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Yves Bonnefoy

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana 2013

BONNEFOY MAIN PURE, MAIN SOUCIEUSE

Nous avons été quelques-uns, au début des années cinquante, à recevoir la poésie d’Yves Bonnefoy en plein visage comme un gifle de vent. Certes, il y avait René Char et Michaux, Saint-John Perse et Pierre Jean Jouve – mais nous savions déjà que leur œuvre était, pour l’essentiel, derrière eux, et que leurs grands soleils s’apprêtaient magnifiquement à s’endormir. Les derniers jeux surréalistes ne nous semblaient plus directement accordés à cela que nous pourrions appeler, au sens le plus noble du mot, un chant. Ce chant, voix sourde montée de la profondeur, ce fut la voix d’Yves Bonnefoy.

Elle venait à nous comme un orage qu’aurait traversé, par-ci par-la, des limpidités. Il faut se souvenir que les années dont je parle traînaient encore derrière elles l’ombre d’une immense tragédie et que, assez énigmatiquement, tout ce qui n’embrayait pas d’une façon ou d’une autre sur cette tragédie – dont nous voulions cependant, et de tout notre élan vital, nous distraire – apparaissait de la nature d’une trahison. L’époque était sombre mais n’aspirait qu’à s’éclairer et, fiévreusement, qu’à se brûler à quelque nouveau rêve. Bonnefoy est arrivé et ce qu’il disait avec gravité – une gravité soudain plus déterminante que la pesanteur du tragique – avec des mots sombres et clairs, plus sombres d’être clairs et plus clairs d’être sombres, pareils en cela au ciel tumultueux dont j’ai parlé, ce qu’il disait, dis-je, c’était, gravement, le songe, le merveilleux songe du réel. Je n’emploie pas ici le mot « merveilleux » au sens d’ une exaltation quelconque du pâle donné, de tel « épanchement du songe dans la vie réelle » dont Nerval, par exemple, a été l’acteur fasciné et la victime. C’est bien plutôt d’une dialectique serrée entre les deux termes d’un équation vivante, eux-mêmes interchangeables, la vie étant la sœur mirante de la mort, que le poète tirait son lieu et sa ressource. « Du mouvement et de l’immobilité de Douve[1] », c’était cela : un rappel du fondamental, de cette pierre d’assise qui retient l’eau du monde, pierre fondatrice. La voix qui s’était mise à parler, pour ne plus se taire par la suite, était de pierre, était de fluidité, était, par le puissant calme noir qui émanait d’elle, liée au mystère d’une durée comme éternelle. L’ayant eue une seule fois dans l’oreille, on ne pouvait plus l’oublier. Cette voix, pourtant, s’inscrivait en nous comme l’aboutissement d’une quête. Poésie inaboutie philosophiquement, puisque la parole ne semblait vouloir se fermer que pour rendre encore plus visible sa déchirure. La question posée par le poème restait ouverte et cela, ce battement d’un volet sous l’action du vent, dans la sorte de haute mesure venue du repos de la parole en elle-même après qu’elle eut parlé, cela ne faisait qu’ajouter à l’incertitude et, sinon à l’angoisse, du moins à l’interrogation anxieuse. De fait, dans le texte de Bonnefoy, il y a, bien plus saisissante encore que la dialectique existentielle tantôt évoquée, une contradiction déterminante qui fait le charme singulier de cette poésie là même où le charme s’enracine dans l’incantation et dans son accentuation entre toutes identifiable. Cette contradiction qui est aussi est celle de Saint-John Perse pourrait se satisfaire de seulement cristalliser superbement, en reléguant dans la lumière qu’elle est la nuit de ses blessures, mais la voix souveraine de Bonnefoy refusait la trahison que ce lui aurait été de se réfugier dans l’éclat de la beauté en laissant monter en elle, de façon seulement évasive, les infiltrations douloureuses du sang et les fragilités de l’obscur. L’extraordinaire était que le risque pris à ne pas vouloir la poésie orpheline de la pesanteur du monde n’entravait pas la fluidité du chant ni ne privait celui-ci, par quelque excessif recours au réel, à l’indispensable réel, de sa capacité de transparence. Et, dès lors, le problème se posait dans une sorte d’âpreté lancinante, une urgence qui est l’une des caractéristiques les plus remarquables de la poésie de Bonnefoy : lequel, du réel et du chant, est-il premier et lequel est-il l’occurrence de l’autre ? Pour l’auteur d’Anti-Platon, on pourrait croire que la réponse va de soi. Voire. Il me semble que le poète n’a tellement réfléchi sur les causes et les circonstances de la poésie – la démarche des autres poètes venant éclairer la sienne propre – que parce que Platon, et tous les rêveurs de l’achèvement, continuent d’obséder notre langue, notamment en ce temps où l’histoire se défait et se démaille, tout en nous démaillant nous-mêmes : plus que jamais, dans l’éclipse des certitudes, nous sommes en mal d’un sol et d’un pays – je veux dire en quête de stabilité. Le drame, le profond drame de la poésie moderne, c’est, depuis Baudelaire, sa prise de conscience de cette fracture intime qui fait de chacun de nous un dérivant. Face à cette dérive et pour tenter de la contenir, le port, la rive, le salut en un mot, c’est la forme et c’est la figure. La poésie baudelairienne, si terriblement divisée, et qui avoue sa division – les deux postulations simultanées, ceci qui lui est boue et cela qui lui est or – se veut, dans une manière d’empierrement, idole et statue d’une Beauté excessivement menacée, le haïssent, par « le mouvement qui déplace les lignes ». Mallarmé, quant à lui, est séduit par une organisation rituelle du monde et de la langue et, à portée d’une rêverie ou fonctionne déjà, se préparant, la catastrophe