Texte écrit à l’occasion d’une série de conférences en Inde du 6 au 20 décembre 2011 (New Delhi, Chennai, Pondichery)
La Méditerranée existe-t-elle ?

Sur la carte, la Méditerranée est cette espèce de faux rectangle bleu qui fait semblant de se fermer jalousement sur lui-même mais, si l’on observe attentivement, on la voit qui s’ouvre par trois portes, étroites il est vrai, sur l’immense et multiple univers ; mêlant à Gibraltar ses eaux à celles de l’Ouest atlantique ; accueillant avec précaution par le canal de Suez le monde énigmatique et les dieux du Sud et de l’Est ; tendant, entre les rives du Bosphore, ce qu’on appelle si joliment « un bras de mer » vers les dieux, anciens et nouveaux, du Nord et du Nord-Est. Ainsi, par trois portes seulement, la Méditerranée parvient à regarder vers les quatre points cardinaux. Dans cette démarche improbable du trois qui sait être quatre, je veux voir un symbole du destin singulier de la Méditerranée ; où les mesures les plus précises sont faussées par l’intervention du miracle ; où l’inspiration qui n’est, au demeurant, que la réponse à l’aspiration, vient faire, à chaque instant, voler en éclats le règne des règles.*Or, j’entends bien que ces règles, c’est nous, Méditerranéens, qui les avons inventées. Le goût et le sens des définitions, la loi écrite, le code, sont des créations spécifiquement méditerranéennes. Nous avons imaginé de diviser, puis de choisir ; de séparer, puis de bâtir. Nous n’avons voulu garder dans notre choix – on nous le reprochera, d’ailleurs, souvent – que les éléments susceptibles de rendre l’univers habitable. Pour assurer nos conquêtes sur l’incohérence et le tumulte, nous avons eu le courage de faire violence à la nature : nous avons inventé la ligne droite : la colonne ; la sphère – et la demi-sphère : la coupole. Nous sommes les pères du syllogisme, du nombre d’or, et de ce syllogisme déguisé qu’est l’arabesque : ces signes de notre culture ont ceci de commun qu’ils veulent intégrer l’autre en le ramenant au même afin qu’à travers et au-delà de la diversité illusoire des apparences, ils rejoignent le lieu d’identité. À l’heure où les Maîtres ténébreux de la profonde Asie imposaient à l’homme de s’évanouir et de se fondre dans la respiration obscure du Cosmos, nous avons convoqué et adopté cette assemblée de dieux heureux et légers, dont les temples ruinés continuent de dresser, sur tous les rivages de la mer partagée, leur défi souriant. Ainsi l’anthropomorphisme est-il, lui aussi, une philosophie proprement méditerranéenne. A la frontière du logique et du moins logique, du clair et du moins clair, nous avons capté ces rapports les plus ténus et les plus fluides où l’esprit réfléchit le monde, qui le lui rend, pour d’éternels et d’harmonieux échanges. Vieille image : Orphée chante, et les villes s’édifient.

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Mais voici le drame, voici le déchirement, voici le terrible moment où la Méditerranée, parvenue à l’une des extrémités d’elle-même, s’ouvre et fuse. Orphée, l’architecte, le bâtisseur en plein soleil de villes et d’ordre, souffre d’une infirmité secrète. En lui s’élève, de plus en plus pressant, l’appel d’une noire Eurydice perdue. Et cette voix de la mariée noire et belle, ce chant profond, ce cante jondo comme dit l’Espagne, comment Orphée l’envoûté du chant, saurait-il se soustraire à sa fascination ? I1 lui faut, suivant l’inflexion de sa courbe personnelle orientée par l’aimant d’une vocation, découvrir le seuil des enfers et entreprendre ce périlleux chemin à l’envers des choses qui est, sans nul doute possible – peut-être simplement parce qu’il s’empare d’une nouvelle direction imprévisible de l’être – le chemin vers une vérité.

