imageSalah Stétié : le bilan d’une vie
Diplomate, poète, essayiste, ancien responsable de L’Orient Littéraire dont il fut le fondateur, Salah Stétié a beaucoup lu, écrit, voyagé et observé. Dans un ouvrage intitulé L’Extravagance, à paraître en septembre chez Robert Laffont, il retrace son parcours fécond et nous fait découvrir une foule de personnages connus ou méconnus qui ont façonné sa pensée et marqué sa carrière. 
Par Alexandre Najjar
2014 – 08
Écrire ses Mémoires est toujours malaisé. Peut-on tout dire ? Comment ne rien oublier ? Faut-il s’effacer ou laisser le « moi » haïssable s’imposer au lecteur ? En quoi le récit de sa propre vie peut-il intéresser l’autre ? La vérité n’est-elle pas une notion relative et élastique (« L’histoire me sera favorable car c’est moi qui entends l’écrire », affirmait Churchill) ? En refermant L’Extravagance, force est de reconnaître que Salah Stétié a réussi son pari : ses Mémoires se lisent avec beaucoup d’intérêt et constituent une belle galerie de portraits saisissants. Et même si l’auteur ne s’attarde pas trop sur sa vie privée, il nous dévoile les arcanes de la diplomatie et nous révèle les coulisses du monde artistique dans un style parfaitement ciselé, souvent teinté d’humour ou d’ironie.
L’élève brillant des jésuites 
Stétié commence par nous raconter sa naissance en 1928 dans une famille sunnite de Beyrouth, son enfance heureuse passée auprès d’un père poète, érudit en langue arabe, et une mère cultivée – phénomène rare à l’époque –, dans la capitale libanaise « heureuse et gaie » ou dans le village de Barouk, et sa scolarité au Collège Saint-Joseph des jésuites après un passage au Collège protestant. « Pourquoi mon père voulait-il que je fasse de si bonnes études en français ?, se demande le poète. Parce que lui-même, outre l’arabe, avait étudié à la perfection la langue turque en espérant accéder à une carrière dans l’administration ottomane et que, ses diplômes obtenus, la France était venue s’installer au Levant, réduisant à néant ses rêves de promotion sociale. C’est ainsi que je deviendrai un jour un écrivain de langue française : parce que Mahmoud Stétié, mon géniteur, avait, d’une certaine façon, raté sa vie ! » Le petit Salah est un élève brillant – si brillant qu’il est reçu premier aux deux baccalauréats. Impressionné par son intelligence, un père jésuite tente alors de le convaincre de se convertir au catholicisme. Mais son mentor Gabriel Bounoure, professeur à l’École supérieure des Lettres où il s’est inscrit, l’envoie enseigner à Alep « pour lui donner le temps de la réflexion ». C’est dans cette ville syrienne que Stétié écrit ses premiers textes et qu’il comprend que sa vocation n’est pas de se convertir, mais de défendre un Islam éclairé. De retour à Beyrouth, il apprend qu’il a reçu une bourse pour poursuivre ses études à Paris.
Les lumières de Paris
C’est dans la Ville lumière, entre 1950 et 1955, qu’il découvre le monde des Lettres, fréquente les théâtres, les musées (« Qu’ils étaient tristes, les musées de l’après-guerre ! », soupire-t-il) et le salon littéraire de Suzanne Tezénas ; c’est là qu’il rencontre, entre autres, Paul Léautaud, Paul Éluard, Jules Supervielle, Cioran, Pierre Jean Jouve, Pierre Emmanuel et Yves Bonnefoy. Il participe même à l’aventure des Lettres nouvelles, fondée par Maurice Nadeau, et prend en charge la rubrique « poésie » au sein de cette « jeune et vigoureuse » revue – l’occasion pour lui de découvrir les meilleurs poètes de son temps. C’est à Paris enfin qu’il se familiarise avec la peinture et qu’il fait la connaissance d’artistes de renom comme le sculpteur César ou le peintre Ferdinand Desnos. Cette passion pour les arts plastiques ne le quittera plus : nombre de ses recueils ont été illustrés par de grands artistes (Tàpies, Ubac, Kaliski, Alechinsky, Yann Voss, Kijno…) et la vente aux enchères de sa collection privée, il n’y a pas si longtemps, a révélé l’importance des dessins et tableaux acquis par le poète ou offerts par ses « créateurs amis ».
