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Léopold Sedar Senghor

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana, 2013

SENGHOR LE MAGNIFIQUE

Léopold Sédar Senghor nous a appris quelque chose d’essentiel. Nous, ce sont tous les hommes, toutes les nations du Tiers Monde. Et cette leçon, c’est au moment où nous en avions le plus urgent besoin qu’il nous l’a offerte : à l’heure où se levaient un peu partout sur la planète les drapeaux de nos indépendances flambant neuves. Nous étions fiers et pauvres. Il nous a appris que nous nous devions d’être fiers et fiers, au sein même de notre pauvreté, d’être riches. Riches de quoi ? Il nous a appris que l’indépendance n’était qu’un vain mot, et vide de sens, si elle ne devait pas coïncider avec l’identité, que l’indépendance, en un mot, c’était, après l’éclipse historique que l’on sait, le plein soleil de l’identité restaurée. Je parle à bon escient de soleil car seul un fils du soleil, homme de vérité, pouvait nous donner cette leçon de vérité. La vérité de l’homme a partie liée avec ses racines, avec la terre, cette parcelle précieuse de la planète Terre que nous nous obstinons à nommer patrie, la terre des pères faite du souvenir des ancêtres et de leur grande poussière immémoriale. Oui, dis-je encore, c’est cette terre-là la plus proche de notre cœur qui est notre vérité, avec sa géographie et son histoire, avec ses femmes et ses hommes, avec sa langue et ses dialectes, avec ses créations et ses coutumes, avec ses inventions et ses traditions, avec son unité et sa diversité, avec ses heurs et ses malheurs –, l’un dans l’autre, l’un par l’autre. S’étant ainsi magnifiquement enraciné dans tout l’amont, cette terre première et ses latences originelles, ce paradis nécessairement perdu qui nous est mémoire et qui, mémoire, est à reconquérir sans cesse, l’homme de vérité, cet homme qui a nom Senghor, peut se projeter aux avant-postes de lui-même et se déployer librement dans le temps à venir et dans l’espace étranger. Étranger ? Non – autre, simplement autre. Quand on est sûr d’avoir atteint le lieu d’identité, l’indépendance n’est plus un vain mot ni un vœu pieux, comme il arrive encore aujourd’hui, hélas, si souvent et la voici, l’indépendance, qui rime paradoxalement, contre toutes les évidences phonétiques, avec la liberté. Le paradoxe va même plus loin ; je m’explique. Dans la mesure, dis-je, où l’identité restaurée, reconquise, reconstituée fût-ce dans le combat, la peine, le deuil et les larmes, dans cette mesure même le lieu d’identité devient le lieu de l’autre puisque c’est à partir de soi, de l’affirmation de soi, de la confirmation de soi que se reconnaît l’altérité. Alors seulement l’autre cesse d’être une abstraction, une postulation rêvée, une naturalité équivoque pour prendre, face à celui qui est et qui se sait être, sa pleine stature d’étant. Et comme l’être est, pour paraphraser une formule célèbre, la chose du monde la mieux partagée, chacun se retrouve dans chacun, hommes et civilisations, comme dans un miroir en qui il ne sera « ni tout à fait le même ni tout à fait un autre » mais en qui cependant, dans la lumière inaltérée, il sera compris et aimé. J’ai parlé d’homme et j’ai parlé de civilisation : il ne saurait y avoir d’homme où la civilisation viendrait à faire défaut mais, nous le savons aujourd’hui mieux qu’à n’importe quelle autre époque de l’Histoire, il ne saurait non plus y avoir de civilisation là où ne serait pas impliqué l’homme, et le sens de l’homme. C’est reprendre en la modifiant et non sans la contredire partiellement la phrase si souvent reproduite de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » À cette observation de l’auteur de Variétés, il n’est pas irréaliste de répondre que, tout compte fait, la mort des civilisations rend encore plus évidente, à travers la chaîne des destructions promises, une certaine idée de la permanence de l’homme et peut-être même de ce qui est en lui étincelle d’éternité.

[…]

Léopold Sedar Senghor

Il y a dans le nom de Senghor le battement du sang
Il y a le souvenir de Gorée
Il y a – sans impertinence mais c’est référence parler – « Luitpold le vieux prince régent »
Il y a pour moi dans Sedar, abusivement, mémoire d’un cèdre du Liban

Il y a bien des Français qui parlent petit-nègre
Lui parle et écrit le français naturellement
Comme l’agrégé de grammaire qu’il est et comme le
Normalien qu’il fut et plutôt mieux que l’un et que l’autre
Parce qu’il a su désagréger la langue au bénéfice d’une langue plus forte, éternellement à venir, ô poésie, superbement, anormalement,
Un français châtié que le sien, mais non point puni pour autant,
Car il y a dans le nom de Senghor, à fleur de peau, le grand cri simplificateur, le cri du sang !

À fleur de peau, il est fils d’Afrique, de Sainte Afrique, sa mère est noire
Sa femme est blanche et sa mère est noire et c’est pourquoi cet homme est un pont
Un pont, à travers Gibraltar, entre Casamance et Normandie,
Entre Normandie et Casamance,
Un pont entre hier et demain et, entre Grèce et Bénin, à peine un détroit, un Hellespont.

Négritude est un mot de sa trouvaille, et de son invention aussi métissage
Nous serons tous demain nègres ou nous ne serons pas
Nous serons tous demain blancs ou nous ne serons pas
Nous serons jaunes, nous serons rouges, nous serons
Ces beaux métis par l’esprit et le cœur, délicieusement comblés par l’arc-en-ciel

Nous habiterons tous, Senghor, ta négritude
A seule fin d’habiter ta vastitude et la nôtre
Car les chambres étroites sont comme les fronts étroits :
L’homme et l’idée y respirent mal et s’y déplaisent

L’homme et l’idée avec toi vont leur libre chemin de langue
Leur chemin français vers tous les hommes et toutes les idées
Leur chemin sénégalais vers tous les hommes et toutes les idées.

Car la langue après tout n’est que la langue et l’homme est plus :
Il est le citoyen de Babel
Il est celui par qui toute langue se délie et Babel ô Babel sa liberté !

© 2024 SALAH STETIE

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