Méditerranée et Poésie

Texte écrit à l’occasion d’une série de conférences en Inde, du 6 au 20 décembre 2011 (New Delhi, Chennai, Pondichery)

Aujourd’hui par tous les problèmes qu’elle pose, la Méditerranée se trouve au centre des préoccupations de la planète. Longtemps on l’avait crue morte, devenue aux yeux des civilisations plus actives et plus dynamiques du Nord, une Méditerranée-musée, un espace monumental voué aux grands raffinements des plus belles créations esthétiques du passé, vaste dépôt des plus ingénieuses inventions de cultures, voire de civilisations désormais effondrées sous leur propre poids prestigieux : l’Égypte, la Grèce, l’Empire romain, Byzance, l’Andalousie, l’Empire turc, Venise, les grands Empires occidentaux – espagnol, français et anglais, notamment –, établis par la force des armes, par le pouvoir de la technique et de la technologie, sur les rives sud et orientale de la plus féconde des mers. Mer où sont nés tous les mythes qui nous gouvernent, mer des trois credos abrahamiques, mer où la grande poésie épique et lyrique a vu le jour, mer des philosophes, penseurs de l’un et du multiple, qui n’ont cessé de nourrir, et aujourd’hui encore, notre pensée sous toutes ses formes.

Non, la Méditerranée n’est pas morte et le poids de ses cultures contrastées et complémentaires ne l’a pas tuée. Finie l’emprise coloniale après la fin de la seconde guerre mondiale, voici qu’elle se réveille, comme parfois ses volcans, avec violence, qu’elle réclame sa place dans le nouveau concert des nations, qu’elle veut l’indépendance, la reconnaissance de ses identités multiples, la justice, l’égalité avec l’Europe, continent orgueilleux prétendant, non sans difficulté, rétablir sa suprématie sur le monde malgré son unité toujours point reconquise. Les revendications de l’autre rive se font dans l’irrationalité souvent, dans le désordre et dans le sang, le tout, longtemps attisé par l’aveuglement et l’incompétence des plus puissants (au premier rang desquels les États-Unis) et par l’impéritie des autres, les États européens en particulier. C’est cela que traduisent à leur façon les actuelles “révolutions arabes”.

Comment dans ces conditions, résoudre les questions nouvelles et souvent terribles qui se posent et ne trouvent pas, depuis un demi-siècle ou des dizaines d’années selon le cas leur solution ? L’interminable conflit israélo-arabe, la montée des intégrismes, l’éclatement du Liban, les effets du terrorisme en Afrique du Nord, l’instabilité et les impasses de l’ex-Yougoslavie, la volonté de la Turquie de faire partie intégrante de l’Europe… et, dans la proximité de tout cela, les guerres d’Irak et d’Afghanistan, point encore vraiment dépassées, issues d’une mondialisation mal pensée et mal faite.

L’analyse politique le dispute à la poésie multimillénaire d’un monde à qui nous devons une part essentielle de notre être-au-monde, au-delà de l’histoire inimitable de cette mer humaine, où culture et violence convergent, mère des prophètes, des poètes, des philosophes et de quelques autres prodigieux visionnaires. Un tel monde placé à la source des mythes et des principes immémoriaux rêve désormais et dessine le projet d’un nouvel équilibre entre les rives nord et sud d’une mer partagée géographiquement, historiquement, culturellement, poétiquement.

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Entre Méditerranée et poésie, il y a depuis toujours, une sorte de pacte. Peut-être parce que la mer, et justement cette mer-là, suffisamment engageante et familière pour que 1’homme de 1’aube des temps osât s’y risquer, fut la première à ouvrir devant la rêverie 1’espace du voyage. Et la poésie, d’abord, est voyage. Peut-être parce qu’à travers les risques du voyage, et 1’inévitable désenchantement, cette mer ouvre aussi, comme se forme un sillage, 1’espace nostalgique d’un retour. Et la poésie, ensuite, est retour.

Tel est, me semble-t-il, l’un des sens possibles de cette double postulation contradictoire, enfermée dans ces tout premiers monuments poétiques de l’humanité – de l’humanité qui fut, d’abord et avec détermination, méditerranéenne –, monument aux deux ailes déployées, dont l’une est l’Iliade, l’autre l’Odyssée.

Le lieu sans lieu de la poésie se trouve ainsi dangereusement défini. Au point d’intersection des forces, elle est la déroutée, la déconcertée, la déchirée par excellence, la fiévreuse, la non-apaisée. Et cela ne veut pas dire que son chemin n’existe pas, mais que tout chemin qu’elle trace est traversé par un chemin contraire. Ainsi va-t-elle et son ivresse n’est point jouée.

