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Mohammed Aïssaoui « Liban »

in Le Figaro, 7 décembre 2006

Liban
Texte de Salah Stétié
photographies de Caroline Rose
Imprimerie nationale, 278 p., 75 €.

Ce beau livre était sous presse quand « l’enfer s’est déchaîné », ce 12 juillet 2006, écrit Salah Stétié, le poète francophone, ancien ambassadeur, qui joue, ici, le rôle de guide culturel et historique. Impossible de ne pas songer aux malheurs qui frappent le pays du Cèdre en feuilletant cet ouvrage où les plus belles photos succèdent aux mots émouvants de l’écrivain.
« Le Liban est beau si on lui tourne le dos », cette formule mise en exergue n’est malheureusement pas paradoxale, comme si la beauté de cette région ne pouvait parler qu’à ceux qui se souviennent : les exilés, les émigrés, les touristes…

Comme si, vu de l’intérieur, les nuages empêchaient tout émerveillement. « Oui, aimer le Liban, c’est savoir à l’occasion fermer les yeux pour éviter les excès », que sont la nature sacrifiée, les ravages du béton, les immeubles troués par les balles. Et la furie des hommes.

Ce livre, dont la force tient sans conteste de ce lien entre le texte personnel de l’auteur de Si respirer… et les clichés lumineux de Caroline Rose, montre à quel point cette terre reste, malgré tout, la perle de l’Orient.

Maya Ghandour Hert « Un verbe lumineux, des photographies inspirées »

in L’Orient-Le Jour du 13 novembre 2006

Liban de Salah Stétié
et Caroline Rose
aux éditions Dar an-Nahar

Il y a des livres, comme celui-là, qui ont la classe. Esthétiquement irréprochable, ce Liban aux éditions Dar an-Nahar, où le verbe lumineux de Salah Stétié se conjugue au présent parfait avec les photographies inspirées de Caroline Rose.

Au fil des pages, le regard se perd rêveusement le long des cimes de Sannine sous la neige, s’accroche aux façades des monastères troglodytes de la vallée de Qadisha, se promène sur la baie de Jounieh, se niche sous les arcades des vieux hammams de Tripoli, se fixe sur l’azur de la Méditerranée sur le port de Saïda. Laissez-vous entraîner au cœur de ces paysages grandioses ou baignés de douceur, de ces villages accrochés à flanc de falaise, de ces villes altières…
Le Liban dissimule un patrimoine d’une incroyable richesse. Qu’il soit historique, architectural ou naturel, dans nos villes ou dans nos villages, il n’en finit pas d’émerveiller ceux qui s’y promènent. Ces beautés insoupçonnées ou célèbres se dévoilent au fil des pages de ce livre conçu comme un poème. Car Salah Stétié est poète avant d’être penseur, essayiste, traducteur… et d’embrasser la carrière de diplomate pour l’état civil. Pour lui, le Liban est un pays de poètes. «On imagine moins le Liban privé de poésie ou de poètes que le mont Sannine décoiffé de son turban de neige ou que la région dite des Cèdres, non loin de Bécharré, privée définitivement de ses illustres arbres. Grands poètes, ils prennent sous leur protection les autres poètes, leurs frères et sœurs humains qui, eux aussi, sont à leur façon des arbres abreuvés par l’eau du pays, arrosés par sa pluie, ensoleillés par son soleil, purs de sa pureté, et quand il saigne – cela est arrivé souvent –, saignant avec lui.»
Faut-il qu’il aime tellement le Liban pour qu’il en parle avec autant de verve et d’âme? ne peut s’empêcher de se demander le lecteur en se délectant du texte «stétien». Un texte qui comporte des données historiques, archéologiques et sociologiques tout autant qu’«amouristiques».
Même les illustrations semblent être cadrées avec beaucoup d’attention. Caroline Rose travaille la photographie depuis 1970, essentiellement pour l’architecture, l’objet d’art et le théâtre. Elle a publié Églises de Rome (Imprimerie nationale), Lieux et spectacles à Paris, François Mansart, Notre-Dame de Paris, Des jours et des fleurs et dans la même collection, Villes d’eaux, stations thermales et balnéaires, Places et parvis de France, Hôtels de ville de France.
À l’occasion de la parution de ce livre, le président français Jacques Chirac a adressé à Salah Stétié un message de félicitations dans lequel il note: «Dans ce livre où se marient si harmonieusement l’histoire, la méditation et la poésie, la magie du Liban se révèle au fil des pages. Elle insuffle la conviction que malgré le fracas des armes, le Liban garde son visage d’éternité et affermit, à travers les épreuves, sa vocation à unir les différences et faire dialoguer les contraires.» Et Chirac d’ajouter:
«C’est pourquoi, au-delà des heures terribles que votre pays vient de vivre, je retire de la lecture de votre ouvrage un message d’espoir. J’ai la conviction que demain, le Liban existera de nouveau pleinement et que les Libanais vivront ensemble. Il est juste de vous remercier d’avoir fait apparaître, par anticipation, cette image du Liban réconcilié auquel tous ses amis travaillent avec détermination.»
Un bel hommage au «Liban», le pays tout autant que le livre.

Reçoit le Grand Prix de la Ville de Smederevo 2006

Salah Stétié est le lauréat de l’Automne poétique de Smederevo 2006 (Smederevska pesnicka jesen), le plus ancien prix européen de poésie

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Remise de la Clé d’or de la ville de Smederevo (Serbie)

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Conférence de Salah Stétié à Smederevo

Vendredi 20 octobre 2006 à 11h00

Centre Culturel Français
Knez Mihailova, 31
Smederevo, Serbie

Exposition Salah Stétié : livres d’artistes et peintures mars avril 2006

Une exposition présentée par l’Espace 1789 à Saint-Ouen, dans le cadre de la 7ème édition de Peinture et Poésie, du 23 mars au 23 avril 2006.

Rita Bassil el-Ramy « Entretien avec Salah Stétié »

in L’Orient-Le Jour littéraire du jeudi 5 octobre 2006

Au seuil de ses 80 ans, Salah Stétié peut considérer avec satisfaction les cinquante titres qui ont jalonné sa vie poétique, de La Mort abeille (1972) à Arthur Rimbaud (2006) en passant par L’Eau froide gardée (1973), Inversement de l’arbre et du silence (1980) ou L’Autre côté brûlé du très pur (1992) … Dix ans après son ami Georges Schéhadé, il a obtenu le prestigieux Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie française. Surnommé « le poète des deux rives », cet ambassadeur du Liban – mais aussi du langage – a su étoffer la langue française d’images venues des confins de l’Orient. C’est au Tremblay-sur-Mauldre, dans les Yvelines, où il vit depuis 1992, entre les sculptures de César et les photos de grands écrivains et artistes de l’entre-deux-guerres, que le poète nous parle, avec émotion et éloquence, de sa poésie, mais aussi de son « Liban pluriel » et du « mystère » qui l’entoure.

Hormis vos vers qui exaltent les parfums de l’Orient, vous consacrez au Liban des ouvrages comme Liban Pluriel, ainsi qu’une poignée de préfaces d’ouvrages sur le Liban (dont notamment Le Guide Bleu). Quelle place occupe le Liban dans votre œuvre ?

