Extrait de « Un pays sous un arbre », in Liban Pluriel, éditions Naufal, 1994
Ce pays dans ma fenêtre : le Liban. Mon pays. Dans ma fenêtre il pourrait presque entièrement tenir si l’Histoire ne le faisait déborder de partout, l’Histoire, cette folle ! et son grand corps désordonné de déesse … Depuis cinq mille ans, et un peu plus, elle est ici chez elle, dans. ses villes, parmi ses peuples. Les peuples ont passé ; les villes, quelques-unes, sont restées, devenues presque imaginaires à force d’avoir été : Tyr, aujourd’hui Sour, Sidon, aujourd’hui Saïda, Beiryte, aujourd’hui Beyrouth – et Byblos, et Tripoli, et Baalbeck.
Les peuples, eux, vinrent, vainquirent, s’installèrent, partirent, disparurent. Ils ont toujours nom dans la mémoire des hommes et rang dans leurs légendes. D’abord, les premiers habitants historiques de nos rivages, les Phéniciens, qui laissèrent partout, puissante et fine, leur marque sur cette terre, puis, passants plus ou moins considérables, les Egyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Macédoniens, les Romains.
Leurs chefs s’appelaient parfois Ramsès ou Alexandre, Nabuchodonosor ou Titus, quand ce n’était pas Cléopâtre ou Zénobie. Certains venaient du lointain Occident comme pour forcer les portes du soleil, d’autres suivaient la course du soleil et sortis de l’Asie, prodigieuse matrice, butaient là, éblouis, juste au pied de nos montagnes, contre la mer. Ainsi plus tard viendront les cavaliers arabes, nos plus proches et nos moins légendaires ancêtres qui, descendus de selle, découvriront ici les bienfaits d’une nouvelle sédentarié et feront don à ce pays de la lugha, la langue ; ainsi, pour un siècle, acteurs eux-mêmes étonnés d’un intermède stupéfiant, les Croisés.
Comme s’ils pressentaient à quel point l’Histoire est une maîtresse volage, certains de ces conquérants, une fois goûtée l’amertume de leur conquête, voulurent, avant que d’être reconduits, confier, ultime vanité, leur carte de visite à cette parente pauvre de l’Histoire qu’est la pierre. Pour qui connaît le babylonien et le néo-babylonien, l’assyrien et le grec antique, le latin de la Troisième Légion gauloise, mais aussi les langues modernes, ils sont encore lisibles, sur les parois et les stèles du fleuve Lycus, les noms de tous ces amants d’un jour, de ces triomphateurs évanouis. La mer est là, à l’embouchure, qui forme et affine ses galets.
* Lycus: nom antique du Fleuve du Chien, aujourd’hui Nahr-el Kelb, au nord immédiat de Beyrouth.