Michaël Bishop
Dalhousie University
Canada

« Dans le cercle du cercle / Est le cercle »
(I, 116)

« Respirer puis respirer puis mourir / Ses cheveux de feu dans le chant » (A, 19)

« Voici la vie », écrit en 1994 le grand poète de La Terre avec l’oubli, Salah Stétié, à qui nous offrons ici nos analyses qui sont aussi des hommages.

« voici la vie avec les chambres de ce monde » (T,19). Et tout de suite, malgré l’infinie grâce et la clarté exemplaire du constat, on plonge dans la haute complexité de ce qui nous est donné, les mille nuances du manifeste, le caractère interrogatif de ce qui peut sembler s’encoder comme réponse. Ce que Stétié appelle, dans Fragments: poème, « la fleur fermée de l’être « (F, 58) celui-ci étant déjà à la fois flagrance et opacité, phénomène offert et phénomène se refusant cette fleur, j’aimerais chercher, ici, avec vous, à en pénétrer en quelque sorte le fragile mystère, la si noire et pourtant si lumineuse beauté. Je parlerai ainsi d’abord de Fragments: poème et procéderai chronologiquement jusqu’à La Terre avec l’oubli, ceci avec des insistances, au nombre de huit, très variables quant à leur longueur, très variées quant à leur mode.

LA PONCTUATION DE L’ONTOLOGIQUE
Le deux-points qui se trouve au cœur du titre de Fragments: poème peut être considéré comme étant un des grands emblèmes d’un ontos qui, à la recherche d’un logos adéquat aux besoins expressifs de celui-ci, ne cesse de s’articuler en se désarticulant. Signe à la fois de l’équivalence et de l’opposition, de ce même et de cette différence dont nous parle aussi Michel Deguy, le deux-points travaille dans le sens de la définition, de la révélation même, des phénomènes de l’être tout en optant pour une juxtaposition où l’interpertinence de A et de B, ici du fragmenté, du partiel, et du poétique, du créé, du totalisant, reste enfin implicite plutôt que dit. Le deux-points à la fin de l’avant-dernier fragment (F, 105), surplombant le vide, le blanc, le « vide papier » quasi-mallarméen pourtant paginé et numéroté, n’invite-t-il pas d’ailleurs l’impossible équivalence de la figuration et du néant, de la parole et de l’indicible, du déjà dit et de l’indéfinissable? Et, effectivement, très nombreux sont, chez le Stétié de Fragments: poème, les signes de ponctuation, tantôt conventionnels tantôt loin de tout usage normatif, qui semblent vouloir trahir, traduire, le rapport difficilement vécu de l’être et de la conscience de sa précarité. Permettez-moi d’en privilégier rapidement quelques-uns: 1. les tirets, les traits d’union inhabituels, les traits obliques, qui, tous, mettent en valeur le paradoxe, la question, du rapport, l’hésitation entre interdépendance et désunion; 2. les points d’interrogation qui, là encore, multiplient les incertitudes tout en insistant sur l’intensité des fascinations et des pénétrations ontologiques amorcées; 3. les points (cf. F, 30), les virgules (cf. F, 36), les deux-points (cf. F, 35), les points-virgules (cf. F, 32) qui ne viennent qu’au vers suivant, et ceci, souvent, et bizarrement, après un autre signe de ponctuation au bout du vers qui précède directement, le texte devenant ainsi un lieu d’indication et de contre-indication syntaxiques excessives, le site d’une dysfonctionalité implicite là où on s’attend à un éclaircissement, une orchestration lucide de certains aspects du sens et de l’être; 4. les parenthèses ou ordinaires ou complètement inattendues (cf. F, 22), qui peuvent même choisir parfois de ne pas s’ouvrir même si elles se ferment (cf. F, 93) et qui toujours compliquent et problématisent un discours déjà richement métaphorique et allégorique qu’elles cherchent ainsi, simultanément, à désambiguïser, à nuancer; 7. la séparation de l’article défini et du substantif souvent placé au début du vers suivant (cf. F, 24, 37), séparation qui déstabilise et déroute à l’intérieur pourtant d’une logique, d’une ontologie, de la continuité; 8. la virgule qui termine le poème (cf. F, 29, 55), tout en le suspendant au-dessus du vide, au bord d’un abîme d’inachèvement radical, virgule-pause coupée de cette plénitude ontologique que représente en principe toute phrase s’installant dans sa définitivité élocutoire; 9. les traits d’union qui surgissent là où ils ne sont pas pour ainsi dire nécessaires (cf. F, 42: « per-/-Dant pied, le ciel se re-/-Fermant sur / »; F, 68: « … Le corps a-/-Vec des lèvres » et qui reposent la question du caractère unifiable, fusionnable des fragments de l’ontos, celui-ci assumant une logique, une logie si j’ose dire à repenser, un monde à refaire, à refigurer comme disait Ponge; 19. les exclamations qui ponctuent certains fragments et qui manifestent non seulement cette intensification affective du discours de l’être, mais aussi ce sentiment d’impasse, d’incapacité qu’éprouve parfois Stétié face à l’épaisseur, malgré l’éloquence exceptionnelle de son œuvre car l’exclamation reste aussi le signe de ce qu’on n’arrive pas à verbaliser, le signe d’un ontos qu’on ne dit, imparfaitement, qu’à travers cet élagage en quelque sorte synecdochique; 11. les points de suspension qui marquent une ontologie de l’incomplétion tout en débouchant sur l’espace d’une riche virtualité à la fois auctoriale et lectorale; 12. ces espaces blancs qui peuplent et ponctuent, qui a-ponctuent, si je peux dire, les fragments du poème, rythmant, discontinuant et enchaînant, dénouant et coordonnant, tout comme ces vers qui, la ponctuation s’effaçant totalement, obligent à une lecture à la fois compactée, accélérée, et ralentie, lentement approfondie, et donc à une ontologie à jamais se repensant.

