Entretien sur la poésie réalisé par Audrey Hadorn, au sujet de la thématique de cette édition du Printemps des poètes :
« D’infinis paysages… »
« Exprimer les liens profonds qui unissent l’homme à la nature, les célébrer ou les interroger est un des traits les plus constants de la poésie universelle. Mers et montagnes, îles et rivages, forêts et rivières, ciels, vents, soleils, déserts et collines, la plupart des poèmes porte comme un arrière-pays la mémoire des paysages vécus et traversés. Se reconnaître ainsi tributaire des infinis visages du monde, c’est sans doute, comme le voulait Hölderlin, habiter en poète sur la terre. »
Jean-Pierre Siméon,
Directeur artistique de l’association Printemps des poètes
Question 1 : Tel est l’édito de Jean-Pierre Siméon sur cette édition 2011 ayant pour thème d’ « Infinis Paysages ». Qu’est-ce que cette thématique vous inspire ?
Cette thématique ne m’inspire rien de particulier, tant elle me paraît aller de soi. Depuis toujours, il existe un lien très étroit et très fort entre l’homme et son environnement naturel, surtout si cet homme est poète. Le poète appelle à lui les images, les signes et les figures de son jardin qui est le monde pour en nourrir son inspiration et, dans certains cas, à travers l’émotion immédiate reçue du paysage, serein fût-il, ou grandiose et sauvage, pour enrichir le trésor de ses projections symboliques. Rappelons-nous Baudelaire :
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers
Le “Jardin de nature” a irrigué la sensibilité poétique en Orient et en Occident, au Nord et au Sud de la planète, tout ce fourmillement d’étoiles au-dessus de nos têtes, et cela, je l’ai dit, de tout temps, certaines langues et certaines époques se révélant plus sensibles que d’autres à cet envahissement, disons mieux à cette osmose puissante et créatrice entre l’homme et le monde. Il arrive d’ailleurs, souvent, que le paysage observé se charge d’imaginaire qui en multiplie le pouvoir affectif par l’entrée en scène de l’inconscient. Les poètes, du type Hugo, ou Nerval, ou Baudelaire, ou Rimbaud, ou Lautréamont, et plus tard la poésie de notre modernité – les surréalistes notamment, mais aussi Apollinaire, René Char, Saint-John Perse, Pierre Jean Jouve, Rilke en Allemagne, Segalen en Chine, etc. – ont étendu les pouvoirs du paysage à l’infini en y introduisant des éléments neufs issus d’explorations et d’expériences personnelles qui font exploser le cadre strict du panorama observable et spontanément identifié. Les grands peintres de notre modernité (Ernst, Masson, Balthus, Dali, Klee) n’ont pas procédé autrement et, du coup, poètes et peintres se sont appuyés les uns sur les autres et multiplié leur capacité d’invention. En somme, le paysage visible donne accès au paysage invisible, autrement dit à l’infini. On peut donner congé au vent des apparences faciles. La Tour Eiffel est désormais bergère des ponts, ce qui, grâce à la vue-vision d’Apollinaire, nous devient évidence.
Question 2 : Comment la thématique « d’infinis paysages » résonne-t-elle par rapport à vos écrits ?
Je pense avoir déjà répondu à cette question. Ma poésie, la totalité de ma prose, puisent leur meilleur dans la fluidité de ces passages que je viens d’explorer brièvement.
Question 3 : La programmation décline la thématique au sens large, y compris en incluant une dimension sociétale et politique avec les thèmes de frontières et des sans-papiers. Le poète doit-il jouer un rôle politique ? La poésie est-elle un contre-pouvoir ?
Certes le poème est lié par ses racines les plus secrètes au milieu dans lequel il a vu le jour, ses mots, ses intonations sont colorés par la lumière de ce milieu, c’est ce qu’on peut constater chez les poètes apparemment les moins engagés. Cela dit, je ne vois pas en quoi le thème de l’infini paysage peut inclure les graves problèmes que vous rappelez : celui des sans-papiers, celui du libre passage des frontières. C’est là un tout autre registre et ce sont là des questions qui méritent réflexion pleine et entière, et non plus par le biais d’un raccord esthétique. La poésie est-elle un contre-pouvoir ? Bah ! Elle n’intéresse, hélas, presque personne aujourd’hui. Elle eut pourtant dans l’histoire un important impact politique : dans la société arabe pré-islamique, dans des périodes révolutionnaires (les poètes de la Révolution russe, par exemple : Maïakovski ou bien Alexandre Blokh) ou les poètes de la résistance, de toutes les résistances (en France, sous l’occupation allemande, en Palestine, sous l’occupation israélienne des territoires). Cela dit, chaque fois qu’il y a oppression et tyrannie, il appartient au poète de parler hautement, durement : Césaire l’a fait, Mahmoud Darwîch l’a fait, d’autres, beaucoup d’autres seraient à citer, et avant tout cela, à l’avant-garde de la parole revendicatrice et libératrice, le Victor Hugo des Châtiments.