Le Liban, qui vient de subir une nouvelle fois une terrible tempête, joue un rôle essentiel dans ma vie, même si je ne le nomme pas toujours directement. Toute ma poésie, depuis mon premier recueil chez Gallimard, Les Porteurs de feu, jusqu’à Fiançailles de la fraîcheur, paru il y a deux ans à l’Imprimerie nationale, est imprégnée de mes souvenirs d’enfance. Je suis beyrouthin mais j’ai passé mes vacances d’enfant dans la montagne libanaise, dans le Chouf notamment … Barouk était un petit village, un village comme au XIXe siècle. Les hommes des vignes portaient des tarbouches, les paysans allaient à dos d’âne, les médecins de campagne faisaient leur tournée quotidienne à cheval et étaient souvent rétribués avec des paniers d’œufs ou de figues. Ce Liban-là, que Georges Schéhadé a merveilleusement raconté à sa façon, ce Liban-là a profondément fasciné l’enfant poète que j’étais et a marqué, plus tard, l’homme mûr ou l’enfant poète que je suis resté inévitablement, parce que tout le secret de la poésie – c’est Nerval qui le dit – est dans l’enfance. Dans ma vie, j’ai beaucoup écrit sur le Liban, et je publie bientôt un grand album intitulé Liban. Il a été écrit avant les événements tragiques de juillet. J’ai juste eu le temps de faire ajouter une bande portant ces mots : « Juste avant », et de le dédier à l’ensemble des miens, c’est-à-dire au peuple libanais qui, une fois de plus, a fait preuve au quotidien d’un héroïsme exemplaire. Je suis à présent un vieil homme et on sait que les hommes,quand ils avancent en âge, se retournent de tout leur amour vers leur enfance : ils cherchent à retrouver les saveurs de leurs plats d’enfance, les images et les mythes de leur enfance … D’une certaine façon, ce livre raconte cela.

Que vous reste-t-il précisément de cette enfance, qui est en quelque sorte la « préhistoire » du poète ?

Il me reste beaucoup d’images, beaucoup d’émotions, mais aussi une certaine mélancolie dans la mesure où le paysage et les êtres qui ont habité le Liban que j’ai connu ne sont plus les mêmes. Le Liban a été profondément défiguré par l’absence d’une politique à la fois écologique et urbanistique. Quant aux êtres, lorsque je regarde derrière moi, à l’orée de mes 80 ans, je vois un immense cimetière hanté d’êtres poétiques et gracieux …

Vous parlez souvent du « mystère » libanais. Qu’entendez-vous par là ?

Le Liban est un mystère parce que c’est un pays qui a toujours été en contact avec les dieux. Plusieurs dieux sont nés au Liban et ont hanté nos forêts avant d’émigrer ailleurs. Je pense en particulier à Astarté, à Adonis. Il y a aussi un autre mystère au Liban qui est celui de l’intercommunicabilité libanaise. Ces familles spirituelles qui habitent le Liban – chrétiens, sunnites, chiites, druzes …  – constituent un pays où, quoi qu’on dise, le dialogue existe et est intense. Ce pays, s’il n’avait été détruit par ses nombreux ennemis, aurait pu être un exemple pour le monde de demain qui ne peut continuer à vivre ou à survivre qu’à travers ce qu’on appelle le dialogue interculturel et le dialogue interspirituel.

Le mysticisme est un thème récurrent de votre œuvre. Vous avez consacré un livre à Mahomet …

Mon livre sur Mahomet répondait à mon désir de comprendre un homme qui a joué dans ma vie, que je le veuille ou non, un rôle important puisque je suis né musulman et que, sans avoir jamais été un fanatique du religieux, je suis, à l’exemple du Liban, un mélange : je suis issu d’une famille sunnite de Beyrouth, mais j’ai fait mes études au Collège protestant français, puis chez les pères jésuites ; et j’ai été très lié, tout au long de ma vie, aux milieux internationaux et interreligieux. Ce qui est remarquable chez Mahomet, c’est que toute la civilisation de l’Islam est née de l’intuition d’un seul homme, qui a été le transmetteur d’un livre sacré qui est le Coran où l’on retrouve tous les éléments qui organisent l’espace musulman aussi bien sur le plan du visible que sur le plan de l’invisible. J’ai voulu interroger cet homme à la fois passionnant par son caractère, par la nature de son intuition et par le pas considérable qu’il a fait faire à l’humanité.

Yves Bonnefoy attire l’attention sur la « verbalité » de votre poésie, sur ce « mot qui montre parce qu’il n’explique pas ». Pourquoi n’avez-vous jamais écrit de romans ? Le récit exhibe-t-il ce que voile le poème ?

Je n’ai pas écrit de roman parce que je suis un amateur du langage vertical, c’est-à-dire le langage qui résume le visible et l’invisible des choses, le visible et l’invisible de l’homme, le visible et l’invisible de l’amour … Le roman est essentiellement d’analyse. Il veut expliquer l’homme et le monde en les décrivant minutieusement étape par étape, comportement par comportement, sentiment par sentiment. Le poème me semble contracter tout cela dans une forme de synthèse fulgurante où tout ce qui, chez le romancier, est raconté sur plusieurs pages, peut être dit par le poète en un vers. C’est une question de vitesse ontologique. Au fond, il y a peu de poètes qui aient eu la possibilité d’écrire des romans ou des récits. Il y a Victor Hugo qui est une exception qui confirme la règle. Les poètes qui ont ma préférence : Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, René Char, Yves Bonnefoy … ont été quelques fois tenté par le roman ou le récit, mais le poème reste le vrai lieu de leur formulation, et c’est là qu’on est le plus en phase avec ce qu’ils ont à nous dire. J’ai moi-même été tenté par des récits. J’ai ainsi publié un récit poétique intitulé Lecture d’une femme (Fata Morgana) : je me suis dit que l’amour et la mort sont les deux ressorts de tout roman et j’ai essayé de les mettre face à face dans une sorte d’incendie aussi bref que brûlant. J’ai aussi écrit quelques nouvelles, comme Le Chat Couleur et La mer de Koan qui doit paraître prochainement. Mais en les écrivant, je l’avoue, je ne suis pas aussi heureux que lorsque j’écris un poème qui traduit davantage mon intériorité. Revenons à ce mot  de « verbalité » qu’utilise Bonnefoy dans sa préface à mon livre Fièvre et guérison de l’icône. Je pense que ce qu’il entend par là, c’est à la fois l’importance que j’accorde au mot, dans le sens de Mallarmé pour qui « la poésie consiste à donner l’initiative au mot », et la sonorité des mots, leur volume. C’est un fait que, comme lui d’ailleurs, je donne dans ma poésie beaucoup d’importance à la musique du verbe, ce qui me rapproche sans doute de la poésie arabe. Car la poésie arabe est une poésie verbale, où le mot a son ampleur à la fois au niveau de ce qu’il veut signifier, au niveau mythologique ou symbolique, et au niveau musical. La poésie arabe de la haute époque (celle de la jahiliyya) me paraît être une des sources de mon inspiration poétique, tout comme l’est aussi la langue du Coran qui est une langue admirablement verbale.

La réflexion sur le langage et le réel revient souvent dans votre poésie. Or la poésie apparaît éloignée de la réalité. Comment expliquer ce « paradoxe » ?

