Saïd Akl en route vers la voie lactée
Par Salah Stétié in L’Orient Littéraire décembre 2014
2014 – 12
2014 – 12
Saïd Akl n’avait que deux amours dans sa vie : le Liban et la poésie. Du moins, c’est dans ces entités qu’à ses yeux résidait l’objet d’amour, yeux qu’il avait très bleus, amandes de lumineuse Méditerranée cueillies à même le ciel de Méditerranée, peut-être en région de cèdres.
Saïd, que j’aimais, promenait théâtralement dans la vie un aspect mousquetaire – visage léonin, crinière ébouriffée, front haut, nez fort, voix ample et grave sortie de la grotte intérieure – qui, au lieu de le desservir, ajoutait à son aura de poète qui semblait accompagner le plus naturellement du monde sa démarche conquérante comme si c’était là l’espace même dont il avait besoin pour respirer, pour parler, pour réciter emphatiquement son poème qui s’imposait à son auditoire fasciné comme la voix même du djinn qu’il portait en lui. En lui, c’est-à-dire au plus profond de la grotte intérieure que j’ai évoquée. Cette grotte était l’endroit diamantin où résidait le secret de ce rêveur, l’un des plus repliés sur eux-mêmes qui fussent. Énigme de l’homme qu’il était, d’une complexité saisissante, énigme de cette parole transparente et raffinée, claire et noire où se love, chez lui, certes, mais aussi chez les plus subtils parmi les créateurs de toute nature, le serpent de l’ambiguïté.
Je parle de serpent et de dangereux silence. Il y avait un profond silence à l’origine de l’inspiration et de la profération de Saïd. Un mystère, un beau mystère. Celui, toujours le même – insistons-y –, de l’amour. Et dans le cas de Saïd Akl le symboliste, il y a, en effet, un épanouissement éclatant de la parole d’amour, mais parole comme absentée d’elle-même, portée par un mirage aérien et tout de charme – le charme évanescent des choses demi-mortes et devenues comme lointaines et vaines. On lit ce poète, notamment dans sa meilleure époque, celle de Rindala, recueil majeur, pour boire une eau de source promise par la langue, chacun de ses mots précieusement choisi, chaque regroupement de mots comme tiré par un long étirement d’archet, musique diaphane en decrescendo d’échos et de vocalises.
« Une bouche, rêvée par des fleurs ?/ Couleur : illusion lunaire ?/ Regard, et c’est l’univers glissant dans le crépuscule ! »
Rien qui pèse. Rien qui pose. Mesure extraite d’un vague piano par la dernière phalange des doigts du poète. Que cherche-t-il à exprimer à mi-voix ? Quel secret existentiel ?
Saïd Akl est beaucoup moins cristallin quand il s’exprime en prose, une prose drue, qui évoque les problèmes du Liban dans des chroniques politiques pour lesquelles le poète était sollicité par des hebdomadaires grand public et qui faisaient mouche ; prose qui évoque les plus hauts moments de l’histoire de notre pays en d’autres chroniques qui donnaient à leurs lecteurs le droit de respirer largement et de dresser la tête. Parfois aussi, rarement, propos dérivants comme ceux où il lui est arrivé de faire l’éloge d’Israël en sa qualité supposée de parangon des vertus de l’Occident que le polémiste dressait face à l’Orient arabe démissionnaire. Il y avait chez cet inconditionnel d’un Liban pur et tranchant un homme de l’extrême-droite. Tant pis pour nous et paix pour lui qui désormais vole au-dessus de ces chimères.
Le comediente/tragediente qu’était aussi parfois, souvent, le poète si novateur en sa matière (subtile et scintillante matière), cet acteur-là ne détestait pas d’exercer sa forme d’autorité sur des consciences et des imaginations moins machinées et moins complexes que les siennes. Il s’acquit une forte autorité par une certaine forme de prophétisme un peu délirant, mais convaincu et convaincant, qu’il pratiqua dans la presse populaire libanaise des années 60 et 70 et jusqu’au seuil des années noires de la guerre civile où il choisit, frappé sans doute au cœur par ce grand sinistre déballage qui n’avait plus rien d’un jeu gratuit, lors de la mise en scène, chaque jour plus déployée, de l’atroce guerre civile.
Saïd Akl donc se méfiait des Arabes dont il était pourtant l’une des icônes créatrices admises et vénérées, hautement reconnue pour sa forme de modernisme poétique restée contenue dans le cadre d’une évolution nécessaire et le maître de toute sa génération (il était né en 1912), cela face, notamment, à la langue des derniers venus (Adonis, Youssef el-Khal, Badr Chaker as-Sayyab, Ounsi el-Hajje et quelques autres) : des casseurs ! Haïssant de plus en plus les « pays-frères » et les « nations-sœurs » qui, chaque jour davantage, s’apprêtaient à s’impliquer – le plus souvent négativement – dans nos « événements » que leur immobilisme ou leur activisme ont beaucoup contribué à amplifier, il prit sur lui de leur tourner définitivement le dos. Saïd qui déjà avec son beau recueil Yara s’était éloigné de l’arabe classique au bénéfice de l’arabe dialectal libanais, suivant en cela les pas de cet initiateur que fut le merveilleux Michel Trad, écrira son subtil et souriant « Plus belle que toi ? Non ! » et autres fantaisies plus légères et mordorées qu’ailes de papillon des Tropiques. Il nous fit rêver. Il tordit quelquefois notre cœur d’émotion. Il ajouta ainsi de la mélancolie à notre violente dépression, contribuant paradoxalement à l’atténuer. Le voici aujourd’hui qui s’en va, quittant son Liban avec sur les épaules, comme un châle point usé, un siècle de poésie. Je serre contre mon cœur le fantôme que je crois radieux de cet aîné. En regrettant de n’avoir pas réussi à percer le secret de son poème au sein duquel ses mots se sont disposés en traîne de Voie Lactée.
P.S. : Ton secret, cher Saïd ? Rien. La beauté.