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Mais la Méditerranée précisément, la Méditerranée de la vigne et du vin, refuse 1’ivresse. D’autres régions du monde, avec leurs peuples, feront de la poésie 1’occasion de grandes ferveurs paniques. Puisque déroute il y a, sembleront-elles dire, qu’elle soit du moins complète ! L’homme de la Méditerranée, dans son trouble, continue de tenter de maîtriser son pas. Navigateur, oui, jeté par son propre vertige et cette soif aiguisée par l’air salé dans les incertitudes de 1’univers, il a appris très vite, par besoin de salut, à repérer dans 1’énigmatique foisonnement les quelques points fixes à quoi accrocher tout le visible, et tout l’invisible, et le fugace, et le fuyant. Ainsi, par défi à l’angoisse informe de la mer, est née la géographie calme du ciel. Ainsi la poésie, j’entends celle des Méditerranéens, nous enseigne à contenir nos doutes jusqu’à les réfléchir dans quelque interversion qui, sans les dénaturer, les consomme et les consume dans le feu des figures. Celles-ci, pour être stables, n’en sont pas moins lointaines et, surplombant le destin qu’elles orientent et guident, elles maintiennent âprement, entre 1’homme et son inaltérable étoile, toute la profondeur nocturne, 1’agitation périlleuse et la substance combien altérable de ce destin.

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De la confrontation que je viens de définir surgit l’idée, hautement poétique, de la mort. L’idée de la mort, comme l’idée du salut, peut-être est-ce à la Méditerranée qu’elles doivent leur contour le plus rigoureux. Tout compte fait, la statuaire, qu’elle fût égyptienne ou grecque, est l’une des inventions le plus proprement méditerranéennes, et la statue parle toujours le langage de la mort. Invention méditerranéenne, la colonne est également statue. Que disent les basaltes et les marbres dressés? Qu’il n’y a de salut pour 1’homme, matière périssable, que dans la pierre, qui est la chair des dieux. Ainsi, par le détour de l’invisible, les Méditerranéens ont redécouvert le poids et le prix du visible, mais c’est pour aussitôt recharger la parcelle concrète, ce matériau, de tous les pouvoirs de 1’invisible. Après le lieu marin, voici la pierre transmuée à son tour en lieu d’ambiguïté. La poésie méditerranéenne, je la vois comme une pierre levée sur un rivage, une colonne oubliée. Entre la colonne et la vague s’institue un dialogue d’éléments. L’une qui est forme et définition, semble nier le règne de l’autre, qui n’est que 1’informe infinitude de la chose respirante dans le temps. Mais, à y mieux regarder, par 1’ambiguïté que j’énonce et dont la pierre, au même titre que la mer, est traversée, par cette action simultanée de 1’aller dans le retour et du retour dans 1’aller, par l’intuition du dieu qui enfante la statue qui, à son tour, règle le dieu, la colonne et la vague ouvrent profondément l’une sur l’autre, et toutes deux, par-delà leur conflit apparent, façonnent le même signe spirituel. La poésie méditerranéenne, qui, plus qu’une autre, aime la surface du monde et jouer avec 1’éclat des contrastes, est dans sa secondarité muette, sur les rives de quelque Styx mental, habitée de l’unique fantôme. La fertilité des apparences, leur variété heureuse, et ce chant qui les fait palpiter et miroiter comme les feuilles de l’arbre couvert d’olives, ont pour contrepartie un sol calciné. La poésie, je veux dire la plus grande, se complaît dans les bienfaits de l’intensité : que l’apparence soit au maximum d’elle-même, toute vibrante et miraculeuse de prestiges, mais aussi que, bien dessinée, fortement frappée dans le métal du monde, elle soit en fin de compte dénoncée comme cendre et poussière, et reversée au néant ! C’est bien là, me semble-t-il, la morale, au sens poétique du mot, de ce plus beau poème de Valéry – l’un des plus  beaux  de  la  langue  française – qu’est “Le Cimetière marin”, enclos où se retrouve cet échange, à la fois confus et précis, de la mer et de la pierre, sous l’égide de la mort, en quoi je crois déceler ce mouvement  mystérieusement traversé et contredit qui, de la contemplation des choses dans leur figuration calme et sereine, conduit l’homme à la mauvaise énigme de son silence. Et quand l’homme aura épuisé les pouvoirs de sa mélancolie, à 1’instant même où celle-ci croira gagnée la partie jouée contre le vivant-absent, celui-ci dans un sursaut, invoquera le règne du  vent, et s’ébrouera, admirablement frileux, dans l’écume d’un nouveau commencement… “Le Cimetière marin” me paraît dessiner un chemin d’essence contraire à l’itinéraire d’Euridyce : Orphée, en un lieu de réflexion privilégié, à l’instant de rendre tout le visible au soleil des funérailles – dépossédé de strophe en strophe des biens nombreux qu’il avait pensé  accumuler  –,  le  voici  soudain frappé d’illumination et, par une brusque volte-face, le voici, regard vif sur le présent et 1’immédiat avenir, qui se délivre, chaînes et charmes et qui, du pied, rejette le passé (longueur et logique méditative) à quelque vaine tombe philosophique.

Le vent qui se lève en conclusion du “Cimetière marin”, c’est peut-être le même vent, cet autre vent, vent inverse que guettaient avec exaspération les marins d’Agamemnon à l’heure de se lancer, tous étendards déployés, dans le premier grand poème méditerranéen, sous l’action de leur même et triple obsession ou mirage : de la mer, de la mort et – parce que Hélène est définitivement la survivante, la triomphatrice au sourire ambigu –  de  cela  qui  subsiste  et  se maintient sur cendres après la guerre de l’homme, et qui est peut-être l’amour.

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