La poésie que je tente de pratiquer est une poésie du réel. La poésie est pour moi le contraire même de l’évaporation féerique, de la démission de la conscience devant le monde. C’est une erreur de penser que la poésie est un refuge, un retrait des difficultés du réel pour créer un monde imaginaire. J’ai écrit dans mon Carnet du méditant, un livre d’aphorismes paru chez Albin Michel, la pensée suivante : « Mauvais poète tient boutique d’émerveillement ». Et l’un de mes derniers titre, Brise et attestation du réel, traduit chez moi cette volonté d’approcher le réel. Sans la confrontation de l’homme et du réel, il n’y a pas de poésie. Il faut donc que la parole recouvre le réel, et il faut que le réel, à travers la parole, trouve sa capacité de rayonnement par le souvenir, par l’intensité du vécu ou par l’espérance. Le langage s’empare du réel et le modifie pour lui faire dégorger sa possibilité de lumière au même titre que les choses prennent leur relief et leur présence en étant éclairées par le soleil. Le langage est ce qui fait rayonner l’intérieur des choses. S’il n’y a pas une traversée de l’opacité, il n’y a pas de lumière gagnée. Ou alors la lumière est fausse ou empruntée. Et ce n’est pas une quête facile. C’est pourquoi, d’ailleurs, la poésie est parfois dangereuse, parce qu’elle côtoie les abîmes. Rimbaud s’est tu parce qu’il a eu peur de devenir fou, il le dit. Il a écrit qu’il a peur de la folie qu’on enferme. Un des plus grands poètes libanais d’expression française a été Fouad Gabriel Nafah, qui a malheureusement passé sa vie entre des moments de lucidité admirable et des moments de schizophrénie …

Vous dîtes : « Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé ». Vous vous inscrivez dans la lignée des écrivains-diplomates comme Saint-John Perse, Roman Gary ou Paul Morand … Comment expliquez-vous ce phénomène ?

On peut également citer Pablo Neruda, Octavio Paz, Georges Séféris, Paul Claudel et, au Liban, Toufic Youssef Awad qui fut un écrivain et diplomate de qualité. Le diplomate et le poète ont le même « matériel » qui est le langage Sauf que, dans le cas du diplomate, le langage n’est pas sa propriété, il est la propriété de l’Etat qu’il représente : il doit donc l’utiliser avec beaucoup de prudence. C’est pourquoi on a souvent remarqué que le langage diplomatique est un langage « neutralisé », presque gris. Du coup, quand il se retrouve seul avec lui-même, le diplomate-poète prend sa revanche sur cette langue qui l’a dominé pendant son activité diplomatique, et se venge en la brisant, en lui faisant dire enfin ce qu’elle ne voulait pas dire quand il l’utilisait en tant que diplomate !

Vous avez réussi à réconcilier « l’arabité, la méditerranéité et la francophonie » …

Oui, tout à fait. C’est-à-dire les valeurs qui constituent mon patrimoine personnel et intellectuel, que j’aurais pu défendre en langue arabe mais que je crois avoir mieux défendues en langue française. Pour un écrivain d’origine arabe, utiliser une langue étrangère lui permet de surmonter plusieurs obstacles : d’abord, dans la plupart des pays arabes, la liberté de l’écrivain est restreinte, ce qui n’est pas le cas si vous vous exprimez en langue étrangère dans un pays qui ne connaît pas de censure politique ou religieuse. En second lieu, vous n’avez pas de lecteurs suffisants si vous souhaitez approfondir une question dans le monde arabe, soit parce que le lecteur n’a pas la possibilité d’acheter le livre pour des raisons économiques, soit parce que le lecteur n’est pas suffisamment exercé au niveau de la liberté de penser pour accepter les thèses audacieuses ou novatrices que vous avancez. Troisièmement, vous n’avez pas en face de vous un pouvoir critique, tandis qu’en Occident vous avez affaire à des gens avec qui vous pouvez rompre des lances. Et en dernier lieu, avec une langue étrangère de vaste circulation, vous bénéficiez de nombreuses possibilités de traductions, ce qui se vérifie rarement à partir de l’arabe. Prenons l’exemple de Naguib Mahfouz : il est traduit en français, et à partir du français, traduit dans les autres langues ! Pour toutes ces raisons, il me paraît nécessaire qu’il y ait aux avant-postes du monde arabe des auteurs qui écrivent dans des langues étrangères, tout comme il y avait, du temps où la langue arabe était une grande langue de civilisation, des écrivains afghans, turcs ou persans qui écrivaient en arabe. Aujourd’hui, dans un monde globalisé, il faut encourager les écrivains qui ont cette possibilité de formuler leur monde qui est nécessairement lié à leur origine dans une langue étrangère qui est d’un plus vaste accès.

« Le poète est le langage secret du peintre. Le peintre est le langage secret du poète (…) Je ne veux pas qu’on dise qu’un peintre illustre un poète, ils fusionnent, ils font l’amour » C’est ainsi que le peintre Kijno qualifie le travail qu’il réalise avec vous. Vos œuvres sont souvent accompagnées d’illustrations. Le langage est-il donc indissociable de l’image ?

J’ai toute une production de livres avec des peintres comme Tapiès, Ubac, Kaliski, Yann Voss ou Kijno … J’ai toujours été fasciné par la peinture. Publier des livres accompagnés de peintures est un bonheur parce que le mariage entre la parole poétique et l’œuvre plastique sa passe amoureusement comme le dit si bien Kijno. Ma collection de livres avec des peintres a été déjà exposée trois fois. Il est question d’une exposition prochaine à l’Institut du monde arabe.

Vous avez brillamment dirigé L’Orient Littéraire entre 1954 et 1961. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

L’Orient Littéraire et Culturel a été une grande aventure : c’était un journal complet, qui comptait parfois 18 pages. C’était l’époque où le Liban se trouvait à son apogée politique, culturel et économique. Il y avait alors nombre d’écrivains et de peintres novateurs ; on assistait à l’essor du théâtre, au début du roman et à l’éclosion de la nouvelle poésie arabe … C’était passionnant ! Georges Naccache, qui était un immense journaliste, et moi-même qui était son collaborateur, avons alors jugé que le moment était venu de créer un supplément à L’Orient dont la vocation serait à la fois culturelle et littéraire. L’Orient Littéraire avait une vingtaine de correspondants dans le monde : au Canada (Naïm Kattan, un être remarquable, journaliste et romancier), à Paris (Chérif Khaznadar), en Syrie, en Egypte … Il proposait des chroniques dans toutes les disciplines, y compris la peinture et la musique. Ayant été nommé en 1961 conseiller culturel du Liban en Europe occidentale, j’ai dû malheureusement abandonner mes fonctions de rédacteur en chef du supplément. Le journal a peu à peu décliné et a finalement été supprimé. Je me réjouis aujourd’hui de sa résurrection !

Louis Massignon

Conférence prononcée à l’occasion du colloque “Louis Massignon et le Maroc” tenu à Rabat, à la Bibliothèque Royale,  les 11 et 12 Février 2006