d’Igitur, il imagine celle, princesse, sur qui aucune main d’homme ou de femme ne saurait se porter, absolu songe se mirant dans autant d’apparences à vocation d’absolu, même si – mais sans doute est-ce trop tard – monte aux lèvres d’Hérodiade la confession brûlante et l’affreux trouble. Il faut se rendre à 1’évidence : Hérodiade est une exilée volontaire et c’est l’image, c’est l’icône sa protection. Et c’est dans la stimulation des images, « grande et primitive passion », que la poésie se ressource et c’est par elles, les images, qu’elle agit. Nombre de poètes ont poussé et se sont régénérés à ce « très grand arbre du langage » qui effeuille sur nous, l’une après l’autre, les produisant au fur et à mesure, semblances et ressemblances. Entre les deux univers osmotiques du corps et de l’esprit – ce qu’on appelle le corps, ce qu’on appelle l’esprit – les images créent des porosités, réduisent des opacités, aménagent des transparences, allègent et libèrent, jouant ce rôle qui est le leur et qui les apparente aux anges, de qui elles sont les émouvantes médiatrices. L’Ange est une figure emblématique de toute poésie idéelle, idéale ou spirituelle : il fait partie du théâtre baudelairien –, en quoi Baudelaire est sans doute le dernier des Romantiques français – avant l’explosion baroque du surréalisme qui se passera d’anges mais non point d’images ; au contraire. Si révolution il y a par l’impact de l’œuvre de Bonnefoy, elle est dans le fait que ce poète – face à Baudelaire qui est l’une de ses références centrales, et face aux surréalistes auxquels, ardemment, il s’oppose – prévoit de mettre fin au règne de l’ange, fût-il génie platonicien, et de désamorcer l’énergie haute et plus décisive, celle qui seulement est induite de l’image mais qui ne saurait être enfermée dans celle-ci, devenue, pouvoir et puissance, mystérieuse échelle immatérielle de Jacob avec sa cargaison invisible, icône infigurante, symbole sans référent. « Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes », dit magnifiquement, parlant de son Dieu, le soufi Djelâl-Eddîne Roûmi au XIIIe siècle. De cette divinité intérieure qu’inévitablement tout poète attache à son poème, quoi donc pourrait tenir lieu chez Yves Bonnefoy ? Peut-être une niche vide taillée à même la parole si admirablement friable de n’être pas de marbre, peut-être l’acuité de la question, mémoire d’un arrière-pays, leurre d’un seuil. J’ai dit à quel point dans le démantèlement de l’époque nous avions besoin d’une patrie et, par l’avertissement que nous aura adressé Hölderlin, d’un habitat. Peut-on habiter un arrière-pays – duquel, de plus, le seuil nous est interdit ? Interdit, non, mais retiré. C’est le pari tremblant de la poésie et, tout compte fait, de la pensée de Bonnefoy, que de hanter ainsi les confins d’une absence, – absence présente, formidablement, d’être cette négation-là. Sommes-nous dans un nada, dans un désert, dans quelque obscure nuit d’ici, domaine fruité, substantifié, simplifié, sensuel, ouvert comme une étoile sur l’étendue des perspectives possibles ? Le poète fait de toute sa force retour (il vient, ne l’oublions pas, de Platon) vers un jeu d’apparences, aimées d’être reconnues comme telles. Aimées passionnément même de mettre fin, au sein de l’ambiguïté, fût-ce au sein de l’ ambiguïté, à ce lieu d’exil qui fut double : exil ontologique, exil imaginal pour reprendre l’adjectif d’Henry Corbin. L’effort de la poésie de Bonnefoy me paraît se situer dans une démarche inverse de celle qui, de Villon à Baudelaire et à Jouve, tradition hautement française et chrétienne, prétend obtenir du poème une sorte de transsubstantiation salvatrice et transformer par lui la boue donnée en or obtenu. Cette alchimie, je serais tenté d’écrire cet alchimisme pour souligner qu’il s’agit là de l’inscription d’un itinéraire comme philosophique, n’est pas, pour Bonnefoy, le lieu de sa propre évidence poétique. Lui, il me semble que, venu de Platon, intime ennemi, c’est d’un lieu d’or qu’il vient, paradis toujours intact d’une enfance, souvenir jamais altéré d’un arrière-pays toujours actuel et présent, et que, comme de quitter un labyrinthe limpide, l’issue à trouver – à trouver nécessairement si l’on ne veut pas trahir l’ontologie ni rater le rendez vous avec l’être – est du côté précisément de la souffrance et du malheur, d’une forme de pesanteur qui serait privée de grâce, à moins que la grâce ne vienne à se poser par instants sur les choses, éblouissement éphémère en qui ne saurait s’abolir le devoir d’une rugueuse réalité qu’il importe d’étreindre, si l’on entend dire vrai. Ai-je parlé d’ange ? Il m’apparaît que l’ange de la poésie de Bonnefoy c’est atterrir qu’il veut et c’est souiller, de toute la boue des Nombres et des Êtres, sa plume immatérielle et sa soie pure. Je me souviens que le premier poème que m’ait lu Yves Bonnefoy au début de notre amitié, il y a de cela un demi-siècle, était, d’une voix rauque et que je ne lui connaissais pas, un sonnet de Jodelle : « Des astres, des forêts et d’Achéron l’honneur ». Or que veut Jodelle ? Ce qu’il veut, lui aussi, c’est laisser derrière lui un âge d’or où tant d’Amours faciles auront fleuri et, au nom d’une sorte de grandiose réalisme, qui n’exclut pas les mythes, eux-mêmes puissamment intégrés à l’imaginaire collectif, organiser un poème en un cérémonial du contr’amour, comme il dit, et en une chute « gênante » (c’est-à-dire infernale) dans la difficulté du temps vécu, forcer Diane à faire l’impur travail de trahison à notre égard, nous réduisant autant qu’elle peut à confesser notre néant, mauvaise déesse,

