L’Extravagance (mémoires) vient de recevoir le Prix Saint-Simon 2015

SAINT-SIMON ET LES PARADOXES DU TEMPS
DISCOURS DE SALAH STÉTIÉ

Le duc Louis de Saint-Simon est l’un des plus grands noms de la littérature française, c’est-à-dire de toute littérature, et c’est pour moi une vraie joie et un véritable honneur que de voir mon nom, par la médiation d’un prix prestigieux, associé à si essentielle référence. Par votre intermédiaire, Monsieur le Chancelier, très cher Gabriel de Broglie, je souhaite remercier, et vous en premier, tous ceux qui ont cru possible cet appareillage entre un écrivain libanais de langue française et l’un des astres incomparables de notre langue. Il est vrai que je partage avec mon illustre parrain le “s” redoublé de nos noms respectifs.
Rapidement, en ouverture de cette adresse amicale à vous tous, ici même, sur les terres du grand duc – ce duc théologique sur la théologie duquel je m’expliquerai tout à l’heure – et face à ce château peuplé d’ombres, je veux dire de fantômes, oui, rapidement, je souhaiterai formuler ce qui a motivé, au niveau du moi profond, mes propres Mémoires : L’Extravagance.
Qu’est-ce qu’une vie ? C’est du temps et des événements. On appelle harmonieuse une vie où les événements, pour disparates qu’ils soient ou qu’ils semblent être, finissent par se fondre les uns dans les autres pour constituer, coulée de métal à vocation unitaire, une continuité : la dissonance ploie sous le poids de la concordance ou du moins, celle-ci en arrive à dégager de l’enchevêtrement de ses lignes, comme un signe d’air, la fulgurance – dans des circonstances exceptionnelles – d’un grand destin. Ce destin peut être intérieur, replié sur une vision et tout bandé, même si tragique, sur un point fort. Destin mystérieusement bâti. Gandhi, De Gaulle, ou des peintres lumineux de toujours, qui font partie de notre patrimoine visuel, ou encore des musiciens, patrimoine acoustique, comme autant d’arbres dans l’orage…
Or peu, bien peu de vies sont harmonieuses. Bien peu de vies, accordées à des événements non exceptionnels, se transforment en destin. Au niveau de notre vie quotidienne, telle que nous la voyons s’exercer, la mainmise du désordre est partout. Et il est bien vrai que l’existence est une foire d’empoigne, mais qu’elle est aussi, si on l’examine bien et avec lucidité, une manière de champ de tir où chacun, chaque histoire, chaque élément, chaque civilisation même, à l’intérieur d’un même enchaînement de causes produisant des effets violemment divergents, où chacun, dis-je, au fil de ce long film qu’est le déroulement du temps historique, s’emploie à tirer et, du mieux qu’il peut, à tuer. À tuer l’autre et à se tuer soi-même en tant qu’autre. Cela a toujours eu lieu, hier, aujourd’hui, sans doute demain. C’est la tragédie humaine : « Une histoire pleine de bruit et de fureur », comme dit Shakespeare.
« Le vent se lève, il faut tenter de vivre ! ». J’ai donc tenté de vivre entre mes divers paramètres, et je continue à le faire. C’est cette tentative, évidemment pleine de risques, que j’ai voulu donc raconter. Mon livre de mémoires répondait d’ailleurs à une sollicitation précise de l’un de mes plus chers éditeurs, Jean-Luc Barré, sollicitation à laquelle j’ai répondu avec une secrète complicité, sous la pression de tout ce qui agitait mon fleuve intérieur. J’ai voulu – soudain regardant dans mon rétroviseur le plus intime et non sans une sincérité souvent douloureuse – exposer le temps et les événements vécus par moi, les différentes phases de ma vie comme autant d’épisodes d’un livre incandescent, dans le tissu de mes phrases telles que sorties de mon inspiration, mais gauchies sans que je le veuille le moins du monde par cet œil immense que j’ai porté sur les hommes et les choses et sans me douter que c’était moi-même qui était porté par cet œil. J’ai aimé et j’aime la Terre, la petite planète bleue, celle qui continue de m’entourer de ses soins délicats et délirants, car ma conviction est faite, la vie, ce don superflu auquel je suis profondément attaché, est une extravagance. Chacun d’entre nous traverse cette extravagance avec plus ou moins de distraction, plus ou moins de vigilance. Je n’ai jamais été distrait – lucide, oui, je l’ai été, et le suis toujours, même au cœur de ma plus profonde rêverie : cette bascule de brume comme aurait pu écrire Montaigne, cette bascule de brume est ce qui me tient au seuil des mondes, le sein agrafé par leur fer. Où que j’aille dans mes labyrinthes, je suis chez moi.