Il est très difficile de parler d’un homme qui n’a de regard que pour l’Absolu. Surtout si cet homme ne se veut pas seulement un théoricien de cette exigence-là, mais qu’il entend, de toute la force de sa conviction, de sa détermination qui est grande et de son caractère qui n’est pas facile ni porté à quelque compromis que ce soit, surtout, dis-je, si cet homme, Louis Massignon, entend inscrire cette volonté d’absolu dans l’histoire, la sienne propre et celle du monde. Cette grâce, ce don faits à Massignon d’être un témoin, et aussi un acteur de l’inconcessible, on les retrouve également dans son langage, dans cette façon de s’exprimer qui est la sienne et où, avec une étonnante aisance, il se formule, formule sa pensée, profondément élaborée par ailleurs au niveau phréatique alimenté à toutes les sources du savoir, en termes brefs, en étincelles de feu comme de silex frottés l’un contre l’autre, en densités abruptes et verticales comme coupes vives de falaise. Il parle, il énonce, il s’énonce en condensations gnomiques, peut-être empruntées par porosité aux langues sémitiques dont il a la maîtrise redoutable et principalement à cette langue de dessèchement sévère qu’est l’arabe, l’arabe essentiel des mystiques notamment, langue osseuse et calcinée, et il faut ensuite que son interlocuteur, que son lecteur, saisis, s’adonnent avec passion et anxiété au déchiffrement de la proposition mi-lumineuse, mi-ténébreuse, au dénouement de la compacte nouaison spirituelle. Oserais-je citer ici un auteur, combien célèbre par ailleurs, que tout, forme et fond, projet et destin, séparait de Louis Massignon, son exact contemporain à l’heure de la plus intense irradiation intellectuelle ? « Personne ne peut parler comme celui dont la parole se joue très au-dessus d’une pensée secrète et profondément travaillée », écrit Paul Valéry.[1] Je cite, dans une formulation empruntée aux mathématiques, discipline à laquelle Massignon n’était pas plus étranger qu’à beaucoup d’autres, cette phrase concernant le destin intérieur d’Al-Hallâj : « Lorsqu’un grand amour anime l’effort vital, [la courbe d’une telle vie] devient sinusoïde, ascendante, asymptote à un vecteur rectiligne en sa montée… La courbe de destinée d’ici-bas admet une prolongation au-delà, le vecteur rectiligne se projette sur un cycle, la vie mortelle de la personne est projetée sur le cycle liturgique, annuel et perpétuel, de la Communauté religieuse où cette vie s’est consommée ».[2] Massignon, par bonheur, n’est pas toujours aussi abscons qu’il le paraît ici, si même jamais sa pensée n’hésite ni devant la complication inscrite dans la nature des choses et des êtres, ni dans leur surnature, de même qu’elle n’hésite pas, cette pensée, – dominatrice et intransigeante, – à puiser ses signes et ses intersignes dans la totalité du champ des possibles, à toutes les lignes d’horizon de celui-ci, ne se détournant pas non plus, pour tenter de les éviter, des ambiguïtés, si nombreuses, et des contradictions, si violentes parfois, présentes selon Massignon dans le plan de Dieu pour le monde et devant, de ce fait, être affrontées de face, en toute lucidité, en tout courage – courage difficile face à l’Enigme – et en esprit héroïque de vérité, de vérité à tout prix. Tout cela revient à dire que lire Massignon qui –  mises à part, ici ou là, nombreuses et brûlant la tessiture du texte ces contractions polysémiques du dit – et, plus encore, que vivre Massignon, vivre sous l’étoile de Massignon, ses galaxies, ces nuages de Magellan dont il a magnifiquement et douloureusement décrypté la projection tout à la fois réelle et symbolique, n’est pas simple, et qu’il ne saurait l’être. Idéal héroïque. Héroïsme au quotidien, héroïsme du quotidien. Humilité de cet héroïsme qui fut celui de Charles de Foucauld, après voir été celui de François d’Assise et de Jeanne d’Arc, qui fut aussi celui de Hallâj et sera celui de l’ultime grand témoin selon le cœur de Massignon : le Mahatma Gandhi. Lire Massignon, ou bien le vivre, c’est un engagement dans un chemin difficile et touffu, et cela se réfléchit, se décide, se mérite. À condition, bien sûr, qu’on y soit, d’une manière ou d’autre, aidé. Relisons ne fût-ce que les premières lignes de ce texte fabuleux qu’est La Visitation de l’Etranger et qui va décider de toute la suite, de cette « courbe de vie » incomparable, mystique et politique mêlées, fondues l’une dans l’autre, que dessine à nos yeux éblouis l’engagement massignonien dans le tumulte du monde : « L’Etranger qui m’a visité, un soir de mai, devant le Tâq, sur le Tigre, dans la cabine de ma prison, et la corde serrée après deux essais d’évasion, est entré, toutes portes closes, Il a pris feu dans mon cœur que mon couteau avait manqué, cautérisant mon désespoir qu’Il fendait, comme la phosphorescence d’un poisson montant du fond des eaux abyssales. Mon miroir intérieur me l’avait décelé, masqué sous mes propres traits – explorateur fourbu de sa chevauchée au désert, trahi aux yeux de ses hôtes par son attirail de cambriole scientifique, et tentant encore de déconcerter ses juges avec un dernier maquillage, camouflé, de toucher du jasmin aux lèvres et de khol arabe aux yeux, – avant que mon miroir s’obscurcisse devant Son incendie. Aucun nom alors ne subsista dans ma mémoire (pas même le mien) qui pût lui être crié, pour me délivrer de Son stratagème et m’évader de Son piège. Plus rien ; sauf l’aveu de Son esseulement sacré : reconnaissance de mon indignité originelle, linceul diaphane de l’entre-nous deux, voile impalpablement féminin du silence : qui le désarme ; et qui s’irise de Sa venue ; sous Sa parole créatrice… »[3]

Ai-je laissé entendre qu’il arrivait à Massignon, par souci d’être le plus fidèle possible au diktat de la vérité, de forcer l’expression jusqu’à une forme de jargon, de signalisation quasi hiéroglyphique nécessitant une traduction ? Je l’ai dit, et maintenant je le regrette. Un texte comme celui que je viens de citer et qui pourrait faire penser, à travers la confession si intimement pénétrée par l’Esprit, aux textes les plus irradiants de Pascal, se situe du même coup spontanément dans la plus haute tradition française de l’éclair “sensible au cœur” selon le vœu de Pascal, de la poésie la plus désincarnée, “pli selon pli”, selon le voeu de Mallarmé et voici que, par ce texte, nous nous éprouvons placés au sein de la vibration la plus mystérieusement affective, teintée d’une forme d’onirisme ou, si l’on préfère, de songe du réel, qui pourrait être, s’il n’était identitairement massignonien, de résonance et de nature rimbaldiennes, approche désirante et veloutée de cet Arthur qu’entre tous les poètes nous aimons et qui scintille en obscure clarté virginale entre Les Déserts de l’amour et les Illuminations. De ces écrits nuptiaux sous la plume de Louis Massignon, il y en a, et même beaucoup, qui en viennent parfois, à la façon d’oasis paradisiaques, à parasiter merveilleusement d’amples développements arides, effets d’une intelligence supérieure qui sait comme le souhaitait Valéry « enchaîner une analyse à une synthèse ». Que cela soit désormais évident au regard de chacun : Massignon, qui s’en est défendu toute sa vie, est aussi un immense écrivain et – comme les mystiques d’Islam qu’il a profondément aimés pour la puissance de leur Désir : Hallâj, Djelâl-Eddine Roûmi, Farid-Ouddine Attâr – un poète léonin et immaculé.

Poète de la fulguration intuitive. Poète des ruptures saisissantes et d’autant plus illuminatrices qu’elles introduisent dans la pensée discursive, installée simultanément sur plusieurs étages de réflexion scientifique, des verticalités inattendues, inespérées, des collisions qui se transforment en collusions, des diagonales improvisées qui, débarrassées de la géométrie classique, autorisent des convergences que nous dirons pour simplifier post-einsteiniennes. Et, de fait, il y a en Massignon, involontairement nimbé de poésie au cœur de l’action la plus déterminée – de l’action en tant qu’intervention et en tant que témoignage – une manière d’explorateur de la sphère cosmique intérieure, Einstein à sa façon.

