Texte extrait du numéro 13 de la revue Aporie, « Salah Stétié et la Méditerranée noire », été-automne 1990
Quand le navire s’engloutit, sa voilure se sauve à l’intérieur de nous. Elle mate sur notre sang. Sa neuve impatience se concentre par d’autres obstinés voyages. N’est-ce pas vous qui êtes aveugle sur la mer ? Vous qui vacillez dans tout ce bleu, ô tristement dressée aux vagues les plus loin ? René Char (Les Matinaux)
Contrairement à ce que plusieurs en dirent, la Méditerranée n’est pas une mer heureuse. Elle est bleue, et c’est là, selon ses médecins, symptôme avant-coureur de sa mort. Les jeunes mers sont vertes. Elle n’est plus jeune, et cela commence à se savoir, l’antique maîtresse ruisselante de tant de ruffians et de rois. Le premier qui la découvrit dans toutes ses ruses et tous ses pièges et qu’elle mena en bateau pendant vingt ans était un roi, justement, et quel roi ! L’un des plus sages et de meilleur conseil qui fussent, dont le grand Homère lui-même prît sur lui de consigner les éphémérides et de conter les mille péripéties et hasards, Ulysse, et précisément le sage Ulysse, comme s’il fallait à la mer habile en mensonges et en songes ; ah! que cependant jeune elle était encore ! ah ; le plus équilibré des hommes pour exercer sur lui toute l’étendue de sa feinte. Circé, Calypso, les sirènes, ce n’est rien d’autre que Méditerranée dans certains de ses états : noire charmeuse. Car, de préférence, elle a l’oeil liquide des femmes afin de réussir à surprendre, à suspendre et à tenter de paralyser durablement la fébrilité voyageuse et conquérante de ceux sur qui elle a jeté son dévolu. Cléopâtre, Zénobie, la Kahena, Méditerranée encore que celles-là qui sont les héritières d’Hélène de Troie et de Didon de Tyr, superbes et sanglantes. Poppée, Messaline… ah! que de vierges folles et, d’ailleurs, ces filles de chez nous, ont-elles jamais été vierges ? Isis, peut-être… Car la Méditerranée, dès toujours et si loin que remonte notre mémoire, est ce profond labour des hommes qui fit d’elle, radieuse et échevelée, celle qui se tourne et se retourne dans sa couche pour de puissantes sueurs partagées. Non point avec Ulysse partagées seulement, mais aussi avec Alexandre et César, et avec ceux qui eurent nom Ramsès, et ceux qui eurent nom Hannibal, et ceux qui eurent nom Tarek, et ceux qui eurent nom Napoléon. Et où donc leurs conquêtes et où leurs empires ? Mieux que quiconque la femme du plus vaste accueil sait que le matin des nocturnes sueurs est le plus triste : comment la Méditerranée ignorerait-elle que ses villes sont de celles que les marins quittent à l’aube à la façon des voleurs ? Elle n’aura donc été que lit et que draps de passage pour tous ceux qu’elle crut qu’ils l’aimaient, qui crurent qu’elle les aimait, qu’elle crut qu’elle aimait. Ô folie de la plus sage des mers!
Reste qu’on lui doit, cette folle, quelques-unes des figures les mieux achevées de notre art intellectuel. Au-dessus du berceau de cette fée délirante, de cette magicienne aboyeuse aux orages, luisent nos plus parfaites constellations mentales, filles de la mathématique vivante en qui cette chair hasardeuse qui est la nôtre sait reconnaître, projection de la nécessité qui l’anime, l’une de ses fins dernières et l’un de ses gués vers l’éternel. Car les fils de la Méditerranée sont les premiers à l’avoir démontré : à travers symétrie et syllogisme, nombre et règle, abstractions et codifications, c’est bien de permanence que l’homme rêve, c’est d’invariants qu’il a besoin parmi tant de variables qui l’entraînent, c’est de manque d’absolu qu’il souffre. La Méditerranée est pierre d’angle en ce vœu d’éternel. Comme d’autres construisent sur le sable, les Méditerranéens, d’un rivage à l’autre de la mer commune, c’est sur l’élément que, chaque fois, ils jouent et Jouèrent leur va-tout. L’éternité, depuis l’Égypte rose et noire, basalte et granit, c’est ici, au point géométrique de tout cela, passions et songes, qu’elle a été trouvée une première fois, avant que d’être retrouvée. » La mer allée avec le soleil « , un homme du Nord, qui a tout vu et tout dit, choisira, l’ayant à son tour parcourue en vue d’y découvrir, lui aussi, sa part de vérité, choisira, dis-je, au bout de sa course essoufflée sur