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Invité au salon du livre de Brive le 7 novembre 2009

Par PIERRE ASSOULINE

(…) Un écrivain était honoré hier soir à Brive. Pas un ancien otage. Pour autant, ce passé-là, qui le poursuit de manière subliminale de livre en livre car on se débarrasse pas d’un tel cauchemar, lui fut rappelé dans des allocutions. Une coïncidence a voulu que les lettres libanaises fussent cette année à l’honneur à Brive. Impossible d’en sortir. Comme si tout devait l’y ramener. Mais s’il en souffrit, cet homme d’une rare élégance d’âme n’en souffla mot. Une anecdote personnelle l’illustre à mes yeux à jamais : il y a un quart de siècle environ, alors que je venais de publier une biographie de Gaston Gallimard, je reçus un coup de téléphone dont j’ai conservé les paroles au creux de l’oreille : « Bonsoir, Je m’appelle Jean-Paul Kauffmann. Il est bien, votre bouquin. Je lui consacre une page demain dans Le Matin de Paris. Mais j’y ai relevé trois coquilles, une erreur de date et un oubli fâcheux. Je ne les ai pas signalés dans mon papier pour ne pas vous embarrasser mais je voulais vous le dire pour la réimpression. »
Voilà l’homme.
Hier soir, quand il eut achevé sous les applaudissements son discours rédigé d’une belle graphie humble, ronde et pleine, on vit le poète libanais Salah Stétié bondir spontanément de sa chaise au premier rang, grimper sur l’estrade en dépit de ses 80 ans et étreindre fortement et longuement Jean-Paul Kauffmann, comme s’il lui présentait les excuses de tout le Liban pour une fois réuni, sans qu’un seul mot ne fut prononcé.
Dans cet instant de grâce nous revint en mémoire la définition de la poésie tel que Jean Tardieu, premier lauréat de ce Prix de la langue française en 1986, l’envisageait : « La poésie, c’est quand un mot en rencontre un autre pour la première fois ». Il en va des mots comme des silences. Texte intégral (Kauff
mann se construit des châteaux en Courlande) SUR LE BLOG DE PIERRE ASSOULINE.

Fabrice Pliskin « Une odyssée littéraire, de Malte à Beyrouth »

Le Nouvel Observateur, 5 novembre 2009

Ulysse ok

L’écrivain Daniel Rondeau, ambassadeur de France à Malte, a emmené une vingtaine d’écrivains à bord d’un pétrolier ravitailleur sur les traces d’Ulysse, premier des migrants

Dauphins à bâbord. Sous le ciel bleu d’octobre, le pétrolier ravitailleur de la marine française, la « Meuse », vogue vers Tunis avec ses 16 000 tonnes de carburant, ses 150 hommes d’équipage, son système de missiles Simbad, ses deux moteurs Brenda et Tabatha – «ainsi nommés par référence à deux actrices d’une certaine cinématographie», dit le chef des machines avec son accent de Toulouse. Sur la plate-fo

rme, dans les effluves de blanquette de veau, une dizaine d’écrivains déambulent au soleil matinal, comme s’ils faisaient les cent pas dans le jardin d’Epicure.

ulysee malte

Le poète Salah Stétié, ancien ambassadeur du Liban, petit bonhomme chauve, aristocratique, enrhumé et resplendissant, expose au commandant, bras dessus, bras dessous, quelques supplices orientaux d’antan. «… Sachez-le, mon commandant. A Alger, on vous aurait patiemment broyé le crâne avec un pion; à Tripoli, on vous aurait plongé jusqu’au cou dans une jarre pleine d’huile de sésame,

et une fois attendris les tissus de votre chair, on vous aurait, d’une main délicate, arraché la tête…», dit l’auteur de l’«Inversion de l’arbre et du silence», en roulant les r avec gourmandise. Et d’évoquer les cinq années de captivité de Cervantès à Alger et son rachat pour quelques pièces d’or. «On est peu de chose.»

Ami de Michaux et de Cioran, Salah Stétié est le dandy patriarche de l’opération Ulysse 2009. Ambassadeur de France à La Valette depuis le 23 juillet 2008, l’écrivain Daniel Rondeau a imaginé ce «voyage symbolique» sur les traces d’Ulysse, avec des escales de Malte à Beyrouth, où Le Clézio est attendu. Rondeau doit sa nomination à Bernard Kouchner. «Je lui ai dit que j’en remerciais la providence. Il m’a dit : remercie Bernard Kouchner.» Il ajoute : «A Chypre, il y aura un concert avec des chanteurs israéliens et palestiniens, dont certains sont de Gaza : c’est quand même du lourd.»

Tandis que le navire traverse des champs de méduses, accoudé au bastingage, le poète tunisien Moncef Ghachem, moustachu, rubicond et parfumé au Lanvin For Men, salue le vent du nord-ouest qui, tel un dieu, nous accompagne. «Pour les Tunisiens, c’est le meltem; pour les Siciliens, c’est le melo tempo; en France, c’est le mistral. Et chaque peuple s’attribue l’origine du mot», explique l’auteur de «l’Epervier», fils et petit-fils de pêcheur. Pendant ce temps-là, sa fringante compatriote, l’écrivain Hélé Béji, tailleur-pantalon, fondatrice du Collège international de Tunis et auteur de «Désenchantement national», se félicite «de ne plus entendre cinq fois par jour les vociférations du muezzin» près de sa maison. «Je bois du whisky sur ma terrasse, alors ça ne leur plaît pas», confie son mari, un avocat de Tunis, une ville où, désormais, certaines putains, pour subjuguer le chaland, portent le voile intégral. Attention, ne pas se tromper…