Ornant, quêtant, gênant, nos dieux, nous et nos ombres.

 

Ce vers admirable de Jodelle, j’aimerais pouvoir le placer en exergue à toute l’œuvre d’Yves Bonnefoy.

[…]


[1]    Première édition, Mercure de France, 1953.

Rita Bassil el-Ramy « Entretien avec Salah Stétié »

in L’Orient-Le Jour littéraire du jeudi 5 octobre 2006

Au seuil de ses 80 ans, Salah Stétié peut considérer avec satisfaction les cinquante titres qui ont jalonné sa vie poétique, de La Mort abeille (1972) à Arthur Rimbaud (2006) en passant par L’Eau froide gardée (1973), Inversement de l’arbre et du silence (1980) ou L’Autre côté brûlé du très pur (1992) … Dix ans après son ami Georges Schéhadé, il a obtenu le prestigieux Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie française. Surnommé « le poète des deux rives », cet ambassadeur du Liban – mais aussi du langage – a su étoffer la langue française d’images venues des confins de l’Orient. C’est au Tremblay-sur-Mauldre, dans les Yvelines, où il vit depuis 1992, entre les sculptures de César et les photos de grands écrivains et artistes de l’entre-deux-guerres, que le poète nous parle, avec émotion et éloquence, de sa poésie, mais aussi de son « Liban pluriel » et du « mystère » qui l’entoure.

Hormis vos vers qui exaltent les parfums de l’Orient, vous consacrez au Liban des ouvrages comme Liban Pluriel, ainsi qu’une poignée de préfaces d’ouvrages sur le Liban (dont notamment Le Guide Bleu). Quelle place occupe le Liban dans votre œuvre ?

Le Liban, qui vient de subir une nouvelle fois une terrible tempête, joue un rôle essentiel dans ma vie, même si je ne le nomme pas toujours directement. Toute ma poésie, depuis mon premier recueil chez Gallimard, Les Porteurs de feu, jusqu’à Fiançailles de la fraîcheur, paru il y a deux ans à l’Imprimerie nationale, est imprégnée de mes souvenirs d’enfance. Je suis beyrouthin mais j’ai passé mes vacances d’enfant dans la montagne libanaise, dans le Chouf notamment … Barouk était un petit village, un village comme au XIXe siècle. Les hommes des vignes portaient des tarbouches, les paysans allaient à dos d’âne, les médecins de campagne faisaient leur tournée quotidienne à cheval et étaient souvent rétribués avec des paniers d’œufs ou de figues. Ce Liban-là, que Georges Schéhadé a merveilleusement raconté à sa façon, ce Liban-là a profondément fasciné l’enfant poète que j’étais et a marqué, plus tard, l’homme mûr ou l’enfant poète que je suis resté inévitablement, parce que tout le secret de la poésie – c’est Nerval qui le dit – est dans l’enfance. Dans ma vie, j’ai beaucoup écrit sur le Liban, et je publie bientôt un grand album intitulé Liban. Il a été écrit avant les événements tragiques de juillet. J’ai juste eu le temps de faire ajouter une bande portant ces mots : « Juste avant », et de le dédier à l’ensemble des miens, c’est-à-dire au peuple libanais qui, une fois de plus, a fait preuve au quotidien d’un héroïsme exemplaire. Je suis à présent un vieil homme et on sait que les hommes,quand ils avancent en âge, se retournent de tout leur amour vers leur enfance : ils cherchent à retrouver les saveurs de leurs plats d’enfance, les images et les mythes de leur enfance … D’une certaine façon, ce livre raconte cela.

Que vous reste-t-il précisément de cette enfance, qui est en quelque sorte la « préhistoire » du poète ?

