L’Orient express de Salah Stétié

VALEURS ACTUELLES 12 MARS 2015

20150311_VALEURS_ACTUELLES-228508-1515049-f13

L’écrivain et ambassadeur franco-libanais fait revivre le Beyrouth sous mandat français, le Paris littéraire et artistique des années 1950-196O et les heures sombres de la guerre civile dans le « pays du cèdre ». Ces passionnants Mémoires du poète franco-libanais Salah Stétié valent leur poids d’existence. Mélange incomparable d’aventure, de prestige et de déroute sur la carte d’un monde arabe bouleversé, ils exhalent une puissante odeur de poudre. L’homme qui fonde, en 1955, le supplément littéraire et culturel de l’Orient, l’hebdomadaire francophone devenu l’Orient-le-Jour, avant d’embrasser une carrière d’ambassadeur puis de délégué permanent
auprès de l’Unesco, à la mode d’un Saint-John Perse, raconte une histoire dont la page brûle. Une seule conversation avec Yasser Arafat, rencontre à Marrakech, donne la mesure du climat outré de l’époque. En 1982, Salah Stétié ordonne souvent à son chauffeur de faire demi-tour quand il reconnaît un char israélien posté à un barrage de l’est de Beyrouth : comment accepter de se faire contrôler chez soi ? Et puis éclate un certain tragique
septembre : quand les phalangistes abattent les occupants des taxis qui prononcent le mot « tomate » à la mode palestinienne… Mais avant le premier tir qui mettra le Liban à feu et à sang, en 1974, il y a eu un coup de foudre pour la France, sa langue, sa culture. Le Beyrouth d’après la Première Guerre mondiale, dans lequel grandit ce rejeton d’une famille sunnite férue de poésie arabe classique, est désormais placé sous mandat français à la suite du long joug ottoman. Après la Seconde Guerre, ce sera à l’École supérieure des lettres que Salah Stétié rencontrera son maître, l’étonnant Gabriel Bounoure, homme du profond Orient, aux racines bretonnes. Rencontre remarquable, initiatique, Les poètes, camarades d’exil du grand poète qu’est lui-même Salah Stétié. qui en annonce tant d’autres… Celle de Massignon, l’islamologue inspire dont il suit les cours au Collège de France. Celle d’un inconnu au costume élimé, qu’il ne cesse de croiser au spectacle dans le Paris enjoué des années 1950 : Ionesco. Celle d’Éluard, dans une librairie, se proposant de lui prêter le Livre des morts des anciens Égyptiens, introuvable. Celle du sculpteur César se pâmant devant la statue, place de la République, prisonnière d’échafaudages. Mais rien ne vaut les rencontres qu’on peut faire aux soirées que donne, rue Octave-Feuillet, Suzanne Tézenas du Montcel, modèle d’élégance, grande prêtresse du Tout-Paris d’alors, celle dont on dit que « les idées et la voiture de Madame sont avancées ». S’y pressent les Renaud-Barrault, les Supervielle, les Malraux, etc. Le compositeur américain John Cage confisque, un jour, toute l’argenterie au maître d’hôtel abasourdi et, ouvrant le piano Steinway, improvise une éblouissante leçon de musique concrète. Les conversations nées dans ce « salon dans un nuage » se déplacent l’été dans la demeure de Veyrier-du-Lac, en Haute-Savoie. Au-dessus du lac d’Annecy qu’on aperçoit par les fenêtres, éclatent, certains soirs, des orages dignes de l’olympe réuni pour l’occasion. Mais ce sont les poètes que Salah Stétié apprécie véritablement. Du Bouchet, Bonnefoy, Schehadé, Fouad Gabriel Naffah ou Adonis… Eux seuls demeurent les camarades d’exil et de « lointain intérieur » dont Henri Michaux est l’oeil grand ouvert. Stétié, lui-même poète immense révélé par Dominique de Roux aux Éditions de l’Herne, dit « s’être battu et bâti » à ses débuts, contre son grand ami Pierre Jean Jouve. Combat qui en préparerait d’autres et lui apprendrait à frapper de minutes monumentales le silence des cessez-le-feu…

• Anne-Sophie Yoo

Dernière publication : L’Extravagance,  mémoires (Robert Laffont)

image