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Hommages, articles, études sur l’œuvre de Salah Stétié

Mohammed Aïssaoui « Liban »

in Le Figaro, 7 décembre 2006

Liban
Texte de Salah Stétié
photographies de Caroline Rose
Imprimerie nationale, 278 p., 75 €.

Ce beau livre était sous presse quand « l’enfer s’est déchaîné », ce 12 juillet 2006, écrit Salah Stétié, le poète francophone, ancien ambassadeur, qui joue, ici, le rôle de guide culturel et historique. Impossible de ne pas songer aux malheurs qui frappent le pays du Cèdre en feuilletant cet ouvrage où les plus belles photos succèdent aux mots émouvants de l’écrivain.
« Le Liban est beau si on lui tourne le dos », cette formule mise en exergue n’est malheureusement pas paradoxale, comme si la beauté de cette région ne pouvait parler qu’à ceux qui se souviennent : les exilés, les émigrés, les touristes…

Comme si, vu de l’intérieur, les nuages empêchaient tout émerveillement. « Oui, aimer le Liban, c’est savoir à l’occasion fermer les yeux pour éviter les excès », que sont la nature sacrifiée, les ravages du béton, les immeubles troués par les balles. Et la furie des hommes.

Ce livre, dont la force tient sans conteste de ce lien entre le texte personnel de l’auteur de Si respirer… et les clichés lumineux de Caroline Rose, montre à quel point cette terre reste, malgré tout, la perle de l’Orient.

Maya Ghandour Hert « Un verbe lumineux, des photographies inspirées »

in L’Orient-Le Jour du 13 novembre 2006

Liban de Salah Stétié
et Caroline Rose
aux éditions Dar an-Nahar

Il y a des livres, comme celui-là, qui ont la classe. Esthétiquement irréprochable, ce Liban aux éditions Dar an-Nahar, où le verbe lumineux de Salah Stétié se conjugue au présent parfait avec les photographies inspirées de Caroline Rose.

Au fil des pages, le regard se perd rêveusement le long des cimes de Sannine sous la neige, s’accroche aux façades des monastères troglodytes de la vallée de Qadisha, se promène sur la baie de Jounieh, se niche sous les arcades des vieux hammams de Tripoli, se fixe sur l’azur de la Méditerranée sur le port de Saïda. Laissez-vous entraîner au cœur de ces paysages grandioses ou baignés de douceur, de ces villages accrochés à flanc de falaise, de ces villes altières…
Le Liban dissimule un patrimoine d’une incroyable richesse. Qu’il soit historique, architectural ou naturel, dans nos villes ou dans nos villages, il n’en finit pas d’émerveiller ceux qui s’y promènent. Ces beautés insoupçonnées ou célèbres se dévoilent au fil des pages de ce livre conçu comme un poème. Car Salah Stétié est poète avant d’être penseur, essayiste, traducteur… et d’embrasser la carrière de diplomate pour l’état civil. Pour lui, le Liban est un pays de poètes. «On imagine moins le Liban privé de poésie ou de poètes que le mont Sannine décoiffé de son turban de neige ou que la région dite des Cèdres, non loin de Bécharré, privée définitivement de ses illustres arbres. Grands poètes, ils prennent sous leur protection les autres poètes, leurs frères et sœurs humains qui, eux aussi, sont à leur façon des arbres abreuvés par l’eau du pays, arrosés par sa pluie, ensoleillés par son soleil, purs de sa pureté, et quand il saigne – cela est arrivé souvent –, saignant avec lui.»
Faut-il qu’il aime tellement le Liban pour qu’il en parle avec autant de verve et d’âme? ne peut s’empêcher de se demander le lecteur en se délectant du texte «stétien». Un texte qui comporte des données historiques, archéologiques et sociologiques tout autant qu’«amouristiques».
Même les illustrations semblent être cadrées avec beaucoup d’attention. Caroline Rose travaille la photographie depuis 1970, essentiellement pour l’architecture, l’objet d’art et le théâtre. Elle a publié Églises de Rome (Imprimerie nationale), Lieux et spectacles à Paris, François Mansart, Notre-Dame de Paris, Des jours et des fleurs et dans la même collection, Villes d’eaux, stations thermales et balnéaires, Places et parvis de France, Hôtels de ville de France.
À l’occasion de la parution de ce livre, le président français Jacques Chirac a adressé à Salah Stétié un message de félicitations dans lequel il note: «Dans ce livre où se marient si harmonieusement l’histoire, la méditation et la poésie, la magie du Liban se révèle au fil des pages. Elle insuffle la conviction que malgré le fracas des armes, le Liban garde son visage d’éternité et affermit, à travers les épreuves, sa vocation à unir les différences et faire dialoguer les contraires.» Et Chirac d’ajouter:
«C’est pourquoi, au-delà des heures terribles que votre pays vient de vivre, je retire de la lecture de votre ouvrage un message d’espoir. J’ai la conviction que demain, le Liban existera de nouveau pleinement et que les Libanais vivront ensemble. Il est juste de vous remercier d’avoir fait apparaître, par anticipation, cette image du Liban réconcilié auquel tous ses amis travaillent avec détermination.»
Un bel hommage au «Liban», le pays tout autant que le livre.

Reçoit le Grand Prix de la Ville de Smederevo 2006

Salah Stétié est le lauréat de l’Automne poétique de Smederevo 2006 (Smederevska pesnicka jesen), le plus ancien prix européen de poésie

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Remise de la Clé d’or de la ville de Smederevo (Serbie)

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Conférence de Salah Stétié à Smederevo

Vendredi 20 octobre 2006 à 11h00

Centre Culturel Français
Knez Mihailova, 31
Smederevo, Serbie

Rita Bassil el-Ramy « Entretien avec Salah Stétié »

in L’Orient-Le Jour littéraire du jeudi 5 octobre 2006

Au seuil de ses 80 ans, Salah Stétié peut considérer avec satisfaction les cinquante titres qui ont jalonné sa vie poétique, de La Mort abeille (1972) à Arthur Rimbaud (2006) en passant par L’Eau froide gardée (1973), Inversement de l’arbre et du silence (1980) ou L’Autre côté brûlé du très pur (1992) … Dix ans après son ami Georges Schéhadé, il a obtenu le prestigieux Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie française. Surnommé « le poète des deux rives », cet ambassadeur du Liban – mais aussi du langage – a su étoffer la langue française d’images venues des confins de l’Orient. C’est au Tremblay-sur-Mauldre, dans les Yvelines, où il vit depuis 1992, entre les sculptures de César et les photos de grands écrivains et artistes de l’entre-deux-guerres, que le poète nous parle, avec émotion et éloquence, de sa poésie, mais aussi de son « Liban pluriel » et du « mystère » qui l’entoure.

Hormis vos vers qui exaltent les parfums de l’Orient, vous consacrez au Liban des ouvrages comme Liban Pluriel, ainsi qu’une poignée de préfaces d’ouvrages sur le Liban (dont notamment Le Guide Bleu). Quelle place occupe le Liban dans votre œuvre ?

Le Liban, qui vient de subir une nouvelle fois une terrible tempête, joue un rôle essentiel dans ma vie, même si je ne le nomme pas toujours directement. Toute ma poésie, depuis mon premier recueil chez Gallimard, Les Porteurs de feu, jusqu’à Fiançailles de la fraîcheur, paru il y a deux ans à l’Imprimerie nationale, est imprégnée de mes souvenirs d’enfance. Je suis beyrouthin mais j’ai passé mes vacances d’enfant dans la montagne libanaise, dans le Chouf notamment … Barouk était un petit village, un village comme au XIXe siècle. Les hommes des vignes portaient des tarbouches, les paysans allaient à dos d’âne, les médecins de campagne faisaient leur tournée quotidienne à cheval et étaient souvent rétribués avec des paniers d’œufs ou de figues. Ce Liban-là, que Georges Schéhadé a merveilleusement raconté à sa façon, ce Liban-là a profondément fasciné l’enfant poète que j’étais et a marqué, plus tard, l’homme mûr ou l’enfant poète que je suis resté inévitablement, parce que tout le secret de la poésie – c’est Nerval qui le dit – est dans l’enfance. Dans ma vie, j’ai beaucoup écrit sur le Liban, et je publie bientôt un grand album intitulé Liban. Il a été écrit avant les événements tragiques de juillet. J’ai juste eu le temps de faire ajouter une bande portant ces mots : « Juste avant », et de le dédier à l’ensemble des miens, c’est-à-dire au peuple libanais qui, une fois de plus, a fait preuve au quotidien d’un héroïsme exemplaire. Je suis à présent un vieil homme et on sait que les hommes,quand ils avancent en âge, se retournent de tout leur amour vers leur enfance : ils cherchent à retrouver les saveurs de leurs plats d’enfance, les images et les mythes de leur enfance … D’une certaine façon, ce livre raconte cela.