La « Meuse » tient lieu de salon et d’agora. Hier soir, pendant le cocktail sur la plate-forme hélicoptère, Mme Arafat, dont le frère est ambassadeur de Palestine à Malte, vantait les talents d’Amos Oz et de David Grossman et les frontières de 1967. «Je n’avais encore rien lu de vous. Je viens de commencer votre «Carthage»», dit ce matin le commandant à Rondeau. «Ne manquez pas la page où il parle de moi, dit Hélé Béji. Sous une masse de cheveux gris, l’écrivain grec Takis Theodoropoulos compare le guerrier Ulysse à un officier nazi et raconte comment il a failli devenir le plus grand démagogue de son pays : «Avec des amis, nous avions créé le club Personne, car, en Grèce, «personne» n’est responsable des émeutes, ni des scandales. Les graffitis florissaient. Votez «Personne» ! Imaginez les sondages, si nous avions formé un parti. Qui souhaiteriez-vous avoir comme Premier ministre ? – Personne…»Il ajoute qu’il s’est fait »engueuler»par sa mère pour n’avoir pas voté socialiste aux dernières élections législatives anticipées. Il travaille à un roman où le démon de Socrate revient au XXIe siècle arbitrer la querelle entre le philosophe et Aristophane : qui fut le vrai Socrate, le sophiste ripoux des «Nuées» ou le maïeuticien de Platon ?

L’homme en noir à côté de Theodoropoulos, c’est Salim Bachi, 38 ans, Algérien de Paris et fumeur de havanes. Son roman «le Silence de Mahomet» est censuré en Algérie et en Tunisie. Entre deux éclats de rire, il évoque son prochain ouvrage («l’histoire d’un Sindbad qui voyage à travers les femmes») et les brunes étudiantes qui ornaient les débats au Parlement de Malte, dans le cadre d’Ulysse 2009 («Il a raison, Frédéric Mitterrand»). Quant au romancier égyptien, Gamal Ghitany, seul non- francophone de cette homérique phalange, vous n’osez l’importuner : il écoute Oum Kalsoum et Haendel sur son iPod, les yeux face à la mer.

La veille au soir, a Zebbug (Malte), dans une ambiance de colonie de vacances, les écrivains visitaient les jardins de la résidence de Daniel Rondeau, avec ses pamplemoussiers, son caroubier à punching-ball (l’ambassadeur s’entraîne avec un ex- champion de France de boxe) et ses oliviers. «Comment dit-on olivier ?», demande Rondeau. «Zeboudj», répond un député algérien du FLN «Mais non, c’est zeitoun», rectifie un des croisiéristes maghrébins en tirant la langue dans le dos du député et en ajoutant à voix basse : «Zeboudj, c’est berbère. Berk !» Ô union méditerranéenne !

«Chaque pute dans son bordel», lâche le capitaine d’armes devant son assiette de blanquette de veau. Façon gouailleuse d’expliquer la répartition de l’équipage entre les divers carrés – et de marquer peut-être que les poètes n’ont pas le monopole de la métaphore. Pilier de la salle de musculation, cauchemar des narcotrafiquants, plastiqueur de phares et de pipe-lines, le capitaine d’armes n’a peur de personne – «sauf de ma femme, quand elle est en colère, ça drope dans Bah el- Oued !» «J’ai la même», renchérit un autre officier avec stoïcisme. Athéna aurait-elle donné à l’Ulysse moderne les traits de cet athlétique et hospitalier capitaine d’armes qui s’interdit tout dessert, tandis que nous nous ruons sur les glaces Magnum à la vanille ?

« Aujourd’hui, Ulysse est noir, né en Erythrée ou en Somalie. Il dérive sur la Méditerranée et, trop souvent, il se noie au large des plages d’Europe », selon l’âpre formule de Rondeau. Cette année, 1131 migrants venus de la Corne de l’Afrique, du Mali, du Nigeria ou du Niger ont été recueillis à Malte. L’une des premières actions diplomatiques de l’infatigable Rondeau fut de convoyer en France 100 de ces Ulysses : «Un charter à l’envers» Selon un rapport des Nations unies cité au Parlement de Malte dans le cadre des rencontres Ulysse 2009 par Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne, «un migrant qui vit dans un pays à faible indice de développement humain divise la mortalité infantile de sa progéniture par 16 et multiplie ses revenus par 15».

A l’heure des «délits de solidarité», Rebecca Cremona, cinéaste maltaise, tournera en septembre 2010 le premier long- métrage de sa carrière et de l’histoire de Malte. Assistante vidéo de Spielberg sur «Munich» («un film nul»), son scénario s’inspire de l’histoire du «Simshar».

«En juillet 2008, dit-elle, un bateau de pêcheurs maltais, le « Simshar », a fait naufrage au large de Malte, entre la Sicile et Lampedusa. Sur ce bateau, il y avait le père, le fils, le grand-père et deux hommes d’équipage, l’un maltais et l’autre somalien. Plusieurs bateaux sont passés près des naufragés, les ont vus, mais personne ne les a secourus, car ces bateaux pensaient qu’il s’agissait de clandestins, et que, s’ils les secouraient, ils enfreignaient la loi, qu’on allait les prendre pour des passeurs. Conséquence : tout l’équipage du « Simshar » s’est noyé, sauf le père.»