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Qu’est-ce que la mystique ? Partant du texte que je viens de rappeler, je dirai qu’elle prend racine dans cette “visitation de l’étranger” que beaucoup espèrent et que certains vivent. “Visitation” n’est pas “visite” : il importe que cela soit précisé dès le départ. C’est l’aspect inattendu, furtif, intense et caressant qui fait le mystère de la “visitation”, rencontre à la fois ouverte et close, close d’abord, ouverte ensuite et dont jamais, semble-t-il, on ne guérit. « Pleurs, pleurs, pleurs de joie », note Pascal soumis de nuit à si écrasante épreuve. A partir de l’heure où cette épreuve lui aura été adressée comme un message étroitement existentiel le témoin n’a plus de cesse que de vouloir témoigner, aux dépens de sa tranquillité, bien sûr, et de son confort intellectuel, aux dépens aussi parfois, chez les plus intériorisés parmi les visités, de leur vie. Et nous savons – je le sais ayant entendu Massignon en formuler discrètement l’âpre désir – à quel point le grand islamologue portait en lui la nostalgie et hallajienne et ghandienne du sacrifice de sa personne par l’acquittement du sang versé comme se restitue une dette mal supportée. Ce point, ce filet de sang plutôt qui filtre à travers toutes les couches superposées ou entremêlées de la personnalité labyrinthique que j’essaie de dévider un peu pour ne réussir à en tenir que quelques fils, ce point d’épuisement ou bien de puisement, aura été pour Massignon, le prisonnier des galaxies comme il se définit lui-même et nous tous avec lui, en humaine condition, dans son superbe essai sur Les Nuages de Magellan[4], point d’orgue d’un destin interrompu à la plus haute note spirituelle qui soit, courbe de vie vibrant à son apogée. Héritage huysmanien de L’Oblat, pensée de la plus secrète pensée du prêtre, sacrifice sanglant à la Péguy du soldat que Massignon fut en une première période de sa vie à Salonique et en Orient, jalousie de fraternité mystique avec plusieurs dont François le stigmatisé et Gandhi l’immolé en regard de la Croix du Christ et d’une autre Croix, comme d’un “substitué”, d’un Abdâl de souche, qui fut dressée un jour de l’an 922 (309 H), le 29 mars exactement, sur les bords du Tigre, à Bagdad : je veux parler, bien entendu, de Hallâj. Mais sans doute convient-il que sur le plus vif de ses vœux compassionnels, la discrétion observée par notre Maître s’impose à nous. Non pourtant que ne soit cité à ce propos son ami Gabriel Bounoure qui écrivit en conclusion d’un court et magnifique essai sur l’itinéraire de Massignon, évoquant un épisode où vers la fin de sa vie ce dernier qui menait plusieurs combats à la fois pour une paix juste en Palestine et en Algérie fut violemment pris à parti par les tenants de l’Algérie française : « C’est ainsi qu’on le vit affronter les injures et la sauvagerie dans des combats de manifestants où son corps affaibli reçut des atteintes qui détruisirent sa santé. Un peu plus tard, il m’en parla sans une plainte, avec une simplicité où transparaissait un bonheur. C’est que son voeu constant, depuis longtemps, était de mourir en témoin, c’est-à-dire en martyr, – deuxièmement de mourir en Terre Sainte. Or il avait souffert violence pour l’honneur du serment et pour la Justice. Et quant à la salle de réunion où ce roi spirituel (pour parler comme Mallarmé) fut jeté à terre, frappé, blessé, piétiné, notre amitié considère qu’il l’a annexée à la terre sainte et qu’ainsi le vœu profond de son existence y fut comblé. »[5]

D’avoir ainsi évoqué, d’une ligne tremblée, le destin secret de Massignon jusqu’à sa ligne d’horizon, il importe, ayant juste aperçu de loin le point d’incandescence de ce destin, de faire retour en arrière, reprenant le fil de notre analyse. Il faut bien avouer que cerner un personnage de cette dimension, en qui tant d’insaisissable se conjoint à tant de rigueur, ne va pas sans multiplicité dans l’approche ni sans circonvolutions au sens propre du terme, et non plus sans des allers et des retours, – par respect, par approfondissement de la quête, par prudence intellectuelle, par affinement “musical” de la séquence vécue.

Retour donc au dessein spirituel à finalité mystique. Non point mystique seulement mais également politique. C’est, bien qu’il puisse aux yeux de certains aller de soi, un mariage inattendu et tout compte fait paradoxal, que celui de la mystique et du politique. Alliance que je dis très singulière et que j’estime tissée d’ambiguïtés. Dieu nous invite-t-il à nous engager dans les problèmes du monde pour tenter de les résoudre en son nom et selon ses vues déclarées ou supposées ou, à l’inverse, souhaite-t-il que nous nous détournions de ce monde-ci pour n’avoir de préoccupation réelle que de ce qu’on appelle l’autre monde, qui, de toute façon, est seul réel et qui, de toute façon, est seul digne qu’on se consacre à lui au sens originel du verbe en qui est présent le sacré ? Problème important, problème essentiel, éternel débat entre Marthe l’active et Marie la contemplative auquel, au long de l’Histoire, beaucoup de témoins de l’Esprit se sont trouvés confrontés et que chacun d’entre eux a résolu selon son tempérament et les circonstances de sa vie. A vrai dire, dans la pensée chrétienne, voire dans l’exemplarité christique, l’ambiguïté est déjà là, inscrite avec éclat. Le détachement, d’une part : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » (Jn XVIII-36) ou encore « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt XXII-21), dit le Christ ; et, ailleurs, en une autre occurrence, c’est une parole d’engagement décisif et même violent qu’il énonce : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive » (Mt X-34), dit-il, ce qui signifie au plan de l’ici-bas l’urgence d’une intervention intraitable, d’une volonté d’action, et d’action immédiate. Cette contradiction, les mystiques d’Islam la connaîtront aussi, peut-être moins dramatiquement que leurs frères et sœurs de chrétienté, et ce sans doute parce que le problème du pouvoir en Islam est soit monopolisé par l’une ou l’autre des délégations de l’omnipotence divine, soit résolu par la codification religieuse ou sociale solennellement promulguée par le Coran. Il n’empêche qu’ici ou là, au nom de Dieu, la question fondamentale de la justice se pose et qu’elle le fait avec toujours beaucoup d’insistance, de solennité, de gravité. Massignon l’avait saisi d’intuition, lui qui savait l’importance déterminante de la notion d’al-Haqq, l’un des Beaux Noms d’Allah, et qui avait voué la plus grande partie de sa vie et de sa pensée à cet extraordinaire témoin de la Justice et de l’“Essentiel Désir” que fut Hallâj, intercis et brûlé pour avoir proclamé, entre autres, par réclusion personnelle et vœu d’hospitalité de l’Absolu : « Ana’l Haqq » : « Je suis la Justice », ou encore : « Je suis la Vérité créatrice ». Car c’est l’osmose totale de ces deux notions qui constituent la clé de voûte du lieu spirituel de l’Islam dans sa volonté d’accomplissement dans l’excellence. Lieu spirituel, point d’aboutissement mystique, mais lieu politique aussi bien, arcature et conjonction de forces qui, se nouant, formeront dans le cœur de Louis Massignon, en réalisation de son destin, le nœud insécable du secret le plus intime de sa personnalité, secret sacré constitué précisément d’une nouaison autour d’une fulgurance, Dieu invisible mais sensible au cœur, “linceul de feu” pour l’âme rafraîchie d’Abraham. Du “Cheikh Admirable », selon le beau titre que lui attribua Jacques Berque, de ce Louis Massignon dont l’exemplarité nous obsède, on peut dire, comme de certains des plus grands mystiques de l’Islam :   : « Que Dieu sanctifie son secret. »

Reste qu’avec Louis Massignon, nous sommes loin, très loin de ce quiétisme qui fait la spécificité, et aussi le puissant charme – au sens étymologique du mot qui hésite entre chant et enchantement – de tant de saisissants mystiques du rayonnement, dont une partie de la tribu soufie. Qui ne se souvient de Râbia al-Addawiya à qui certains demandaient indiscrètement ce qu’elle faisait sur terre : « Je mange le pain de ce monde, répondait-elle, et je fais les oeuvres de l’autre. » Elle était faite surtout de lumière. Massignon, lui, était un fils du feu. L’autre monde, selon lui, exige la justice en ce monde-ci, ce qui est l’une des formes adorables de la compassion de Dieu envers sa créature. « Tout wali (préposé ou vicaire), chargé des affaires des hommes, dit un hadith, comparaîtra devant Dieu, le Jour dernier, la main liée au cou ». Seule l’équité dont il aura fait montre durant son temps d’exercice du pouvoir pourra la délier. Un remarquable essayiste égyptien qui fut lié à Massignon par l’amitié, Georges Henein, écrivit naguère ces lignes intuitives, éclairantes de bien des comportements arabes contemporains, en Palestine et ailleurs : « Le désir de justice crée [dans l’âme arabe] un bouleversement dont l’esprit occidental ne saisit pas toujours la portée et l’ampleur. L’Européen s’arrange avec le désir de justice. Il profère aussitôt une procédure d’appel et, dans un certain sens, entre dans le jeu de l’injustice. Il n’en va pas de même avec l’Arabe. Chez lui, le refus ou la parodie de justice provoque une révolution ontologique. C’est tout son être qui en est changé, comme sont changés sa vision et le regard qu’il pose sur le monde ».

