fievre

Avant-propos au livre Fièvre et guérison de l’Icône, éditions de l’Imprimerie Nationale/éditions de l’UNESCO, Paris, 1998

On dit volontiers aujourd’hui que notre parole va son chemin sans rencontrer jamais d’aspects du monde ou de situations de la vie qui échapperaient à sa prise et néanmoins nous pénétreraient d’une vérité qui leur serait propre. Le réel ne serait selon cette vue que le produit du langage. Est-ce vrai ? Oui, pour ce qui est des objets, en cela artificiels, à l’aide desquels nous avons bâti notre lieu, mais ne s’attacher qu’à ceux-ci, et aux événements qui s’y articulent, serait ne pas tenir compte des moments pourtant innombrables qui, au contact de la réalité naturelle, bouleversent nos systèmes de représentation et nous font ainsi percevoir dans la profondeur de notre rapport à nous-mêmes des dimensions que recouvre la pensée qui se fait langage et, dans cet espace des mots, se voue au concept. Qu’une nuée se déchire, par exemple, qu’un rayon de soleil se glisse entre ces deux masses d’ombre, et voici que quelqu’un en nous s’éveille à une expérience de l’instant – du temps transfiguré par l’instant – qui à la fois nous dit notre finitude et comment celle-ci peut-être vécue comme autre que le manque et même l’énigme que l’existence qu’enchaîne le discours uniquement conceptuel croit devoir constater dans ce qui est.

Le vrai, c’est que le langage est environné par une réalité qui l’excède mais non sans le dominer de ses cimes, visibles du lieu même où nous nous cherchons parmi les mots et leurs choses; et c’est aussi qu’il y a entre ce premier plan, notre parole ordinaire, et cet arrière-plan, tout d’unité, de simplicité, mille chemins d’abord pavés puis herbeux sur lesquels la recherche humaine peut s’engager : une pente, bien vite abrupte, c’est sur, qu’on peut dire la poésie. – Et ce fait incite à une question, entre beaucoup d’autres, une question qui, dans ce champ de la conscience fondamentale, me paraît devoir être la réflexion obligée de toute poétique moderne, en ce temps où aucune langue n’existe plus, au fond de la vallée que j’évoque, sans une connaissance et une pratique toujours accrues de nombre des autres langues, que rapproche d’elle la multiplication des échanges.

Cette question, c’est – pour en rester à ma métaphore – celle des chemins, des sentiers qu’en chaque langue les poètes ont découverts ou frayés aux marges les plus lointaines de son emploi notionnel afin d’essayer d’aller vers ce grand réel indéfait et chargé de feux qui se profile au-delà de leurs moyens – de leur aliénation – linguistiques. Ces chemins sont-ils en toutes les langues les mêmes ? Certaines de ces dernières n’ont-elles pas, du fait de quelques-uns de leurs caractères – nés eux-mêmes d’une relation nécessairement singulière à leur lieu physique -, accès à des raccourcis, vers le haut rebord si abrupt ? Tandis que d’autres bénéficieraient de trajets plus longs mais alors ombreux et parfois presque riants vers la même cime à des moments dérobés sous le feuillage des choses ? En bref, n’y a-t-il pas autant de savoirs, de pratiques du monde, spécifiquement poétiques que de langues, ou de familles de langues ? Avec, ici ou là, des lambeaux d’expériences du grand objet extérieur qu’il serait aussi passionnant qu’utile d’identifier, par l’étude comparative des grandes œuvres de la poésie de chacune ?Je me pose cette question en pensant à Salah Stétié qui se l’est posée lui-même, et même qui a fait plus, puisqu’il n’a pas hésité à passer de la réflexion à l’acte, en quittant hardiment l’espace verbal du sein duquel s’élançait son regard premier pour entrer dans un autre dont il n’est pas douteux qu’il soit extrêmement différent. D’une part, dans la parole natale, les mots qui disent immédiatement, primordialement, le soleil, les pierres nues et les ombres dures, le décolorement des objets dans la chaleur de midi, le délice des sources, les voûtes fraîches où reparaît la couleur dans les à-plats de l’émail ; et de l’autre, dans la langue d’accueil, une tradition de sous-bois, d’eaux qui courent sous les racines, de ciels changeants, de choses clairement définies par une lumière ni très forte ni trop brumeuse, au jour de laquelle le regard peut se confier avec fruit à des pratiques en demi-teintes et léger relief qui sont aisément des bonheurs. En d’autres mots, peut-on imaginer univers plus différents que ceux de la langue arabe et du français ? C’est pourtant sur le pont à l’évidence vertigineux qui mène de l’un à l’autre que Salah Stétié s’est risqué ; et comme en poésie il ne s’agit pas de rester, tel un touriste de la parole, au plan superficiel des impressions fugitives, mais de découvrir en se souvenant, d’approfondir ce qui s’offre avec les moyens de qui l’on fut et demeure, il n’y a pas à douter que cette œuvre, qui est assurément poésie, ait de quoi répondre à la question que je pose. Ce qui me fait souhaiter quelle soit étudiée de ce point de vue aussi par une critique qui en a reconnu déjà l’originalité et la qualité.