Non-assistance à personne en danger qui, dans ce contexte de «littérature méditerranéenne», n’est pas sans rappeler Clamence, le héros de «la Chute» de Camus, coupable de n’avoir pas secouru une jeune femme tombée dans la Seine, dit-il. La Chute de la zone euro ? Méditerranée, cimetière marin ? «Par quel miracle transformer en démocrate celui qui n’a jamais vu le monde ? Comment acquérir des vertus politiques dont on vous refuse l’apprentissage réel ?», s’interroge Hélé Béji. Pour cet auteur, refuser des visas aux jeunes Tunisiens comme le fait l’Europe, c’est leur ôter toute chance de mordre à l’humanisme, c’est les condamner au repli et au fanatisme.

Ithaque, espace Schengen. Sur un mode plus badin, Gamal Ghitany imagine l’odyssée d’Ulysse dans le monde contemporain : «Emprisonné en Libye, mise en quarantaine en Egypte dans le cadre des mesures contre la grippe A, pris pour un terroriste en Israël, et pas de visa pour l’Europe…» A côté, les sirènes, Polyphème ou Charybde et Scylla, c’est le Club Med.

PS –
Camus par Jean Daniel
« Il faut aller à la vérité de toute son âme, disait Alain. » Au Collège international de Tunis, Jean Daniel parle de Camus, sans notes, dans le cadre de l’opération Ulysse 2009. Pour évoquer l’homme qui défendrait sa mère avant la justice, l’auteur des « Miens » commence par parler de sa propre mère. « J’ai fini par découvrir qu’elle recevait des lettres anonymes ou signées ; on la menaçait, si je continuais à écrire ce que j’écrivais », dit-il, par allusion à son combat contre le colonialisme et pour l’indépendance de l’Algérie.
«J’admirais Camus. Quand vous admirez quelqu’un, s’il pense que vous avez tort, alors, vous n’êtes plus sûr d’avoir tout à fait raison.»
Camus est né à Mondovi. Jean Daniel, né à Blida, cite avec émotion le mot que lui écrivit l’auteur de «l’Etranger» après leur rupture politique : «L’essentiel est que nous soyons, vous et moi, déchirés.» Et tandis que Jean Daniel retrace le parcours philosophique de Camus, du déchirement kierkegaardien à l’éloge grec de la mesure et à la modération apollinienne de la social-démocratie, on entend s’élever, au-dehors, la voix du muezzin.

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(…) Alors, juste un symbole, cette belle traversée ?
« Nous faisons un voyage de sages dans une région folle, lance le poète libanais Salah Stétié. Mais je crois qu’aujourd’hui, plus qu’hier, les symboles comptent pour les déshérités, les meurtris. Que dit d’autre l’étonnante rapidité du Nobel d’Obama ? Elle dit : Tu es un grand symbole et nous comptons sur toi, alors, nous te ravitaillons de notre appui. »
On a toujours besoin d’un ravitailleur.

Lire sur le même sujet l’article de L’Express http://www.lexpress.fr/culture/livre/beyrouth-l-ambassadeur-et-le-prix-nobel_796582.html ou celui du Figaro http://www.lefigaro.fr/livres/2009/10/29/03005-20091029ARTFIG00457-sur-les-traces-d-ulysse-.php

 

Ritta Baddoura « Salah Stétié, tisseur de passerelles »

in Le Monde des livres, 29 octobre 2009

C’est un itinéraire intime et audacieux dans l’oeuvre de Salah Stétié que propose En un lieu de brûlure. Avec cette publication, le poète et essayiste libanais intègre sa place auprès des « grands vivants » de la collection « Bouquins », chez Robert Laffont. Il établit des passerelles, qui sont autant de filiations, entre cultures et genres littéraires.

Pierre Brunel signe la préface de ces œuvres choisies sous la direction de Stéphane Barsacq. Ensuite, c’est Salah Stétié lui-même qui présente son « autobiographie à vol d’oiseau », d’une voix que l’âge rend encore plus lucide. En un lieu de brûlure rassemble, au coeur de quatre grands domaines (poésie, essais, aphorismes et inédits), des livres pour la plupart introuvables, comme Ur en poésie (Stock, 1980), remarquable écrit de théorisation poétique, des récits de voyage, ainsi que Lecture d’une femme, unique roman de Stétié.

en un lieu de brûlureOn trouve aussi dans ce volume quelque 300 pages d’inédits, autour de grands écrivains – Cioran, Jouve, Mandiargues, Du Bouchet – que l’auteur a connus et dont il parle avec la reconnaissance d’un insatiable lecteur.
Salah Stétié aura 80 ans en décembre prochain. Né à Beyrouth, il y fait des études de lettres et de droit, et suivi l’enseignement de Gabriel Bounoure (1896-1969). En 1951, une bourse lui permet de s’inscrire à la Sorbonne. À l’enseignement « poétique » de Bounoure à Beyrouth, succédera « l’enseignement mystique et fortement engagé » de Louis Massignon (1883-1962) à Paris. Par ces rencontres déterminantes, le jeune Stétié redécouvre les grands mystiques de l’islam et élit le français comme sa langue privilégiée d’expression. De retour à Beyrouth en 1955, il s’adonne à l’enseignement et fonde « L’Orient littéraire et culturel », supplément hebdomadaire du quotidien politique de langue française L’Orient. Par la suite, il entre dans la carrière diplomatique – il occupera notamment le poste de délégué permanent du Liban à l’UNESCO.

Salah Stétié a accompli la traversée inverse de Rimbaud et de Nerval : celle qui porte le feu de l’Orient vers l’Occident. Il est l’un des rares écrivains arabes qui ait, à partir de sa tradition propre, réalisé en français la rencontre originale de la tradition littéraire française, du romantisme allemand et des mystiques soufie et zen.
La poésie de Stétié est une écriture des sensations primitives : tout ce que le corps éprouve et retient pour poser les repères de l’espace et du temps. Cette écriture naît de l’excès du rien. Elle exprime ce qui, de l’Univers, est aspiré par le trou noir. Elle interroge l’origine, s’aventure dans l’obscurité première, celle qui précède l’explosion de vie, et cela donne à ses mots l’éclat et la célérité de la lumière.