une seule jambe, de revenir mourir sur son bord – car où mourir ailleurs quand on est Arthur Rimbaud ? Mer de mensonge, mer de vérité, elle est la totalité du mensonge quand elle ment et la totalité de la vérité quand elle dit vrai. Ulysse lui-même s’y perdit qui se boucha les oreilles pour ne pas risquer de s’y perdre. Il y a parfois sur la Méditerranée, là où l’eau ne se confond plus qu’avec l’eau, loin des rivages et loin des îles, comme le passage d’un reflet terrible réverbéré par l’acier de l’air et qui est de nature froide et bleue comme le fer de la guillotine. J’ai vu ce reflet-là, métallique, en pleine mer, dans le tremblement distraitement Joyeux de la lumière. J’ai compris que, quelque part, cette mer fertile en dieux et féconde en hommes, toute réalité et tout faux-semblant enfin écartés d’un geste dur comme on fait d’un rideau de théâtre, savait ne réserver nul pardon aux hommes ni aux dieux. Ils y passèrent tous, qu’elle fêta et cajola, bâtisseurs d’empires ici et au-delà, jouets choyés puis brisés rageusement contre les mille âpres rochers, milliers de Charybde et de Scylla, car cette mer, sur le rivage de qui tant de philosophes et tant de prophètes et tant de poètes et tant de mathématiciens et tant d’architectes brillèrent et scintillèrent, pourquoi voudrait-on qu’elle choisît telle scintillation plutôt que telle autre, telle doctrine, telle pensée, telle créance, tel énoncé, tel mode ou tel style ? » II faut toujours avoir deux idées, l’une pour tuer l’autre « , un philosophe l’a dit qui n’est pas Héraclite. Héraclite a raison contre tous les Méditerranéens réunis. Et la Méditerranée, mer et marâtre, aura raison contre ce même Héraclite.
Alors, mer de tous les naufrages ? Oui, de tous. Le fouet de la colère de la vieille catin fit voler en poussière les pierres et les marbres. Les idées se fanèrent lorsqu’une après l’autre et, assure Paul Valéry, qui est l’une des dernières incarnations d’Ulysse, les civilisations surent enfin qu’elles étaient mortelles, elles aussi. Telle est l’amère leçon dictée au voyageur par toute colonne encore debout, de Louxor à Corinthe, de Volubilis à Baalbeck. Et pourtant… Pourtant sur toutes ces colonnes d’amertume le soleil de la Méditerranée, qui est rusé comme Ulysse, met son miel et voici que des chapiteaux condamnés s’échappe une ultime colombe. Rien jamais ne meurt complètement où le sel veille. Les jarres des grands naufrages remontées au jour respirent encore l’esprit du vin. Les doctrines servent encore pour peu que les hommes s’y prêtent. Les grands linceuls de pourpre où dorment les dieux morts, déroulés, on y taille encore fanions et bannières pour de nouvelles causes déjà resplendissantes. Elles finiront, ces causes, en tragédie ? Soit : elles auront resplendi. Telle est la sagesse ou la ruse de l’esprit qu’il fait litière de son propre doute, qu’il fait de son malheur de demain le surplus d’éclat de son aujourd’hui. Truismes que tout cela ? La Méditerranée, au fil de ses vagues, n’a fait que rabattre l’une sur l’autre les évidences. Evidemment cruelle, puisqu’elle nie tout et que de chaque chose, si belle et substantielle soit-elle, elle extrait avec une Jalouse minutie la rigueur du néant, elle est tout aussi évidemment balsamique puisqu’elle n’a de cesse d’affirmer que la mort est un tour de passe-passe parmi d’autres, que la sirène d’Ulysse est aussi poisson et donc l’enfant naturel de la mer, que là où ne peut la sagesse la malice y pourvoie, que Circé est châtiée par là même où elle a péché, que le Cyclope est vaincu et ridiculisé pour ne savoir pas lutter d’intelligence avec la plus intelligente de ses prises, qu’Ulysse enfin, réussissant par force habiletés et caresses et patiences et impatiences a dit la Méditerranée me dominer moi-même, mère et marâtre, qu’Ulysse, se glissant entre les mailles de mes filets, trouve enfin la porte de sortie du délicieux labyrinthe que je lui aurai été pour aller rejoindre dans Ithaque la paisible et l’ennuyeuse Pénélope. Tant pis, dit-elle, tant pis pour ceux que je n’aurai pas assez charmé pour qu’ils devinent que mon azur est du noir. Mystère des couleurs : sait-on qu’en langue arabe, langue paradoxale, la Méditerranée n’est ni bleue ni noire, qu’elle est » blanche « ?