Louis Massignon savait cela et, s’agissant de ses combats pour le monde arabe qui sont ceux qui nous intéressent principalement ici – problèmes qui, de toute façon, sont organiquement liés à la politique française ou à la politique internationale –, c’est sur ce fond de décor tel que brossé par Georges Henein qu’il convient de replacer ses principaux engagements. Le beau mot d’engagement, qui aura connu une si considérable fortune après la Deuxième guerre mondiale, grâce aux écrivains de l’existentialisme athée, ce mot aurait pu être inventé dans une autre perspective par Massignon qui en a toujours su et vécu le sens et la portée. Il avait d’ailleurs une vive estime pour Sartre, dont – malgré leur divergence de vue sur des questions essentielles – il appréciait certaine forme de lucidité politique ainsi que le courage ; il avait de l’admiration pour Camus ; il ressentait par ailleurs une complicité de destin avec Mauriac le journaliste, avec Bernanos le pamphlétaire prophétique, héritiers l’un et l’autre, par des voies aussi tourmentées que mystérieuses, du Huysmans de L’Oblat, du Léon Bloy de Belluaires et porchers et, aussi, outre Péguy, outre Claudel qui voit Dieu malaxer et façonner le monde et les humains en pleine pâte, une pâte à vocation d’hostie, il y a pour Louis Massignon un certain nombre de témoins cachés qui accompagnent de leurs vœux visibles ou invisibles son propre témoignage. Certains, morts, tel que Charles de Foucauld, d’autres, vivants, tel que Jacques Maritain. Certains sont Français, d’autres pas. Et, au mot d’engagement qu’il n’hésitait pas à utiliser à l’occasion, c’est le mot de “témoignage” qui me paraît le mieux caractériser le style d’approche politique institué par Massignon. Le témoignage est loin d’être un état passif, une simple prise de parole portant restitution d’un événement observé ou vécu. C’est d’abord l’acte de percevoir et d’assumer l’événement qui fonde le témoignage, et c’est ensuite l’acte de le porter, cet événement, au risque de sa vie comme il arrive parfois, à la pleine conscience de ceux qui doivent en connaître. Et en connaître pour, s’il y a lieu, s’ils le peuvent, s’ils le veulent – et s’ils le veulent, sans doute le peuvent-ils – pour prendre les décisions nécessaires, les initiatives salvatrices. Témoigner, Massignon l’aura fait toute sa vie. Véridiquement, modestement, coléreusement, dangereusement, seigneurialement. Le mensonge, aux yeux des politiques, est souvent, hélas, trois fois hélas, le premier degré de la sagesse. Or, Massignon, mauvais politique mais grand visionnaire, ne savait pas mentir ; et il n’acceptait pas qu’autour de lui l’on mentît. Alors, de toute sa taille, il se dressait, dénonçant à vif et en écorché vif qui était le menteur, les menteurs, – le mensonge fût-il affaire d’Etat. L’Etat, qu’il servait s’il était installé dans la justice, il l’attaquait, il le harcelait et le pourfendait s’il pratiquait l’iniquité, le mensonge, le retrait de la parole donnée. Pour lui, comme pour Lyautey avant lui, la parole donnée était d’abord parole donnée à l’honneur, et l’honneur est, de l’homme, colonne vertébrale. La parole donnée est aussi, invisiblement, un pacte passé avec Dieu.

Homme debout, homme vertical. Don Quichotte sans une once de Sancho Pança. Homme politique au rebours de la politique, homme d’une politique inspirée, apprise dès les premiers pas de Massignon sur ce terrain miné, en Orient, en Syrie, dans les années 20, face à T.E. Lawrence, le Britannique qui ne put tenir, lui, la parole données aux Arabes des tribus et qui en exprimera son désespoir mais que Massignon – quoique fasciné par on ne sait quelle obscure complicité entre eux de concurrence intellectuelle et de violente compétition – ira jusqu’à détester, sans d’ailleurs le sous-estimer jamais. La France n’ayant pas fait beaucoup mieux dans la question d’Orient que l’Angleterre et n’ayant pas, elle non plus, aidé à la création d’un royaume arabe en Syrie, qui était pour l’essentiel la promesse anglaise incarnée par Lawrence, il y aura, entre ces deux hommes légendaires le mystère d’une forme d’antipathie que je n’ai pas réussi à éclaircir. Si je peux risquer une hypothèse, je dirai que Lawrence manquait déjà aux yeux du jeune Massignon du sens métaphysique de la parole donnée au seul profit du romantisme exacerbé d’un destin solitaire, renard squelettique du désert, tout à la fois évasif et incisif. Mais cette antipathie était peut-être issue d’une force de caractère peu commune chez l’un et l’autre aventuriers spirituels, placés à un moment donné de l’histoire face à un dessein tout à la fois le même et parallèle. Un jour viendra où cette concurrence cessera, infirmée par les actions des deux puissances, l’Angleterre et la France, et diluée dans les réalismes sordides liés à ces actions. Alors, non seulement le malentendu prendra fin, mais venant à célébrer Charles de Foucauld, le principal de ses grands intercesseurs, Massignon plus tard évoquera spontanément Lawrence et le fera avec admiration : Lawrence était malgré tout, aux yeux de Massignon,  l’homme d’une forme d’accomplissement mystique dans l’honneur. L’islamologue écrit : « On a comparé Foucauld au capitaine Lawrence d’Arabie, et on a osé dire, croyant les louanger, que tous deux avaient abusé de l’hospitalité arabe et musulmane. Or, j’ai bien connu Lawrence, Thomas Edward Lawrence, nous avons été nommés, tous les deux à égalité, officiers adjoints de l’émir Fayçal à Djeddah ; je sais par ce qu’il m’a avoué, le jour de la prise de Jérusalem où nous étions tous les deux dans la même auto : s’il a rejeté ses galons, s’il est mort volontairement dans l’abjection, simple soldat aviateur du personnel rampant, c’est de dégoût d’avoir été délégué chez des Arabes révoltés turcs que nous nous étions alliés, pour nous en servir, puis les lâcher, comme s’il était permis à un homme d’honneur de livrer ses hôtes. »[6]