L’Union pour la Méditerranée : interrogations et perspectives

Conférence inaugurant le cycle de conférences organisé par le CEREM (Centre d’Etudes et de Recherches de l’Ecole Militaire à Paris) sur le projet d’Union pour la Méditerranée,  le lundi 2 février 2009

L’UNION POUR LA MÉDITERRANÉE :

INTERROGATIONS ET PERSPECTIVES

Aujourd’hui, par tous les problèmes qu’elle pose, la Méditerranée se trouve au centre de bien de nos préoccupations de la planète. Longtemps on l’avait crue morte, devenue aux yeux des civilisations plus actives et plus dynamiques du Nord une Méditerranée-musée, un espace monumental voué aux grands raffinements des plus belles créations esthétiques du passé. Vaste dépôt des plus ingénieuses inventions de cultures, voire de civilisations désormais effondrées sous leur propre poids prestigieux : l’Empire romain, la Grèce, l’Empire byzantin, l’Andalousie, l’Empire ottoman, Venise, les grands Empires occidentaux (l’anglais et le français notamment) établis par le force des armes et le pouvoir de la technique et de la technologie sur les rives sud et orientale de la plus féconde des mers.  Mer où sont nés tous les mythes qui nous gouvernent, mer des trois crédos abrahamiques, mer où la grande poésie épique et lyrique a vu le jour, mer des philosophes qui alimentent aujourd’hui encore notre pensée sous toutes ses formes.

Non, la Méditerranée n’est pas morte et le poids de ses cultures contrastées et complémentaires ne l’a pas tuée. Finie l’emprise coloniale après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, voici qu’elle se réveille, comme parfois ses volcans, avec violence, qu’elle réclame sa place dans le nouveau concert des nations, la reconnaissance de ses identités multiples, la justice, l’égalité dans la conscience de soi reconquise.  Les revendications se font dans le désordre, dans l’irrationalité souvent, parfois dans le sang, le tout longtemps attisé par l’aveuglement et l’égoïsme occidentaux, l’incompétence des plus puissants (les États-Unis d’Amérique), l’impéritie des autres (les États européens en particulier).

Comment dans ces conditions résoudre les questions nouvelles et souvent terribles qui se posent et ne trouvent pas, depuis un demi-siècle ou des dizaines d’années, leur solution : l’interminable conflit israélo-arabe, la montée des intégrismes, les tensions du Liban, les effets du terrorisme en Afrique du Nord, l’instabilité et les impasses surgies dans l’ex-Yougoslavie, la volonté de la Turquie de faire partie intégrante de l’Europe et, en marge de tout cela, les guerres d’Iraq et d’Afghanistan, la montée en puissance de l’Iran, les crises issues d’une mondialisation mal pensée et mal faite.

C’est à cet ensemble de questions et de problèmes que ma réflexion va tenter de répondre.

1- L’importance de la Méditerranée, je viens de le dire, est beaucoup plus grande que son aire. Importance géographique au point de rencontre de trois continents dont découlent dans l’histoire et la culture son importance géopolitique et son importance géoculturelle.  La Méditerranée sera, en outre, la principale voie de communication des trois continents jusqu’à la découverte au XVIe siècle, un peu par Christophe Colomb, beaucoup par Amerigo Vespucci et Vasco de Gama, de la route atlantique confirmée par la rotondité de la terre et, aussi, par la découverte des Amériques. La route des Indes et de l’Extrême-Orient se faisant désormais par l’Ouest, on peut croire à une éclipse momentanée de la Méditerranée, qu’en fait l’Histoire n’a jamais confirmée vraiment.

2- D’où vient le prestige de la Méditerranée ?  Elle constitue un bassin maritime central et circonscrit où viennent se déverser les vagues successives de populations venues de trois espaces : l’espace de l’Est (l’immense Asie), l’espace du Sud (l’Afrique), l’espace du Nord (l’Europe). Espace accidenté, souvent montagneux, et réduit. Ses peuples, les ethnies qui viennent là butent soudain contre la mer ; or le plus souvent il y a déjà des gens installés sur place.  D’où guerres, confrontations sanglantes qui mettent en cause non seulement les hommes, mais leurs dieux, leurs mythes et leurs croyances aussi bien. « Hostes, hospis » est la première réaction de l’homme méditerranéen : « Étranger, ennemi ! », formule qui se décline dans toutes les langues du Mare Nostrum. Puis des aménagements s’établissent entre les installés sur place et les survenants, des osmoses s’opèrent, des mariages ont lieu, de nouveaux équilibres s’établissent dans lesquels chacun trouve son compte.  Le métissage est la règle majeure en Méditerranée : chacun s’enrichit de la richesse de l’autre : richesse matérielle, richesse morale, partage des apports techniques, fusion linguistique, spirituelle, civilisationnelle. Cela peut prendre parfois des siècles, mais la victoire de la convergence, puis de l’unité, est inévitable. Cela s’est passé partout et toujours en Méditerranée et cette synthèse finale au niveau des racines, à la base en quelque sorte, est peut-être la dimension fondamentale de l’inconscient social de l’humanisme méditerranéen, – sur le plan humain, mais sur le plan divin aussi.  Le Méditerranéen commence par dire : mon dieu est meilleur que le tien, puis il dit, dans un second temps : ton dieu vaut bien le mien, puis il finit par dire : ton dieu est le mien. C’est ainsi sans doute qu’est né et que s’est répandu le monothéisme.  Il faut en même temps voir dans cette adaptation et cette indifférenciation, l’une des origines du scepticisme méditerranéen qui, à travers tant de penseurs, se développera chaque fois que possible dans la perspective philosophique et dont l’un des champions est Apulée.  Mais en attendant, on verra les civilisations successives s’enchaîner l’une à la suite de l’autre au Proche-Orient puis sur les deux rives nord et sud de la Méditerranée, adopter les divinités les unes des autres, ou modifier les leurs pour les faire coïncider avec celle des vainqueurs, l’empire romain, quant à lui, sûr de sa force, annexant, avec les territoires et les cultures, les panthéons intégraux des peuples qu’il soumettait.  Plus tard, à l’heure du monothéisme, on verra le christianisme, tout en rompant avec le judaïsme, faire sien l’ensemble des textes de la Bible devenue l’Ancien Testament face au Niveau Testament christique et plus tard encore l’Islam inscrire son message dans la lignée de ceux de Moïse et de Jésus dont il fait de grands prophètes, annonciateurs de son propre Messager, Mahomet. Il faut, à propos du monothéisme abrahamique, accepter l’idée d’un syncrétisme sélectif, repensé en profondeur mais qui, d’un credo à l’autre, n’en provoque pas moins des infiltrations, des porosités et souvent de fulgurantes convergences.  Se souvenir de la magnifique intuition de Louis Massignon : « Les trois credos abrahamiques s‘inspirent des mêmes trois vertus théologales, sauf que le Judaïsme insiste sur l’Espérance, le Christianisme sur la Charité et l’Islam sur la foi. »