Que vous reste-t-il précisément de cette enfance, qui est en quelque sorte la « préhistoire » du poète ?

Il me reste beaucoup d’images, beaucoup d’émotions, mais aussi une certaine mélancolie dans la mesure où le paysage et les êtres qui ont habité le Liban que j’ai connu ne sont plus les mêmes. Le Liban a été profondément défiguré par l’absence d’une politique à la fois écologique et urbanistique. Quant aux êtres, lorsque je regarde derrière moi, à l’orée de mes 80 ans, je vois un immense cimetière hanté d’êtres poétiques et gracieux …

Vous parlez souvent du « mystère » libanais. Qu’entendez-vous par là ?

Le Liban est un mystère parce que c’est un pays qui a toujours été en contact avec les dieux. Plusieurs dieux sont nés au Liban et ont hanté nos forêts avant d’émigrer ailleurs. Je pense en particulier à Astarté, à Adonis. Il y a aussi un autre mystère au Liban qui est celui de l’intercommunicabilité libanaise. Ces familles spirituelles qui habitent le Liban – chrétiens, sunnites, chiites, druzes …  – constituent un pays où, quoi qu’on dise, le dialogue existe et est intense. Ce pays, s’il n’avait été détruit par ses nombreux ennemis, aurait pu être un exemple pour le monde de demain qui ne peut continuer à vivre ou à survivre qu’à travers ce qu’on appelle le dialogue interculturel et le dialogue interspirituel.

Le mysticisme est un thème récurrent de votre œuvre. Vous avez consacré un livre à Mahomet …

Mon livre sur Mahomet répondait à mon désir de comprendre un homme qui a joué dans ma vie, que je le veuille ou non, un rôle important puisque je suis né musulman et que, sans avoir jamais été un fanatique du religieux, je suis, à l’exemple du Liban, un mélange : je suis issu d’une famille sunnite de Beyrouth, mais j’ai fait mes études au Collège protestant français, puis chez les pères jésuites ; et j’ai été très lié, tout au long de ma vie, aux milieux internationaux et interreligieux. Ce qui est remarquable chez Mahomet, c’est que toute la civilisation de l’Islam est née de l’intuition d’un seul homme, qui a été le transmetteur d’un livre sacré qui est le Coran où l’on retrouve tous les éléments qui organisent l’espace musulman aussi bien sur le plan du visible que sur le plan de l’invisible. J’ai voulu interroger cet homme à la fois passionnant par son caractère, par la nature de son intuition et par le pas considérable qu’il a fait faire à l’humanité.

Yves Bonnefoy attire l’attention sur la « verbalité » de votre poésie, sur ce « mot qui montre parce qu’il n’explique pas ». Pourquoi n’avez-vous jamais écrit de romans ? Le récit exhibe-t-il ce que voile le poème ?

Je n’ai pas écrit de roman parce que je suis un amateur du langage vertical, c’est-à-dire le langage qui résume le visible et l’invisible des choses, le visible et l’invisible de l’homme, le visible et l’invisible de l’amour … Le roman est essentiellement d’analyse. Il veut expliquer l’homme et le monde en les décrivant minutieusement étape par étape, comportement par comportement, sentiment par sentiment. Le poème me semble contracter tout cela dans une forme de synthèse fulgurante où tout ce qui, chez le romancier, est raconté sur plusieurs pages, peut être dit par le poète en un vers. C’est une question de vitesse ontologique. Au fond, il y a peu de poètes qui aient eu la possibilité d’écrire des romans ou des récits. Il y a Victor Hugo qui est une exception qui confirme la règle. Les poètes qui ont ma préférence : Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, René Char, Yves Bonnefoy … ont été quelques fois tenté par le roman ou le récit, mais le poème reste le vrai lieu de leur formulation, et c’est là qu’on est le plus en phase avec ce qu’ils ont à nous dire. J’ai moi-même été tenté par des récits. J’ai ainsi publié un récit poétique intitulé Lecture d’une femme (Fata Morgana) : je me suis dit que l’amour et la mort sont les deux ressorts de tout roman et j’ai essayé de les mettre face à face dans une sorte d’incendie aussi bref que brûlant. J’ai aussi écrit quelques nouvelles, comme Le Chat Couleur et La mer de Koan qui doit paraître prochainement. Mais en les écrivant, je l’avoue, je ne suis pas aussi heureux que lorsque j’écris un poème qui traduit davantage mon intériorité. Revenons à ce mot  de « verbalité » qu’utilise Bonnefoy dans sa préface à mon livre Fièvre et guérison de l’icône. Je pense que ce qu’il entend par là, c’est à la fois l’importance que j’accorde au mot, dans le sens de Mallarmé pour qui « la poésie consiste à donner l’initiative au mot », et la sonorité des mots, leur volume. C’est un fait que, comme lui d’ailleurs, je donne dans ma poésie beaucoup d’importance à la musique du verbe, ce qui me rapproche sans doute de la poésie arabe. Car la poésie arabe est une poésie verbale, où le mot a son ampleur à la fois au niveau de ce qu’il veut signifier, au niveau mythologique ou symbolique, et au niveau musical. La poésie arabe de la haute époque (celle de la jahiliyya) me paraît être une des sources de mon inspiration poétique, tout comme l’est aussi la langue du Coran qui est une langue admirablement verbale.

La réflexion sur le langage et le réel revient souvent dans votre poésie. Or la poésie apparaît éloignée de la réalité. Comment expliquer ce « paradoxe » ?

La poésie que je tente de pratiquer est une poésie du réel. La poésie est pour moi le contraire même de l’évaporation féerique, de la démission de la conscience devant le monde. C’est une erreur de penser que la poésie est un refuge, un retrait des difficultés du réel pour créer un monde imaginaire. J’ai écrit dans mon Carnet du méditant, un livre d’aphorismes paru chez Albin Michel, la pensée suivante : « Mauvais poète tient boutique d’émerveillement ». Et l’un de mes derniers titre, Brise et attestation du réel, traduit chez moi cette volonté d’approcher le réel. Sans la confrontation de l’homme et du réel, il n’y a pas de poésie. Il faut donc que la parole recouvre le réel, et il faut que le réel, à travers la parole, trouve sa capacité de rayonnement par le souvenir, par l’intensité du vécu ou par l’espérance. Le langage s’empare du réel et le modifie pour lui faire dégorger sa possibilité de lumière au même titre que les choses prennent leur relief et leur présence en étant éclairées par le soleil. Le langage est ce qui fait rayonner l’intérieur des choses. S’il n’y a pas une traversée de l’opacité, il n’y a pas de lumière gagnée. Ou alors la lumière est fausse ou empruntée. Et ce n’est pas une quête facile. C’est pourquoi, d’ailleurs, la poésie est parfois dangereuse, parce qu’elle côtoie les abîmes. Rimbaud s’est tu parce qu’il a eu peur de devenir fou, il le dit. Il a écrit qu’il a peur de la folie qu’on enferme. Un des plus grands poètes libanais d’expression française a été Fouad Gabriel Nafah, qui a malheureusement passé sa vie entre des moments de lucidité admirable et des moments de schizophrénie …

Vous dîtes : « Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé ». Vous vous inscrivez dans la lignée des écrivains-diplomates comme Saint-John Perse, Roman Gary ou Paul Morand … Comment expliquez-vous ce phénomène ?

On peut également citer Pablo Neruda, Octavio Paz, Georges Séféris, Paul Claudel et, au Liban, Toufic Youssef Awad qui fut un écrivain et diplomate de qualité. Le diplomate et le poète ont le même « matériel » qui est le langage Sauf que, dans le cas du diplomate, le langage n’est pas sa propriété, il est la propriété de l’Etat qu’il représente : il doit donc l’utiliser avec beaucoup de prudence. C’est pourquoi on a souvent remarqué que le langage diplomatique est un langage « neutralisé », presque gris. Du coup, quand il se retrouve seul avec lui-même, le diplomate-poète prend sa revanche sur cette langue qui l’a dominé pendant son activité diplomatique, et se venge en la brisant, en lui faisant dire enfin ce qu’elle ne voulait pas dire quand il l’utilisait en tant que diplomate !

