Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana, 2013

SUR LE CŒUR D’ISRÂFIL

Toute ma vie se sera passée sous le signe de la foudre – « ce bel éclair qui durerait » – dont m’aura gratifié Gabriel Bounoure. La fin de l’âge venant, de l’importance de ce don je me rends compte aujourd’hui plus que jamais. Et c’est pour moi dans les plis du cœur, lumière d’un trésor : irremplaçable lumière, inouï trésor.. À l’heure où l’on ne sait encore rien mais où naît, dans la violence du désir, le besoin et l’impatience de tout posséder et de tout savoir, vers dix-sept/dix-huit ans, Bounoure est entré dans ma vie comme un ange, cet Archange Gabriel de la plus grande fable, et, l’œil voilé et le sourire de la compassion bouddhique aux lèvres, il m’a d’un doigt frémissant d’émotion contenue quoique intense, montré la route : elle allait (je ne le savais pas encore ou qu’à peine) vers le centre de tout qui a nom Poésie. Capitale de la douleur, capitale de la merveille et de la grâce. Grâce non religieuse, mais cependant divine : d’un seul coup, je comprenais brutalement que le divin habitait parmi nous, que les mots autant que les monts du Liban, qui coiffaient ma rencontre adolescente avec Bounoure d’un peu d’éternité de neige, que les mots et les monts nous étaient une demeure, que le sacre était notre quotidien. La brûlure de cette gifle ne m’a pas quitté depuis lors et, de temps en temps, il m’arrive de toucher distraitement ma joue : Bounoure est mort, je vais bientôt mourir, mais sa fièvre, la contagion de sa fièvre est toujours là et je sais que jusqu’en ma dernière minute j’aurai vécu, dans le sillage de Bounoure, audacieusement, modestement, selon le grand exemple qu’il m’a laissé, au seuil du feu. J’ajoute aussitôt que, pas plus que le prophétisme du réel, l’incendie du vrai – qui sont l’un et l’autre deux définitions possibles de la poésie – n’a rien de spectaculaire. La communication de la vérité poétique se fait le plus souvent à voix basse et c’est dans le creux de l’oreille, du côté de la trompe d’Eustache que je l’aurai reçue muettement.