3- J’ai parlé de l’inspiration religieuse qui, depuis l’Âge de bronze, au moins, occupe les hommes et les femmes des rives de la Méditerranée, avec les saisissantes médiatrices que j’ai dites, mais ce sont aussi tous les autres savoirs qui, de gré ou de force, par l’influence, les échanges de toute nature, ou tout simplement le commerce – car le commerce est lui aussi partie prenante de l’ensemble, à l’échelle où il est pratiqué du fait de la navigation directe –, oui, tous les savoirs sont également, assez vite, des biens communicables et partagés ; la manière de traiter les métaux, de tailler la pierre, de produire de la poterie, de créer des embarcations, de bâtir des refuges, des maisons, des temples, d’apprivoiser les animaux domestiques, de cultiver les plantes utiles, de s’adonner à la chasse, bientôt même, pour certains, de compter, de lire et d’écrire à travers des signes qui deviendront de plus en plus abstraits, allusifs, métaphoriques, pour aboutir à l’alphabet phénicien emprunté plus tard par les Grecs, et tout cela va coloniser peu à peu tout le pourtour méditerranéen, toujours assailli de nouvelles peuplades venus des quatre horizons et qui voudront à tout prix s’installer là, sur ce rivage fortuné, producteur de signes neufs et de techniques neuves qu’il faut, eux aussi, dominer.  Le processus est toujours le même : violence d’abord, violence armée, refus de part et d’autre, puis combats recommencés, dix fois, cent fois, puis soumission du plus faible par le plus fort, puis adaptation réciproque, acceptation, partage culturel et osmose.  Ce processus est celui qui règne en maître tout au long de la préhistoire et de l’histoire méditerranéennes et jusqu’à nos jours (l’installation d’Israël au Proche-Orient, qui n’est pas encore parvenu au bout du cycle et au stade civilisationnel de la paix et du partage, et avant cela la guerre d’Espagne qui aboutira finalement à l’établissement de la démocratie dans ce pays, puis les différentes guerres balkaniques, la guerre d’Algérie, l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, qui sont des guerre de rupture d’équilibres artificiellement institués et qui n’étaient pas viables dès l’origine).  Ce processus – fascination des avoirs et des pouvoirs de l’autre, volonté de s’en emparer, agression, combats, installation, osmose ou, au contraire, impossibilité de l’osmose et retour de l’agresseur à la case de départ – est celui qui a inspiré et régenté les croissades – autrement dit la colonisation de la rive sud vers l’ouest et jusqu’à l’Espagne andalouse par les cavaliers de l’Islam au VIIe siècle – et, par la suite les Croisades – autrement dit la volonté de s’emparer de la Terre sainte et des richesses du Proche-Orient par les chevaliers chrétiens venus d’Europe au Xe/XIe siècles ; ce sera ensuite, au XIXe et au XXe siècles, la volonté de l’Occident de coloniser le rivage Sud et aussi le rivage Est de la Méditerranée (par Angleterre, France et Israël interposés) et, pour les États-Unis à travers une autre forme de colonisation (violente, hypocrite et rampante) les zones stratégiques et parmi elles les pays producteurs de pétrole.