Il me reste beaucoup d’images, beaucoup d’émotions, mais aussi une certaine mélancolie dans la mesure où le paysage et les êtres qui ont habité le Liban que j’ai connu ne sont plus les mêmes. Le Liban a été profondément défiguré par l’absence d’une politique à la fois écologique et urbanistique. Quant aux êtres, lorsque je regarde derrière moi, à l’orée de mes 80 ans, je vois un immense cimetière hanté d’êtres poétiques et gracieux …

Vous parlez souvent du « mystère » libanais. Qu’entendez-vous par là ?

Le Liban est un mystère parce que c’est un pays qui a toujours été en contact avec les dieux. Plusieurs dieux sont nés au Liban et ont hanté nos forêts avant d’émigrer ailleurs. Je pense en particulier à Astarté, à Adonis. Il y a aussi un autre mystère au Liban qui est celui de l’intercommunicabilité libanaise. Ces familles spirituelles qui habitent le Liban – chrétiens, sunnites, chiites, druzes …  – constituent un pays où, quoi qu’on dise, le dialogue existe et est intense. Ce pays, s’il n’avait été détruit par ses nombreux ennemis, aurait pu être un exemple pour le monde de demain qui ne peut continuer à vivre ou à survivre qu’à travers ce qu’on appelle le dialogue interculturel et le dialogue interspirituel.

Le mysticisme est un thème récurrent de votre œuvre. Vous avez consacré un livre à Mahomet …

Mon livre sur Mahomet répondait à mon désir de comprendre un homme qui a joué dans ma vie, que je le veuille ou non, un rôle important puisque je suis né musulman et que, sans avoir jamais été un fanatique du religieux, je suis, à l’exemple du Liban, un mélange : je suis issu d’une famille sunnite de Beyrouth, mais j’ai fait mes études au Collège protestant français, puis chez les pères jésuites ; et j’ai été très lié, tout au long de ma vie, aux milieux internationaux et interreligieux. Ce qui est remarquable chez Mahomet, c’est que toute la civilisation de l’Islam est née de l’intuition d’un seul homme, qui a été le transmetteur d’un livre sacré qui est le Coran où l’on retrouve tous les éléments qui organisent l’espace musulman aussi bien sur le plan du visible que sur le plan de l’invisible. J’ai voulu interroger cet homme à la fois passionnant par son caractère, par la nature de son intuition et par le pas considérable qu’il a fait faire à l’humanité.

Yves Bonnefoy attire l’attention sur la « verbalité » de votre poésie, sur ce « mot qui montre parce qu’il n’explique pas ». Pourquoi n’avez-vous jamais écrit de romans ? Le récit exhibe-t-il ce que voile le poème ?

Je n’ai pas écrit de roman parce que je suis un amateur du langage vertical, c’est-à-dire le langage qui résume le visible et l’invisible des choses, le visible et l’invisible de l’homme, le visible et l’invisible de l’amour … Le roman est essentiellement d’analyse. Il veut expliquer l’homme et le monde en les décrivant minutieusement étape par étape, comportement par comportement, sentiment par sentiment. Le poème me semble contracter tout cela dans une forme de synthèse fulgurante où tout ce qui, chez le romancier, est raconté sur plusieurs pages, peut être dit par le poète en un vers. C’est une question de vitesse ontologique. Au fond, il y a peu de poètes qui aient eu la possibilité d’écrire des romans ou des récits. Il y a Victor Hugo qui est une exception qui confirme la règle. Les poètes qui ont ma préférence : Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, René Char, Yves Bonnefoy … ont été quelques fois tenté par le roman ou le récit, mais le poème reste le vrai lieu de leur formulation, et c’est là qu’on est le plus en phase avec ce qu’ils ont à nous dire. J’ai moi-même été tenté par des récits. J’ai ainsi publié un récit poétique intitulé Lecture d’une femme (Fata Morgana) : je me suis dit que l’amour et la mort sont les deux ressorts de tout roman et j’ai essayé de les mettre face à face dans une sorte d’incendie aussi bref que brûlant. J’ai aussi écrit quelques nouvelles, comme Le Chat Couleur et La mer de Koan qui doit paraître prochainement. Mais en les écrivant, je l’avoue, je ne suis pas aussi heureux que lorsque j’écris un poème qui traduit davantage mon intériorité. Revenons à ce mot  de « verbalité » qu’utilise Bonnefoy dans sa préface à mon livre Fièvre et guérison de l’icône. Je pense que ce qu’il entend par là, c’est à la fois l’importance que j’accorde au mot, dans le sens de Mallarmé pour qui « la poésie consiste à donner l’initiative au mot », et la sonorité des mots, leur volume. C’est un fait que, comme lui d’ailleurs, je donne dans ma poésie beaucoup d’importance à la musique du verbe, ce qui me rapproche sans doute de la poésie arabe. Car la poésie arabe est une poésie verbale, où le mot a son ampleur à la fois au niveau de ce qu’il veut signifier, au niveau mythologique ou symbolique, et au niveau musical. La poésie arabe de la haute époque (celle de la jahiliyya) me paraît être une des sources de mon inspiration poétique, tout comme l’est aussi la langue du Coran qui est une langue admirablement verbale.