Je me contenterai, pour ma part, d’attirer l’attention sur un aspect de la poésie de Stétié qui me paraît important pour la réflexion sur le rapport des langues et de la réalité au-delà : un aspect d’ailleurs essentiel, ce que l’on pourrait dire son intense verbalité. Dans tout poème la matérialité du mot, sa nature de son, est là pour concurrencer par un souci de musique l’articulation des notions – et de leurs relations – que véhiculent ou instituent les éléments du discours, et c’est là une situation certainement aussi dangereuse que nécessaire à l’intuition qui s’ébauche en poésie. Affaiblie par la recherche des allitérations et des rythmes mais nullement effacée, simplement empêchée d’observer jusqu’au bout ce qui pourrait être sa rigueur propre, la pensée conceptuelle peut se laisser aller dans cette sorte de texte à des associations floues, à un pseudo-dire : à ce qu’on peut appeler du verbalisme. Mais quand ce risque est déjoué, et qu’alors le mot désigne la chose sans plus être tenté de la formuler – c’est-à-dire de lui substituer une essence, et rien d’autre en cela qu’une représentation incomplète -, le bénéfice est immense. Car c’est le plein de cette chose comme le regard la perçoit qui se porte du coup au premier plan de la dénomination, et peut inscrire dans le poème un peu d’immédiateté, un peu d’infini : un peu de mémoire de l’unité originelle perdue. Un mot qui montre, parce qu’il n’explique pas, un mot qui s’ouvre donc aux rapports silencieux que nous avons par en dessous la parole avec ce qui est, un mot pour voir – et aussi savoir – autrement : voilà ce qu’est la verbalité, au cœur de la création poétique.Stétié a cette verbalité. Ses poèmes frappent par leur pouvoir de miner par diverses voies et désagréger la notion. Retour d’abord de tel ou tel mot de son vocabulaire essentiel, par une itération qui affaiblit de son simple fait le contexte de significations où elle se produit, puisque ce contexte change et que le grand mot fondamentale lui, demeure : incantation qui coupe court aux virtualités du concept, creusant les strates du discours, retrouvant au-dessous, comme une source jaillit, l’évidence propre à la chose dite. Puis, souvent, ces groupes de mots – ainsi : « illuné par la lune », reprise du substantif par le verbe, apparente tautologie – qui, loin de mettre en relief accru les notions qu’ils ont à leur avant-plan, dans le cas présent « lune », ou « lumière », font de celles-ci, instruments habituels de l’explication du monde, les voies paradoxales de l’évidence au-delà. « Illuné par la lune », écrit Stétié, et voici exprimé de faon directe que l’apparaître sensible – l’enveloppement d’un arbre, disons, par la clarté de la lune – ne souffre aucune analyse, ne s’explique que par soi-même, est tout aussi impénétrable, mystérieux, que la lune elle-même, que la lumière : ce qui étend jusqu’au bout des ramifications de la phrase l’être-là du ciel de la nuit comme il s’offre en ces instants où, malgré les mots, notre conscience de l’autre se fait silence.