L’ONTOS : UNE GÉOGRAPHIE LIMINAIRE
Lire l’œuvre poétique de Salah Stétié et je puise toujours pour le moment dans Fragments: poème c’est pénétrer dans un territoire ontique assez particulier. Si le corps et l’esprit restent, et dès le début, des figurants principaux (cf. F, 7, 9), l’arbre et ses fruits assument tout de suite une haute pertinence et ceci dans un monde conçu comme un microcosme familial emblématique mère, fils, etc. s’ouvrant pourtant sur un macrocosme qu’habitent anges et déesse. Si les conditions ontiques peuvent s’avérer heureuses limpidité, lumière et lampe elles semblent souvent se dégrader selon une vaste poétique de la faim, du froid, de la dureté où douceur et consolation, beauté et rayonnement risquent de se noyer dans une conscience implacable de la douleur, de la brûlure, des larmes et de la crucifixion. Si, ainsi, s’esquisse le geste d’un don fondamental où s’affirment la plénitude des apparitions et la soudaineté de « cela » qui émerge et qui, « encore étant » (F, 31), persiste, et si, aussi, se déclare la possibilité d’une nomination, d’une inscription du cri de l’être, il n’en est pas moins vrai qu’une poétique du désert, de l’absence, de la nullité, du « presque rien » installe, au cœur de toute cette énergie assertorique, une négation, une logique de la « défiguration » et de la non-poiesis ou de l’hésitation du poiein (cf. F, 52). Et, effectivement, une conception de ce qui est double (cf. F, 57) complexifie souvent la conception stétiénne de ce qui est. Ce qui ne devrait pas étonner: ce que j’ai appelé la géographie de l’ontos est fondée sur le principe d’équations mouvantes, d’une figuration instable, en perpétuel devenir. Tout ici est drame, théâtre, opposition, imbrication, traversée, passage, dispersion, rassemblement, dialectique, synthèse.
Fragments: poème est, en effet, très riche sur le plan ontologique. Parfois c’est l’être-là des phénomènes qui fascine (F, 11); à d’autres moments, c’est l’être-dans, « l’être dans les raisins » (F, 68) ou ce que Stétié a tendance à nommer l’être-par, « par le sel et la nuit et la barque amoureuse / Par la lune qui multiplie ses objets » (F, 17), par exemple. Mais toujours l’être se manifeste à la fois dans sa multiplicité (cf. F, 13), dans le caractère abrupt de son irruption (cf. F, 29, 34) et, paradoxalement, malgré une conscience du mortel, sur le mode d’une continuité, d’une présence se dépliant ici et maintenant, ceci et cela « étant », tout comme « la mort étant » (F, 31). Mais tout se complique rapidement: le ciel est « construit sur l’être » ni être-là, ni être-dans, ni être-par (F, 12); « le blé de l’être » (F, 15) se double de « l’autre blé de l’être » (F, 16); le paradoxe de « l’être du non-être » (F, 17) s’affirme; les choses telles qu’on les désigne habituellement sont et en même temps ne sont pas, « sa main étant, sa main n’étant » (F, 35); l’être qui reste « nuageux » ne cesse de « brill[er] dans le / Sommeil à venir (F, 68); la clarté de l’énigme ontique est si intense « De non-mourir étant mourir, dé si clair » que le jeu de sa lumière risque de nous aveugler; l’être, à la fois là, dans, par, sur, se transmute incessamment, ce qui explique pourquoi le « corps n’est plus le corps » et cette insistance anaphorique sur le sera, dans, par exemple, le fragment poétique XXXV (F, 41, cf. 56). D’ailleurs, chez Stétié nombreux sont les passages où les modes de l’émergence ou du maintien de l’être sont elliptiquement évoqués: l’être peut paraître dépendre d’un désir de création ou de modification (cf. F, 18); l’être peut sembler inexister sauf tel que nommé, en tant qu’être-comme (cf. F, 22) ; la représentation de l’être devient ainsi un processus où figuration, défiguration et refiguration sont le même acte (cf. F, 40); l’ontologie de la définition est ainsi, à son tour, une ontologie de l’interrogation (cf. F, 44).