4- J’ai évoqué le commerce.  La région méditerranéenne a été l’une des plus commerçantes qui aient rayonné dans l’Histoire. Et cela, sans doute, parce que les hommes de cette région dans leur diversité et la multiplicité de leurs apports créatifs et mercantiles, avaient le goût et le besoin des échanges et que, du fait de cette intuition de l’importance de l’autre inscrite à même leur inconscient, ils avaient poussé très loin la curiosité de l’autre dans son altérité précisément.  Ces hommes n’hésitaient pas à franchir des frontières, à traverser de longues distances, à mélanger dans une même passion le commerce des hommes et le commerce des idées, pour aller vers l’ailleurs et les habitants de l’ailleurs, si étranges fussent-ils, afin de les comprendre et de se faire comprendre d’eux, dans une fête concomitante du donner et du recevoir.  Et c’est pourquoi les Méditerranéens sont ceux par qui deux inventions essentielles à raccourcir la distance entre les hommes ont été imaginées et mises en place : la navigation directe d’un point de la planète à l’autre qui évite le cabotage en prenant appui sur un point fixe dans le ciel – l’Étoile polaire –, réduisant ainsi la distance physique entre les rives et les hommes et, deuxième invention déterminante, aussi importante pour l’humanité que la maîtrise de l’énergie atomique par exemple, l’alphabet qui raccourcit, lui, la distance mentale.  Comment ne serais-je pas fier que ces deux créations fondamentales fussent l’œuvre, grosso modo, de mes ancêtres phéniciens, grands navigateurs et grands commerçants s’il en fût ?  Les Grecs de l’Antiquité, à leur tour, quand ils auront subtilisé aux Phéniciens leurs inventions – le secret de l’Étoile a été gardé pendant six siècles – domineront le monde connu.

Cela dit, une chose me frappe : c’est que ce sont toujours les Méditerranéens qui vont à la découverte des autres, et non l’inverse. Les grands voyageurs, les grands géographes, les grands cartographes, depuis les temps les plus anciens, sont tous Méditerranéens ; les Hérodote, les Strabon, les Ibn Battouta, les Ibn Jâber, les Idrissi, les Christophe Colomb, les Americus Vespuce, les Vasco de Gama, les Marco Polo, les Ibn Khaldoûn et d’autres, tant d’autres, sont tous des fils de notre mer qui vont à la conquête du monde. Jamais un Chinois, jamais un Japonais, jamais un Coréen, jamais un Russe n’est venu à notre rencontre et cela malgré les routes commerciales si fréquentées dont la plus célèbre est la Route de la soie.  Ce sont nous les curieux, les fascinés, les obsédés du voyage, les visiteurs. Les grands marins resteront pour toujours les Génois, les Vénitiens, les Grecs, les Espagnols, les Portugais et, avant eux, bien sur, les Phéniciens dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises.  La Méditerranée, autrement dit, est un film à mille épisodes dont les principaux acteurs sont de merveilleux découvreurs, des voyageurs émérites et dont les héros imaginaires, sortis des chefs-d’œuvre de leur littérature et de leur poésie sont des marins : pensons à l’Odyssée et à Ulysse, à Sindbad, dit justement le Marin, et aux Mille et Une Nuits.  La Méditerranée est un partenaire absolu de notre imagination créatrice, dans toutes les langues qu’elle a engendrées et qu’elle abrite et aussi à travers toutes les œuvres d’art qu’elle a inspirées : le héros de la peinture moderne n’est-il pas le peintre de l’Estaque et de la montagne Sainte-Victoire, Paul Cézanne ?  Il y aurait des dizaines d’autres créateurs à citer : Zeuxis, Phidias, Praxitèle, Léonard, Le Gréco, Goya, Picasso et tant d’autres.  De toute façon, c’est la Méditerranée qui, dans notre système de pensée qui exclut provisoirement l’Extrême-Orient, a inventé l’art, la pensée, la philosophie. S’il est donc vrai, comme je l’ai dit, que La Méditerranée, c’est d’abord la mer et les marins, gens à part, gens déconcertants, il convient de se rappeler Platon qui a signalé et souligné cette originalité : « Il y a trois espèces d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. »

5- La Méditerranée est à l’origine de la pensée philosophique à travers le panthéon de ses philosophes, et elle est aussi à l’origine de la pensée religieuse à travers ses prophètes tous issus d’Abraham, les crédos de ces trois plus grands inspirés étant dits abrahamiques.  Qu’un petit rectangle bleu presque imperceptible sur la mappemonde ait été capable de créer notre capacité de spéculer abstraitement et notre pouvoir d’inspiration spirituelle, de les opposer parfois durement mais aussi de tenter de créer entre eux de fécondes thèses est, selon moi, impressionnant au plus haut point. Et je suis de ceux qui croient fermement que partout dans le monde où l’on parle aujourd’hui de Moïse, de Jésus, de Mahomet, ainsi que, par ailleurs, de Démocrite, d’Empédocle, de Socrate, de Platon ou d’Aristote, d’Ibn Arabi, d’Ibn Rochd ou de Maïmonide, on est toujours en Méditerranée : cela fait beaucoup de taches bleues sur le planisphère.  La Méditerranée intellectuelle et spirituelle est en somme beaucoup plus vaste que la Méditerranée géographique. Et, de plus, elle n’a pas fait que créer la pensée philosophique et la pensée religieuse. On lui doit – on doit aux Grecs et aux Arabes, notamment – les premiers éléments de la science qui embraye sur le retour à la réflexion rationnelle et aussi au fameux pragmatisme méditerranéen : la géométrie, l’algèbre, les sciences naturelles, la chimie, l’astronomie, l’expérimentation scientifique, tout cela doit beaucoup à la Méditerranée – sans compter la grammaire, la philologie, l’histoire, la géographie, la sociologie et autres disciplines.  Oui, décidément, la Méditerranée est beaucoup plus grande qu’elle ne le semble a priori sur la carte. Avis à tous ceux qui veulent ne plus voir dans la Méditerranée, qui est à l’origine de la civilisation européenne, qu’une Méditerranée-musée et un grand complexe archéologique et touristique.

6- Les Méditerranéens se sont toujours sentis Méditerranéens.  Une communauté à vocation singulière et unique, au-delà de leurs différences, de leurs divergences, de leurs oppositions souvent si flagrantes et plus souvent encore si meurtrières.  Relisez à leur propos l’ouvrage capital du grand historien Fernand Braudel : La Méditerranée au temps de Philippe II. Lisez, pourquoi pas, le récent livre d’un Méditerranéen convaincu, intraitable sur la Méditerranée : Culture et violence en Méditerranée, de votre serviteur.

