Allocution prononcée le vendredi 24 janvier 2014 dans le cadre de la journée « De Gaulle et le Liban », Palais du Luxembourg, salle Clémenceau

DE GAULLE FACE AUX PRINCIPES

(dont le principe de réalité)

Dès son apparition dans l’Histoire, beaucoup de ceux qui ont eu à écrire sur Charles de Gaulle, au Liban ou à l’étranger, ont orthographié ce nom avec un seul l comme si, consciemment ou inconsciemment, ils identifiaient ce patronyme avec celui de la Gaule, première appellation d’un territoire non encore soumis à l’Empire romain tout-puissant et qui se distinguait par une communauté humaine autonome et une langue. Et j’en connais, encore aujourd’hui, qui continuent spontanément à commettre une telle faute d’orthographe.

D’ailleurs, est-ce vraiment une faute ? Chaque fois que le nom de De Gaulle m’est passé par l’esprit ou s’est retrouvé sous ma plume, c’est toute l’histoire d’un pays depuis ses origines identifiables qui en est venu à servir d’arrière-plan aussi grandiose qu’énigmatique au personnage souverain dont je parle, nom qui, comme quelques-uns très rares, est nom d’un homme qui a vécu et respiré parmi les autres et, simultanément, nom d’un mythe dont le contenu dit le sol, dit un ensemble humain à nul autre pareil, une inscription particulière dans le temps et l’espace, un long, très long combat pour vivre, s’adapter et se poursuivre, une langue (parfois même plusieurs), une culture et une civilisation. Ainsi fut sans doute Charlemagne. Ainsi le Mahatma Gandhi. Ainsi Nelson Mandela. Ainsi donc Charles de Gaulle.

Cet homme représente à lui seul une synthèse du génie national français, cela rien qu’à nous en tenir au plan politique (car il a aussi d’autres inspirations et un immense talent littéraire) : il est Jeanne d’Arc et Louis XIV, il est Napoléon (celui du sens de la grandeur, celui du Code civil), il est Clémenceau et il est, bien entendu, Charles de Gaulle. Il est, à lui seul, l’acier de la Résistance et le feu de la Révolution. Dès la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, en 1944, il donne enfin visage à la moitié du peuple de France : les femmes se voient accorder enfin le droit de vote et, dès 1945, il ouvre à l’ensemble de la population l’accès à la sécurité sociale, mettant en place la fraternité collective, l’une des trois inspirations/aspirations magnifiquement exprimées dans la devise nationale devenue pour l’essentiel le vœu plus ou moins confessé de tous les peuples de la planète, trois mots clés portés haut par la révolution de 1789 : Liberté, Égalité, Fraternité.

Je viens de rappeler le trait de fraternité fondamentale qui caractérise l’action du Général de Gaulle dès son retour triomphal sur la terre de France et ses premières décisions qui ont changé définitivement, inscrites depuis d’une manière irréversible dans le fait politique et social, la réalité d’un pays qui venait de traverser l’une des périodes les plus noires de son histoire, et que voici soudain revivifié et comme renouvelé de fond en comble. Charles de Gaulle, le haut représentant d’une tradition qui aurait dû être conservatrice si l’homme avait été de moindre stature (et de moindre intelligence humaniste) restera d’abord pour l’Histoire, celle de son pays et celle du monde, Charles le Rebelle et, aussi, Charles le Révolutionnaire qui ouvre avec efficacité à son peuple – ce peuple qu’il vient de libérer avec les moyens essentiellement symboliques qui sont ceux dont il dispose – les portes de l’avenir.

Cet avenir, outre la fraternité, a nécessairement nom Égalité, et il a nom aussi Liberté. L’égalité, De Gaulle vient, je l’ai dit, de l’octroyer aux femmes qui désormais ont voix au chapitre et qui, désormais, sont électrices au même titre que les hommes. La Liberté ? Elle est restée, pour le héros que j’évoque, grand et pur soldat, l’espace où s’exerce la Démocratie, et ne doit être limitée que par celle-ci, qui, seule, est légitime et qui, seule, est détentrice du dernier mot. La vie politique de De Gaulle est significative à cet égard : chaque fois que son autorité n’était plus étayée par “le soutien franc et massif” qu’il attendait de l’opinion publique, l’homme à la tête couronnée de tant de lauriers invisibles se retirait aussitôt de l’arène, quelle que fût la douleur où la situation instable d’une France divisée pouvait laisser ce combattant de l’unité (titre du deuxième tome de ces Mémoires de guerre) : non pas une unité monolithique (celle des dictatures), mais au contraire, une unité vivante, dynamique, diversifiée.