QUELQUES FIGURES D’UNE CONSTRUCTION ONTOLOGIQUE
Toute l’œuvre de Stétié témoigne d’une grande sensibilité structurale et stylistique. Il ne s’agit pas pourtant d’un effort pour sculpter, ciseler et esthétiser une méditation qui dépasse visiblement des intentions axées ou sur le prestige d’une orchestration rationnellement dominée, logiquement élaborée, ou sur la beauté architecturale d’une grande quantité de figures, de construction et autres, qui, précisément, rompent avec l’ordre simple et la cohérence classique des mots et des notions qu’articulent ceux-ci. Non, les figures de construction et d’autres figures qui abondent dans Fragments: poème, et je ne parle pas pour le moment des figures de rhétorique toutes ces figures, principalement des ellipses, des attractions, des imitations, des anacoluthes, parenthèses, synchyses, tmèses, hypallages, répétitions, allitérations, anadiploses, anaphores, isocolons, paronomases, réduplications et synonymies toutes ces figures, dis-je, esquissent un mouvement, qu’on peut considérer comme naturel, intrinsèque, des formes de l’être-comme, du dit, du débit se structurant. La distance que crée la rupture, loin d’être factice, aberrante ou enracinée dans un orgueil banalement esthétique, cherche, mais spontanément, intuitivement, à mimer, mouler les plis et les replis, les compli-cations, d’une pensée se cherchant, s’ordonnant et se construisant, selon les rythmes irréguliers et ontiquement mimétiques d’une vieille langue qui ne cesse pourtant de se renouveler. Ainsi les ellipses réussissent-elles à dire, emblématiquement, les manques et les trous de l’être tel que celui-ci se manifeste; ainsi les anacoluthes, les synchyses et les tmèses constituent-elles ce qu’on peut même considérer comme étant une allégorie presque oubliée de ce qui, dans l’être, paraît discontinu, sans suite, confus, bouleversant, peu conforme à cause de ces disjonctions et coupures, à la conception rationalisante, idéalisante, humanisante que nous tentons d’imposer. Ainsi, l’hypallage, permet-elle de mieux apprécier, non pas la résolution d’un problème de désignation, mais, plutôt, les glissements et échanges de la langue qui, plus profondément, évoquent l’heureuse mais souvent si frustrante plasticité d’un ontos qu’on figure tant bien que mal. Ainsi, les répétitions, les allitérations, les anaphores et les anadiploses ne cherchent-elles pas simplement à décorer, à embellir, à s’installer dans la gloire d’une beauté toute de jeux de surface, de scintillements artisanaux, mais plutôt à nous faire comprendre la gamme infinie des moyens dont dispose l’être pour se renouveler, se ressourcer, se transformer en puisant dans ce qu’il est déjà, pour s’infinitiser en chantant ses propres forces composantes, les rythmes jamais arides, toujours à recréer, de sa poiesis, c’est-à-dire des jeux de l’ontos, de l’être. Ainsi l’isocolon, loin d’être une simple harmonisation des membres d’une période, le geste d’un esthète pour qui seuls doivent compter les raffinements du poème pensé, vécu comme phénomène d’excarnation ainsi l’isocolon devient-il le symbole d’une orchestration ontique magistrale où l’infinie distinction des éléments de l’être se double d’une harmonie et d’un équilibre qui étonnent. Ainsi les paronomases et les réduplications servent-elles moins à jouer, pour le prestige ou même le plaisir intellectuel, avec certains mots en rapprochant des paronymes on en répétant volontairement certains mots ou syllabes qu’à nous permettre de mieux saisir quelque chose de l’infinie complexité des jeux, des fonctionnements, d’un être qui, dans l’opacité de telles actions nous défie, tout en s’illuminant de cette lumière constructive qui lui est propre.

