Stétié : ’’Je partage avec Gibran sa vision sacrale du Liban’’

Le 04/01/12

Né à Beyrouth en 1929, longtemps délégué permanent du Liban à l’Unesco, ambassadeur dans diverses capitales avant d’occuper le poste de secrétaire général du ministère des Affaires Étrangères, Salah Stétié est aussi, avec plus d’une douzaine de recueils et de nombreux essais en prose, l’un des plus grands poètes francophones vivants. En marge de sa traduction française définitive du ’Prophète’ de Gibran, qui vient de paraître chez Naufal, Salah Stétié a bien voulu répondre à nos questions.La première édition du ’Prophète’ est parue en anglais en 1923. Pourquoi ce livre atypique continue-t-il de susciter tant d’intérêt en 2012 ? Quel est le secret du ’’mystère Gibran’’ comme vous l’appelez dans votre deuxième préface ?
Ce livre s’inscrit dans une lignée : celle de la poésie sapientiale en qui se retrouve le désir de l’homme d’être enseigné et placé sur un chemin et son autre désir que cet enseignement soit illuminé par la beauté. C’est dans un tel contexte qu’il faut savoir accueillir certains des grands livres de sagesse de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : ’Ainsi parlait Zarathoustra’ de Nietzsche, ’Les Nourritures terrestres’ de Gide, ’Le Livre de Monelle’ de Marcel Schwob, mais aussi les ’Livres Prophétiques’ de William Blake, ’L’Offrande lyrique’ de Tagore et les écrits de Shri Aurobindo à qui Gibran s’était lié d’amitié lors de son séjour à New York. Le livre de Gibran a cependant une particularité : il apporte la voix de l’Orient à une société américaine déjà fortement matérialiste et qui avait, à travers certains de ses représentants, une soif intense, au-delà même du protestantisme dominant, d’une spiritualité alternative. Le détour par les États-Unis et par l’anglais a été déterminant dans le succès fulgurant rencontré par ’Le Prophète’, écho d’un enseignement évangélique interprété par une nostalgie de poète et cela dès la première édition du livre, succès qui depuis lors ne s’est jamais démenti.

LeProphete_230x230_0première traduction du Prophète est parue en 1992. Une deuxième édition a suivi, avec des remaniements. Cette troisième édition est qualifiée de ’’définitive’’. Une traduction du Prophète peut-elle jamais être ’’définitive’’?

Non, une traduction ne saurait être considérée comme définitive, sinon par son auteur. D’autres traductions en français du ’Prophète’ de Gibran viendront certainement après la mienne. Mais, en ce qui me concerne, je dirai que je ne saurais mieux faire ni modifier désormais ce que le texte gibranien, lu et relu, m’a dit.

Par la proximité qu’elle implique avec le texte, la traduction du ’Prophète’ a-t-elle eu une incidence sur votre propre chemin de création ?
On ne traduit pas un texte si on ne se sent pas impliqué dans ce qu’il formule, surtout si l’on est soi-même un créateur. Dès sa première lecture, au temps de l’adolescence, ’Le Prophète’ de Gibran m’apportait – apportait à ma jeune sensibilité poétique et à ma neuve intelligence du monde – toute la saveur d’un Liban mesuré, pacifié et illuminé comme de l’intérieur, qui n’a rien à voir avec le Liban d’aujourd’hui. Cette sacralité du Liban ancestral était présente encore dans les êtres, les paysages et les choses. Gibran, animé par la nostalgie qui était la sienne dans cette Amérique qu’au fond il détestait, a réussi, dans sa langue simple et transparente à la fois, à communiquer les leçons de son pays rêvé à un jeune poète qui se cherchait. Plus tard, dans mon travail d’écrivain, je n’oublierai ni ce Liban qui va disparaître, hélas, dans la montée violente d’une modernité agressive et dans les remous d’une stupide guerre civile, ni non plus, bien sûr, ma première lecture de ce livre, si fraîche et si éclairante. Je garde envers Gibran, aîné prestigieux, quoique bien moins moderne que les poètes que j’admirerai par la suite, dont le très grand Georges Schehadé qui fut mon ami cher, la reconnaissance de l’initié à l’égard de son initiateur. J’aime, j’ai toujours aimé aussi en cet homme, qui fut une grande conscience, la haine qu’il a montrée à l’égard de ceux parmi ses contemporains qui ont dévoyé notre pays. Je les hais comme il les a haïs et j’ajoute à ces dévoyeurs du Liban les miens propres qui sont trop nombreux et trop médiocres pour que j’aie envie de les citer.

Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Gibran : le premier de ses livres que vous avez lu, l’impression qu’il vous a laissée ?
Ma première rencontre a été justement celle du ’Prophète’. Tout le reste de l’œuvre m’a paru inférieur à ce livre, achevé à la presque toute fin de la vie de Gibran et où celui-ci a mis, comme il l’a écrit à May Ziadé, l’essentiel de ce qu’il avait à dire. Ce livre, d’ailleurs, a été en grande partie à l’origine de la modernité arabe et j’ai eu, dans mes séjours d’ambassadeur ou d’itinérant dans le monde arabe, mille fois l’occasion de vérifier l’impact du ’Prophète’ non seulement sur les poètes, mais aussi sur les penseurs et les pédagogues des pays que je traversais.

Pour expliquer la persistance de l’exil de Gibran, vous citez un poète hollandais ayant vécu à New York et qui aurait affirmé : ’’Je préfère la nostalgie à la Hollande’’. Cette idée explique-t-elle également le fait que vous continuiez à vivre hors du Liban ?
Ce poète, Vögel je crois, qui vivait à New York et dont toute l’œuvre chantait la Hollande répondait joliment à ceux, parmi ses compatriotes qui le suppliaient de rentrer aux Pays-Bas pour assouvir sa nostalgie de son pays natal : ’’Je préfère la nostalgie à la Hollande’’. Il y a, certes, de cela dans mon cas et moi aussi je préfère ma nostalgie du Liban au Liban tel qu’on nous l’a fait. J’ai d’ailleurs débuté mon grand album d’images sur le Liban (photographies signées Caroline Rose), aux éditions de l’Imprimerie Nationale, par cette formule : ’’Le Liban est beau si on lui tourne le dos’’. Mais jamais je ne tournerai le dos à mon pays. Et même si je vis à l’étranger depuis des années, je continue et continuerai à l’habiter pour sa légende.

Propos recueillis par Samar Abou-Zeid