Vous avez réussi à réconcilier « l’arabité, la méditerranéité et la francophonie » …

Oui, tout à fait. C’est-à-dire les valeurs qui constituent mon patrimoine personnel et intellectuel, que j’aurais pu défendre en langue arabe mais que je crois avoir mieux défendues en langue française. Pour un écrivain d’origine arabe, utiliser une langue étrangère lui permet de surmonter plusieurs obstacles : d’abord, dans la plupart des pays arabes, la liberté de l’écrivain est restreinte, ce qui n’est pas le cas si vous vous exprimez en langue étrangère dans un pays qui ne connaît pas de censure politique ou religieuse. En second lieu, vous n’avez pas de lecteurs suffisants si vous souhaitez approfondir une question dans le monde arabe, soit parce que le lecteur n’a pas la possibilité d’acheter le livre pour des raisons économiques, soit parce que le lecteur n’est pas suffisamment exercé au niveau de la liberté de penser pour accepter les thèses audacieuses ou novatrices que vous avancez. Troisièmement, vous n’avez pas en face de vous un pouvoir critique, tandis qu’en Occident vous avez affaire à des gens avec qui vous pouvez rompre des lances. Et en dernier lieu, avec une langue étrangère de vaste circulation, vous bénéficiez de nombreuses possibilités de traductions, ce qui se vérifie rarement à partir de l’arabe. Prenons l’exemple de Naguib Mahfouz : il est traduit en français, et à partir du français, traduit dans les autres langues ! Pour toutes ces raisons, il me paraît nécessaire qu’il y ait aux avant-postes du monde arabe des auteurs qui écrivent dans des langues étrangères, tout comme il y avait, du temps où la langue arabe était une grande langue de civilisation, des écrivains afghans, turcs ou persans qui écrivaient en arabe. Aujourd’hui, dans un monde globalisé, il faut encourager les écrivains qui ont cette possibilité de formuler leur monde qui est nécessairement lié à leur origine dans une langue étrangère qui est d’un plus vaste accès.

« Le poète est le langage secret du peintre. Le peintre est le langage secret du poète (…) Je ne veux pas qu’on dise qu’un peintre illustre un poète, ils fusionnent, ils font l’amour » C’est ainsi que le peintre Kijno qualifie le travail qu’il réalise avec vous. Vos œuvres sont souvent accompagnées d’illustrations. Le langage est-il donc indissociable de l’image ?

J’ai toute une production de livres avec des peintres comme Tapiès, Ubac, Kaliski, Yann Voss ou Kijno … J’ai toujours été fasciné par la peinture. Publier des livres accompagnés de peintures est un bonheur parce que le mariage entre la parole poétique et l’œuvre plastique sa passe amoureusement comme le dit si bien Kijno. Ma collection de livres avec des peintres a été déjà exposée trois fois. Il est question d’une exposition prochaine à l’Institut du monde arabe.

Vous avez brillamment dirigé L’Orient Littéraire entre 1954 et 1961. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

L’Orient Littéraire et Culturel a été une grande aventure : c’était un journal complet, qui comptait parfois 18 pages. C’était l’époque où le Liban se trouvait à son apogée politique, culturel et économique. Il y avait alors nombre d’écrivains et de peintres novateurs ; on assistait à l’essor du théâtre, au début du roman et à l’éclosion de la nouvelle poésie arabe … C’était passionnant ! Georges Naccache, qui était un immense journaliste, et moi-même qui était son collaborateur, avons alors jugé que le moment était venu de créer un supplément à L’Orient dont la vocation serait à la fois culturelle et littéraire. L’Orient Littéraire avait une vingtaine de correspondants dans le monde : au Canada (Naïm Kattan, un être remarquable, journaliste et romancier), à Paris (Chérif Khaznadar), en Syrie, en Egypte … Il proposait des chroniques dans toutes les disciplines, y compris la peinture et la musique. Ayant été nommé en 1961 conseiller culturel du Liban en Europe occidentale, j’ai dû malheureusement abandonner mes fonctions de rédacteur en chef du supplément. Le journal a peu à peu décliné et a finalement été supprimé. Je me réjouis aujourd’hui de sa résurrection !

Daniel Rondeau « Deux poètes, une ville, un ciel »

in L’Express novembre 2005

Les poètes, écrit Salah Stétié, «ont un art de se conjoindre au monde par les racines». Ou par D’autres astres, plus loin, épars, répond Philippe Jaccottet

Quand un auteur compose une anthologie de poésie, il rassemble en écoutant son goût quelques flammes qui lui sont nécessaires pour les faire vivre sous un même toit. Georges Pompidou inventa en son temps une anthologie de professeur, à la fois confiante et rassurante, où le lecteur retrouve ce qu’il connaît et qu’il aime. Son principe répondait à l’inverse du souci de Gide travaillant à la sienne. L’auteur de Paludes préférait les pépites cachées. De Genève nous vient aujourd’hui le précieux bréviaire d’un poète. D’autres astres, plus loin, épars rassemble des poètes européens du XXe siècle, choisis par Philippe Jaccottet. Cette anthologie traduit sa vision du ciel, «cette douce habitude de la nuit», où de «hauts astres» rayonnent.

Le livre de Jaccottet s’ouvre sur Constantin Cavafy et se referme avec Joseph Brodsky. Nous sommes au pays des vies intérieures et des exilés dans leur pays et dans leur temps. «Je m’en suis allé un soir», écrivait Ungaretti. Voici Anna Akhmatova, la «muse acérée» de la poésie russe, et Marina Tsvetaïeva, la femme salamandre, oiseau phénix qui aimait les anges, mais aussi ces «Autrichiens» nommés Trakl, Celan ou Christine Lavant. Beaucoup d’Italiens aussi (Bertolucci, Montale, Caproni). Tous ont traversé la vie en laissant derrière eux des guirlandes de mots tendues entre leur propre présence et l’infini du monde. Leurs lumières ont été les points fixes du chemin lyrique de Jaccottet; ils sont maintenant son offrande à notre ciel d’hiver.

Les poètes, écrit Salah Stétié, «ont un art de se conjoindre au monde par les racines». C’est en voyant qu’il est entré dans le mystère d’une ville qui est plus qu’une ville, le miroir d’un peuple et d’un empire. Salah Stétié a posé ses yeux dans les pas de Claudel et déchiffré les signes d’une ville où les dieux sont partout. Son livre rompt la conspiration du silence qui entourait Kyôto. Chaque ville porte en elle les rêves et les crimes des générations qui l’ont bâtie et habitée. Stétié nous dit ce qui est à la fois signe et monde, les toits retroussés, les triangles des frontons, les temples dispersés, les maisons de thé, les jardins, ce rapport de chair entre le dehors et le dedans, l’organisation minutieuse de la ville et sa dispersion dans l’espace. «A Kyôto comme à Venise, écrit-il, la vérité et la beauté, pour faites qu’elles soient de grandes masses fluides, d’air, de ciel et d’eau, sont déployées, soutenues et livrées à l’investigateur passionné jusqu’en leur moindre détail». Son Kyôto, enrichi de magnifiques photos d’Alexandre Orloff, traduit l’émerveillement et la lucidité du poète devant une ville habitée de puissances invisibles.

Luc Chatel « Les évangiles de Rimbaud »

Les évangiles de Rimbaud

propos recueillis par Luc Chatel
in Témoignage chrétien, novembre 2004
 

Chatel

Pour les 150 ans de la naissance de Rimbaud, Salah Stétié présente les dessous mystiques de son œuvre à l’occasion de la publication de :

Rimbaud d’Aden, Fata Morgana, 2004
Fils de parole – un poète d’Islam en Occident
Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Albin Michel, 2004


Témoignge chrétien : Vous publiez un livre sur le périple de Rimbaud à Aden, au Yémen. Que nous apprend-il ?
Salah Stétié : Quand il part pour l’Afrique, Rimbaud est un homme trompé. Il pensait, à 17 ans, que la poésie allait changer la vie. Or elle n’a rien changé : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée… », écrit-il. Après avoir cherché l’or absolu dans la poésie, il va chercher l’or banal. Il devient trafiquant en Afrique. Là, il réussit à peu près, et revient en France avec l’équivalent de 150 000 euros. Mais cela ne le satisfait pas. Le Rimbaud réaliste, après le Rimbaud poète, a échoué. J’ai voulu mettre ces deux phases en continuité alors qu’on a l’habitude de les opposer.