7- Arrivons-en maintenant au projet d’Union pour la Méditerranée, projet soutenu par la France et qui tient au cœur du Président français au point qu’il veut en faire un des grands chantiers de son mandat.  Il est vrai qu’entre la France et la Méditerranée, notamment la rive sud de cette mer, existe une longue histoire et un destin partagé. Partagé du fait de l’histoire, de la géographie, de la culture et très particulièrement de la dimension francophone de cette culture.  L’Afrique du Nord, mais aussi l’ensemble du monde arabe, Proche-Orient compris, est aux portes de la France, voire de l’Europe (l’Europe qui porte le nom d’une petite princesse de chez moi, qui était, d’après la légende, la fille du Roi Agénor, roi de Tyr, l’une des villes majeures de la Phénicie dont est partie Didon pour fonder Carthage, avec son amant Énée, sujet qui fera l’objet d’un des grands poèmes de l’humanité, L’Énéide de Virgile).  La France a des liens structuraux avec l’Égypte (depuis l’expédition de Bonaparte qui s’y voyait Sultan), avec la Tunisie, avec le Maroc, avec le lointain Liban, si proche pourtant de son cœur. Elle a aussi de vastes intérêts économiques dans l’ensemble du monde arabe, monde pétrolier et vaste marché potentiel, en particulier sur le plan technologique.  C’est bien de toutes ces considérations qu’était née en son temps la politique dite arabe de la France, celle qu’avait initiée le Général de Gaulle.  À sa façon, le projet méditerranéen de Sarkozy voudrait ressusciter, autrement, cette “politique arabe” pour des raisons stratégiques (l’espace arabe est un espace vital pour la France, son commerce, sa défense et sa culture), économiques  (s’approvisionner en pétrole, vendre de la technologie en essayant de prendre la place chaque fois que possible des Américains qui croient avoir une sorte de droit acquis sur le pétrole et l’économie arabes) et  pour des raisons politiques au sens international du terme (là aussi, il s’agit de remplacer les Américains chaque fois que possible, notamment dans le rôle de médiateur ou de courtier – pas très honnête – entre les Israéliens et les Palestiniens ou les Arabes en général) pour faire avancer et aboutir une solution acceptable au conflit dont les Etats-Unis, d’accord en cela avec Israël, se sont réservé seuls la solution éventuelle.  D’autres raisons, moins clairement formulées, sous-tendent ce projet :  1) devant les risques réels d’actions terroristes sourcées dans l’intégrisme islamique, coopérer avec les pays musulmans amis pour éliminer, ou du moins identifier et cerner les facteurs possibles d’explosion  2) contrôler, avec la collaboration des États fournisseurs d’immigration sauvage, les sources de cette immigration et la remplacer, en toute éventualité, par une immigration choisie  3) du fait de la présence en France de six millions de ressortissants musulmans originaires pour la plupart d’entre eux d’Afrique du Nord, travailler de concert avec les pays d’origine, chaque fois que nécessaire, pour tenter – comment dire ? – de réguler le mode de vie de groupes marginaux qui ont souvent des comportements inadaptés à ceux de la communauté nationale dans son ensemble, en éloignant de ces groupes des enseignements religieux extrémistes ou certains comportements liés souvent à une tradition mal assimilée et potentiellement dangereuse.  Ce troisième point cependant de la politique “sécuritaire” m’apparaît moins décisif que les deux autres dans la mesure où il concerne pour l’essentiel la souveraineté territoriale française.

8- Voilà donc, selon moi, ce qui motive en son point de départ le projet français d’Union pour la Méditerranée qui, piloté par la France, aurait d’une certaine façon remplacé le Processus de Barcelone, vieux de dix ans, et l’ancien Dialogue euro-arabe qui, tous les deux, n’avaient pas abouti à grand-chose de concret, du fait des deux parties.  Le Dialogue euro-arabe n’avait pas réussi à faire avancer d’un pouce la solution du problème israélo-palestinien et, à quelques exceptions près, n’avait pas inscrit dans les faits des résultats tangibles. Quant au Processus de Barcelone, plus ambitieux et financé par la Commission européenne, il souffrait lui aussi de l’esprit bureaucratique de Bruxelles et de la difficulté de beaucoup de pays arabes à formuler des projets concrets, clairs et réalisables. L’initiative française semblait destinée à redonner du souffle et une nouvelle vie aux deux tentatives précédentes, toutes deux inabouties et toutes deux inefficaces, et de donner ce nouvel essor au bénéfice de la France. Mais l’Allemagne ne l’entendait pas ainsi, ni non plus l’Espagne et l’Italie, importantes puissances méditerranéennes toutes les deux.  Devant l’opposition de l’Allemagne, le projet d’Union pour la Méditerranée se transformera très vite en projet européen, régi en grande partie par un organisme sui generis mixte qui, dans une première version, aurait été installé à Bruxelles, avec aussi, installé dans un pays arabe, sans doute en Égypte, un Secrétariat exécutif avec deux Secrétaires Généraux, l’un européen, l’autre arabe. C’était du moins ce qui avait été envisagé le 13 juillet 2008 lors de la conférence informelle des chefs d’État et de Gouvernement à Paris (y compris Israël, y compris la Turquie dont la volonté de faire partie de l’Europe posait problème), conférence qui avait en quelque sorte adopté et contresigné le projet français, devenu projet européen, d’une Union pour la Méditerranée.  Une seule voix discordante s’était fait entendre, celle de la Lybie, dont le chef d’État n’avait pas fait le déplacement. Depuis la récente réunion des 27 ministres des Affaires Étrangères des pays européens et méditerranéens réunis à Marseille, les choses ont évolué autrement.  Il a été décidé à cette réunion de créer un Secrétariat exécutif unique, installé à Barcelone, avec un Secrétaire général arabe, et plusieurs secrétaires généraux adjoints, dont – et c’est la grande nouveauté – un Palestinien et un Israélien. Pour la première fois dans l’Histoire, deux personnalités responsables, l’une palestinienne, l’autre israélienne, travailleraient officiellement ensemble dans un organisme non-issu des Nations Unies.  De son côté, la Ligue Arabe, représentée à Marseille par son Secrétaire général, a exigé et obtenu qu’elle serait membre à part entière du Secrétariat de Barcelone alors que du temps du Processus, elle n’avait qu’un statut d’observateur. Voilà évidemment des innovations importantes.

