qu’il veut ajouter d’autres domaines à son domaine propre (comme le firent les poètes « cosmopolites » et comme à un niveau plus significatif le firent à leur tour le poète américain Ezra Pound ou, comme Elytis lauré lui aussi du Prix Nobel, le poète russe Joseph Brodsky), mais parce que le domaine d’Elytis, c’est la Grèce, mère de toute intelligence, de toute sensibilité et de tout art et, en outre, parce que le monde entier – terre, ciel et cosmos – vient se prendre à la mesure immense de la Grèce, démesurée mesure. Sans aucun nationalisme étriqué, le poète grec respire naturellement l’air de sa patrie comme étant l’air de tous et de chacun. Et s’ouvre à lui l’ensemble des espaces, parce qu’il est Grec justement et que c’est son pays qui a donné naissance à la pensée philosophique et à la plus haute poésie épique et lyrique, en sachant accueillir en leur temps tous les dons qui lui furent proposés par l’Orient ancien, pour être repensés à leur tour, dons qui, ainsi renouvelés et revivifiés, seront offerts par l’Hellade à l’univers. Elytis, en fixant les racines premières de sa poésie, et de la pensée l’accompagnant, dans le sol grec, a le sentiment, étant à la source, d’être rivière et fleuve et mer partout, pour tous, – cela dans l’honneur d’exister et dans la gloire simple de dire : en somme d’exister pour dire. De dire en grec justement, la langue-mère, langue de toute mémoire. Eluard qu’Elytis a rencontré quand il a été brièvement surréaliste, Eluard qu’il aima d’ailleurs parce qu’il n’était pas entièrement surréaliste – mais contrôlé, conscient, maîtrisé – disait en 1946, à la suite de son seul voyage en terre hellénique : « J’ai trouvé en Grèce une mémoire qui va toujours de l’avant. » Elytis actualise cette mémoire, voire l’éternise quand, de son côté, il écrit : « Les îles de l’Égée flottent sur les mers du monde entier. » Il le fait activement, dressant une basilique de métaphores dans son œuvre. Toutefois, et moins métaphoriquement, le poète dit aussi dans son grand poème symphonique Axion esti :

Grecque me fut donnée ma langue ;

Grecque mon humble maison sur les sables d’Homère,

Unique souci ma langue sur les sables d’Homère

Unique souci ma langue, parmi les toutes premières louanges !

Unique souci ma langue parmi les premières paroles de l’Hymne !

 

Je me suis arrêté, indiquant l’échelonnement des limites de cette œuvre, chercheuse d’illimité, à ses frontières cosmiques. Mais c’est beaucoup plus loin qu’il faut aller car, avec ce grand poète qui est comme un puissant arbre de mots, feuillu d’images, de réalités, d’idées, de sentiments, de symboles, de mythes, et capable d’étendre sa prise de parole sur toutes les horizontalités du verbe et sur toutes les verticalités de la vie, de la vue et de la vision, c’est l’ontologie qui constitue le lieu sans lieu de la création. Son temps n’a pas le temps : il est temps retrouvé au sens où Rimbaud, qu’il admirait de toute sa force complice, s’écriait : « Elle est retrouvée. / Quoi ? L’Éternité. » La suite, d’ailleurs, pourrait être cosignée par Elytis : « C’est la mer mêlée / Au soleil. »

La mer, le soleil … Comme le poète français, le poète grec est un « fils du soleil » et, pareil à son astre propre, il est magnifiquement un « soleiculteur », l’accompagnateur du soleil (disons mieux : son compagnon), traversant tous les niveaux de l’Être, qui sont autant d’antinomies opposables par définition mais convergentes par leur infinition, niveaux dont se détachent particulièrement la lumière, la transparence, la pureté, la nuit. Et s’il est vrai que dans son itinéraire Elytis a été provisoirement fasciné par le surréalisme, c’est peut-être, et seulement, à la manière de cette rhétorique profonde et point seulement verbale dont Gérard de Nerval, à qui il lui arrive de me faire penser, évoque ce qu’il appelle, parlant de son travail, son surnaturalisme, autrement dit l’accomplissement de la nature à travers et au-delà de tout ce qu’elle rassemble en elle d’objets pour les projeter, ces objets, dans une réalisation spirituelle qui rend soudain cette nature plus grande, plus invraisemblable, plus mythique, plus mystique et finalement vraie.

[…]

Oedipe et le mirliton

Comment m’est venue la poésie ?

Par osmose, par hypnose.
Mon père et ma mère étaient poètes. Mon père écrivait, ma mère écoutait, approuvait, refusait. L’enfant que j’étais était stupéfait, fasciné.
De quoi parlaient-ils, ces deux-là ?
Pourquoi ces mots, ce langage incompréhensible, cette sorte de cadence qui semblait chantonner, peut-être même chanter distraitement avec – nous sommes en langue arabe et dans un registre classique, voire académique – des retours de sonorités dont j’apprendrai plus tard, beaucoup plus tard, que c’étaient des rimes. L’enfant, qui adorait sa mère, va vouloir imiter son père (première manifestation visible et identifiable du complexe d’Œdipe) : avec le vocabulaire français dont il dispose, peut-être une centaine de mots en tout, il va rimer, lui aussi, il va à tout le moins assonancer.
Pour dire quoi ?
Qu’il est heureux, que maman est la plus jolie, que l’enfant l’aime à la folie, merci mon Dieu. L’enfant de sept ans est si fier de ses vers qu’il les montre à sa maîtresse d’école qui, elle-même, les montre à Madame la directrice : il ajoutera ce jour-là à son vocabulaire un mot difficile à retenir pour un amoureux des vers, de ce qu’il appellera un jour la poésie : le mot mirliton. J’avais fait, comme Monsieur Jourdain de la prose, des vers de mirliton, dixit Madame la directrice.
Fallait-il en être fier ?
Je mettrai des années à apprendre que non. A treize ans, j’ai abordé Lamartine, Hugo et Vigny. Un an plus tard, c’était les premiers poèmes de Verlaine et de Rimbaud :
« Je m’en allais les poings dans mes poches crevées / Mon paletot aussi devenait idéal… »
J’étais sauvé.

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