En quoi cet adolescent fut-il exceptionnel, hors normes ?
À l’adolescence, nous avons tous été plus intègres, plus violents, plus purs que nous ne le serons jamais. Mais lui l’a été jusqu’au bout. C’est un révolté. Il veut casser la baraque. La poésie fut pour lui une expérience de la langue et de la vie dans sa totalité. C’est un être absolu.

Cette quête d’absolu, pourquoi ne l’a t-il pas menée dans la religion ?
Parce qu’il rejetait l’institution.

Mais il aurait pu devenir un grand mystique…
Rimbaud est un mystique ! Claudel a reconnu avoir été converti au christianisme en grande partie grâce à la lecture de Rimbaud. À travers lui, il a senti l’existence de l’esprit. Comme les religions du Livre, Rimbaud a cherché « la vérité dans une âme et un corps ». Cette vérité, il a pu la déceler dans une sorte d’explosion de l’être individuel au sein de l’être naturel et cosmique. Il se décrit lui-même comme une « étincelle d’or de la lumière nature » ou comme un « fils du soleil ». Il met tout son espoir dans une forme d’harmonie entre l’homme et le monde, entre le désir de l’homme et la saveur du monde, entre le rêve de l’homme et la beauté du monde…

Cette fusion avec la nature pourrait le rapprocher d’un saint François d’Assise…
Rimbaud reconnaît être porteur d’une « charité merveilleuse ». Comme François d’Assise, il parle avec une sorte d’innocence et de tendresse des objets les plus humbles. Il ne se frotte pas aux grandes réalités tonitruantes et mobilisatrices à la manière d’un Hugo qui proclame : « Et si vous aboyez, tonnerres, je rugirai ! » Non Rimbaud, c’est la magie de l’edelweiss. Sa poésie est beaucoup plus inventive que les merveilleux poèmes naïfs de saint François d’Assise, mais il a la même approche compassionnelle. Tous deux croient en l’esprit et quittent tout pour se mettre au service de ce qui peut les conduire à l’esprit. Rimbaud dit : « Par l’esprit, on va à Dieu ». Quel Dieu ? Cela, c’est une autre affaire…

Et son rapport au Christ ?
Il pense que le Christ a échoué à changer la vie. Il l’appelle « le voleur des énergies ». Mais il l’obsède. Rimbaud semble entrer en compétition avec lui. Ses deux chefs-d’œuvre, Une saison en enfer et Illuminations, résonnent comme des évangiles. Dans le premier, il décrit une vision de l’enfer qu’il veut éliminer. Dans le second, dont le titre a également une forte connotation chrétienne – ne dit-on pas que Dieu est lumière – il présente sa vision du paradis. Ces évangiles annoncent un homme réhabilité, hors péché originel, un homme éloigné de la croix, cet « horrible arbrisseau », comme il la décrit à la fin d’Une saison en enfer. Je ne voudrais pas, moi, musulman, tirer Rimbaud vers le christianisme, mais à travers son terrible voyage à Aden et en Abyssinie, puis son retour pendant lequel il fut porté de longues semaines sur un brancard de fortune, il a connu à sa façon une forme de passion christique.

Reçoit le grade de Commandeur dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur 2004

Mercredi 20 octobre 2004

Salah Stétié

a été fait Commandeur
dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur

La remise de la cravate s’est déroulée Place Beauvau

Monsieur le Ministre de l’Intérieur,
de la Sécurité Intérieure et des Libertés Locales,
Dominique de Villepin
a présidé la cérémonie

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Le discours du Ministre

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Cher Salah, mon ami,

Un jour, pendant la guerre du Liban, tu es sorti sous une pluie de bombes assourdissantes chercher un chat pour le sauver.

D’où venait-il, ce chat ? D’Égypte, de Perse, d’Abyssinie ? Venait-il du Levant ? Que faisait-il avant que la fureur des armes n’interrompe son sommeil ? Dormait-il à l’ombre d’un cèdre, d’une jeune fille ou d’un citronnier en fleurs, dans un coin de Beyrouth, de Tyr ou de Byblos ?

Comme ce chat qui s’avance, porteur d’une musique silencieuse, tu es une énigme. Comme ce chat, tu gardes jalousement ton mystère : à travers toi parle le temps, car ton regard traverse le monde et ses métamorphoses.

Je ne pourrai pas plus percer ce mystère que celui des arbres, des puits, des femmes, des mille âmes de ton pays. Pourtant tant de choses nous lient, depuis que nous nous sommes croisés pour la première fois : toi Ambassadeur au Maroc et moi simple conseiller à l’Ambassade de France à Washington.

***

1. Déjà la poésie nous avait reliés de ses amarres mystérieuses ;

– La poésie, tu l’as côtoyée de bonne heure :

A l’Ecole supérieure des lettres de Beyrouth, où tu as reçu l’enseignement d’un professeur exceptionnel, Gabriel Bounoure. Il n’était pas un Français du Liban, mais comme tu l’as dis, un « Occidental asiatisé ». Ta fierté n’est pas feinte, lorsque tu écris qu’il aida tes « premiers pas dans la broussaille intellectuelle »,consolidant ton avancée de « ses conseils à la fois rigoureux et discrets »,accompagnant « de toute son amitié généreuse tes premières écritures. »

Nourri de Nerval et de Rimbaud, proche de Massignon, Bounoure avait aussi le goût très sûr, lui qui signala le premier, dès 1930, l’importance de Michaux.
Soucieux de lui témoigner ta reconnaissance, tu publias son livre Marelles sur le parvis, où l’on trouve des pages lumineuses à la fois sur le silence de Rimbaud, sur Jouve, sur Michaux, sur Char, sur Jabès. Alors Bounoure put écrire à ton propos :

« qui résisterait à Salah Stétié ? Aucun certes de ceux qui le connaissent, qui aiment en lui (sa) double ardeur (…) »

– Comment définir cette double ardeur ?

C’est d’abord une conviction : le monde est tel qu’on veut le formuler et le reformuler. C’est un principe de transformation, qui fait de l’ordinaire une merveille, de la blessure un guide, de la tristesse une joie souterraine.
Cette ardeur, c’est aussi, dis-tu, « cette passion de Dieu qui se levait en toi », cette « dévastation créatrice, au spectacle des cimetières musulmans alignant leurs stèles titubantes, « châteaux dérisoires », comme des apparences de destin. »
Cette ardeur est donc un aller-retour continuel vers un lieu de retraite intérieur, un « lieu sans figure », un Domaine sans Nom ; un aller-retour vers un « exil rapatriant », que tu évoques dans ton dernier livre d’entretiens Fils de la Parole, comme s’il fallait se quitter pour mieux se trouver. De cette retraite, de cette émotion primitive que tu éprouvas lors de ton premier voyage à Alep, à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, il en demeure peut-être des traces.

– Mais l’exil ne doit pas faire oublier une autre dimension fondamentale de ta poésie : tu es veilleur mais aussi passeur. Un passeur entre les mondes imaginaires et le monde réel bien sûr, mais un passeur aussi au cœur de notre monde déchiré, soucieux de la quête, des rives intérieures aux rives d’aujourd’hui, sous toutes les latitudes du monde. Ponts, porches, seuils, passerelles te sont familiers, lieu de passage, de rencontre, de retrouvailles.

Nourri du voisinage et du dialogue avec tous « ces horribles travailleurs » qui t’ont précédé, tu es au croisement de plusieurs lignées de poètes : celle d’Apollinaire, le « flâneur des deux rives », traversant les ponts de Paris ; celle de Rimbaud et des voyageurs impénitents ; celle d’Ibn Arabi, pour qui le monde est suspendu aux lèvres du « respir divin » ; celle des poètes soufis, insatiables voleurs du feu céleste ; celle de bien d’autres encore, tous inscrits dans cette « dynamique du spirituel » dont tu parles.

– Tes rives à toi sont d’abord celles de la Méditerranée :

Toute ta poésie s’y joue. Qu’a été, en effet, cette mer, depuis les aventures d’Ulysse, sinon un lieu de passage, celui que tu as traversé tant et tant de fois ?

Tu n’as pas l’allure d’un flâneur, même si tu aimes la promenade. Tu es trop tendu vers l’œuvre qui reste perpétuellement à accomplir. Je partage avec toi cette veille alerte et assidue, cette insatisfaction de l’acquis.

Mais quelle est ta Méditerranée, toi qui constatais il y a plus de trente ans déjà : « Aujourd’hui, la Méditerranée a mal » ?