Il reste que selon moi, en devenant européen, le projet français, devenu plus vaste et donc plus vague et plus élastique, perdait déjà beaucoup de son impact et de sa portée à court, moyen et long terme.  D’autant plus que la plupart des pays européens du Nord n’avaient pas de raisons particulières de s’attacher à l’espace méditerranéen avec lequel il n’avait pas la même histoire, ni les mêmes intérêts que les pays européens ayant une façade sud.  En outre, le problème des financements des projets à exécuter en commun n’avait été qu’effleuré et personne ne savait encore comment il allait être réglé dans le cadre d’économies, qu’elles fussent du Sud ou du Nord, assez peu complémentaires et le plus souvent concurrentes (au niveau des agrumes, notamment, et autres produits de la terre), le Nord, quant à lui, commençant à sentir passer sur lui le vent de la récession.  Quant au problème israélo-palestinien, rien ne laisse prévoir – malgré les deux Secrétaires généraux adjoints palestinien et israélien – que l’Europe va réussir à en trouver la solution là où les Etats-Unis n’ont pas pu faire avancer le problème d’un pas et là surtout où Israël continue à refuser obstinément le plan de paix complet avancé en 2002 à la Conférence de Beyrouth par le Roi Abdallah d’Arabie-Saoudite et accepté par tous les Arabes, plan basé pour l’essentiel sur les résolutions des Nations-Unies, sur le pacte d’Oslo et sur la vieille revendication d’Israël lui-même : la paix contre les territoires. Cependant, Israël vient pour la première fois à Marseille de reconnaître une certaine validité à ce plan, ce qui pourrait évidemment, si cette reconnaissance était confirmée, changer beaucoup de choses : auquel cas l’Union pour la Méditerranée aurait marqué un premier point important, voire déterminant. Mais tout cela se passe avant la terrible guerre de Gaza qui a ramené les données du problème au moins trente ans en arrière en démolissant brutalement tout ce qui avait été tant bien que mal bâti en vue d’une paix à venir, paix qu’on espérait proche entre Israéliens et Palestiniens, entre Israéliens et Arabes en général.  Il n’en demeure pas moins que l’Union pour la Méditerranée et l’ensemble de ses projets dépendent désormais, comme tout ce qui concerne les problèmes politiques au niveau mondial, substantiellement de la crise financière et économique mondiale. En outre, avec les nouvelles élections américaines qui ont porté au pouvoir Barack Obama, les Etats-Unis deviennent plus incontournables que jamais pour toutes questions de politique internationale.  Car il faut qu’il soit bien évident désormais que le Président Obama, qui a été en quelque sorte élu par la planète entière, ne pourra jamais consentir à se désengager de la Méditerranée où les États-Unis d’Amérique ont tant d’intérêts économiques et diplomatiques, dont le ravitaillement en pétrole, et aussi, bien évidemment, l’importance à leurs yeux capitale que constitue l’existence d’Israël. L’Union pour la Méditerranée, comme l’OTAN, devra nécessairement prendre en compte la dimension américaine présente d’une manière incontournable et déterminante dans l’ensemble de l’espace euro-méditerranéen.

9- Conclusion provisoire :  a-     Le projet d’Union euro-méditerranéenne peut se révéler un excellent instrument de dialogue et de complémentarité s’il arrive à se réaliser dans des conditions de respect réciproque de l’intérêt des uns et des autres.  Il contient en lui-même beaucoup plus d’éléments positifs que négatifs et à l’heure du regroupement du monde en régions, la région euro-méditerranéenne, inscrite naturellement dans l’histoire et la géographie, peut se révéler déterminante pour l’avenir de ses constituants.  b-    Cette région peut s’aider, dans un dialogue sincère entre les partenaires qui la constituent, à résoudre les très difficiles problèmes qu’elle recèle en son sein : le problème israélo-palestinien qui fait partie du problème israélo-arabe, le problème irrésolu du Kosovo, le problème kurde, celui de la candidature de la Turquie à l’Union européenne, le problème du terrorisme et des flux migratoires. c-     Question majeure et qui, pour le moment, suspend tout le processus : peut-on lancer un tel projet, nécessairement très coûteux comme tous ceux qui intéressent le développement global et intégré, à l’heure de la plus grave crise financière et économique qu’ait jamais connue l’humanité ?  Il m’apparaît, quant à moi, évident que ce projet, malgré son immense intérêt, doit être plus ou moins mis en veilleuse (sauf pour certains projets d’extrême urgence et de faisabilité facile) et qu’il doit, d’une certaine façon, être minoré jusqu’à ce que cette crise institutionnelle et organique soit résolue et qu’un nouvel ordre mondial soit appelé à voir le jour.

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