Au sujet de l’art poétique et de la place du poète dans notre société
Question 4 : Quelle place occupe d’après vous la poésie dans la société d’aujourd’hui (notamment par rapport à la place qu’elle avait dans la société des années 20 avec le surréalisme ou dans les années 40 avec la poésie de la Résistance qui ont donc contribué à modifier en profondeur le monde)? Et pour quelles raisons?
La poésie n’occupe aucune place dans la société d’aujourd’hui, du moins dans les sociétés occidentales dont le dieu honoré et adoré est l’efficacité économique. Il n’y a plus de grands et vrais poètes en Allemagne, le pays de Goethe, de Hölderlin, de Novalis, de Rilke. Il n’y a plus de poète important aux États-Unis, le pays de Walt Whitman. Il n’y en a pas non plus en Angleterre, le pays de Keats. Et quant à la France, les grands poètes de la deuxième moitié du XXe siècle sont en train de disparaître l’un après l’autre : Du Bouchet avant-hier, hier Césaire, aujourd’hui Glissant… Pourquoi plus de poètes ? je n’en sais rien. Par épuisement de l’émotion au profit de l’inquiétude vitale, par moins d’attachement à la parole et moins de goût pour le partage… On dirait d’une dynamique cassée, d’un ressort irréparablement brisé, d’un vocabulaire oublié, d’une dimension majeure de l’être soudain horriblement défigurée et démantibulée.
Question 5 : Quel est votre rapport au monde en tant que poète ?
C’est un rapport continu, interrompu, simple et à la fois multiple. Tout chez moi devient allégorie, comme dit en substance Baudelaire, pardon du rapprochement, mais c’est chez moi, dans le grand âge qui est désormais le mien, le constat de l’expérience. Je reçois toute chose, tout être, tout événement en plein visage et, aussitôt, le grand jeu de l’interprétation et de l’anamorphose se déclenche et tout de ce qui m’arrive est lu par moi simultanément en lecture première immédiate, et en lecture seconde : qu’est-ce que cela veut dire ? s’interrogeait Mallarmé ; oui, qu’est-ce que ça veut dire ? Tout s’écrit pour moi, à un moment donné, sur fond d’absolu. Un absolu paradoxal, puisque je ne comprends pas le sens de ce mot en dehors d’une référence à un dieu et qu’en ce qui me concerne cette référence n’existe plus. Je vis dans les relativités du monde entre lesquelles les mots, mes mots entre autres, essaient de créer une “corrélation signifiante” aussi fragile, hélas, et aussi signifiante que la toile de l’araignée. Cette toile d’araignée comme le monde, les aspects innombrables du monde, pour les réunir au centre, en un lieu où par le seul fait de leur centration, les choses dispersées prennent sens : un sens de beauté, notre seule approche de l’absolu étant dans la révélation, si évasive soit-elle, de ce sens lui-même porteur d’une fulgurance, ligne d’horizon en feu à la crête des mots. C’est peut-être philosopher un peu trop. Pardonnez-moi.
Question 6 : L’absence d’un grand courant esthétique clairement identifiable dans l’art poétique aujourd’hui vous semble-t-elle à l’origine d’un manque de visibilité des poètes auprès du grand public ? Ou pensez-vous au contraire que la poésie dans sa multitude de mouvements incarne une liberté absolue, presque révolutionnaire dans sa dynamique sans limite, dans un monde régi par des codes ?