Ta Méditerranée est d’abord souffrance de chair : elle est en proie à des fièvres, à des délires, elle s’agite dans « ses draps de mauvais rêve (…) maculés d’excréments et de sang. » ; elle souffre aussi moralement : elle est en proie à ses démons qu’avant le christianisme et l’Islam, les anciens Grecs avaient représentés comme des monstres et comme autant de figures propres à inspirer la peur. Rappelez-vous, sembles-tu nous dire, et tu les nommes, ces figures de cauchemar : « Méduse, Circé, Cyclope ». Rappelez-vous Osiris déchiqueté, Orphée démembré. Cette souffrance, c’est celle encore d’Antigone emmurée vivante, à laquelle tu es très attaché, car elle est « celle qui ne consent pas, et qui parle », celle qui a le courage de dire non ! « à tous les pouvoirs, à toutes les séductions. » Cette souffrance, c’est enfin celle des monstres modernes, des machines, venues du Nord : tu penses aux grands régimes totalitaires que furent le nazisme, le fascisme italien, et les communismes ; tu penses à l’Espagne de l’Inquisition, à ces « quelques cavaliers hirsutes jaillis du désert arabique qui établirent, en quelques décennies, l’un des empires les plus orgueilleux qui soit ».

« Mare conclusum », ta Méditerranée est aussi tentation de la clôture ou du repli, de l’enlacement ou de l’enfermement. De manière visible ou déguisée, n’est-ce pas tout son mouvement même ? « La Méditerranée, écris-tu, est avant tout, par chacune de ses villes, une cité fortifiée » : Tyr, Sidon, Carthage, plus tard Venise ou Florence, plus tard encore, Alger. C’est la figure de Créon, par opposition à celle d’Ulysse : Créon a connu la cité comme un bloc, Thèbes en Béotie avec ses sept portes fermées.

Enfin, ta Méditerranée est le lieu des ruptures avec, en particulier, la redoutable situation créée par la multiplication et la fermeture des frontières, de la Yougoslavie éclatée, à l’île de Chypre coupée en deux, et jusqu’à Israël et la Palestine, en proie à cette « pluie de feu » qui résonne, par ton verbe, en chacun de nous.

2. A travers la poésie, tu exprimes tout ton amour de la langue, ton amour de France, comme un port choisi.

– Toutes tes œuvres, tu les as écrites en français.

De là, elles ont été traduites dans le monde entier. Et pourtant, nombreux sont les berceaux de ta langue poétique, et si « difficile » est « ton identité », comme tu l’exprimes dans Fils de la Parole.

Tu as choisi la langue française parce qu’elle contient, comme la poésie, cette part d’universel, qui unit et réconcilie les hommes à travers le monde. Pour cela, en 1995, à l’unanimité, l’Académie française t’a décerné le prestigieux Grand Prix de la Francophonie pour l’ensemble de ton œuvre.

– Ce choix de la langue française, c’est aussi le choix d’un questionnement. Tu es un poète libanais de langue française, un poète de langue arabe qui écrit en français. Un poète français qui pense les métamorphoses du monde et le voyage dans la langue dans sa quête de l’autre.

Tu es aujourd’hui Français comme tu es Libanais. Tu es né à Beyrouth le 28 décembre 1929 et tu vis dans les Yvelines. Le Liban de tes origines était sous protectorat français et l’accès à notre langue n’avait rien d’un accident dans ce pays francophile et pour une part francophone.
« Je suis Arabe et je tiens à mon arabité. Qui est la forme la plus profonde de mon identité, matrice originelle en quelque sorte », confiais-tu en 2001. Tu y rappelles aussi que tes parents étaient de vieille souche beyrouthine, que ta mère s’appelait Raïfé et ton père Mahmoud. Mais ce père poète, linguiste et grammairien, qui aimait passionnément sa langue, t’a placé, dès l’âge de quatre ans, « entre les mains d’une autre nourrice qui te deviendra mère », cette langue française que tu ne devais jamais quitter.

– « Peut-on imaginer univers plus différents que ceux de la langue arabe et du français ? », demande Yves Bonnefoy, dans sa préface de ton Fièvre et guérison de l’icône. Il répond aussitôt : « C’est pourtant sur ce pont à l’évidence vertigineux qui mène de l’un à l’autre que Salah Stétié s’est risqué ; et comme en poésie il ne s’agit pas de rester, tel un touriste de la parole, au plan superficiel, c’est l’œuvre poétique qui attestera qu’il est pour le moins parvenu à bon port. »

– Oui, passeur de poésie, passeur en poésie, tu es aussi, dans ta défense de la francophonie et ton amour de la langue arabe originelle, un passeur entre les langues et entre les cultures.

Il n’est, grâce à ton œuvre et à ton engagement public, plus de mer ou de terre infranchissable : tu construis les passerelles de la paix et tu ouvres les chemins de l’unité.
Car la vraie langue ne se complait pas à elle-même dans une recherche parnassienne de la beauté parfaite mais stérile ; non, la vraie langue, qu’elle soit poésie ou francophonie, est porteuse de sens, porteuse d’un message au monde, d’une voix singulière et forte au milieu du bruit et du chaos.
La vraie langue est celle qui révèle et qui donne la vie, c’est toujours celle de l’autre, celle du partage et de l’ailleurs.

3. Ce qui t’habite, ce qui te hante depuis toujours, c’est au fond ce grand rêve de partage et de réconciliation.

– C’est la soif de ces autres mondes que ton œuvre fait danser ensemble, le Ponant et le Levant, l’Orient et l’Occident, le Nord et le Sud. Ce goût de la réconciliation est le pivot qui relie tes deux vies :

celle d’écrivain et de poète, avec une exigence permanente de questionnement et de renouvellement ;
et celle du diplomate, du conseiller culturel à Paris au délégué du Liban à l’UNESCO, de l’ambassadeur du Liban au Maroc et aux Pays-Bas jusqu’à Secrétaire Général des Affaires étrangères, ardent représentant d’un pays meurtri, en guerre, que d’aucuns croyaient mort sous un déluge de feu.

– Affermie et agrandie par notre amitié, cette même passion de la rencontre est aussi mon étoile, des Affaires Etrangères à ce ministère de l’Intérieur, qui est aussi celui des Cultes.

Chacun sur notre route, nous servons ce dialogue au sein de la communauté internationale, de part et d’autre de la Méditerranée, pour encourager la compréhension mutuelle entre toutes les origines, toutes les religions, entre le monde arabe et l’Europe ;

Ici, je veux travailler sans relâche, avec les musulmans de France, à la construction d’un Islam de paix au sein de la République ;

Ici, je veux enraciner dans la terre de notre pays « l’arbre entier » de l’Islam, pour reprendre une image que tu utilises dans Fils de la Parole : l’arbre de vie, à l’opposé du bois mort des intégrismes et des fondamentalismes qui veulent couper les feuilles et les fruits de la tolérance et du respect de l’autre.

– Ta soif, cher Salah, est celle du voyageur. Tes bagages sont tes œuvres, et l’ancien diplomate s’est transformé en un ambassadeur de la culture admiré dans le monde entier, dans la tradition de Claudel, Saint-John Perse, ou encore Octavio Paz ou Pablo Neruda.

– Mais le monde que tu parcours n’est pas seulement celui que l’on croit, celui que l’on voit. Il s’agit d’un monde nouveau. Ce n’est plus l’arrière-monde, ce pays lointain des dieux dont parlaient les Anciens, c’est davantage un « avant-monde », celui qui se donne à explorer, à élargir, à inventer.

Les frontières sont nouvelles : à l’intérieur et au dehors de chacun de nous, elles bougent et reculent sans cesse, grâce à la recherche de l’art et au tissage patient de la paix.
Les cultures y sont exaltées, dans toute leur richesse et toutes leurs différences : les artistes sont les artisans privilégiés d’un nouveau dialogue fécond. C’est le sens de l’Ouvraison, ce mot que tu as forgé pour désigner la pleine ouverture des esprits et des cœurs vers « les idées, les hommes, les imaginaires et les choses. »
Ce nouveau monde est aussi en questionnement perpétuel, avec un sentiment de fièvre, qui accompagne tous ceux qui le questionnent, toi le premier :
Ce sentiment domine dans ton dernier recueil Brise et attestation du réel. Tu écris que « Pourtant un mot ne m’a jamais quitté, le motbrûlure »,
Mais la brûlure, tu le dis dans L’autre côté brûlé du très pur, constitue aussi une chance, la condition même de l’existence vraie. C’est le monde ancien qui se consume pour renaître, apaisé, de ses décombres et de ses cendres.