J’ai eu cette chance exceptionnelle de vivre, d’avoir vécu deux civilisations, elles- mêmes matrices de plusieurs cultures. L’une méditerranéenne, et orientale, l’autre française et plus généralement occidentale. J’ai eu la chance aussi d’aller voir les “extravagants” chez eux. J’ai voyagé chez de nombreux peuples d’Asie, d’Orient, d’Occident. J’ai réussi, avec l’âge, à rassembler ma propre collection de “délirants”.
Aujourd’hui, j’habite depuis un quart de siècle dans une très vieille maison. Mes murs furent au XVIIe siècle ceux de la demeure épisodique de l’inventeur du roman de langue française, Honoré d’Urfé, auteur de L’Astrée, chaque fois qu’il répondait à l’invitation de sa grande amie, la Marquise de Rambouillet, titulaire par héritage du fief de son oncle, le Père Joseph du Tremblay, l’éminence grise de Richelieu. Tout cela nous ramène au temps de notre Duc qui, de toute façon, n’a pas habité trop loin de la maison où je vis et où je poursuis l’écriture de mon œuvre après avoir achevé mes Mémoires auxquels j’ai travaillé un peu plus de quatre ans.
Quatre-vingt-six ans désormais et mon livre ne me semble rien qu’un mémento. N’est pas Saint-Simon qui veut.
J’ai parlé de duc théologique. Qu’est-ce que la théologie ? En latin classique, repris au grec theologia, le mot dérive de theologos, la science qui traite de Dieu, et chez Abélard (1123, Theologia Christiana) le mot prend une valeur plus large, désignant l’étude des questions religieuses, connaissance de Dieu et de ses attributs, fondée sur les texte sacrés. Saint-Simon s’est établi dans le temps – comme le fera Proust après lui – mais, semble-t-il, avec pour objectif essentiel de ne le recueillir, réduit en menus fragments, que dans l’intention de le dépasser : si même le temps n’est jamais vraiment perdu pour lui puisqu’il vit à la cour, dans la proximité du Roi ou du Régent, à hauteur de circonstances suffisamment importantes pour légitimer à ses yeux le fait qu’elles méritent d’être retenues et racontées, ce qui compte pour lui en définitive, c’est l’autre temps, le temps retrouvé, dira Proust, terre où sont enracinées les principes éternels, réglés avec minutie par la Divinité elle-même dont le Souverain temporel et les personnages qui gravitent autour de lui ne sont que la projection plus ou moins symbolique, acteurs et figurants du “théâtre du monde”. Dans sa préface aux “Traités politiques et autres écrits” de Saint-Simon, parus dans La Pléiade, Yves Coviault retient en épigraphe à son propos cette vision elliptique de l’ordre de l’univers évoquée par le mémorialiste dans son Mémoire sur les formalités. Il y décrit « … cette chaîne, et pour ainsi parler cette arcade et cette voûte puissante dont toutes les pierres se soutiennent et se contretiennent toutes […] » Et le préfacier d’ajouter : « Interminablement autant que malaisément récusable sa recherche [celle de Saint-Simon] d’un ordre premier. Chimère ? Hormis quelques extralucides, qui l’eût cru ? […] Nul écrivain – sauf Proust ? – n’eut une telle obsession de la durée, dimension de l’accomplissement et de l’altération. Car le temps au temps fait violence, et pour Saint-Simon, reste indubitablement et peut-être irrémédiablement la dimension de la subversion et de la négativité. Mais, au-delà du désastre ou en-deçà d’une funeste entropie, le temps fut d’abord et peut-être demeurera à jamais fondateur d’essences, quasi éternelles, inviolables, cristallisations archétypales et stellaires scintillant au lointain de l’immense nuit carolingienne… » Et plus loin : « Quel fut, en effet, sous le couvert de l’interminable flux d’un témoignage, son plus constant et obscur dessein, sinon, dominant la confusion du hasard, d’abolir l’usurpation de l’imprévisible et d’entretenir son propre et irremplaçable reflet, son image imperturbable, son double le plus précieux dans les parages de l’intemporel ? “Immuable comme Dieu”, il rêvait d’une fin de l’Histoire… » Immuable comme Dieu, écrit Saint-Simon à son propre sujet. On ne peut être plus théologique que Dieu, pas même Saint-Simon. Saint-Simon qui décrit les hommes et les femmes de son temps dans l’agitation effrénée de leur cirque et les regarde avec le détachement souvent mélancolique et parfois haineux d’un dieu.