UN POÈME
Pour évoquer, et beaucoup trop succinctement, Inversion de l’arbre et du silence, j’ai choisi de parler du poème XXIV, « Lampe éveillée dans l’herbe » (I, 30). En voici le texte:
Lampe éveillée dans l’herbe
Selon l’espoir du sens
Et recueillie dans la lumière double

Ô épervier irradiant le dieu du sens
(Les serres serrant le sens)
-Le trèfle des prairies fixant l’envers du sens

D’aucun sens est le sens dit le sens
Allumé en foyer d’oubli ce peu d’herbe
Par mouvement de prairies dans la mort
Je n’insisterai pas sur l’élégance structurale des faux tercets, sur la pertinence des parataxes et des participes présents, sur l’absence quasi totale de verbes finis, le refus de toute ponctuation et le flottement sémantique qui en découle, sur la force des métaphores non contextualisées, sur l’ambiguïté de certaines fonctions grammaticales (: le dit de « dit le sens »). Qu’il suffise de dire que tous ces éléments, ici, comme partout ailleurs, problématisent et infinitisent à la fois une textualité pourtant très riche, paradoxale, jamais close quoique repliée en quelque sorte sur les délicatesses des osmoses qu’elle verbalise. Le poème débute par une insistance tout à fait caractéristique sur ce qui est là, s’illuminant abruptement, mais de façon implicitement intermittente. Cette irruption, cet éveil, semble d’ailleurs jaillir d’un sens qui mène, pour ainsi dire, sa vie à part, qui est source, qui espère où?, comment?, on ne sait pas: dans les choses, dans la conscience, dans le sens lui-même? au cSur, en tout cas, d’un être, d’un ontos qui, étrangement, semble avoir besoin de l’individu, semble vouloir s’offrir à une expérience donnée, à un moment de recueillement, de rassemblement langage et illumination se produisant pourtant dans cette « lumière double », révélée-secrète, accessible-indicible. … L’apostrophe « Ô épervier » , ce cri de reconnaissance allégorique, s’adresse, si directement, si impuissamment, et dès le début de la première strophe, aux choses, aux figurants de l’être, pris dans les serres de ce qui est / ce qui est figurant / ce qui est figure, toute la scène, mythique, allégorique, vue, vécue, s’opposant aussi à celle du « trèfle des prairies fixant l’envers du sens », où l’imaginable, le vu, arrive à saisir la face secrète de ce qu’on nomme le sens. Un sens invisible donc, mais pressenti et qui, dans son mystère, provoque simultanément, moins une crise de confiance (« d’aucun sens est le sens »), car la conscience reste de la possibilité de fixer « l’envers du sens », du moins conceptuellement, mentalement moins une crise de confiance alors, qu’une prise de conscience de l’infinité de tout ce qui « est le sens ». Mais ici l’ambiguïté grammaticale semble déstabilser l’équation dit, est-ce un participe passé ou un verbe fini? tout en finissant par ne rien déstabiliser, car si tout ce qui désigne mal, tout ce qui est mal vu mal dit, écrit Beckett, met en question la structure même de l’être, celui-ci ne s’efface pas pour autant, prenant tout simplement la forme d’un dire inadéquat à la réalité et aux structures de l’ontos. S’il s’agit d’un verbe fini, c’est le sens qui explique ce qu’il est ou n’est pas (« d’aucun sens »); s’il s’agit d’un participe passé, le poète réussit à souligner à quel point ce qu’on appelle le sens n’est précisément que « le sens dit le sens », reste c’est-à-dire sous le signe des signes, du dire… Et pourtant ce sens d’aucun sens qu’on appelle le sens… est vécu: il s’allume « en foyer d’oubli », lieu à la fois d’intensité, de centralité, et de spécificité ou de ce que Stétié appelle ailleurs « unicité » (I, 21), et lieu d’absence, d’oubli, parce que lieu de mots, de langage aussi: herbe, ici, ce peu d’herbe, herbe doublement, triplement dérisoire et néanmoins magnifique: dérisoire, car chose insignifiante, peu ou mal nommée, mortelle, que retiennent, que saisissent mal l’homme, la femme, et le langage; magnifique, car étant, car lieu d’illumination, car pris dans la vastitude du cosmos et le mystère de la mort, du non-étant, ce que Stétié appellera aussi « l’immortalité de ce mourir » (I, 117).