La réflexion sur le langage et le réel revient souvent dans votre poésie. Or la poésie apparaît éloignée de la réalité. Comment expliquer ce « paradoxe » ?

La poésie que je tente de pratiquer est une poésie du réel. La poésie est pour moi le contraire même de l’évaporation féerique, de la démission de la conscience devant le monde. C’est une erreur de penser que la poésie est un refuge, un retrait des difficultés du réel pour créer un monde imaginaire. J’ai écrit dans mon Carnet du méditant, un livre d’aphorismes paru chez Albin Michel, la pensée suivante : « Mauvais poète tient boutique d’émerveillement ». Et l’un de mes derniers titre, Brise et attestation du réel, traduit chez moi cette volonté d’approcher le réel. Sans la confrontation de l’homme et du réel, il n’y a pas de poésie. Il faut donc que la parole recouvre le réel, et il faut que le réel, à travers la parole, trouve sa capacité de rayonnement par le souvenir, par l’intensité du vécu ou par l’espérance. Le langage s’empare du réel et le modifie pour lui faire dégorger sa possibilité de lumière au même titre que les choses prennent leur relief et leur présence en étant éclairées par le soleil. Le langage est ce qui fait rayonner l’intérieur des choses. S’il n’y a pas une traversée de l’opacité, il n’y a pas de lumière gagnée. Ou alors la lumière est fausse ou empruntée. Et ce n’est pas une quête facile. C’est pourquoi, d’ailleurs, la poésie est parfois dangereuse, parce qu’elle côtoie les abîmes. Rimbaud s’est tu parce qu’il a eu peur de devenir fou, il le dit. Il a écrit qu’il a peur de la folie qu’on enferme. Un des plus grands poètes libanais d’expression française a été Fouad Gabriel Nafah, qui a malheureusement passé sa vie entre des moments de lucidité admirable et des moments de schizophrénie …

Vous dîtes : « Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé ». Vous vous inscrivez dans la lignée des écrivains-diplomates comme Saint-John Perse, Roman Gary ou Paul Morand … Comment expliquez-vous ce phénomène ?

On peut également citer Pablo Neruda, Octavio Paz, Georges Séféris, Paul Claudel et, au Liban, Toufic Youssef Awad qui fut un écrivain et diplomate de qualité. Le diplomate et le poète ont le même « matériel » qui est le langage Sauf que, dans le cas du diplomate, le langage n’est pas sa propriété, il est la propriété de l’Etat qu’il représente : il doit donc l’utiliser avec beaucoup de prudence. C’est pourquoi on a souvent remarqué que le langage diplomatique est un langage « neutralisé », presque gris. Du coup, quand il se retrouve seul avec lui-même, le diplomate-poète prend sa revanche sur cette langue qui l’a dominé pendant son activité diplomatique, et se venge en la brisant, en lui faisant dire enfin ce qu’elle ne voulait pas dire quand il l’utilisait en tant que diplomate !

Vous avez réussi à réconcilier « l’arabité, la méditerranéité et la francophonie » …

Oui, tout à fait. C’est-à-dire les valeurs qui constituent mon patrimoine personnel et intellectuel, que j’aurais pu défendre en langue arabe mais que je crois avoir mieux défendues en langue française. Pour un écrivain d’origine arabe, utiliser une langue étrangère lui permet de surmonter plusieurs obstacles : d’abord, dans la plupart des pays arabes, la liberté de l’écrivain est restreinte, ce qui n’est pas le cas si vous vous exprimez en langue étrangère dans un pays qui ne connaît pas de censure politique ou religieuse. En second lieu, vous n’avez pas de lecteurs suffisants si vous souhaitez approfondir une question dans le monde arabe, soit parce que le lecteur n’a pas la possibilité d’acheter le livre pour des raisons économiques, soit parce que le lecteur n’est pas suffisamment exercé au niveau de la liberté de penser pour accepter les thèses audacieuses ou novatrices que vous avancez. Troisièmement, vous n’avez pas en face de vous un pouvoir critique, tandis qu’en Occident vous avez affaire à des gens avec qui vous pouvez rompre des lances. Et en dernier lieu, avec une langue étrangère de vaste circulation, vous bénéficiez de nombreuses possibilités de traductions, ce qui se vérifie rarement à partir de l’arabe. Prenons l’exemple de Naguib Mahfouz : il est traduit en français, et à partir du français, traduit dans les autres langues ! Pour toutes ces raisons, il me paraît nécessaire qu’il y ait aux avant-postes du monde arabe des auteurs qui écrivent dans des langues étrangères, tout comme il y avait, du temps où la langue arabe était une grande langue de civilisation, des écrivains afghans, turcs ou persans qui écrivaient en arabe. Aujourd’hui, dans un monde globalisé, il faut encourager les écrivains qui ont cette possibilité de formuler leur monde qui est nécessairement lié à leur origine dans une langue étrangère qui est d’un plus vaste accès.