Dans le temps, en effet, l’appartenance d’un poète à un groupe identifié ou un courant, à un mouvement, fût-il politique, parfois à une revue importante, lui assurait une visibilité plus grande d’abord parce que le mouvement ou la revue auxquels appartenait ce poète lui servait de garant auprès de l’opinion de tel ou tel public acquis d’avance, ensuite parce qu’un mouvement ou une revue avait plus de moyens et donc plus d’impact qu’un individu isolé, enfin parce que la poésie de ce poète profitait de l’effet multiplicateur provoqué par d’autres œuvres à côté de son œuvre, d’autres poètes à côté de sa personne et qui, à l’occasion, lui servaient de boucliers, et d’autres motifs que littéraires ou seulement poétiques. Il est évident que les poètes communistes – Aragon et Paul Éluard en premier lieu – ont tiré profit, grand profit, quelle que fût par ailleurs la qualité de leur talent, de leur affiliation au puissant parti communiste de leur époque. Les surréalistes, par la violence de leur action publique et leur extraordinaire propension à l’insolence et à la perturbation sous toutes les formes que celle-ci peut prendre, ont beaucoup aidé les membres du groupe (poètes ou peintres) à se faire connaître et même à s’imposer. La première NRF, revue qui, par sa qualité et son exigence, a permis à ses auteurs d’être repérés et reconnus comme les plus significatifs et même les meilleurs de leur temps et contribué à leur classement privilégié dans la mémoire de leur époque. Il en fut de même au milieu du XIXe siècle pour les Romantiques en leur mouvement ; peut-être même, au XVIe siècle, pour les poètes de la Pléiade formant groupe. Les choses ont bien changé pour nous. Heureusement. Nous ne croyons plus aux mouvements ni aux groupes. Le poète, au demeurant peu entendu et peu sollicité désormais, est lu par quelques-uns d’une lecture intime, secrète, complice, identifiante. Si donc il est beaucoup plus vulnérable dans son rapport avec le public, il est bien plus libre dans son propre rapport avec sa création et celle-ci, par la force des choses, se concentre sur elle-même, s’approfondit, se noue sur le noyau mystérieux du silence interne qui lui a donné naissance, tend la main – par-delà le public actuel préoccupé de problèmes du jour le jour – à quelque public de l’avenir, même étroit, attaché à la reconquête de sources de la langue et du mystère de l’être.
Question 7 : Pour des lecteurs qui ne connaîtraient pas votre œuvre, quel(s) ouvrage(s) leur conseilleriez-vous pour découvrir votre univers ? Pour quelles raisons ?
Il faut toujours lire, d’un poète qu’on ne connaît pas, le premier livre et le plus récent. Pour réunir en une seule prise la fleur naissante et le fruit advenu, et de la sorte obtenir un trajet. En ce qui me concerne, je conseillerai à un lecteur intéressé par mon œuvre de commencer par la lecture de mon recueil augural L’Eau froide gardée (Gallimard, 1972) et de poursuivre, dans le même mouvement, par la lecture de mon recueil Oiseau ailé de lacs (Fata Morgana, 2010). Puis, par la suite, de lire ce qui lui plaît, poésie ou prose, entre ces deux bornes. La collection Bouquins (Robert Laffont) a publié en 2009 une partie de mon œuvre, un fort volume de 1200 pages intitulé En un lieu de brûlure : on peut aussi m’aborder par là si l’on veut.
Question 8 : Quelles œuvres poétiques vous ont influencé ou vous ont accompagné dans votre vie ?
J’ai lu beaucoup d’œuvres, issues de beaucoup de cultures (l’arabe et la française, bien sûr, mais aussi combien d’autres !) qui m’ont profondément touché, impressionné, sans doute partiellement modelé. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup fréquenté, étudiant à Paris, Pierre Jean Jouve et Henri Michaux (mais je connaissais par cœur Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud). Plus tard, diplomate à Paris, j’aurai comme collègue à l’Unesco Pablo Neruda, je recevrai Ungaretti, et chez moi, ambassadeur en Hollande, tous les poètes de ma génération : d’Adonis à Michel Deguy, d’Yves Bonnefoy à André Pieyre de Mandiargues. Arrêtons cette vaine énumération, si même émouvante. Je rappelle que je suis d’origine libanaise : à Beyrouth, au sortir de l’adolescence, j’ai eu l’immense privilège de côtoyer un poète parmi les plus purs qui soient : Georges Schehadé, et un maître qui fut pour moi (comme il le fut pour Schehadé et pour Jabès) LE maître : Gabriel Bounoure, alors directeur de l’École Supérieure de Beyrouth et, homme de très haute culture, critique de poésie très écouté et très admiré de la NRF. Par lui, l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth était devenue Saïs et nous les disciples à Saïs. La poésie nous était tout. Elle l’est restée pour moi, enfant du premier jour.