De L’Orient Littéraire à la diplomatie
Rentré à Beyrouth, Salah Stétié intègre l’équipe de L’Orient, dirigée par Georges Naccache, « tout de nerfs et de subtilités », avec « son regard perçant et dominateur derrière des lunettes d’astigmate aux verres épais ». Il décide alors de lancer l’ancêtre de notre supplément, baptisé L’Orient Littéraire et Culturel, qui fera connaître à ses lecteurs les écrivains français de l’époque, plusieurs poètes libanais comme Khalil Hawi, Adonis ou Fouad Gabriel Naffah, et de nombreux peintres locaux et étrangers. Avec son ami Georges Schéhadé, Stétié accueille aussi une foule de visiteurs illustres comme le poète turc Nazim Hikmet ou l’Italien Ungaretti. Nommé en 1961 conseiller culturel du Liban en Europe occidentale, il abandonne bientôt la direction du supplément pour se rendre de nouveau à Paris. Délégué puis ambassadeur du Liban auprès de l’Unesco, ambassadeur aux Pays-Bas et au Maroc – postes que l’auteur évoque longuement dans son livre, dans des chapitres truffés d’anecdotes savoureuses –, il se voit confier le secrétariat général du ministère libanais des Affaires étrangères. À ce titre, il côtoie la plupart des hommes politiques libanais (comme l’imam Moussa Sadr) et plusieurs personnalités arabes ou occidentales et, installé aux premières loges, assiste aux différentes phases de la guerre… Dans la partie consacrée à la politique, il analyse avec clairvoyance cette période, aborde sans ambages le conflit israélo-palestinien, puis le Printemps arabe, fustige « la vocation suicidaire des Arabes » évoquée par Jacques Berque ainsi que « la naïveté et la légèreté de l’Occident », critique Nicolas Sarkozy mais encense Jacques Chirac et son ami Dominique de Villepin (« Un homme pressé est nécessairement un homme affamé », dit-il à son propos), et émet sur l’Islam (qu’il défendit contre les élucubrations d’un Michel Houellebecq) et les chrétiens d’Orient des considérations qui confirment sa sagesse et son grand esprit d’ouverture.
Au service de la poésie
En 1992, ayant fait valoir ses droits à la retraite, Salah Stétié s’installe en France, à Tremblay-sur-Mauldre. C’est une page qui se tourne. Il peut enfin s’adonner à l’écriture. « Après la si longue interruption de mon travail d’écrivain, il me fallait tout reprendre au point de départ », se souvient-il. Poèmes, essais, aphorismes, beaux-livres, biographies (Mahomet) se succèdent à un rythme effréné, publiés chez Gal­limard, Fata Morgana, Albin Michel, José Corti et Robert Laffont, sans compter l’Imprimerie nationale. Primé par l’Académie française, Stétié voit bientôt ses œuvres complètes réunies en un volume paru dans la prestigieuse collection « Bouquins ». Mais bien qu’il célèbre, à chaque page de L’Extravagance, les vertus de la poésie, l’auteur est amer : il admet avec tristesse que la France, comme l’Europe, tourne le dos à l’intériorité. « Poètes français de demain, nouveaux dinosaures, chers pauvres dinosaures, vous seuls gardez au seuil de la caverne désertée notre or imaginaire et le peu d’eau resté disponible, s’exclame-t-il vers la fin de son livre. N’espérez rien, cependant, au-delà de l’honneur que constitue cette garde. »
Notre dernier « dinosaure » ? Salah Stétié.