C’est donc bien à la parole donnée que les Etats, au même titre que les individus, font défaut quand ils se révèlent défaillants. Défaillants face à leur vocation la plus haute, face à l’hospitalité reçue. Les Etats plus encore que les hommes. Les hommes vivants plus encore que les hommes morts. Cela ne sera pas sans grave conséquence sur la multiplication de ces “nœuds d’angoisse” qui ont noué le cœur de Massignon sa vie durant, ni sans effet non plus sur l’infléchissement de son action politique – oui, politique si l’on veut – illuminée par la compassion ou peut-être la compatience, pour reprendre l’un de ces mots inventés par l’islamisant et tout mêlé à sa pulsion spirituelle, – intelligence, vision eschatologique, vérité des hommes et des âmes et dynamique intérieure, toutes tissées ensemble comme battement et torsion du voile intime de sa souffrance accompagnant et recouvrant, tel le voile de la Vierge douloureuse de Pokrov, la noire constellation des menaces, visibles et invisibles, qui pèsent sur nous tous. C’est justifier, illustrer la parole si profonde de Charles Péguy, qui pourrait être parole de Halläj ou de tout autre grand soufi : « Celui qui aime entre dans la dépendance de celui qui est aimé. »

Compatience, compatientes : ces vocables sans doute d’inspiration huysmanienne, disent directement cette vertu de patience qui est aussi l’une des plus hautes vertus que le Coran attribue aux fidèles allant jusqu’à affirmer qu’ « Allah est avec le patients », . C’est donc là, entre Massignon et l’Islam, un terme en partage, un autre lieu spirituel d’attenance, lieu essentiel. Cette compatience, ou cette patience de sens coranique, a une double dimension dont le point de croisement est en l’homme : la dimension horizontale qui joint chacun à la souffrance de chacun ou à celle d’une communauté entière, qui est dimension inscrite dans le temps historique et, simultanément, qui est dimension verticale puisque c’est don fait à Dieu que ce partage. Allah inscrit sa présence dans le pacte d’une temporalité sauvée par sa soumission consentante à l’irrémédiable – terme baudelairien, ici aussi inattendu que légitime –, irrémédiable auquel précisément ce consentement que je dis à la fois actif et contemplatif porte remède.

Dès lors s’impose à nous, entre tous massignoniens, le concept et la pratique de la badaliya, la “substitution”. En effet, al-badaliya est un mot arabe signifiant prendre la place d’un autre sur le champ de bataille, le remplacer, se substituer donc à lui. Cette notion musulmane de la badaliya (qui n’est pas sans accointance avec la conception chrétienne du “corps mystique” en qui s’inscrit, via la compassion, la dynamique de la réversibilité des mérites), cette notion, dis-je, Louis Massignon va l’adopter et l’annexer à sa propre approche spirituelle. Dans quelques-unes de ses lettres inédites, il s’en explique admirablement : « Tant que Dieu nous laissait absorbés dans notre souffrance, nous restions stériles, cloués à nous-mêmes. Dès que la compassion nous a fait trouver au-delà un autre souffrant que nous, nous entrons dans la science de la compassion, expérimentalement, nous en concevons la Sagesse ; dans l’immortelle société de toutes les créatures purifiées par l’épreuve, angéliques et humaines, nous entrevoyons la joie de demain à travers la peine d’aujourd’hui, que la malice des anges déchus tente de disjoindre […]. Notre désir de substitution, son désir (celui de Christ), “badaliya” aux plus malheureux, aux abandonnés, aux “ennemis » nôtres, nous fait petit à petit deviner le secret de l’histoire ; qui appartient, disait Léon Bloy, aux âmes de compassion et de douleur ; et c’est par la compassion qu’elles le déchiffrent : en la réalisant ».[7] Et ceci en qui se porte parallèlement, selon la même direction et le même sens, le témoignage de l’Islam à son point d’incandescence mystique : « De telles âmes amoureuses, qui ont reçu vocation de prier et de souffrir pour tous […] continuent de grandir, et de faire grandir, en intercédant, après leur mort. Ni l’échec, ni la mort ne flétrissent pour toujours le bon vouloir inachevé d’âmes immortelles, et l’avortement prétendu de leur passé défleuri ne les prive pas de pouvoir refleurir et fructifier enfin, chez les autres comme chez nous-mêmes. Notre finalité est plus que notre origine, Hallâj l’avait déjà remarqué (Sh.177 ; “ quoi de meilleur, l’origine, où la fin ? puisqu’elles ne confluent point, comment choisir entre elles deux ? La fin n’est pas saveur de préférence, mais réalisation [ …] ” ; et Ibn Arabi a constaté sous forme paradoxale en ses “tajalliyât” que nos prières ravivées par nos vœux peuvent parfaire les œuvres abandonnées, l’immortalité inachevée de nos anciens, tout autant que celle de nos contemporains. »[8] Reste que la badaliya a pu inquiéter à juste titre certains musulmans de sens pur qui ont cru voir dans cet exercice de la substitution consentie par les croyants chrétiens à leurs frères musulmans une manière d’intercéder pour eux auprès de Dieu dans l’espoir de leur ralliement final au credo de l’Incarnation, accomplissement enfin advenu, selon Massignon, de la promesse faite à l’Islam, à travers et au delà de Muhammad, “prophète négatif”[9], en attente d’un achèvement.

Faire, parfaire, réaliser, achever : voilà ce que l’Esprit saint, sous quelque forme qu’on lui prête et sous quelque nom qu’on lui donne, demande, par les chemins de la badaliya, qui mêlent événements internationaux et retombées minimes et quasi imperceptibles de destins chers, grands ou moins grands, à ceux qui sont les émetteurs d’un vœu et les proférateurs d’un serment. Au nom de ce vœu et de ce serment qui seuls, par la tension qui se forme entre eux tel un champ de force entre deux pôles magnétiques, Massignon, homme vertical, est, intense nuage chargé d’électricité et bientôt tout hérissé d’éclairs, porté à agir. L’intuition, qui est l’un des noms possibles de l’inspiration, est son guide fulgurant. Il voit de très loin venir les choses et c’est là aussi le privilège de son génie, l’un des plus décisifs qui soient au plan de la vision et des plus déterminés au niveau de l’action. Sa culture, sa prodigieuse culture, chaque fois dépassée par l’illumination du cœur, est l’aliment de ce feu qui le dévore et va à la dévoration de toutes les impuretés que ce feu touche. Il est de la race des Sept Dormants d’Ephèse,            , de Jeanne d’Arc, de Charles de Foucauld, de Gandhi ; et le fils spirituel de notre Hallâj, tous témoins et victimes rayonnantes de “l’Essentiel Désir”. Dès avant que le Maghreb ne commence à vraiment bouger, il sait qu’il va bouger et confie, non sans colère, à Vincent Monteil qui le rapporte : « Quand cesserons-nous d’exporter des “impossibles” ? » Notre Jeanne d’Arc et notre Révolution ont formé ici les nationalistes pour l’indépendance. Au lieu d’une répression aussi néfaste à Sétif qu’à Damas, il fallait être justes et sincères. Ne pas attendre 1944 pour le droit de vote aux Algériens […] Au Maroc, comme ailleurs, le protectorat est dépassé : que n’a-t-on fait à temps un traité avec la Syrie ! »[10]

La “parole donnée” est, en politique, son seul et inépuisable viatique. En 1918, on le sait, il fit partie de la commission qui mit en place les fameux accords Sykes-Picot signés le 16  mai 1916, entre la France et la Grande-Bretagne, pour effectuer le partage de l’Empire ottoman avant sa chute. Il fut chargé de mission en Syrie par Aristide Briand et manifesta énergiquement par la suite son indignation, je l’ai dit, au sujet du parjure anglo-français et du manque à la parole donnée par la France aux Arabes de leur créer un royaume indépendant. Il condamna la bataille de Maïssaloun qui mit fin au bref intermède du royaume syrien de Fayçal et permit l’établissement du mandat français sur la Syrie.

