Extraits de Le français, l’autre langue, éditions de l’Imprimerie Nationale, 2001

La langue française est l’une de ces langues dont beaucoup d’hommes et de femmes, disséminés sur les cinq continents, ont besoin pour vivre. Cela ne veut nullement dire que d’autres langues, et notamment la langue nationale de chacune des communautés humaines qui composent le monde et qui sont autant d’unités linguistiques, soient de moindre intérêt ou de moindre importance. J’ai pour chacune des cinq mille langues confirmées dont sont tributaires les principales cultures de la planète le plus grand respect et, au-delà même du respect, la plus vive des fascinations. Une langue, c’est une histoire, avec tout un vivier d’hommes et de femmes, c’est une mémoire, c’est une structure mentale, conscient et inconscient pris dans la nasse des mots, c’est une sensibilité spécifique et souvent vertigineuse, ce sont des concepts et des valeurs, ce sont des points d’arrimage et des objectifs immédiats ou lointains. C’est dire ainsi qu’une langue, une langue vivante, c’est – passé et avenir traversés par la même courbe de vie – un projet. Un projet qui tient de toute sa force à l’événement, passé, présent, futur car rien dans le futur qui ne vienne du passé, et c’est peut-être là l’un des plus hauts enseignements de toute la langue que cette admirable chaîne impalpable, que cette continuité dans la prise qui est de l’ordre de l’immatérialité spirituelle.
Donc, salut à toutes les langues et, aussi, aux idiomes moindres, aux dialectes et à leurs dérivations, aux patois, aux modulations diversifiées au sein de chaque langage, aux accents. Avant d’aller plus loin, puisque le mot langage a été prononcé, comment ne pas saisir l’occasion pour rappeler les vers célèbres de Paul Valéry ?:
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE Discours prophétique et paré, Belles chaînes en qui s’engage Le dieu dans la chair égaré Illumination, largesse! Voici parler une sagesse Et sonner cette auguste Voix Qui se connaît quand elle sonne N’être plus la voix de personne Tant que des ondes et des bois!
Valéry dit qu’une fois sa place affirmée dans le langage, la chose – idée ou sentiment évoqué – perd ses contours spécifiques, sa nature naturée, pour se fondre dans l’universalité conceptuelle qui permet la communication. Je ne veux pas trop m’attarder sur cette notion aujourd’hui battue en brèche aussi bien par la linguistique contemporaine que par ces manipulateurs exceptionnels de mots que sont les poètes et pour qui il n’existe pas, en poésie du moins, ni de mots à valeur généralisée et abstraite, ni de chose idéelle capable de se projeter d’une manière décorporée dans la langue. Georges Schehadé s’est-il mieux exprimé, en la matière, quand dans sa pièce de théâtre La soirée des proverbes , il fait dire à l’un de ses personnage, Argengeorge, figure du poète, à propos du livre qu’il lit, Le jet d’eau grammatical: “C’est une étude volumineuse sur le langage et ses accessoires: la ponctuation et les idées […] Un traité sur l’émancipation des mots. Depuis le temps qu’on les marie, à l’église ou à la mairie, à la plume ou au crayon, ils aspirent à plus de conscience, à la vie heureuse des oiseaux et des lions”.
[…]
J’ai dit au début de cet écrit que le français était une langue pour vivre. Je m’en explique. Je suis arabe et je tiens à mon arabité. Qui est la forme la plus profonde de mon identité, matrice originelle, en quelque sorte. Mon père s’appelait Mahmoud et ma mère Raïfé, l’un et l’autre de la vieille souche beyrouthine. J’ai grandi dans les rites de l’Islam, un Islam souriant et tolérant, et dans les fastes quotidiens de la langue arabe, mon père étant un poète de bonne facture classique et ma mère une lectrice impénitente. Mon père, qui était linguiste et grammairien aimait passionnément sa langue qui lui tenait lieu de nourrice affective. Il me plaça pourtant, à quatre ans, entre les mains d’une autre nourrice qui me deviendra mère, cette langue française que je ne devais jamais plus quitter. Plus tard, je rencontrerai comme si je l’avais écrit moi-même et comme s’il célébrait ma propre mère, mère mentale s’entend, le fameux vers de Du Bellay: “France, mère des arts, des armes et des lois”.
[…]

J’entrais dans la langue française comme chez moi et le couvent qu’elle me paraissait parfois, je rêvais de le transformer en sérail, je veux dire d’adapter à ma propre structure intime les éléments d’un bâti imposé mais ductile et transformable.Car en cela réside le plus grand pouvoir de cette langue: c’est qu’elle est si sûre d’elle-même qu’elle n’a aucune peine à se laisser apprivoiser. C’est langue de vaste accueil que le français, et tous qui, venus de l’extérieur de la langue, se sont approchés d’elle pour se l’approprier, vous le diront: elle se laisse faire, mais à une seule condition: c’est qu’elle ne soit pas défigurée, sinon par jeu. Elle se laisse faire par jeu, dis-je, mais le jeu a ses règles et il est bon que ces règles soient observées. Observées, certes, dis-je encore, mais pas trop. Vous voulez jouer avec moi, dit la langue, pourquoi pas ? Mais que m’offrez vous en échange ?” C’est en cela, oserai-je le dire ? que la langue française est féminine, est femme. “Tu veux ou tu veux pas ?” disait il y a plus de vingt ans une chanson célèbre. A quoi répondait, sur un autre plan, une autre chanson fameuse de la même époque: “Je t’aime. Moi non plus”.
[…]
Et c’est ainsi que la France est, par sa langue, par sa culture, cette entité dont beaucoup ont besoin pour vivre. A elle seule, elle est le microcosme qui autorise les voies du futur. Celui-ci, le futur, puisera dans ses contrastes la légitimité de sa revendication de n’être pas uniforme. Il puisera dans la sorte de dynamisme même né de ce déséquilibre créateur dont les asymétries sont porteuses l’espoir d’une convergence nécessaire au-delà et par-delà les contradictions et les fractures. Ce n’est pas un hymne d’amour que j’entame ici, moi que la France a pu blesser souvent, je ne dirai pas par quoi comme je ne dirai pas non plus comment mon propre pays, le Liban, a pu si souvent me meurtrir, si souvent me réduire au désespoir. Ainsi sont les choses qu’il faut savoir les traverser, les dépasser pour parvenir à l’essentiel.