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La Méditerranée entre les deux consciences

Extrait de « La Méditerranée entre les deux consciences », in Hermès défenestré, éditions José Corti, 1997

Oui, ils se trompent lourdement, ceux qui croient que plus la Méditerranée se trouvera affaiblie, plus ses idéaux seront dévastés, plus ses populations épuisées, plus vite s’établira, à travers cette zone tourbillonnaire enfin neutralisée, si essentielle aux liaisons de la planète, la civilisation aseptisée et sans charme que beaucoup, langages codés et informatique aidant, appellent de leurs voeux.

C’est pourquoi le salut de la Méditerranée – il convient de le dire et de le redire avec force – est le salut de tous, et d’abord de ceux qui spéculent sur sa mort.

Interpénétration des cultures et dialogue des valeurs, brassage des ethnies, approche mystérieuse des langues l’une de l’autre comme amoureux et amoureuse la nuit, déversement dans le trésor de tous des idées et des sentiments de chacun, on n’a pas trouvé mieux jusqu’ici pour améliorer son humanité. Améliorer en soi l’humanité, c’est là peut-être définition de l’humanisme. Si la Méditerranée a un rôle à jouer dans le monde de demain, celui du troisième millénaire, c’est de rappeler inlassablement cette leçon durement par elle apprise et devenue, par la force des choses, l’objet central de son enseignement – de son rayonnement -, à savoir que l’homme est la question et qu’il est, aussi bien, la réponse, et que c’est l’homme aussi le trajet, le difficile et dangereux trajet, mille embûches et cent pièges à chaque pas, entre la question et la réponse.

La preuve par le fruit

Extrait de « La Preuve par le Fruit », in Le Nibbio, éditions José Corti 1993

Comme le fruit se fond en Jouissance Comme en délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt… Paul Valéry (Le Cimetière Marin)
Plus que toute autre langue, ce qui distingue le français, c’est son fruité. Un fruité profond et simple comme celui d’une pomme reinette. Il est des langues plus que le français solennelles, il en est de plus mélodieuses peut-être, ou de plus capables de rêve : il n’en est point de plus riches en parfum, de plus délicates en saveur. Racine est une corbeille de fruits, tout de limpidité, et sous ces fruits, on le sait de reste, un serpent s’est glissé qui, endormi, se réveillera. Syllabe aprés syllabe, l’on déguste Racine apparemment avec facilité – « comme en délice il change son absence » -, et quel miraculeux épanouissement dans la bouche à travers chacune de nos papilles ! Jusqu’à ce que se manifestent les terribles sucs agissants. Ce que je dis de Racine, je pourrais le dire de Stendhal, je pourrais le dire de Nerval, je pourrais le dire de Baudelaire et de tous autres prestigieux « manieurs de mots », tant le Jardin à la française me paraît, en réalité, un verger. Un verger ou, à tout le moins, cette « orangerie » en qui, sous le Grand Siècle, on préservait à l’automne et en hiver les précieux arbustes. Oui, il y a un rapport, et qui n’est pas gratuit, entre cet usage prudent du fructifère et le soin avec lequel chacun des écrivains français d’importance prétend ensoleiller la langue de telle lumière qui lui est propre et, tout à la fois, la préserver du mal qui pourrait lui venir si, par hasard, elle était trop exposée. Le fruit, le fruité, sont le résultat d’une balance intérieure, trébuchet à peser on ne sait quel or invisible, qui autorise la langue à retenir assez d’elle-même pour se nouer, pour se former en tant que substance, et, simultanément, pour libérer d’elle-même et en elle-même le fluide et le volatil en d’étranges spécificités insubstantielles. J’entends : en autant d’affirmations spirituelles que le français, hexagonal ou multi-continental, compte de formulateurs, chacun gardien d’un arbre et d’un terreau.
Cette dialectique du noué et du dénoué, cet équilibre du substantiel et du spirituel, de l’imprudence et de la prudence, ce risque calculé, ce balancier mystérieusement tenu entre le spécifique et l’universel, cette langue qui doit rester assez neutre là où elle s’organise objectivement en système de signes abstraits pour que, là elle se « désorganise » subjectivement, du fait de Pierre et de Paul, elle puisse se colorer en transparence de la couleur précise de l’un ou de l’autre – cette dialectique, je ne vois point qu’une autre langue en autorise avec autant d’assurance le subtil et puissant maniement. L’anglais absorbe l’anglophone ; l’arabe, langue sacrée, langue du Coran, convertit l’arabophone aux valeurs immuables dont il a charge. L’anglais est naturellement anthropophage, et, à travers notamment sa version américaine, il en arrive à être autophage (grande langue pourtant que celle-là et dont on mesure la grandeur précisément, ce type d’ « impérialisme » fascinateur qu’elle exerce, par des voies diversifiées, sur l’entière planète en ses communautés contrastées, – fascinateur, certes, et, quelque part, dévastateur…). L’arabe, langue rituelle de prés d’un milliard d’hommes, attire elle aussi et fascine, mais son emprise, essentiellement méditative, est de nature culturelle et, d’aucune façon, elle n’a cette domination utilitaire qu’a l’anglais devenu, par la force des choses, la langue privilégiée des réalismes.
Le français hexagonal comme un diamant, et multi-continental comme un diamant plus gros, le français joue de toutes ses facettes, étincelle de toutes ses ambiguïtés. Et, à y réfléchir, le français n’existe pas. Ou, s’il existe, ce serait à l’état de projet, de projet perpétuel. Je veux dire que cette langue, à la fois jeune et vieille, jeune par une latinité en elle impérissable, vieille comme une écorce d’arbre qui s’accroît année aprés année, anneau aprés anneau, que cette langue, donc, est simplement, est organiquement vivante. Comme tout ce qui est vivant, elle tâte, elle tâtonne, elle bricole, elle se bricole. Elle bricole au fil des temps et des jours, au jeu nuancé des espaces et des ethnies, des instruments ici de plus en plus perfectionnés, là mystérieusement rudimentaires encore, pour toucher la totalité du réel et le capter selon qu’il est captable. Généralités, peut-être, que tout cela, que ces considérations qui ne s’embarrassent pas de preuves. La marche, aprés tout, se prouve en marchant. Et qui prétendra que ce fruit, par-delà ou en deçà du long nocturne travail qui va le chercher dans la terre, oui, qui prétendra qu’il se doit de fournir au jour une autre preuve que sa succulence ?

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