Au fond, le livre dont je parle, ces Mémoires, ce sont les Mille et Une Nuits de Versailles. C’est-à-dire une chronique dorée sur tranche avec des taches de bave ou même de poison sur bien des pages. Les Mille et Une Nuits, chef-d’œuvre absolu et méticuleux qui décrit le comportement si souvent déviant d’une société aux prises avec ses propres pièges, ses passes et ses impasses, aurait lointainement inspiré Proust. Ce livre demeurera inconnu, et pour cause, de notre chroniqueur-conteur du siècle d’or français, lui aussi sorte de Schéhérazade d’une outre-mort et qui dresse haut et fort ce théâtre de substitution qu’est la langue en libérant son torrent de vocables. Saint-Simon, aux marges de la psychanalyse à venir, se cherche ainsi obscurément un salut à la mesure de l’enjeu engagé. L’enjeu aura été pour lui, selon sa lettre au marquis de Fénelon du 22 janvier 1734, d’écrire ses Mémoires pour « s’amuser à voir de loin les mouvements d’un monde dont on est délivré ». C’est se tromper et, aussi bien, nous tromper. Il ne se sera pas séparé une seule seconde de sa formidable loupe et n’a jamais été délivré du monde.
Une chose cependant m’intrigue dans son cas. J’ai évoqué son temps théologique, temps soustrait à son assiduité à se préoccuper du temps humain et, spontanément, s’est présenté à mon esprit le temps, lui aussi arqué sur un paradoxe, de ces Mille et Une Nuits que je viens d’évoquer. J’ai baptisé quelque part cette durée particulière, voire singulière, le temps du temps. J’ai également surnommé cela, cette blessure originelle “l’intuition de l’abîme” : abîme de l’espace, abîme du temps, dont l’homme ne peut venir à bout que par une façon de vertige, qui les nie l’un et l’autre, espace et temps, mais qui nie du même coup l’interrogateur anxieux lui-même – à savoir le vertige de la mort. Ainsi l’homme ne peut répondre au défi incompréhensible que lui adresse l’univers que par un autre défi qui est la fin de l’univers, fin qu’il porte en lui et qui est, mystérieusement, sa propre fin. Au génie informe du monde, le suicide est une réponse informe.
Tout cela mériterait – de la part du poète que j’espère être – une explicitation plus directement liée à, justement, la poésie.
Le poète, dirai-je encore, est le fils du Temps.
Tout écrivain est, bien sûr, le fils du Temps, mais plus particulièrement le poète qui veille en compagnie de la parole en attente d’une éternité possible. Longtemps le poète s’est cru apte à quelque éternité justement au sein d’un second temps, celui du poème en qui l’éternité – credo oblige – était notre familière et frappait à nos portes. Sans doute les poètes ont aujourd’hui, dans la défiguration advenue du monde, et sous le brouillage de l’ensemble de leurs signes originels dans la montée d’on ne sait quelle détérioration universelle, appris par nécessité à réduire l’ambition qui fut longtemps la leur : ce n’est plus d’éternité que la poésie rêve, c’est seulement désormais, et selon les moyens qui lui sont propres, de préserver ce qui peut l’être encore et de sauver ce que, naïvement, les poètes continuent d’appeler les permanences. Les permanences, c’est, par l’arc qui va de notre naissance à notre mort, en cette courbe du temps qui nous est imposée et dont nous sommes la flèche lancée, flèche vive, ces réalités de qui l’enchantement simple réside en cela qu‘elles furent, qu’elles sont et qu’elles semblent devoir continuer d’être. Elles sont, ces permanences, le partage de tous et de chacun depuis toujours et – pensons-nous sans doute hasardeusement – pour toujours : la naissance à la vie que j’ai évoquée, la mère et son lait de tendresse infinie, le père et son règne, la jeune fille sous les arbres, l’amour et le cœur, le sein et le ventre, la haute jointure de jambes gravement désirées, le chaos et le délire du désir, la terre et l’herbe, le soleil, la lune et leur famille, la rivière et la mer, la lumière et la mort… Tout cela, oui, tout cela que nos mots les plus immédiats savent dire, nous pensons qu’il constitue – êtres, notions ou objets, familiarités quotidiennes – les petites éternités dont se tisse, jour après jour, notre propre éternité provisoire. Voilà, dans ses mots de rosée, la première expérience dont je dis qu’elle est admirablement vraie et admirablement naïve – et c’est dire, aussi bien, native. C’est cette expérience-là que le poète a du temps en son maniement le plus délicat. Plus tard, d’autres concepts du temps viendront à s’imposer à lui, d’autres urgences le solliciteront, qui feront du temps cette grande machine à broyer indifféremment les hommes, leurs émotions, leurs actions, leurs événements et leurs choses pour produire telle farine insaisissable et confuse, à peine dressée en tas que présentée au vent et par lui dispersée, farine qu’on appelle communément l’Histoire.