RHÉTORIQUE DE L’ONTOLOGIQUE
Noter, trier, cataloguer, les nombreuses figures de rhétorique on les appelait plutôt jadis figures de pensées, ce qui, déjà, convient un peu mieux à mes desseins faire un tel travail de classement ne m’intéresse que de façon très marginale. Si, ainsi, je me suis penché ici sur le rôle des métaphores, des métonymies, des antithèses, apostrophes, exclamations, interrogations, concessions, aposiopèses, paralipses, litotes, accumulations, descriptions, hypotyposes, déprécations, obsécrations, etc., c’est que je voulais, un peu comme je l’ai fait pour la ponctuation et les figures de construction, montrer la pertinence d’une telle appréciation des modes de pensée préférés de Stétié dans le contexte d’une étude sur la conception de l’être, les façons, c’est-à-dire, que peut avoir un homme de conceptualiser les modes de l’ontos. Faute d’espace, je serai, et sans doute heureusement, bref. Mon point d’ancrage, c’est Nuage avec des voix, mais les preuves sont partout dans cette œuvre poétique si splendidement conçue et méditée. Prenons quelques exemples: l’accumulation et l’énumération, jamais flagrantes chez Stétié nous sommes loin d’un Perse ou d’un Claudel à cet égard permettent pourtant de privilégier des facteurs de multiplication et de juxtaposition ontiques, facteurs qui invitent à l’élaboration d’un intelligible mais qui se replient sur la constatation d’une pluralité infinie; le paradoxisme, qui, au lieu d’autoriser une vision univoque, simpliste, ne cesse de rappeler tout ce qui, ontologiquement, échappe aux catégories, même complexes, de notre rationalité, comme un arbre dans la profondeur de son mystère fuyant nos équations socio-économiques, bio-physiques, etc. les plus sophistiquées; la description et l’hypotypose, là encore jamais si transparentes, car toujours plus contemplativement métaphorisées, allégorisées même, que chez Ponge ou le premier Deguy, et qui, tout en cherchant à évoquer, dire même le plus directement possible, les phénomènes qui sont, les choses de l’être dans la simplicité de leur présence, permettent de saisir la relativité, la qualité strictement et humainement symbolique, des désignations et dénominations; l’apostrophe et l’exclamation révèlent d’un côté l’apostrophe toute cette énergie celle du « sujet » regardant-parlant et/ou celle de l’objet regardé-parlé qui propulse le poète vers tout ce qui est manifeste ou même vaguement pressenti dans l’ontos, car l’apostrophe est appel, adresse, mouvement vers ce qui, étant, à son tour appelle et s’adresse; de l’autre je passe à l’exclamation toute cette même énergie du cri, face à ce qui est, ce qu’on est, exprimant l’émotion de cette convergence au cSur du langage de ce qu’on convient d’appeler le sujet et l’objet: mais l’exclamation, si elle est aussi, comme l’apostrophe, ce réflexe qui, immédiat, impulsif, spontané, donne l’impression d’un contact étonnamment prometteur avec l’ontos, reste également, peut-être finalement, le signe d’une inadéquation de la parole devant les « muettes instances », comme disait Ponge, des choses, des étants: l’exclamation débouche en effet sur un vide, un indescriptible, le non-dit de l’être, et si le discours reprend, toujours plus ample, rationalisé, autre, l’exclamation reste toujours le signe d’une aporie ontologique toujours ressurgissant; l’aposiopèse, cette interruption brusque et affectivement révélatrice d’une construction, et la paralipse, cette action qui passe sous silence pour, effectivement, mieux mettre en relief, voici des figures, certes distinctes l’une de l’autre, qui, pourtant, toutes les deux, parviennent et en ceci elles ressemblent à l’exclamation parviennent à dire un être qui s’esquive tout en mimant en quelque sorte la minimalité, le silence relatif, le caractère indicible, irrévélé de celui-ci: passer sous silence, s’interrompre brusquement là où on s’attendait à une plénitude enfin articulée, n’est-ce pas une façon de signifier ce sens d’aucun sens dit le sens qu’évoque le poème-fragment XXIV?; l’interrogation, figure fréquente chez Stétié, est le signe manifeste de l’instabilisabilité des rapports qui existent entre le moi qui cherche à dire et tout ce qui reste à dire: elle est la marque indélébile de tout ce qui, tout en paraissant solide dans son être-là, s’efface, devient provisoire, de nouveau réduit à zéro, à ce néant qu’en même temps l’interrogation se hâte de refuser, toute désignation s’offrant comme inacceptable quoique susceptible d’éphémère démonstration; l’antithèse, « l’antithèse universelle », disait Hugo, plutôt que d’inviter à une synthèse Kantienne plutôt tranquillisante, rassurante, tend, chez Stétié, à être comprise, de façon derridienne, je dirais, comme le signe de cette différence ontologique et ontique aussi, peut-être qui semble résider au cSur de la parole et qui, là encore, empêche celle-ci de stabiliser, de dire, quoi que ce soit, ontiquement parlant. Je n’irai pas plus loin, mais une étude de l’onto-logique de la métaphore, de la comparaison, de la métonymie, du chiasme, de la synecdoque pourrait donner, il me semble, des résultats parallèles.