Quand on a la passion de la liberté pour soi-même, on ne refuse pas celle-ci aux autres. L’affaire algérienne en est la démonstration éclatante, terrible, – finalement admirable. À propos des prétendus “rebelles” algériens, il avait dit, alors qu’il était encore le retraité de Colombey-les-Deux-Églises, avant de revenir aux affaires en 1958 : « Un peuple qui lutte pour sa liberté mérite de l’obtenir. » Grâce à De Gaulle, devenu entre-temps Président de la République, la fin de 130 années de colonisation de l’Algérie a lieu, les accords d’Évian, qui arrêtent le torrent de sang, sont signés en mars 1962 et, enfin, le temps de la paix – paix longtemps difficile, mais paix tout de même – commence. Le faiseur de paix échappe, cinq mois plus tard, à un attentat au Petit-Clamart : « Ils ne savent même pas tirer », commente-t-il sobrement, en parlant des sinistres comploteurs de l’O.A.S. De Gaulle, qui a gagné la guerre contre Hitler, avec ses trois puissants alliés, et qui, ainsi, a restauré la France dans sa grandeur, fut profondément – on ne le sait pas assez – un homme de paix et, au fur et à mesure que les années passent, cette conviction d’une paix nécessaire au niveau de la planète entière se renforce chez lui jusqu’à lui sembler une évidence dont, selon moi, il fera la substance même de son testament politique mondial : ce discours prononcé à Phnom-Penh le 1er septembre 1966, alors que dans le voisinage du Cambodge continuait l’une des guerres les plus dévastatrices du XXe siècle, celle qui se poursuivait depuis plusieurs années entre Vietnam communiste et boys Américains.

Homme de paix, De Gaulle fit, chacun le sait, de l’amitié de la France et de l’Allemagne – aussitôt éliminés Hitler et le nazisme – la priorité de sa politique européenne (cette Europe dont, par ailleurs, il dénonçait solennellement les faiblesses conceptuelles et prophétisait l’inévitable échec, Europe qu’il voulait, lui, longuement étudiée et lentement créée), dans le même temps, donc, qu’il privilégiait l’alliance de la France et de l’Allemagne, il dotait son pays de l’arme atomique, projetant celui-ci, une fois de plus, dans la sphère où seules évoluaient les plus grandes puissances de l’univers. Il aimait ce mot d’univers qu’il utilisait à l’occasion. Je l’ai notamment entendu dans sa bouche lors de la conférence de presse au cours de laquelle, au nom de la France, il sera le premier Chef d’État européen à reconnaître la Chine communiste de Mao-Tsé-Toung, « l’une des puissances déterminantes de l’univers », dit-il justement. Pour ce grand idéaliste, pour ce diplomate de génie, le principe de réalité devait toujours primer en politique.

J’ai aimé De Gaulle passionnément et l’ai passionnément admiré – je l’aime et je l’admire plus que jamais –, et cela dès l’âge de 11-12 ans quand j’ai eu le privilège de me laisser donner une tape  sur la joue par une main illustre, la sienne. J’avais écrit, diffusé par toute la presse gaulliste au Liban et ailleurs, un Chant de la France libre qui fit de moi une célébrité locale provisoire. De Gaulle, l’immense bonhomme (j’utilise ce mot familier avec une vénération émue), aimait, quant à lui, mon pays (où il avait vécu comme officier à l’époque du Mandat) avec un mélange de tendresse humaine et de profonde empathie culturelle : « Les Libanais libres et fiers, écrit-il, ont été le seul peuple dans l’histoire du monde, à travers les siècles, quels qu’aient été les péripéties, les malheurs, les bonheurs, les destins, le seul peuple dont le cœur jamais n’a cessé de battre au rythme du cœur de la France. » Les choses telles que décrites par cette phrase ont sans doute changé, hélas ! chez certains Libanais dont le cœur est dorénavant engagé ailleurs et, selon moi, bien mal. Mais la phrase citée explique notamment la grande colère, exprimée publiquement par le Chef de l’État français, quand Israël, en 1968, s’est attaqué sans raison au Liban, clouant au sol la flotte aérienne libanaise – civile et commerciale – à l’aéroport international de Beyrouth. Les Israéliens attendront la mort du dernier Grand de l’histoire contemporaine au XXe siècle pour envahir massivement mon pays. De Gaulle nous manque. Il manque à la France. Il manque aux Libanais “libres et fiers”. Il manque à l’univers. Ma consolation (relative) est qu’à Colombey-les-Deux-Églises, ce sont des cèdres du Liban qui font cercle autour de l’immense Croix de Lorraine.