– Telle est la beauté aux mille visages, aux mille apports, aux mille chemins, aux mille prières, que tu rêves de réinventer et à laquelle tu nous invites.

– Tu as toi-même pris plusieurs visages, connu plusieurs vies en une arabesque ininterrompue, des braises de la terre meurtrie du Liban au havre de paix d’Honoré d’Urfé que tu habites aujourd’hui. De ces braises, de ce feu, tu fais renaître un monde toujours vierge.

***

Je souhaite, cher Salah, comme tous ceux présents ici, pouvoir t’accompagner encore longtemps sur les chemins de cette autre civilisation, celle de l’homme retrouvé, de l’homme pacifié, de l’homme réconcilié avec lui-même, dans l’unité profonde des peuples.

Salah Stétié, au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, nous vous faisons Commandeur de la Légion d’Honneur.

Le discours de Salah Stétié

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Ce n’est pas rien que d’être élevé à la dignité de Commandeur de la Légion d’Honneur, ordre prestigieux s’il en est, et ce n’est pas rien non plus que de recevoir les insignes de cet ordre de ta main. Main de faiseur d’Histoire, main raffinée d’écrivain et de poète. Toi, l’historien de Napoléon Bonaparte, voilà que tu fais d’un lointain Libanais, à travers l’espace et le temps, un compagnon de l’homme fabuleux qui rêva l’Orient, autrement mais avec la même intensité que le fera plus tard, trois quarts de siècle plus tard, un autre souverain du domaine français, notre Arthur Rimbaud, lui aussi conquérant vaincu, lui aussi triomphant. À l’un et à l’autre de ces héros, tu as su, Dominique, consacrer des pages magistrales dont il ressort qu’au-dessus de l’action, « ce cher point du monde », et la rythmant, il y a toujours une initiative forte, une détermination impeccable, celle de l’esprit et que, trace éblouissante laissée par le passage de l’esprit, c’est la légende qui prend le relais de l’homme. Toi et moi, cher Dominique, moi à la poupe et déjà en-allé, toi en avant et à la proue, plein d’énergie, « de clés et de charmes » – pour reprendre une expression de Gabriel Bounoure – nous avons, parmi d’autres, une ultime référence commune, illustre référence elle aussi, celle d’un maître de liberté et de grandeur, un homme qui m’a fait l’honneur de me serrer quelquefois la main: le Général de Gaulle. Et c’est parce que je me suis toujours fait une « certaine idée de la France » et, par dérivation, une certaine idée de mon pays d’origine, le Liban, que j’ai choisi il y a une douzaine d’années, de vivre en France, mon autre pays.

Vivre en France, c’est vivre dans la langue française. C’est vivre dans les valeurs et les virus de cette langue que j’aurai aimée comme on aime une personne vivante, – ce qu’elle est. Personne vivante, personne aimée et que j’aurai servie toute ma vie autant que j’aurai pu, chaque fois que j’aurai pu, partout où j’aurai pu, avec la conviction et l’énergie que seul donne l’amour. Il y aurait mille raisons pour justifier cet amour dans le cœur du Libanais que je suis, de l’Arabe que je suis, et dans l’intelligence de ce cœur. Je ferai fi pour cette fois de ces raisons, trop longues à énumérer. Mon œuvre d’essayiste et de poète témoigne assez, me semble-t-il, de ces dites raisons, que ce fût directement ou indirectement, oui, tout chez moi, et dans mes écrits, dit avec décision les raisons de ma prise de chair en langue française. Pour cette langue et sa légitimité, je me suis battu aussi comme Ambassadeur auprès d’organisations internationales et de comités intergouvernementaux envahis par l’anglo-américain. C’est à une déraison que je ferai appel aujourd’hui pour signifier le mystère d’une relation de cette qualité. Chacun se souvient de la justification avancée par Montaigne pour tenter d’expliquer son attachement profond à son ami La Boétie qui venait de mourir : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », dit-il. Raison majeure, déraison majeure: je dirai de la langue française, celle de Racine, de Pascal, de Baudelaire, de Mallarmé, de Gide, de Proust, de Guillaume Apollinaire, d’André Breton et de quelques autres: « Parce que c’est elle, parce que c’est moi ».

Si, une raison pourtant d’aimer, de préférer la langue française, puissante raison et dont il me faut témoigner ici, devant vous, hautement. J’ai dit que, Libanais, j’étais Arabe, fils donc, à travers le signe méditerranéen, d’une grande culture, d’une grande langue, d’une grande civilisation, de l’intuition d’une sacralité spécifique et d’une quête spécifique du sens, et qui n’ont rien à voir, que chacun en soit convaincu, avec les terribles dérives que l’on sait. Je témoigne que la langue française que j’ai fait mienne n’a jamais blessé mes racines, n’a jamais empêché ni interdit en moi l’embranchement originel, m’a au contraire aidé à formuler ce que j’étais, ce que je suis, allant jusqu’à exiger de moi de ne pas me dévoyer en cours de route, de ne jamais perdre le contact avec mon premier terreau. Telle est la vocation humaine et humaniste de cette langue qu’elle serait prête à privilégier l’étranger si son étrangeté n’est pas de mutilation mais d’apport et d’enrichissement réciproques. Je suis, en langue française, un Arabe, et libre de l’être. Existe-t-il de francophones heureux? J’en suis un.

Ai-je été trop long? Vous me le pardonnerez. Il fallait que je vous dise tout cela qui fait lourd le cœur comme fruit de plein soleil. Et maintenant, à cause de cet excès de soleil, et tout en vous remerciant d’être là, je vais m’abriter sous mes lauriers devenus pour la circonstance ombreux et merveilleusement amicaux.

Salah Stétié

Alexis Nouss « Une lettre de trop »

UNE LETTRE DE TROP
par Alexis Nouss,
Université de Montréal

(Prononcé lors de l’hommage à Salah Stétié,
au Sénat, à Paris, le 26 septembre 2003)