NUAGE AVEC DES VOIX: SEPT REMARQUES SUPPLÉMENTAIRES
1: dès le seuil, ce livre de Salah Stétié se fonde sur une ontologie du don: ses absences, ses lacunes, ses « soupçons » (cf. N, 46) s’offrent, geste parlé d’être et de nuage, à un être, ici humain, qui motive reconnaissance, échange et célébration (même difficile). 2: la préposition du titre, avec, est non seulement le garant d’un accompagnement pluriel vécu, personnel, incontestable malgré le caractère non répétable de toute expérience solitaire, mais elle est aussi le symbole de tout ce qui permet de voir notre ontologie comme une ontologie des rapports, des relations, des imbrications donc d’une multiplicité, d’une infinité, même, là où on ne croit voir qu’un océan de phénomènes isolés. 3: la conception du divin chez Stétié est d’une grande « complexité céleste », comme écrit le poète (N, 44). Pour l’articuler pleinement, il faudrait parler simultanément de l’égarement de Dieu (cf. N, 17), d’une déshumanisation qui l’accompagne (cf. N. 21, 23), de sa qualité à la fois abstraite, « antique », « irraisonnée » (N, 44), et, si j’ose dire, métaphoriquement, métonymiquement, concrète, « habillée d’herbe, et d’herbe » (N, 44). Et il faudrait esquisser la logique des liens entre tous les phénomènes de l’ontos, expliquer par exemple ce qui autorise à dire « et je te dis inféodé à la nuée » (N, 36) ou à parler des « triangles imaginés » de « l’esprit de l’Être » (N, 18), expliquer comment les « joliesses [peuvent être] / reprises dans le souffle / en imbrûlée brûlure » (N, 25), et ainsi de suite. 4: l’ontologie de ce que Stétié appelle « l’incréé » (N, 15) reste aussi à approfondir: elle rejoint, me semble-t-il, nécessairement toute une série de fascinations stétiéennes, là encore à la fois abstraites et concrètes: celles du néant, du mourir; celles de l’éphémère et du devenir; celles de la mère et de l’enfant; celles de l’esprit et de la poésie, du poïein. 5: la soi-disant détérioration de l’être, l’atrocité de l’immanence telle que conçue à certains moments, oriente, paraît-il, à la fois vers ce que Stétié nomme le « très limpide » (N, 39) et vers ce qu’il choisit parfois d’appeler « le terrible chant qui va venir » (N, 59): simple mouvement de la mortalité humaine? apocalypse? catharsis? jugement et musique des sphères à la fois? Le glissement mortel, la chute dans l’informe, compris comme étant une antimaternité, une dé-naissance du dés-ordre cette psychologie (: car toute ontologie est aussi une psychologie), qui nous plonge « dans le flamboiment », comme écrit si pertinemment Stétié, « frôlés d’images » (N, 56), nous réserve tantôt, et peut-être toujours simultanément, une « fulgurance » éblouissante (N, 42), tantôt une attente de l’immense qui est synonyme de méditation (cf. N, 40), tantôt le sentiment de s’installer enfin « au seuil de l’origine » (N, 51); 6: la beauté des phénomènes qui sont est déjà considérée comme une écriture, immanente et transcendante à la fois, fondamentale et pourtant insuffisante dans la mesure où on la lit peu ou mal: elle ne peut donc qu’attrister (cf. N, 45) et Stétié incite à comprendre que toute reconnaissance axée sur l’extériorité doit aussi s’accompagner d’une reconnaissance de la beauté, du sens, de la profondeur de l’intériorité; 7: c’est dans cette optique que l’ontologie de l’amour, phénomène secret, enseveli, dirait-on, au cœur de toute expérience, toute logique, doit se déchiffrer, se faire, se défaire. Cette « absente colombe », comme Stétié le désigne à la fin de Nuage avec des voix, ne serait-elle pas cela qui permet de réconcilier « la tuerie éblouie » (N, 44) ou les « larmes/… accusées » (N, 41) et la « lumière en gestation métaphysique » (N, 41), « le dernier mot *_ s’éteindre +_ » et ce qui nous pousse à « l’accueill[ir] et l’aime[r]? L’amour, ne serait-il pas par excellence ce chiasme, au centre duquel l’absence redevient présence, sans lequel tout ce qui est n’est que cendre, doute et prière (cf. N, 25, 26) impuissante?

