UNE DISPERSION CRÉATIVE

 

J’aime beaucoup les peintres et les autres artistes, les sculpteurs, les dessinateurs, les graveurs. Mon œil est gourmand de leurs formes, de leurs couleurs, de leurs traits. Grâce à eux, j’ai d’autres mondes que le mien à ma disposition. Je me promène dans leurs espaces bien mieux encore que je ne le fais sur les continents de cette terre. J’ai parlé à leur propos de monde : ces artistes sont des multiplicateurs de monde, ce monde-ci, le visible, et tous les autres, invisibles, à sa périphérie, qu’elle fût, cette périphérie, matérielle ou immatérielle.

portraitJai connu – et je connais – quelques-uns parmi les plus grands. Picasso et Max Ernst (nous nous promenions ensemble, Max et moi, dans ma voiture), Calder et César. Alechinsky, aujourd’hui, est l’un de mes frères en sensibilité poétique : il ne se passe pas de semaine que nous ne nous téléphonions longuement avec affection et humour et nous avons, entre autres aventures à deux, failli mourir ensemble (je raconte l’épisode dans mes mémoires à paraître à la fin de l’été prochain chez Robert Laffont) ; or, faillir mourir ensemble crée paradoxalement des liens de plus grande solidarité, si faire se peut. J’ai eu affaire à Raoul Ubac, une manière de saint de la chose peinte ou gravée. J’ai eu affaire à Valentine Hugo et à Vieira da Silva. J’ai eu affaire à Jan Voss, à Jean-Paul Agosti, à Joël Leick, à Claude Viallat, à Gilles du Bouchet, à Christiane Vielle, au cher Albert Woda, à Jean Cortot, à Catherine Bolle, à Gérard Titus-Carmel, à Bernard Dufour, à Alexandre Hollan, ce christ bienheureux des arbres. J’ai eu affaire à Antoni Tàpies, à Zao Wou-Ki, à d’autres, bien d’autres encore. Faut-il finir sur un etc. ? Ce serait certes un et caetera plein de regrets, car je ne peux citer tous mes admirables compagnons, tous mes précieux alliés transparents.

Avec certains d’entre eux, j’ai fait des livres magnifiques, moi leur donnant mes mots, eux m’offrant leurs visions. Près de cent cinquante livres d’artistes signés de moi et de chacun d’entre eux ont été exposés il y a un an au Musée Paul Valéry de Sète, accompagnés de tableaux et d’œuvres de ces mêmes peintres : une sélection de ces livres et de quelques-uns de mes manuscrits a été présentée par la suite à la Galerie des Donateurs de la Bibliothèque nationale de France, quai François Mauriac, et cela dans le cadre d’une exposition suivie d’un colloque.

drouotC’est donc là une collection de poète qui se donne à voir à Drouot, d’un poète traduit dans bien des langues, et dont quelques peintres considérables ont souhaité faire le portrait : Alechinsky, Woda, Bazaine, Xavier Valls, François Chapuis… De ces miroirs que m’ont tendus l’amitié et l’affection, je me félicite, aujourd’hui notamment où l’âge est là, le grand âge interpellé par Saint-John Perse. Des achats et des dons sont nés de cette amitié et de cette confiance réciproque entre ceux qu’aura liés tout ce qui peut lier les hommes de création et de rêve.

Pourquoi, à mon âge, je disperse ainsi aux enchères publiques ma dernière collection, l’ensemble de mes beaux livres ? Justement parce que l’âge est là et qu’il va bientôt nécessairement me séparer de tout cet héritage aimé et si merveilleusement sensible. Le Cardinal Mazarin sur la fin de ses jours se faisait conduire dans son “cabinet de curiosités”, son musée personnel patiemment accumulé, pour contempler tous ses trésors, et l’on entendit une fois l’homme de Dieu murmurer dans un souffle : « Dire qu’il va falloir quitter tout cela ! » Or je veux, moi, quitter librement mes amis, mes chers objets rêvés et créés, mes tableaux, dessins, gravures et sculptures avant que d’être contraint de le faire en qualité de de cujus. Je veux que d’autres, des « amis inconnus », comme dit Jules Supervielle, puissent à leur tour en profiter, tout en pensant à moi. C’est une grande collection que la mienne, mais non pas calculable en millions d’euros, car c’est la collection d’un poète qui aima (qui aime toujours passionnément) ce qu’il a rassemblé. Elle groupe, avec modestie et aussi intuition, de très grandes signatures que certains amateurs auraient crues hors de leur portée. J’inverse l’équation : j’aide des œuvres exceptionnelles à se mettre à la portée de tous. Tel est le miracle de la poésie : que ces images – ces “merveilleuses images” (Baudelaire) –, que ces sculptures, gravures, photographies et livres prestigieux aillent éclairer désormais d’autres foyers, fécondant d’autres cœurs.

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