Extraits
« Le Liban est un casse-tête dont aucune tête jusqu’ici n’a réussi à réduire les aspérités. Et même les voisins du Liban qui s’y sont employés, ont fini, sinon par véritablement démissionner de cet emploi, du moins par s’accorder un peu de répit en mettant en veilleuse pour quelque temps leur pouvoir de nuisance. »
« Diplomate pendant une quarantaine d’années et missionnaire d’un Liban mangé par les flammes de la guerre civile, elle-même métissée d’autres guerres (celles-ci extérieures), cela n’a pas été facile pour moi. J’aurai été l’ambassadeur d’un incendie. »
« Dans les années 50 et 60, le Liban était pour lui-même comme pour l’ensemble du monde arabe une manière de laboratoire multiforme dans les cornues duquel bouillonnaient toutes les idéologies mondiales, toutes les expérimentations (…). Durant ces années de L’Orient et de L’Orient Littéraire, je me suis mis en tête, avec une ferveur comme adolescente, de donner au Liban – un Liban toujours un peu phénicien, levantin, sceptique et calculateur – sa véritable place dans les cultures de l’Orient : la première. »
« Senghor était petit, osseux, maigre, le front haut bossué sous le cheveu frisé qui tournait au blanc, l’œil étincelant sous le verre des lunettes cerclées d’or, les dents régulières et blanches facilement visibles quand il souriait, ce qu’il faisait souvent avec bonheur. Habillé généralement de couleur sombre, il n’en était pas moins éclairant. Il articulait la langue française avec une forme d’application mais sans hésitation aucune, comme l’aurait fait un professeur voulant que chaque vocable prononcé fût saisi distinctement par ses élèves et s’imprimât aussitôt dans leur mémoire. »
« J’ai pour les maronites, pour les orthodoxes, pour les assyriens, pour les chaldéens, pour les coptes, pour tous les autres, de la tendresse et de l’admiration. L’Islam, qui les a dominés à partir du VIIe siècle, sous sa forme arabe d’abord et dans toute sa gloire, sous sa forme ottomane ensuite, autre gloire, ne les a ni écrasés ni exclus, et c’est tout à son honneur. Quand l’Islam arabe s’est affaissé, à partir du XVe siècle, ils ne l’ont pas trahi non plus et, malgré les relations cordiales et avantageuses que les uns et les autres avaient déjà commencé à entretenir avec les pays chrétiens de toute l’Europe, ils sont restés sur place et sont devenus, à partir du XIXe siècle et justement par leur ouverture à un Occident en plein développement civilisationnel, le ferment dont cette région du monde avait besoin pour se régénérer (…). C’est tout à l’honneur des chrétiens orientaux que d’avoir tenu bon, malgré les impitoyables petites guerres locales, malgré certains persécutions dont ces populations ont pu être victimes, entre autres le génocide, intolérable, subi par la communauté arménienne. »
«Le De Gaulle miniature (Aoun) retournera à Beyrouth, le jour venu, en triomphateur, et finira même, à l’étonnement de beaucoup, par se métamorphoser en thuriféraire de la Syrie, ayant pour Bachar el-Assad sinon les yeux du Don Quichotte qu’il fut, du moins ceux, loyaux, d’une inattendue Chimène militaire. Ainsi allait et va toujours le Liban, ainsi sa zigzagante politique. »
« L’imam Moussa Sadr, aux beaux yeux lumineux et clairs, m’impressionna (…) par une certaine solennité dans sa façon de parler à la perfection l’arabe littéraire avec un fort accent iranien et aussi par un vaste horizon de références culturelles tout à la fois multiples et précises. Ayant, moi, cité Dostoïevski, il me parla de Souvenirs de la maison des morts. Ayant cité Pascal, il me parla de l’auteur des Pensées, comparant certains aspects de son œuvre avec le magnifique Précis de rhétorique de l’imam Ali. »