AFFIRMATION ET DÉNUEMENT, THÉTRE ET MUSIQUE
L’Autre Côté brûlé du très pur présente mille visages successifs et entremêlés et le portrait que je peux faire ici de ce beau recueil reste ainsi très partiel, très partial. L’ontologie qui s’y déploie se fonde peut-être surtout sur le caractère instable de la perceptibilité de l’ontos: « Où sommes-nous diurne ma divine / Plus simple que le simple simple fruit » (A, 29) et plus loin dans le même texte: « Où sommes-nous, où sommes-nous, apparence, / Cette nuit où l’amour, lui seul, brûle nos nids? » (A, 29): perceptibilité, simplicité, apparence, expérience inaliénable, d’un côté; de l’autre, mouvance, flottement, ce que Stétié appelle dans le même livre « tables inachevées du questionnement » (A, 70) et même présence « en formation de songe » (A, 59). Et, effectivement, l’ontologie stétiénne hésite toujours, et avec sagesse, entre l’affirmation de l’être comme un lieu de flagrance viscérale, à la fois illusoirement et authentiquement vérifiable, si je puis dire, et l’expérience de ce qu’il faut bien appeler l’être mais qui, comme cette « pensée / De la pensée devenue lampe vive / Enracinée dans le charbon de l’être » (A, 42) ou « ce nu dénué d’être » (A, 27), s’avère pénétré, mystiquement et Stétié est certainement un grand mais très sensuel mystique , de vide, d’absence, de néant, ou mieux d’atemporalité, d’aspatialité. Rien d’étonnant si le nuage chez Stétié s’offre « ailé de transparence » (A, 66), si l’oiseau qui « nous garde » devient « l’oiseau d’icône vide » (A, 67), si « le sens endormi est bien le sens » (A, 65). Tout comme le corps (cf. A, 61), mais aussi comme ce que Stétié appelle « le non-physique » (A, 16), l’être est un lieu, un non-lieu dirait Bernard Noël, de « théâtre », de théâtralité, de jeu, si l’on veut, de libre fonctionnement ontique, « labyrinthe / Formé fermé sur sa disparition » (A, 61), tout comme il s’ouvre à sa création, sa naissance, sa continuité. Cette notion de jeu, mallarméenne, mais aussi pongienne (: l’objeu, l’objoie), permet de déceler, au cSur de la poétique stétiéenne, une ontologie à la fois de ce qui est en jeu et des morceaux qu’on peut arriver à jouer, si l’on s’adonne à l’étude de ce qu’on est:  » L’homme habite une maison de verre « , écrit Stétié, « et le violon de ce qu’il est est son triomphe » (A, 86). Une telle musique ontique, une telle création/auto-création, ne doit pourtant pas être comprise comme se produisant à l’apogée d’une clarté et d’un accomplissement: la musique de l’être que nous sommes et qui est notre « triomphe » est surtout rythme, alternance, dialectique, cadence, mouvement. « Noble maison par le volubilis », écrit si magnifiquement notre adepte de la mystique soufie (cf. NU(e), 3, 12), « dans la maison de l’être / Écrite elle est lueur / Lueur dans la lueur / Elle est délaissement de la lueur » (A, 88). « Le vin d’été » et les « rossignols d’été » (A, 90), les choses du temps de l’être, du temps de ce qui a été, voici, certes, ce qui caresse, fait vibrer, les cordes de ce « violon de ce qu'[on] est », « nuages », comme dit Stétié ailleurs, « suspendus amoureusement dans la parole » (A, 91), mais celle-ci, notre musique ontique, ne s’accomplit-elle pas aussi, loin de toute prétention, « en attendant la réduction promise / Du nom qui est le nom derrière le nom / En qui s’effacera aussi le nom » (A, 89)?