« Le poète est le langage secret du peintre. Le peintre est le langage secret du poète (…) Je ne veux pas qu’on dise qu’un peintre illustre un poète, ils fusionnent, ils font l’amour » C’est ainsi que le peintre Kijno qualifie le travail qu’il réalise avec vous. Vos œuvres sont souvent accompagnées d’illustrations. Le langage est-il donc indissociable de l’image ?

J’ai toute une production de livres avec des peintres comme Tapiès, Ubac, Kaliski, Yann Voss ou Kijno … J’ai toujours été fasciné par la peinture. Publier des livres accompagnés de peintures est un bonheur parce que le mariage entre la parole poétique et l’œuvre plastique sa passe amoureusement comme le dit si bien Kijno. Ma collection de livres avec des peintres a été déjà exposée trois fois. Il est question d’une exposition prochaine à l’Institut du monde arabe.

Vous avez brillamment dirigé L’Orient Littéraire entre 1954 et 1961. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

L’Orient Littéraire et Culturel a été une grande aventure : c’était un journal complet, qui comptait parfois 18 pages. C’était l’époque où le Liban se trouvait à son apogée politique, culturel et économique. Il y avait alors nombre d’écrivains et de peintres novateurs ; on assistait à l’essor du théâtre, au début du roman et à l’éclosion de la nouvelle poésie arabe … C’était passionnant ! Georges Naccache, qui était un immense journaliste, et moi-même qui était son collaborateur, avons alors jugé que le moment était venu de créer un supplément à L’Orient dont la vocation serait à la fois culturelle et littéraire. L’Orient Littéraire avait une vingtaine de correspondants dans le monde : au Canada (Naïm Kattan, un être remarquable, journaliste et romancier), à Paris (Chérif Khaznadar), en Syrie, en Egypte … Il proposait des chroniques dans toutes les disciplines, y compris la peinture et la musique. Ayant été nommé en 1961 conseiller culturel du Liban en Europe occidentale, j’ai dû malheureusement abandonner mes fonctions de rédacteur en chef du supplément. Le journal a peu à peu décliné et a finalement été supprimé. Je me réjouis aujourd’hui de sa résurrection !

Yves Bonnefoy « Deux langues mais une seule recherche »

fievre

Avant-propos au livre Fièvre et guérison de l’Icône, éditions de l’Imprimerie Nationale/éditions de l’UNESCO, Paris, 1998

On dit volontiers aujourd’hui que notre parole va son chemin sans rencontrer jamais d’aspects du monde ou de situations de la vie qui échapperaient à sa prise et néanmoins nous pénétreraient d’une vérité qui leur serait propre. Le réel ne serait selon cette vue que le produit du langage. Est-ce vrai ? Oui, pour ce qui est des objets, en cela artificiels, à l’aide desquels nous avons bâti notre lieu, mais ne s’attacher qu’à ceux-ci, et aux événements qui s’y articulent, serait ne pas tenir compte des moments pourtant innombrables qui, au contact de la réalité naturelle, bouleversent nos systèmes de représentation et nous font ainsi percevoir dans la profondeur de notre rapport à nous-mêmes des dimensions que recouvre la pensée qui se fait langage et, dans cet espace des mots, se voue au concept. Qu’une nuée se déchire, par exemple, qu’un rayon de soleil se glisse entre ces deux masses d’ombre, et voici que quelqu’un en nous s’éveille à une expérience de l’instant – du temps transfiguré par l’instant – qui à la fois nous dit notre finitude et comment celle-ci peut-être vécue comme autre que le manque et même l’énigme que l’existence qu’enchaîne le discours uniquement conceptuel croit devoir constater dans ce qui est.

Le vrai, c’est que le langage est environné par une réalité qui l’excède mais non sans le dominer de ses cimes, visibles du lieu même où nous nous cherchons parmi les mots et leurs choses; et c’est aussi qu’il y a entre ce premier plan, notre parole ordinaire, et cet arrière-plan, tout d’unité, de simplicité, mille chemins d’abord pavés puis herbeux sur lesquels la recherche humaine peut s’engager : une pente, bien vite abrupte, c’est sur, qu’on peut dire la poésie. – Et ce fait incite à une question, entre beaucoup d’autres, une question qui, dans ce champ de la conscience fondamentale, me paraît devoir être la réflexion obligée de toute poétique moderne, en ce temps où aucune langue n’existe plus, au fond de la vallée que j’évoque, sans une connaissance et une pratique toujours accrues de nombre des autres langues, que rapproche d’elle la multiplication des échanges.