Un poète fiancé écrit : « Bientôt la fin. […]//Les uns et puis les autres. Il n’y aura/Personne pour nous toucher. Et si les linges s’usent/Ce sera par des nœuds faits et défaits/Sans nous, sous le vent couvert de pierres//Et qui dira les mots sera ce jour l’aimant/Pour attirer le corps du feu. Et qui/ne dira rien sera habillé par les mots/D’un autre, dits pour le sauver » (Fiançailles, p. 27)
Un méditant écrit : « Il n’y a pas d‘homme (ni de femme) qui n’ait eu à un moment donné – ne fût-ce que pour une fraction de seconde – tout pouvoir sur la vie d’un autre. Mais l’homme doit être meilleur qu’on ne le croit, ou plus timoré. Bien des croix sont ainsi restées inoccupées. » (Carnets, p.191)
Un philosophe écrit :  » La substitution à l’autre est comme la trace de l’exil et de la déportation « .
Le philosophe : Emmanuel Lévinas, que je cite encore une fois en lisant Salah Stétié, que je convoque encore une fois en commentant ses deux dernières parutions, Fiançailles de la fraîcheur et Carnets du méditant .
Lévinas, une nouvelle fois. Parce que l’écriture de Salah Stétié relève du sémitisme, de même qu’en participe la pensée de Lévinas sur le plan philosophique. Le mot est très laid, je l’avoue : sémitisme. À moins d’y entendre : idéologie de ceux qui croient encore en la vertu de semer .
Quoi qu’il en soit, j’ai besoin d’un terme pour désigner un horizon éthique et herméneutique particulier, qu’il nous faut reconnaître et explorer, qu’il nous faut surtout ne pas abandonner aux revendications identitaires et communautaires. Auquel il nous faut faire voix dans un horizon plus général, celui de la culture occidentale. Il est urgent et impératif, aujourd’hui de le tenter, en regard du difficile et exaltant devenir européen, en regard des relations internationales telles qu’elles se nouent dans le tragique et l’absurde au Proche-Orient. Paradoxe, car ce sémitisme trouve son habitat dans le désert, dans le non-limité, dans le tranchant du jour qui s’abandonnerait au velours de la nuit ; il refuse d’être un modèle, comme il récuse tous les maîtres. Sauf le plus grand, qui est si grand qu’il n’existe pas.
Mais paradoxe à tenir car, précisément, ce que le sémitisme veut montrer à l’Occident, c’est que l’Occident en est capable. Que l’Occident peut aussi être errant, nomade, prophète. Qu’il peut décliner son orient sur les modes fraternellement divergents d’un Rimbaud et d’un Saint-John Perse, d’un Mallarmé et d’un Lautréamont. Bref, que le feu qu’il est susceptible de voler n’est pas seulement celui de la puissance, qui est toujours la puissance de tuer, mais celui, non moins, de la « matière du cristal », titre du poème qui dit : « Je marche dans la ville, j’avance/Entre les deux orients, les occidents/Vers un lieu de prière […] » (Fiançailles, p. 154)
Lieu de prière, de rêve ou de folie. Point de ralliement de certains « voleurs de feu » qui firent leur chemin jusqu’au cœur d’un ministre, ami du poète-méditant qui écrivit lui-même Les porteurs de feu. Poète-méditant avec un trait d’union car méditant ne vient pas adjectiver poète. Poète et méditant sont deux métiers deux fonctions assumées parallèlement.
Emmanuel Lévinas, dans un cours de janvier 1976, développait son éthique radicale, celle qui soumet la liberté du sujet à sa responsabilité, qui affirme que le sujet devient sujet en se mettant non au service de son ego, de son soi-même, mais au service de l’autre, radicalement, c’est-à-dire à la racine de son être ; être d’abord pour l’autre avant d’être pour moi, et ce faisant, devenant moi. Il précisait donc : « Dans cette reponsabilité, le moi ne se pose pas mais perd sa place, se déporte ou se trouve déporté. La substitution à l’autre est comme la trace de l’exil et de la déportation » .
Exil et déportation : les mots sont lourds et Lévinas ne se cache pas derrière quelque futile pudeur. Les mots sont lourds du poids de l’histoire et c’est précisément ce poids qui les légitime. S’ils ont parfois du mal à appartenir à une terre, les peuples sémites, les peuples du livre – et disant cela, je n’entends pas traduire pas le latin biblia mais davantage, au plus près de l’étymologie, Torah, qui veut dire enseignement, et Coran, qui veut dire lecture, les « écritures de l’orgueil » comme le dit Salah Stétié (Carnets, p. 50) – les peuples du livre sont familiers de l’exil et de la déportation. Je n’ajoute pas « hélas ». Car de ces phénomènes, les peuples sémites ont fait un savoir et une sensibilité, ce qu’on appellera le sémitisme : la connaissance par le désert et par l’errance, de même que Michaux préconisait la connaissance par les gouffres.
« Poésie, terre d’exil » s’intitulait le colloque tenu à l’Université de Montréal en octobre 2002 et consacré à Salah Stétié. À cette occasion, Salah Basalamah produisit une calligraphie pouvant se lire, génie de l’écriture arabe, « Poésie, terre d’exil » ou « Exil, terre de poésie ». Le signifiant « exil » nomadise ainsi entre une acception abstraite et sa signification contrète. Mais de même qu’il reçoit une charge symbolique, il convient d’accorder à « déportation » la même possibilité. La déportation, dans l’énoncé lévinassien, doit se comprendre comme la rencontre de ou avec l’altérité. Rencontre, ici, signifie tremblement, ébranlement, convulsion volcanique, raz de marée, ce qui déracine l’être, le déporte hors de lui-même.
Pour provoquer un tel mouvement, l’altérité doit se comprendre dans son sens plein, qui est son unique sens, qui est un sens inassignable. En vérité, je ne peux jamais connaître ou reconnaître l’altérité. Si je puis dire : « ceci est autre », je le fais en rabattant le phénomène sur une grille d’intellection, je le ramène à du connu, à ce qui me permet de dire : « ceci est autre », c’est-à-dire que je le défais de son altérité, qui relève du strictement inconnu et inconnaissable.
En dernier regard, seules deux instances relèvent de l’altérité : Dieu et la mort. Dieu qui, pour être Dieu, ne peut être cerné dans un quelconque cadre humain et la mort dont je ne saurai jamais rien (aporie connue : ma conscience de vivant m’empêche d’expérimenter ce qui est en dehors du vivant et, en retour, la mort est la fin de ma conscience). La poésie, à partir de la finitude humaine, s’investit du pouvoir d’ouvrir une brèche dans le non-savoir vers le ressenti extatique auquel appelent ces deux exemples.
S’ouvre cependant une troisième direction, à en suivre Lévinas qui avance : « L’amour n’est possible que par l’infini mis en moi, par le plus qui dévaste et éveille le moins, détourant la téléologie, détruisant l’heur et le bonheur de la fin. » (Dieu, la mort et le temps, p. 256) Salah Stétié le suggère pareillement qui interroge d’un même souffle la mort et l’amour (et le divin également, en une mesure discrète qu’il faudrait scruter en une autre étude).
La figure de l’amour, affection et érotisme, dans une interrogation poétique sur la mort. Scandaleux, oui au sens où le scandale de la mort se résoud, se dissipe ou se confond dans le scandale de l’amour. Provocation qui jaillit dès le titre : Fiançailles de la fraîcheur. Salah Stétié nous berne et s’en amuse. Il nous a habitué au trompe-l’œil, au jeu des miroirs, à la danse des réfractions. Mais là, le poète est maître es-illusions. Car ce qui dissimule derrière le doux frémir de ce syntagme, tout en fricatives et en sifflantes, est grave.Il ne s’agit pas du couplet connu sur eros et thanatos entrelacés, pas le désir et le désert, pas « la mort est plus fort que l’amour » ou vice-versa, puisque les deux se disent. Le propos, en ces pages, s’élève à l’exigence ontologique.
Une section de Fiançailles de la fraîcheur est précisément, audacieusement, intitulée « La mort ». Le lecteur peut en redouter la teneur. Un poète est absent et il écrit. Et il l’écrit. Seuls les poètes le peuvent. Romanciers ou dramaturges en sont incapables. Seuls les poètes, mais peu l’osent. L’exercice est dificile et dangereux. Il faut écrire son absence sans être absent à son écriture. Les élévations sont généralement déconseillées aux personnes souffrant de vertige. Ici, le vertige est faculté requise et indispensable. Chaque poème, chaque vers, chaque mot ne sont que suspensions de vertige, pauses que s’accorde un pas qui défaille, reprises de souffle, selon l’expression de Paul Celan, Atemwende, titre d’un de ses recueils.
Ne pas s’y tromper. Cette fraîcheur, si elle est ennivrante, n’est pas réconfortante. Elle n’offre pas refuge au promeneur frappé de chaleur, elle ne console pas, ne repose pas. Elle peut faire grelotter. Ce n’est pas l’ombre généreuse, maternelle du feuillage au midi de la plaine mais l’obscur qui s’abat sur le pélerin lorsqu’il pénètre dans la cathédrale. La couche d’accablement au bout du chemin, à l’entrée de la nuit, pour le voyageur harassé.
Il faut beaucoup aimer Salah Stétié pour accepter ce recueil, accepter qu’il l’ait écrit. Accepter d’entrer avec lui en cette fraîcheur alarmante, celle d’une tristesse sereine. Il demande au lecteur d’abandonner toute attente d’un apitoiement lyrique. Dans l’ »Art poétique » qui ouvre le volume, le poète nous avertit : « Les signes sont durs « , « évasifs et coupants comme le fil d’un couteau » (Fiançailles, p. X). Sa parole tient parole. Elle nous blesse. Il y est trop question de mort, de départ, de mélancolie, de solitude.
Sa parole nous blesse. Sans souffrance, toutefois. Car elle nous inspire, et nous enseigne. Rassurez-vous, le verbe de Salah Stétié n’a pas changé, il est toujours tournoyant, hésitant, inquiétant, bref, rassurez-vous, il n’est pas devenu rassurant. Il enseigne mais il ne pontifie pas, ne dogmatise pas, ne professe pas.
Car un poète ne saurait le faire. Pas de métaphysique. Lorsque le méditant parle de la mort – il le fait souvent dans ses carnets -, il ne s’éloigne pas du métier poétique : « La mort, dit-il, est l’autre nom de la mort – qui n’a pas de nom. Quel nom, pour l’innommable ? Et pourtant il faut apprendre à l’épeler. Et à le retenir, ce nom, par cœur. Tant que le cœur est là. » (Carnets, p. 73)
En lisant ce fragment, je me suis arrêté sur le mot « épeler ». Pourquoi ce verbe ? Pourquoi devoir épeler le nom « mort », et non pas le prononcer ? Pourquoi insister sur l’orthographe ?
Il m’est apparu que cet énoncé vient peut-être éclairer une maxime qui le précède immédiatement : « La mort est un mot de trop qui, un jour, nous sera adressé, par hasard. » (Carnets, p. 71) Un mot de trop ? Or, mon attention attirée sur la dignité de l’orthographe suggère cette variation : « La mort, c’est une lettre de trop qui vient s’ajouter, par hasard, à un autre nom : mot. »
Que nous enseigne, alors, cette lettre ? De quoi parlent, par exemple, les huit poèmes composant la section intitulée « La mort » ? — D’amour. Autre jeu de mots, ou de lettres.
Salah Stétié écrit : « Ô mon amour le dernier mot &Mac253;s’éteindre&Mac253;/Est dans la rue en flamboiement de flamme/l’amour l’accueille et l’aime:/Il est le pigeon de son cœur » (Fiançailles, p. 68). Le poète, parlant de la mort, nous parle de genèse. « Fillette avant l’amour devenue femme », le vers se répète à plusieurs reprises. Et le poème inaugural dit : « Le blé de seigneurie/[…]Dans l’air brillant éclairé de pavots/Au seuil de la beauté des morts/[…]Libres lumières errantes des pavots… » (Fiançailles, p. 67) Pavot : non plus symbole de sommeil mais, comme chez Celan, symbole d’éveil.
Le poète sait que la nature s’y connaît en matière de mort. Il y est attentif, nous livre aussi dans le même recueil une « Méditation sur la mort d’une figue ». Il faut la lire avec, en regard, les photographies de Jacques Clauzel, en noir et blanc. Comme l’écriture de Salah Stétié, voudrais-je dire. Que signifie cette proposition ? A-t-elle même du sens ? Une écriture n’est-elle pas toujours en noir et blanc ? Le noir de l’encre sur le blanc de la page, pour l’écrivain comme pour le lecteur. Et qu’une encre puisse être verte ou violette n’y change rien : « La mélancolie d’une encre/Dresse d’insectes/Un lieu mal établi et peu solide » (Fiançailles, p. 28) ; « L’écriture porte le deuil du monde. L’encre est noire. » (Carnets, p. 167)
Écrire serait précisément mettre du noir sur du blanc, de la noirceur sur l’immaculé, la nuit dans le jour : « Quelle nuit/En ce jardin/Devenu de substance à fleurs tragiques ? » (Fiançailles, p. 70). Attention, toutefois : mettre du noir sur du blanc n’est pas mettre quelque chose « noir sur blanc », selon l’expression courante. Celle-ci vise la fixation, l’immobilisme, la fondation, le contrat. Au contraire, le noir sur le blanc produit un telle violence que la conséquence en est le déséquilibre, le vertige. Le noir sur le blanc : une plaie ouverte. Sanglante. Rouge sang, ou rouge feu.
Car le noir et blanc ne s’oppose pas à la couleur dans l’écriture, pas plus que dans le rêve. On ne rêve jamais en couleurs, toujours en noir et blanc. Et pourtant, au sortir d’un rêve, qui dira qu’il n’a pas rêvé en couleurs, qu’il ne se souvient pas des couleurs de son rêve ? Le noir et blanc de Salah Stétié est analogue au noir et blanc du rêve, qui porte les couleurs, qui les traduit, qui de la séduction des couleurs refuse l’apaisement pour en retenir la vibration et l’ivresse. Noir et blanc des pierres d’une chapelle recueillant le chatoiement des vitraux, le retenant.
Il faut lire le noir et blanc de Salah Stétié. Il faut le lire dans un monde qui refuser d’admirer « les grands béliers sauvages » (Fiançailles, p. 131) et préfère les cendres grises de la dévastation. Le lire pour se tenir debout. Le poème intitulé « Fiançailles de la fraîcheur » se conclut : « Le livre est écrit, achevé, l’ange a replié la montagne/Et seulement dans le jour finissant un homme/Debout dans la fluidité des arbres » (Fiançailles, p. 122).
Lire Salah Stétié, c’est obliger le monde à retrouver sa fraîcheur. La première section de Fiançailles de la fraîcheur s’intitule « Seize paroles voilées ». Le plus fort de l’amour se joue lorsque le fiancé s’apprête à relever le voile qui dissimule le visage de sa fiancée. La parole de Salah Stétié nous apprend l’exaltation d’un tel geste dans la pudeur et l’impatience, la fierté et la crainte. Quel que soit le visage de la fiancée.