​… et tous les sorts jetés
Éperdument divers, roulant l’oubli vorace

dit La Jeune Parque de Paul Valéry.

Mais ce n’est pas de La Jeune Parque que je veux parler. Ce dont je veux parler avec le plus de précision possible, c’est de ce temps hors du temps que la belle diseuse valéryenne induit dans l’arabesque de son propos sans que jamais lui en soit livrée la véritable nature, qui est d’essence spirituelle. C’est temps de la montée de la conscience en concordance avec le lever du jour que vit et dont fait état la jeune femme, le temps venu du temps et retourné à lui, temps dont toutes les horloges de ce monde sont comptables, temps psychique et psychologique, certes, et qui n’ouvre finalement que sur sa propre fin laquelle est forme ultime de notre chute, temps chu de lui-même en lui-même et qui, se pétrifiant, nous pétrifie. « La chute dans le temps », dit elliptiquement Cioran.

Le temps dont je parle, et dont je crois qu’il est le mien, m’exile doublement. C’est d’abord, sans doute, le temps du poème, un temps marqué quelque part par l’innocence des commencements : l’origine en qui se perpétuent les permanences. Ce temps innocent n’est pas un temps immaculé : il n’ignore rien de la difficulté d’être, du péché d’être durement éprouvé et sévèrement désigné par Baudelaire. L’extase de la vie, l’horreur de la vie, quel poète ou quel apprenti-poète en récuserait la double forte postulation vécue par chacun de nous jusqu’aux larmes ?

Bonheur du jour / malheur du jour ! se déroule à
​faible embrasure
La foudre éthérée du matin

