Les extravagants mémoires de Salah Stétié
Il a l’air d’un bon-papa gâteau avec ses yeux pétillants de malice et son sourire communicatif. Il est à la fois diplomate, écrivain et poète. Ou écrivain, poète et diplomate. Ou poète, diplomate et écrivain.
Qui est donc cet homme? C’est Salah Stétié, un Franco-Libanais né à Beyrouth fin 1928 dans une vieille famille de la ville. Il publie ses formidables mémoires sous un titre très intéressant, car ouvrant grand les fenêtres, « L’extravagance » (Robert Laffont, 644 pages).
La définition d’« extravagance » du dictionnaire Le Robert correspond assez mal à ce qu’on lit dans ce passionnant récit autobiographique, portant remarquablement son titre. Elle dit: « Etat d’une personne qui n’a pas le sens commun ». Ah, le pouvoir mutilant de la négation. « C’est moi qui ai trouvé le titre », m’explique Salah Stétié. « J’ai toujours pensé que toute la vie était extravagante. L’univers est un délire cosmique, avec des mystères sans cesse plus compliqués. Le mot « extravagance » s’est imposé à moi. Nous vivons sans le savoir en essayant de nous protéger par des croyances ou des cultures. Il y a un mystère infini du langage et de l’esprit. L’autre sens du mot « extravagance », je l’ai piqué à Madame de Sévigné, cette idée d’une forme de liberté de la plume qu’on laisse filer comme elle le veut, sans la corseter. »
Ecrire en liberté, c’est bien ce qu’a fait l’ambassadeur-écrivain dans cet ouvrage prenant, que l’on soit amateur de politique, de littérature, ou que l’on ne le soit pas. Quel itinéraire! Qu’il soit remercié de nous le faire partager en nous racontant le monde qu’il a vu, le monde à la création duquel il a participé. Pour ses mémoires, Salah Stétié a confié sa vie à son œuvre, tout en sachant que la mémoire est une illusion. « Je voulais raconter l’histoire du monde à travers des choses personnelles et des choses du monde à travers la politique et la poésie, car j’ai deux cordes à mon arc. » On parcourt avec appétit cet itinéraire entre deux rives, entre deux langues et entre deux civilisations.
« Ce livre de mémoires est né d’une pression de l’éditeur », ajoute Salah Stétié. « Mais pour écrire un livre de mémoires, il faut trois choses:
1. avoir beaucoup vécu
2. avoir vécu des circonstances parfois extraordinaires, en bien ou en mal
3. que quelqu’un vous dise qu’il a besoin de vos mémoires. »
Conditions assurément remplies dans son cas.
Comment s’est-il attelé à cette tâche? « Je me suis installé à ma table de travail », me répond-il. « Et j’ai écrit, chapitre par chapitre, au fil de la mémoire, ce lac profond, cette mer dangereuse, car ce qu’on rapporte de la mémoire, ce sont des choses qu’on aurait voulu oublier et qui ressurgissent de manière terrifiante. Par exemple, l’incendie de la maison familiale quand j’avais un an. Est-ce un vrai souvenir ou pas? On me l’a tellement raconté que tout s’est imprimé quand j’étais en âge de comprendre. Il y a aussi des choses si redoutables que je n’ai pas voulu les raconter, mais elles se retrouvent sous forme allégorique dans mes livres de poésie. Il faut se protéger soi-même par une vie intérieure intense. Mon livre est une longue confession, ce qui est une forme de psychanalyse, avec le risque de se noyer dans sa propre mémoire. »
On découvre une enfance heureuse, une jeunesse heureuse, berceaux d’une vie qui se déroule comme un conte, avec des allers-retours dans le temps et des choix thématiques clairs. « L’âge adulte m’a vu entrer dans la diplomatie, une diplomatie qui a été très vite de combat, en raison des causes dans lesquelles je me trouvais engagé. La cause palestinienne par exemple, car les Palestiniens étaient présents dans mon pays, le Liban. C’est la cause libano-palestinienne qui m’a poussé à être diplomate. Je l’ai défendue dans la mesure de mes possibilités avant de défendre ensuite la cause libanaise qui est celle de mon pays. J’ai toujours travaillé avec les armes de la diplomatie, des armes pacifiques. »
« L’extravagance » raconte avec force et enthousiasme l’ambassadeur en mission dans différents pays, l’homme qui fait des rencontres extraordinaires, l’écrivain, le poète, né dans une famille qui aime la poésie, le lecteur qui commença sa vie avec les livres par des bandes dessinées, le journaliste. Et bien sûr l’ami des artistes, créateurs de poésie, de théâtre, de peinture ou de musique contemporaine. Une vie de passions, d’amitiés partagées et d’amour, reçu et donné par cet homme qui se présente comme un fondateur, à l’âme d’entrepreneur. « Le livre est positif », assume Salah Stétié. « C’est mon caractère. L’essentiel est le besoin de créer. J’ai rempli ma vie de livres. J’ai toujours été très lié à la création contemporaine avec des poètes, avec la « Revue des Lettres nouvelles », avec des grands peintres dont Pierre Alechinsky. »
Deux autres livres de Salah Stétié viennent de sortir chez Fata Morgana, « L’être », un recueil de poèmes, et « Le chat couleur », un recueil de nouvelles.
« Je suis un auteur qui reçoit beaucoup de lettres de lecteurs », conclut l’écrivain.
« Cela forme une grande armée pacifique d’amateurs de poésie, de guetteurs de sens. Je suis à cheval sur deux mondes, celui de ma profession de diplomate qui n’est pas une science mais un art, et sur la création.
Tant que j’aurai la force de respirer, j’aurai la force de créer. »