
Il aimait ce mot crépusculaire de Joubert : « Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe. » Le poète et diplomate libanais Salah Stétié s’en est allé le 19 mai, à Paris. Il avait 90 ans. Il restera pour ses lecteurs celui qui a lancé des passerelles entre la France et le Levant, jeté des ponts par-delà la Méditerranée et ouvert des passages entre Orient et Occident, islam et christianisme, langue arabe et langue de Molière, celle qu’il a choisie pour écrire.
Fils de la bourgeoisie sunnite de Beyrouth, le futur « poète migrateur », comme on l’a appelé, est né en 1929, au moment où le pays du Cèdre est sous mandat français. À 20 ans, il est à Alep, en Syrie, où il enseigne au collège des Pères mékhitaristes, expérience dont il tirera Le Voyage d’Alep, pages marquées par le « souvenir d’un temps où cette région du monde n’était pas encore ce terrible nœud insécable, où la rosée matinale savait tomber avec bonté sur les hommes et les choses de l’Orient ». Au début des années 1950, ce grand lecteur de Rimbaud est à Paris, où il suit les cours de l’islamologue Louis Massignon. Il fréquente l’élite artistique et littéraire, se liant avec Pierre Jean Jouve, André Pieyre de Mandiargues, Jules Supervielle et Yves Bonnefoy, qui louera chez lui « le désir d’une vigilance, et une foi dans la parole de poésie », et à qui est dédié son essai L’Interdit. De retour à Beyrouth, en 1955, il crée le supplément littéraire et culturel du grand quotidien L’Orient, qu’il dirigera ensuite, au moment où il embrasse la carrière diplomatique.
Œuvre foisonnante
Délégué permanent du Liban auprès de l’Unesco, il s’engage activement pour la sauvegarde des monuments de Nubie, dont le temple d’Abou-Simbel, lors de la construction du barrage d’Assouan. On lui doit également d’avoir œuvré pour que les biens culturels spoliés soient restitués à leur pays d’origine.
En 1982, il est nommé ambassadeur du Liban aux Pays-Bas puis au Maroc, jusqu’en 1987 avant de prendre le poste de secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, en pleine guerre civile. « Le Liban, notera-t-il, est un casse-tête dont aucune tête jusqu’ici n’a réussi à réduire les aspérités. Et même les voisins du Liban qui s’y sont employés ont fini (…) par s’accorder un peu de répit en mettant en veilleuse pour quelque temps leur pouvoir de nuisance. »
Il prend sa retraite en 1992 et s’installe dans les Yvelines, au Tremblay-sur-Mauldre, bourgade où avait vécu Blaise Cendrars dans les années 1920 et 1930.
Entre-temps, Stétié a produit une œuvre foisonnante, inaugurée en 1972 par Les Porteurs de feu et autres essais, sur la poésie arabe contemporaine, suivi par un recueil, L’Eau froide gardée, publié chez Gallimard, où l’on peut lire : « Le texte est de croissant sur des brisures / De cicatrices sur ces cristaux aigus / Qu’un ciel couvre de ciels arrachés ou figures / Jusqu’à l’obscur œillet qui respire. » Les poèmes d’Inversion de l’arbre et du silence lui valent le prix Max- Jacob en 1981. S’y expriment ses grandes figures d’inspiration : l’arbre, l’étoile, le fleuve, le feu et la nuit, la lampe. Comme il l’écrit dans Ur en poésie, « j’ai souvent été le contemplateur de fleuves. J’aime leur force mâle allant féconder au loin l’immense mer et, déesse, l’âcre femelle. Il me semble qu’il y a là quelque symbole ».
Ami des peintres
Au soir de sa vie, Stétié a publié ses Mémoires sous le titre L’Extravagance, qui débute par : « Un écrivain confie sa vie à son œuvre. » Il revient sur un demi-siècle de création littéraire (couronnée par le grand prix de la Francophonie de l’Académie française), de vie diplomatique, de rencontres, de réflexions sur la spiritualité et le destin des nations. Comme l’a dit Alexandre Najjar, directeur de L’Orient littéraire : « Bien qu’il célèbre, à chaque page de L’Extravagance, les vertus de la poésie, l’auteur est amer : il admet avec tristesse que la France, comme l’Europe, tourne le dos à l’intériorité. » Toujours en 2014, cet ami des peintres, ce passionné à « œil gourmand » met en vente à Drouot sa collection d’œuvres artistiques, où l’on retrouve Alechinsky, Cocteau, Zao Wou-Ki, Max Ernst, Bazaine, le Catalan Tàpies ou encore Leonor Fini. Une page était tournée, et le chapitre d’une vie, avec la publication en 2018 de son dernier recueil, Le Mendiant aux mains de neige, chez Fata Morgana.
Laissons le mot de la fin au poète, qui proclamait : « Par défaut de nuit, beaucoup de ce qui est écrit manque de langue, par défaut de langue beaucoup de ce qui est écrit manque de nuit. »