énonce Pierre Jean Jouve dans son recueil Ode. Cette postulation de sens inverse est, quoique simultanée, inévitablement porteuse de réversibilité. Elle est, il va de soi, de nature mystique et l’Occident chrétien, par la voix de Maître Eckhart et de quelques autres, l’exprime fortement. Elle est à mes yeux, ce qui constitue plus significativement qu’en toute autre aire culturelle la substance même du temps en Islam –, sa substance et sa profondeur d’énigme. Il m’est arrivé de traiter de ce problème, il y a quelques années, avec l’ami Jean d’Ormesson dans une conférence à deux voix qui eut lieu au Cercle de l’Union Interalliée où chacun de nous s’est employé, Jean pour le temps occidental, moi pour le temps sémitique en général, islamique en particulier, à en dresser les caractéristiques. Saint-Simon a été évoqué à cette occasion et nous sommes tombés d’accord sur l’ambiguïté remarquable qui règle sa démarche sur les deux plans simultanés où elle s’exerce.
Le temps signe notre spiritualité, mais il signe aussi chacune de nos cultures. Je voudrais ici rappeler que le personnage le plus original peut-être que l’imaginaire islamique a créé est celui du fakir ou malamâti, homme de Dieu qui, n’appartenant, car refusant d’appartenir, à aucune des catégories sociales répertoriées, n’a pas de livrée qui lui soit propre, se vêtant d’une sorte de froc fait de cent pièces rapportées prises au costume – je serai tenté de dire au déguisement – de plusieurs. Sa personnalité sous ses haillons diversement colorés, il ne va la tenir, lui, que de l’imperception divine. Il est tous et chacun, et réellement personne. Figure ambivalente, il sera l’ancêtre du personnage-protée de la comedia dell’arte à qui il prêtera, mais sans sa texture métaphysique, sa jubba rapiécée devenue le fameux manteau d’Arlequin. C’était du temps où l’Islam, cette grande religion du Livre, savait encore y faire.
Je finirai cette mini-conférence – ayant beaucoup donné de ma réflexion au génie de la prose – par la lecture d’un de mes poèmes, puisque la poésie s’est invitée dans mon propos. Poème d’ailleurs autobiographique comme il se doit et comme certains parmi vous l’attendent de moi. Auparavant et au sujet de Saint-Simon, une ultime interrogation me vient. Voici un homme, voici un seigneur et duc, voici un immense écrivain qui a côtoyé toutes les illustrations de son époque. Pour leur extirper le secret de leur inscription dans l’être. Il a peu aimé la plupart de ses personnages par lui soumis à la question. Peut-on, l’aimant peu, obtenir la vérité la plus secrète d’une personne ou d’un personnage ? Mon intuition me dit que non. Elle me dit que c’est l’amour la clé. Et pourtant… J’en suis à me demander si cet homme de vérité et de mensonge, l’une dans l’autre, n’était pas profondément fasciné par ces pantins qu’il croyait manipuler. C’est possible, c’est même probable. Fondateur, avec Montaigne son devancier, d’un aspect essentiel de la culture française, européenne, universelle, il sait d’intuition que le chemin de soi passe inévitablement par l’autre. Personne peut-être n’aura autant que lui, et d’une manière évidemment inconsciente, le sens de l’autre. Quand il accueille avec bienveillance quelqu’un dans son intimité soudain ouverte, ce qu’il en dit, dans ce style à jamais inimitable qui est le sien, est délectable, judicieux, délicieux.
Saint-Simon bien avant même que je ne l’eusse lu jouissait chez moi d’un préjugé on ne peut plus favorable. C’était – Saint-Simon – le nom d’une plage de sable fin aux environs du Beyrouth de mon enfance. J’ai passé là, sous un parrainage souverain, des heures inoubliables de soleil et de mer, comme celles que je vis maintenant dans les magnifiques verdures de ce parc, situé dans mon autre pays.
Voici donc le poème promis :

​BOIS DES CERFS

Le pensé. L’arbre. L’impensé.
Puis cela est retombé comme une robe
Arrachée à ce qui fut, rendue à la splendeur matérielle.
Le corps qui fut rêvé avant d’être pensé
Avant d’être saisi, avant d’être.
Un temps il fut lumière, un temps il fut.
Je poursuis ma promenade, ma vaine promenade sous les arbres
La gorge nouée et terriblement couverte

Puis quelque chose, un non-jardin arrive, on sort
Dans la cohue des jours, leurs lambeaux de couleur
Aux grilles dorées de la nuit, nuit extrême.
On a laissé son chapeau sur la commode, on est seul
dans la pauvreté du monde
Puis une grande neige incertaine est tombée à son tour
Broutant, brûlant les racines de l’herbe
Et voilant au cœur de la maison les carreaux d’un soleil lacéré

Or cela, tout cela est cœur :
Je ne dirai rien à ton corps, mon amour,
Maintenant que le temps a passé, que les batailles
de l’azur sont finies
Et seulement il y a, dans le ciel maintenu, quelques
nuages encore indemnes,
Indemnes, mon amour, autant qu’inutiles
Et traînant encore pour leur compte et rêvant
parmi les araignées