Mais c’est surtout au moment de la création de l’Etat d’Israël en 1948, puis à l’occasion de la déposition du Sultan Mohammed V du Maroc et de sa déportation à Madagascar en 1953, enfin au cours de la terrible et triste guerre d’Algérie que Massignon va déployer ses ailes d’Archange de Dieu avec, à la main, au service de la Vérité et de la Justice, l’épée flamboyante. Ce non-violent était, à l’occasion, un violent : il avait la parole forte et façonnée d’or vierge, inapte à la dissimulation, à la ruse, fût-elle diplomatique, à la compromission. C’est vrai que ses principales armes étaient la prière et le jeûne, la mobilisation incessante de son énergie militante, l’engagement total au service des hôtes abusés, de l’hospitalité violée, de la foule immense des plus démunis, des humiliés et des offensés, des persécutés et des opprimés, des nombreux groupes de personnes déplacées. Le prophète visionnaire est aussi le visiteur régulier des pauvres prisonniers “Nordafs” de Fresnes. Car, ainsi que le note Vincent Monteil dans son introduction à Parole donnée : « C’est en [des] instants d’éternité concentrée que l’âme, à travers la série “apotropéenne” de ses sœurs compatientes, selon la vieille idée musulmane des Abdâl, reprise par Huysmans, fait retomber sur le Point Primordial (l’Oméga de Teilhard de Chardin) l’explosion de la lumière et de la vitesse en même temps, dans toute la lucidité de l’Amour. On accède à ce Point Primordial, secret, au secret du cœur, par les œuvres de miséricorde, en compatissant aux cinq prisons : la nature humaine, la pauvreté, la maladie, le sommeil, la mort. Au lieu des pèlerinages externes des intercesseurs, les âmes compatientes visitent les prisons […] : au bagne de Calvi pour les cinq parlementaires malgaches, au fort Qayar pour le professeur Sâdighi, à Bagdad pour K.Chadvichi, à Antsirabé pour Mohammed V, à Ambohitsatrina pour l’interdit Jules Ravaino, au Carcel Modelo de Mislata (Valence), lieu de suicide d’un ami désespéré. Visites efficaces, puisque déterminant des “libérations”.»[11]

Massignon visionnaire en politique. Voici trois courtes citations, parmi tant d’autres possibles, pour en témoigner : « Le salut du monde, écrit-il en 1948, dépend de plus en plus d’Israël, du caractère qu’il imprime à son retour au pays ; il n’y pourra rester que s’il accepte, avec un contrôle international suprême, d’y vivre à égalité avec les musulmans (dont Jérusalem est la première “Qibla”) et avec les chrétiens qui sont tous natifs de Nazareth, de par le “fait” marial de l’Annonciation ».[12] A propos des personnes déplacées, problème si terrible dans le monde d’aujourd’hui et chaque jour plus insistant, plus angoissant, il note déjà  en 1950: « C’est […] de partout, chaque jour, avec les progrès des communications et de l’information, que la souffrance des hommes attise notre prière désolée et obstinée de “substitués”. Pour ces masses de travailleurs déracinés par les mouvements de convection que brassent les spéculations économiques, en déplaçant les camps de travail ».[13] A propos de ses amis arabes enfin, il formule dès 1922 ce vœu jusqu’à ce jour, hélas, non accompli : « Puissent les Arabes trouver au bout de l’étape qui commence, après la longue usure diplomatique des volontés et des caractères, après cette lutte encore plus dure de l’homme seul contre sa destinée, la récompense de l’endurance que le désert seul enseigne et que ceux qui ne l’ont pas connu ne sauraient comprendre, puissent-ils trouver un jour, après la tentation des mirages, le puits des eaux vives et les dattiers de l’oasis, où se cueillent les palmes, pour le triomphe. »[14]

Massignon est un immense mystique. Doublé d’un immense poète, – même s’il s’en défendait. Son engagement spirituel et humain est tributaire de cette altitude qui est la sienne, prisonnière d’une nostalgie encore plus exacerbée et d’une condition enfermée dans un univers clos et dont il souffre comme d’une cellule imposée : à l’homme, à l’âme. Voici les phrases sur quoi s’achève ce texte superbe et formidablement dense consacré aux Nuages de Magellan : « En ce moment où l’enthousiasme un peu naïf des masses lève ses regards vers les cosmonautes et les fusées à l’assaut des nuages interplanétaires, les Nuages de Magellan nous avertissent de l’humanité “emmurée vivante”, non seulement dans ses axiomatiques théoriques, mais dans les dimensions finies de l’univers expérimentable. Depuis 1912, ces deux Nébuleuses, fenêtre ouverte en apparence sur l’au-delà de notre Galaxie, ne nous révèlent que la fuite des autres Nébuleuses. Ce qui accule maintenant notre pensée où l’enceinte infrangible de notre prison spatiale et temporelle ; en expansion ultra-rapide sans doute, mais inexorablement “bouclée” par cette voûte des Cieux, où la courbure einsteinienne de l’Univers enferme l’explosion de la lumière primordiale, les faisceaux de ses rayons cosmiques plongeant dans l’infinie ténèbre et le néant de l’abîme. »[15]

Nous voici à quelques centaines de milliers d’année-lumière de la politique. Du moins serait-on tenté de le croire. En fait il n’en est rien. “L’emmurée vivante” habite toutes les dimensions de notre galaxie, appelant à l’aide et requérant notre secours. C’est autre morale du héros que cette attirance cosmique négative, justement contredite par on ne sait quelle lumineuse humilité d’ici, quelle espérance criée au sein du plus sombre hic et nunc : « clameur à répercuter dans toutes les zones de douleur de ce monde déchiré, dit Massignon, pour que se lèvent ceux qui pensent, comme Ghandi, que le monde ne peut être soulevé et sauvé que par un peu d’héroïsme. »[16] Un peu ? Il n’y a pas de peu dans l’héroïsme. Massignon est là pour, exemplairement, nous en convaincre.

Salah Stétié

[1] Paul Valéry : Très au-dessus d’une pensée secrète, “entretiens avec Frédéric Lefèvre”, nouvelle édition, de Fallois, Paris, 2006. [2] Louis Massignon : “Etude sur une courbe personnelle de vie : le cas de Hallâj, martyr mystique de l’Islam”, in Opera Minora, tome II, Dar Al-Maaref, Beyrouth, 1963. [3] Louis Massignon : “L’Idée de Dieu”, in Opera Minora,(tome III), op.cit. [4] Louis Massignon : “Les Nuages de Magellan”, in Parole donnée, Julliard, Paris, 1962. [5] Gabriel Bounoure : “Louis Massignon, itinéraire et courbe de vie”, in L’Herne, cahier 13, numéro spécial consacré à Massignon, sous la direction de Jean-François Six, Paris, 1968. [6] Louis Massignon : “Toute une vie avec un frère parti au désert : Foucauld”, in Parole donnée, Julliard, Paris, 1962. [7] Al Badaliya : Lettre n°10 (inédite) [8] Louis Massignon : “Etude sur une courbe personnelle de vie : Le cas de Hallâj, martyr mystique de l’Islam”, Opera Minora, tome II, op.cit. [9] cf. Michel Hayek : “L. Massignon face à l’Islam” in L’Herne, op.cit. [10] Vincent Monteil : introduction à Parole donnée, op.cit. [11] Vincent Monteil : introduction à Parole donnée, op.cit. [12] Propos rapportés par Franck C. Sabran, Palestine Dilemna, Public Affaires Press, Washington, 1948 [13] Louis Massignon : Al Badaliya, 1959, inédit. [14] Louis Massignon : “L’Arabie et le problème arabe”, in Opera Minora, III, op.cit. [15] Louis Massignon : “Les Nuages de Magellan”, in Parole donnée, op.cit. [16] Louis Massignon : “L’exemplarité singulière de la vie de Ghandi”, in Parole donnée, op.cit.

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