Alexis Nouss,
Université de Montréal

Invité au Sommet de la francophonie septembre 2002

Lors du Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Beyrouth en septembre 2002, Salah Stétié donna un long entretien à Magazine, l’hebdomadaire libanais d’expression française, sous le titre L’amour d’une même langue.

Extraits

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« Il y a dans la langue française une précision et une souplesse qui lui permettent de donner simultanément naissance à un philosophe de la plus haute rigueur comme Descartes au XVIIème siècle, et à un analyste des sentiments les plus troubles et les plus ambigus comme Proust au début du XXème siècle. Cette précision et cette subtilité n’existent pas au même titre en anglais par exemple ou en allemand, qui sont, comme toutes les langues d’origine germanique, des langues agglutinantes. Le français permet un jeu de balancier qui est favorable aussi bien à la dissociation des idées et à leur reconstruction, qu’à l’épanouissement ou à l’explosion des affects liés à l’inspiration poétique ou romanesque. Ce que je dis de la langue française s’applique parfaitement à la langue arabe, elle aussi langue de philosophie et langue de poésie à la fois. »

« Une langue n’est jamais à sens unique. Elle n’est jamais innocente. Elle est toujours porteuse de germes et de microbes qui la font vivre. Elle est également porteuse de projections intellectuelles, idéelles, éthiques, politiques, économiques, qui font partie de son histoire la plus intime. Je dirais même de son articulation vitale. Il y a, pour une langue, un cours naturel des choses comme il y en a dans la vie, parce que précisément, une langue est un organisme vivant. »

« (…), il importe de prendre toutes les mesures pour mieux résister à l’envahissement de l’anglais. Il y faut, notamment en France, une politique plus courageuse et plus généreuse en matière de francophonie. Car seule une telle politique permettra à tous ces peuples, aujourd’hui regroupés dans l’Organisation internationale des États francophones, de trouver et d’inventer leur propre chemin vers l’avenir. »

« (…), la francophonie est une culture, une civilisation, un mode de vivre et une communauté humaine. Tout cela relié par la pratique et l’amour d’une même langue. »

Colloque Salah Stétié à Montréal novembre 2001

Poésie, terre d’exil. Autour de Salah Stétié

Montréal, novembre 2001
sous la direction d’Alexis Nouss

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Actes du colloque Poésie, terre d’exil. Autour de Salah Stétié,
qui s’est tenu à Montréal dans les premiers jours de novembre 2001
sous la direction d’Alexis Nouss
(Auteur de Métissages, Alexis Nouss est professeur au Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal. Ses champs de réflexion et de recherche vont de la théorie de la traduction aux problèmes esthétiques et philosophiques de la modernité, aux problématiques du métissage, de l’exil et de la diaspora.)

Au delà de l’œuvre de Salah Stétié, une des plus grandes voix de la poésie francophone actuelle, ce recueil d’articles examine les questions contemporaines de l’exil et de la migration telles que l’art les aborde.
L’ouvrage réunit des contributions d’écrivains et d’universitaires venus de divers pays et d’horizons disciplinaires variés.
Il comporte un poème inédit de Salah Stétié ainsi qu’une riche iconographie.
La maquette inclut un travail calligraphique sur la langue arabe en rapport avec chaque article.

S’accompagnant de Salah Stétié dans le sentier de son écriture exilée, les auteurs des études qui figurent dans le présent ouvrage mènent une réflexion autour de la question de l’exil.
Si l’expérience exilique porte en elle la menace de l’irrémédiable, d’un parcours en sens unique, il s’agit, dans cet espace de mort qu’est l’exil, de chercher la langue qui fait jaillir le sens de la vie.
Par sa parole poétique, Salah Stétié traduit dans la concentration de son verbe brûlé la tension de la double présence culturelle en son sein, en-deçà du poème.
À l’expérience de la séparation et du deuil, la poésie devient cette «langue autre », celle du «pays double » qui vient au secours de l’être «en mal d’identité ».
Elle donne corps au discours de l’exilé et met fin à son exil. Elle est la langue de la langue perdue, la parole-terre de la terre rêvée.

Espaces d’exil, figures de l’exil, je(u) de l’exil et l’exil en partage sont les quatre axes qui nourrissent le parcours stétiéen lui permettant de visiter cette dimension inconnue à travers l’instrument de la langue afin de trouver la meilleure terre d’exil.

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