Cette question, c’est – pour en rester à ma métaphore – celle des chemins, des sentiers qu’en chaque langue les poètes ont découverts ou frayés aux marges les plus lointaines de son emploi notionnel afin d’essayer d’aller vers ce grand réel indéfait et chargé de feux qui se profile au-delà de leurs moyens – de leur aliénation – linguistiques. Ces chemins sont-ils en toutes les langues les mêmes ? Certaines de ces dernières n’ont-elles pas, du fait de quelques-uns de leurs caractères – nés eux-mêmes d’une relation nécessairement singulière à leur lieu physique -, accès à des raccourcis, vers le haut rebord si abrupt ? Tandis que d’autres bénéficieraient de trajets plus longs mais alors ombreux et parfois presque riants vers la même cime à des moments dérobés sous le feuillage des choses ? En bref, n’y a-t-il pas autant de savoirs, de pratiques du monde, spécifiquement poétiques que de langues, ou de familles de langues ? Avec, ici ou là, des lambeaux d’expériences du grand objet extérieur qu’il serait aussi passionnant qu’utile d’identifier, par l’étude comparative des grandes œuvres de la poésie de chacune ?Je me pose cette question en pensant à Salah Stétié qui se l’est posée lui-même, et même qui a fait plus, puisqu’il n’a pas hésité à passer de la réflexion à l’acte, en quittant hardiment l’espace verbal du sein duquel s’élançait son regard premier pour entrer dans un autre dont il n’est pas douteux qu’il soit extrêmement différent. D’une part, dans la parole natale, les mots qui disent immédiatement, primordialement, le soleil, les pierres nues et les ombres dures, le décolorement des objets dans la chaleur de midi, le délice des sources, les voûtes fraîches où reparaît la couleur dans les à-plats de l’émail ; et de l’autre, dans la langue d’accueil, une tradition de sous-bois, d’eaux qui courent sous les racines, de ciels changeants, de choses clairement définies par une lumière ni très forte ni trop brumeuse, au jour de laquelle le regard peut se confier avec fruit à des pratiques en demi-teintes et léger relief qui sont aisément des bonheurs. En d’autres mots, peut-on imaginer univers plus différents que ceux de la langue arabe et du français ? C’est pourtant sur le pont à l’évidence vertigineux qui mène de l’un à l’autre que Salah Stétié s’est risqué ; et comme en poésie il ne s’agit pas de rester, tel un touriste de la parole, au plan superficiel des impressions fugitives, mais de découvrir en se souvenant, d’approfondir ce qui s’offre avec les moyens de qui l’on fut et demeure, il n’y a pas à douter que cette œuvre, qui est assurément poésie, ait de quoi répondre à la question que je pose. Ce qui me fait souhaiter quelle soit étudiée de ce point de vue aussi par une critique qui en a reconnu déjà l’originalité et la qualité.

Je me contenterai, pour ma part, d’attirer l’attention sur un aspect de la poésie de Stétié qui me paraît important pour la réflexion sur le rapport des langues et de la réalité au-delà : un aspect d’ailleurs essentiel, ce que l’on pourrait dire son intense verbalité. Dans tout poème la matérialité du mot, sa nature de son, est là pour concurrencer par un souci de musique l’articulation des notions – et de leurs relations – que véhiculent ou instituent les éléments du discours, et c’est là une situation certainement aussi dangereuse que nécessaire à l’intuition qui s’ébauche en poésie. Affaiblie par la recherche des allitérations et des rythmes mais nullement effacée, simplement empêchée d’observer jusqu’au bout ce qui pourrait être sa rigueur propre, la pensée conceptuelle peut se laisser aller dans cette sorte de texte à des associations floues, à un pseudo-dire : à ce qu’on peut appeler du verbalisme. Mais quand ce risque est déjoué, et qu’alors le mot désigne la chose sans plus être tenté de la formuler – c’est-à-dire de lui substituer une essence, et rien d’autre en cela qu’une représentation incomplète -, le bénéfice est immense. Car c’est le plein de cette chose comme le regard la perçoit qui se porte du coup au premier plan de la dénomination, et peut inscrire dans le poème un peu d’immédiateté, un peu d’infini : un peu de mémoire de l’unité originelle perdue. Un mot qui montre, parce qu’il n’explique pas, un mot qui s’ouvre donc aux rapports silencieux que nous avons par en dessous la parole avec ce qui est, un mot pour voir – et aussi savoir – autrement : voilà ce qu’est la verbalité, au cœur de la création poétique.Stétié a cette verbalité. Ses poèmes frappent par leur pouvoir de miner par diverses voies et désagréger la notion. Retour d’abord de tel ou tel mot de son vocabulaire essentiel, par une itération qui affaiblit de son simple fait le contexte de significations où elle se produit, puisque ce contexte change et que le grand mot fondamentale lui, demeure : incantation qui coupe court aux virtualités du concept, creusant les strates du discours, retrouvant au-dessous, comme une source jaillit, l’évidence propre à la chose dite. Puis, souvent, ces groupes de mots – ainsi : « illuné par la lune », reprise du substantif par le verbe, apparente tautologie – qui, loin de mettre en relief accru les notions qu’ils ont à leur avant-plan, dans le cas présent « lune », ou « lumière », font de celles-ci, instruments habituels de l’explication du monde, les voies paradoxales de l’évidence au-delà. « Illuné par la lune », écrit Stétié, et voici exprimé de faon directe que l’apparaître sensible – l’enveloppement d’un arbre, disons, par la clarté de la lune – ne souffre aucune analyse, ne s’explique que par soi-même, est tout aussi impénétrable, mystérieux, que la lune elle-même, que la lumière : ce qui étend jusqu’au bout des ramifications de la phrase l’être-là du ciel de la nuit comme il s’offre en ces instants où, malgré les mots, notre conscience de l’autre se fait silence.