LA TERRE AVEC L’OUBLI
D’abord, une petite série de remarques consacrées à ce grand poème, publié en 1994; ensuite, et pour terminer, une analyse compactée de la dernière séquence de la partie IX. 1: La Terre avec l’oubli, comme d’autres poèmes de Salah Stétié, constitue le poème se donnant comme poème du don, de la révélation, poème de ce qui s’offre comme… poème, comme mots (rose…, cela…). Ce qu’il y a dans le monde, qui est déjà le monde de l’esprit devient ce poème qui, par hypotypose, et circulairement, évoque la présence extraordinaire du manifeste devenant mots (plis et replis de la rivière, un cheval perdu, les collines, la lune, etc.) et dialectisé par la perception-imagination à la fois double et unifiée du banal et de l’angélique le tout étant simultanément « stérilité » et création (cf. T, 8), « bouche d’herbe / Qui dit le très peu qu’elle dit » (T, 9) mais qui, comme l’air et l’eau, reste cette « enfant [magique] du songe » (T, 11). 2: Ce don, qui est à la fois don des choses et don de la parole, constitue le don ontique d’une mémoire qui, en quelque sorte, est le réservoir et l’avenir, l’incréé, de l’être flottant « au-dessus de la rivière de l’oubli »: celui-ci n’arrive jamais, effectivement, à freiner le mouvement de ce don infiniment resurgissant. 3: la femme, la fille, reste toujours ici métaphore de fertilité et de création: elle est lieu d’enfantement, d’abondance, d’illimitation, symbole d’une totalité paradoxale mais synthétisée, « toute douleur toute douceur en elle » (T, 14), « la femme étant n’étant que flèche et biche » (T, 16), site et symbole c’est-à-dire d’une onticité autonome, parfaitement suffisante. « Elle écarte les jambes », écrit Stétié, « et la nuit infinie l’éclaire avec le jour / Ensemble et le matin / Elle est la lampe du présent dans le futur / Et ce qu’elle est: biche de flèche et lampe » (T, 17). 4: soulignons le caractère étonnamment présent, intrinsèquement intégral, parfait, non contingent de tout phénomène, de toute existence dans l’ontologie stétiéenne et ceci malgré tout ce qui semble s’opposer à cette définitivité, à cette plénitude inaliénable: souffrance, angoisse, mort, précarité, atrocité, etc. et contentons-nous de citer ce passage somptueux de la première suite du poème:

Et toute bête immaculée sous l’arc
Est profonde, elle est absolue par l’esprit
Comme une étoile qui s’égare et se retrouve
Plus pure d’être et plus nue dans la neige
Pareille en soi à fille désirante
À la chute du jour
À la tombée de la rosée sur le monde (T, 13)
La neuvième suite de La Terre avec l’oubli (T, 51-4) se compose de quatre séquences où tout le mystère de l’être se déploie comme pour la première fois l’effarement que peut susciter l’être, l’impossibilité de rationaliser son « pourquoi », celui-ci se consumant dans le feu d’une antiréponse, l’étrangeté de nos sentiments d’abandon et d’oubli face à la conscience de cet absolu qui pénètre partout. Voici la dernière séquence:
Ses mains s’en vont sans lui vers la brûlure
Pour caresser la femme inachevée
Entre elle et lui il y a l’épée des larmes
Femme elle va selon sa solitude
Comme une étoile éblouie par les prairies
D’où le cheval a disparu et seulement
Il y a il y a une rosée qui tombe
Il n’y a rien: la terre avec l’oubli (T,54)
Voici le poème, d’abord, de l’ontologie d’un mouvement ontique loin de nos conceptions réductrices, et loin de tout contrôle physique. Et pourtant l’ontologie qu’esquisse le poème est celle d’un inachèvement qui est synonyme d’une continuité à venir, d’une caresse à réaliser là où les intentions paraissent futiles. La variabilité infinie des états ontiques ne cesse, d’ailleurs, de frapper, paradoxale, complémentaire; et ceci malgré l’unicité de chaque conscience, chaque entité ou être. L’ontologie, enfin, de la disparition, du néant, s’imbrique dans celle du résidu, du vestige ontique qui persiste, même si ce qui reste s’avère négativement défini: ce rien qu’il y a, qui est/qui n’est pas: Salah Stétié, en disant cette simultanéité, cette équivalence peut-être, et même cette séquence il y a > il n’y a rien > la terre avec l’oubli, ne nous permet-il pas de rester au cSur de cette lumineuse énigme de ce qui est mais quoi au juste?; de ce qu’il y a: mais où?; et comment se fait-il qu’un verbe être ou avoir, ici soit possible, qu’un verbe soit?