Cette remise en cause de l’ordre de surface à l’instant même qu’il semble s’élever dans le temps d’une gloire définitive, c’est cela qui est méditerranéen. Cela explique peut-être, en partie, que l’immense et complexe machine de l’Empire romain se soit arrêtée un jour, déconcertée, devant les mots tranquilles que prononçait un pauvre Nazaréen. Et voyez : le christianisme, comme avant lui le judaïsme et comme, après lui, l’islam, toutes religions nées dans cette région du monde qu’il faut bien dire inspirée, ces religions, au lieu de mordre à 1’est de leur berceau, sur l’Asie, – Asie à laquelle appartiennent géographiquement et la Palestine et la presqu’île Arabique –, sont allées d’abord, comme par l’accomplissement inéluctable d’une exigence intérieure, vers la Méditerranée. La Méditerranée dont elles ont, selon divers itinéraires et en de diverses saisons, colonisé spirituellement le pourtour.

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Certes, cela ne s’est pas fait tout seul. Hommes de Méditerranée, nous sommes, ai-je dit, les hommes d’un certain ordre. Et c’est pourquoi nous commençons par récuser violemment Jésus-Christ ; nous dénaturons Al-Hallâj ; nous persécutons Galilée. « Et pourtant… », répétait celui-ci, sous 1’urgence de l’accusation d’impiété. Et nous finissons par admettre qu’il avait raison, et nous lui élevons un tombeau au sein même de l’Eglise de Santa Croce.

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Hommes d’un certain ordre, mais non d’un ordre certain, définitif. Notre vérité, chèrement acquise, est au prix de cette hésitation, de cette réfutation permanente du pour par le contre, du contre par le pour. C’est parce que nous rectifions sans cesse l’un par l’autre que nous avons l’air peut-être, aujourd’hui, d’avancer plus lentement, plus timidement que d’autres races ayant su se satisfaire plus vite que nous, en nous empruntant délibérément l’un ou l’autre terme de notre féconde ambiguïté. Un jour, assure t-on, le peintre espagnol Juan Gris dit à Braque : « J’aime la règle qui corrige l’émotion ». Et Braque – si souvent méditerranéen par le vœu et les affinités de l’œuvre – de répondre : « J’aime l’émotion qui corrige la règle ». Ainsi, entre la règle et l’émotion – qui est, n’est-il pas vrai ? le moindre nom de la passion – se joue constamment notre destin.

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C’est ici que je voulais en venir. Je me demandais, au début de cette rêverie, si la Méditerranée existait. Elle ne saurait, dis-je, être et se poursuivre que comme une conjonction finale de nos apports et de nos signes les plus contradictoires, elle ne saurait s’établir réellement, face aux immenses empires élémentaires qui se sont édifiés en portant à leur terme ultime, et jusqu’à la caricature, un profil ou l’autre de notre définition de la liberté et de la justice, que par une nouvelle synthèse plus vivante, plus englobante, de la justice et de la liberté. La gestation en Méditerranée de cette nouvelle liberté, de cette neuve justice, c’est peut-être ce à quoi nous assistons aujourd’hui : et cet enfantement, nous le voyons, est sanglant et tragique. Mais l’essentiel pour nous, vieux peuples méditerranéens, c’est qu’à l’heure où un défi aveugle et stupide risque de désarticuler et de réduire le rythme primordial de nos histoires nationales, de notre histoire commune, à l’heure où tant de noires querelles – tout au long du dernier demi-siècle – ont si souvent semblé tourner monstrueusement au mépris, l’essentiel, c’est que ceux pour qui, dans l’univers, la Méditerranée est feu de ralliement, que ceux-là, contre toutes les formules imposées et toutes les politiques “de fait”, veuillent bien mettre en doute le mauvais ordre des choses et partir, solitairement s’il le faut, à la poursuite de l’Eurydice perdue. « Le monde, affirmait Gide, sera sauvé par quelques-uns ». Notre Méditerranée aussi.

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Et me voici toujours à m’interroger anxieusement, et triste de n’avoir trouvé aucune réponse à cette question qui est peut-être la seule que je désire poser au bout de toutes les autres : aujourd’hui, par temps de guerre et d’injustice, la Méditerranée existe-t-elle vraiment encore ? Oui, je crois qu’elle existe et qu’elle n’est, tout compte fait, que notre interrogation tremblante à son sujet.

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