Cela n’est pas de la poésie, mon amour, cela est.
J’ai ôté une fois pour toutes les hannetons de ma chemise
Je regarde la mer comme un homme qui lui tourne le dos
Tandis qu’il est rejoint par la mer et son sel,
par la brume ensoleillée de la mer
Et par ceux-là que Victor Hugo appelle
« Les moutons sinistres de la mer » et leur laine

Je traîne avec moi, dans ma pensée, un bestiaire, toute une foule
Animaux de théière et enfances, violons, fleurs et branchages
Et je ne cherche pas à savoir où j’en suis
De ce qui fut longtemps cela que j’ai appelé le dehors
De ce qui fut longtemps cela que j’ai appelé le dedans

Entre l’un et l’autre enfin je suis assis
Sur une chaise assise elle aussi
Assise dans un univers en expansion et qui ne sait pas où il va
Mes pieds, beaux pieds, illuminés par le soleil,
Et ma tête, vieille tête aux mille griffures,
Tête de chat labouré, tête de chien
Gardée par l’ombre de la vigne immatérielle
Comme un tonneau de vin mort dans un caveau d’oubli

Pourtant un mot ne m’a jamais quitté, le mot brûlure
Avec moi en Inde et en Chine, avec moi dans les deux Amériques,
En Orient, au Yémen, en Perse, à Moscou, en Sibérie
Dans les Scandinavies, en Allemagne, dans les Italies, les Espagnes,
En France aussi, à Paris, dans les bibliothèques et musées,
Dans des avions aussi, vers l’Afrique, ou dans des trains,
vers les alentissements du Nord,
Ce mot m’a persécuté, me persécute toujours
A travers mille livres, mille tableaux, des yeux fous

J’ai aimé et je suis triste, et la vie
N’est plus qu’un dernier verre avec de l’eau
A demi-bue et ce qui reste est pour le somnifère
Il ne faut pas l’avaler tout de suite, il faut savoir profiter
de l’ultime infini oiseau du jardin
Et du dernier rebond de la lumière avant la nuit
qui sera nuit d’automne

Rosiers, je vous ai tant aimés, chairs d’aurore et d’épines
Et voici que par la fenêtre ouverte vous me regardez
mourir en souriant
Mes chats vous sont dus, ô rosiers, eux aussi qui
vous ont tant aimés
Pour un éclair entre vous de couleur, un papillon ou
un bourdon enchaînés à votre parfum

Je ne sais plus où sont les tables. De la vie
J’ai mangé le pain et le fruit, j’ai bu le vin et l’eau
J’ai caressé la lune et j’ai brûlé au soleil ma main droite
Me rappelant avec cœur et un peu d’emphase le dit grec :
« Le port de la femme est une fente avec des rives poilues »
Port féminin, je t’ai traversé à mon tour
et j’ai jeté en toi l’ancre et j’ai dormi

Maintenant que j’ai lu bien des livres de poésie,
la plupart sans intérêt (les ai-je lus?),
Et que bien des corps jadis aimés, adorés, s’en sont
allés vers la pourriture
Je reste ici avec mes mains ouvertes
où ne viendra pas s’apaiser la colombe,
Colombe en qui je ne crois plus, crottée, crotteuse
Et je demeure ainsi, mains ouvertes,
attendant mes longs amis disparus

Ils sont partis, me laissant leur tas de mots, leur parapluie
Et le reflet de leurs lunettes, à moi qui ne vois presque plus,
Diabète, hernie, et cela dans le ventre qui nourrit
de mystérieux crapauds
Et rien ne monte vers le cœur sinon une libellule
Qui un jour se transformera en épingle

Le pensé. L’arbre. L’impensé.
Comme une locomotive entrant en gare
est la fin de la vie
Elle a traversé des pays, des villes, des bois
amoureusement mouillés
Et maintenant elle vient dormir près de moi
Endormi et sur le cheval de ma tête
S’est déployé le bois des cerfs
Bêtes effrayantes d’être si poursuivies

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