Et que d’oxymores, dés lors, dans ces pages de vue et non de vision qui transgressent le plan où la conceptualisation de l’objet eut obligé à choisir entre un attribut et son contraire ! Que d’images aussi, telle cette « rose de froid », qui pourraient paraître des métaphores – les cristallisations du givre sur une vitre, ce sont bien, en effet, des « roses de froid » – mais sont en réalité des déplacements dans le réseau des associations prévisibles jusqu’en un point où aucune de ces dernières n’est plus désormais concevable, ne sera plus attendue : si bien qu’on est alors tout à fait à l’avant de la parole, là où des parois d’invisible se resserrent, au sein même de l’évidence, autour de celui qui écrit. En somme, c’est dans la poésie de Salah Stétié comme si le texte en était une vaste draperie couverte d’images peintes, mais dans un vent qui la fait bouger, qui défait donc ces images, qui disqualifie l’idée du monde qu’elles auraient pu substituer au monde. La surface de la pensée en est remuée, nous sommes appelés à entrer dans l’inconnaissance – un mot que Stétié emploie quelquefois et qui ne signifie nullement que nous soyons voués sur ces voies à ne rien connaître. Car, c’est vrai, cette poésie ne décrit pas un lieu, n’écrit pas une vie, au moins de façon explicitable, n’évoque pas des événements ; ce poète ne semble se souvenir dans son poème d’aucun de ces moments de la conscience ordinaire. Mais les mots qui nous sont rendus par lui si ouverts nous aident à nous écrire nous-mêmes, ils sont notre lisibilité soudain possible de par l’intérieur de nos actes. Ils aident à transfigurer en présences, en participations à la présence du monde, nos objets, nos savoirs les plus quotidiens.

Une tapisserie dans le vent. Et, pour revenir à la question que je me posais, un premier élément peut-être pour la réflexion sur Stétié entre ses deux rives dans le langage. Cette impression de tapisserie gui bouge, de représentations qui se défont dans un grand remuement continu de la matière verbale, avec parfois même pour la conscience un sentiment de vertige, devant une réalité où manquent les points d’appui de la pratique ordinaire, c’est inusuel dans la poésie de langue française. Sans doute parce que notre lumière du jour ou de la nuit est sans violence trop grande, notre climat tempéré, ce qui sert la cause des choses devant l’esprit, par de multiples aspects, par des relations qui s’éploient avec détails et nuances, ce n’est pas dans le rapport direct à l’objet, c’est par des ensembles disséminés dans la nature ou à ses confins – la course du ruisseau dans les prés, par exemple, avec vallonnements, haies et fleurs, ou l’étendue de chemins, d’arbres, de maisons éparses ou un horizon circonscrit – que la réalité est perçue, son appauvrissement conceptuel remarqué, souffert, sa reconquête poétique effectuée ou à tout le moins désirée. Et il s’ensuit de ce rapport de foisonnement entre langue et réalité naturelle que des agrégats de représentations demeurent dans la parole en français, Une consistance du proche y résiste à la dissipation des figures. La tapisserie qui ailleurs défait les images qui y sont peintes ne bouge pas trop ici, dans le grand vent du désir de l’absolu. Et en revanche, s’il y a chez Salah Stétié cette verbalité plus marquée, avec partout dans son œuvre une radicalité qui en signifie le caractère fondamental, n’est-ce pas parce que ce poète nourri des impressions du désert a dans ses yeux la sorte d’objets que dans son pays la lumière brûle : lumière pure, consumation qui fait de la plupart de ces présences de choses le foyer aussi d’une absence, et maintient loin l’idée du néant dans l’épreuve des réalités qui auront à s’affirmer absolues ?

Une telle lecture, qui fait élection pour l’existence jour aprés jour de moins de biens que n’en désirent d’autres formes de poésie – mais ces biens en seront dés lors plus intensément aimés, l’esprit aura fait alliance avec eux pour y perpétuer un sacré -, j’imagine que la langue arabe l’a intériorisée à sa parole, je crois donc qu’écrivant comme il le fait, Stétié y est demeuré fidèle. Et je constate ainsi qu’en tant que poète en français il nous enrichit d’une conscience du monde qu’aucune traduction ne nous permettrait de revivre de façon aussi immédiatement partageable.

Mais je ne veux pas détourner vers l’aridité de réflexions sur la poésie et ses langues un lecteur qui a droit à la rencontre d’un texte. Et je me bornerai, saluant le livre d’aujourd’hui, à évoquer ces moments des années cinquante où le jeune Salah Stétié, tout frémissant de la fièvre de sa parole, me parlait des beautés et de la vérité poétique de la civilisation ancienne et toujours vivante que nous dénommons Proche-Orient : mais moins par ethnocentrisme – au moins veux-je croire – que parce que l’Orient c’est l’aube, que l’on a certes bonheur à savoir proche. Stétié était tout entier déjà cette intuition à la fois double et une dont s’est approfondie son écriture ultérieure. Et s’il conjoint deux langages, ce n’est certes pas aux dépens de l’unité de son existence.