Et que d’oxymores, dés lors, dans ces pages de vue et non de vision qui transgressent le plan où la conceptualisation de l’objet eut obligé à choisir entre un attribut et son contraire ! Que d’images aussi, telle cette « rose de froid », qui pourraient paraître des métaphores – les cristallisations du givre sur une vitre, ce sont bien, en effet, des « roses de froid » – mais sont en réalité des déplacements dans le réseau des associations prévisibles jusqu’en un point où aucune de ces dernières n’est plus désormais concevable, ne sera plus attendue : si bien qu’on est alors tout à fait à l’avant de la parole, là où des parois d’invisible se resserrent, au sein même de l’évidence, autour de celui qui écrit. En somme, c’est dans la poésie de Salah Stétié comme si le texte en était une vaste draperie couverte d’images peintes, mais dans un vent qui la fait bouger, qui défait donc ces images, qui disqualifie l’idée du monde qu’elles auraient pu substituer au monde. La surface de la pensée en est remuée, nous sommes appelés à entrer dans l’inconnaissance – un mot que Stétié emploie quelquefois et qui ne signifie nullement que nous soyons voués sur ces voies à ne rien connaître. Car, c’est vrai, cette poésie ne décrit pas un lieu, n’écrit pas une vie, au moins de façon explicitable, n’évoque pas des événements ; ce poète ne semble se souvenir dans son poème d’aucun de ces moments de la conscience ordinaire. Mais les mots qui nous sont rendus par lui si ouverts nous aident à nous écrire nous-mêmes, ils sont notre lisibilité soudain possible de par l’intérieur de nos actes. Ils aident à transfigurer en présences, en participations à la présence du monde, nos objets, nos savoirs les plus quotidiens.

Une tapisserie dans le vent. Et, pour revenir à la question que je me posais, un premier élément peut-être pour la réflexion sur Stétié entre ses deux rives dans le langage. Cette impression de tapisserie gui bouge, de représentations qui se défont dans un grand remuement continu de la matière verbale, avec parfois même pour la conscience un sentiment de vertige, devant une réalité où manquent les points d’appui de la pratique ordinaire, c’est inusuel dans la poésie de langue française. Sans doute parce que notre lumière du jour ou de la nuit est sans violence trop grande, notre climat tempéré, ce qui sert la cause des choses devant l’esprit, par de multiples aspects, par des relations qui s’éploient avec détails et nuances, ce n’est pas dans le rapport direct à l’objet, c’est par des ensembles disséminés dans la nature ou à ses confins – la course du ruisseau dans les prés, par exemple, avec vallonnements, haies et fleurs, ou l’étendue de chemins, d’arbres, de maisons éparses ou un horizon circonscrit – que la réalité est perçue, son appauvrissement conceptuel remarqué, souffert, sa reconquête poétique effectuée ou à tout le moins désirée. Et il s’ensuit de ce rapport de foisonnement entre langue et réalité naturelle que des agrégats de représentations demeurent dans la parole en français, Une consistance du proche y résiste à la dissipation des figures. La tapisserie qui ailleurs défait les images qui y sont peintes ne bouge pas trop ici, dans le grand vent du désir de l’absolu. Et en revanche, s’il y a chez Salah Stétié cette verbalité plus marquée, avec partout dans son œuvre une radicalité qui en signifie le caractère fondamental, n’est-ce pas parce que ce poète nourri des impressions du désert a dans ses yeux la sorte d’objets que dans son pays la lumière brûle : lumière pure, consumation qui fait de la plupart de ces présences de choses le foyer aussi d’une absence, et maintient loin l’idée du néant dans l’épreuve des réalités qui auront à s’affirmer absolues ?

Une telle lecture, qui fait élection pour l’existence jour aprés jour de moins de biens que n’en désirent d’autres formes de poésie – mais ces biens en seront dés lors plus intensément aimés, l’esprit aura fait alliance avec eux pour y perpétuer un sacré -, j’imagine que la langue arabe l’a intériorisée à sa parole, je crois donc qu’écrivant comme il le fait, Stétié y est demeuré fidèle. Et je constate ainsi qu’en tant que poète en français il nous enrichit d’une conscience du monde qu’aucune traduction ne nous permettrait de revivre de façon aussi immédiatement partageable.

Mais je ne veux pas détourner vers l’aridité de réflexions sur la poésie et ses langues un lecteur qui a droit à la rencontre d’un texte. Et je me bornerai, saluant le livre d’aujourd’hui, à évoquer ces moments des années cinquante où le jeune Salah Stétié, tout frémissant de la fièvre de sa parole, me parlait des beautés et de la vérité poétique de la civilisation ancienne et toujours vivante que nous dénommons Proche-Orient : mais moins par ethnocentrisme – au moins veux-je croire – que parce que l’Orient c’est l’aube, que l’on a certes bonheur à savoir proche. Stétié était tout entier déjà cette intuition à la fois double et une dont s’est approfondie son écriture ultérieure. Et s’il conjoint deux langages, ce n’est certes pas aux dépens de l’unité de son existence.

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