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Samaha Khoury – Discours de remise du titre de Docteur honoris causa

Discours prononcé par Samaha Khoury, Professeur à l’université Bordeaux 3, Directeur de l’Institut d’Etudes Orientales (IDEO), à l’occasion de la remise du titre de Docteur honoris causa à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, le 11 décembre 2008

Monsieur le Recteur de l’Académie de Bordeaux, Chancelier des universités d’Aquitaine, Monsieur le Président et les Vice-présidents, Chers collègues, Mesdames et Messieurs,

C’est un très grand honneur que m’a fait Monsieur le Président Singaravelou en me demandant de vous présenter ce soir Monsieur l’Ambassadeur Salah Stétié, poète de réputation internationale et grande figure de la francophonie mondiale.

Permettez-moi de vous dire que je ne suis pas le mieux placé pour accomplir cette tâche redoutable et je crains, par manque de compétence en matière poétique, de ne pas rendre suffisamment justice à l’œuvre de notre invité.

Dans sa bienveillance, notre Président savait toutefois que je serai à l’aise sur certains chemins de Salah Stétié, notamment ceux qui ont fait de lui un grand penseur universel, un excellent médiateur entre les différentes cultures et civilisations, portant en lui le meilleur de l’Orient et le meilleur de l’Occident.

Avant d’aborder cette vision humaniste de Salah Stétié, je voudrais tout d’abord tracer en résumé son magnifique itinéraire :

Salah Stétié est né à Beyrouth le 25 décembre 1929, dans une vieille famille de la bourgeoisie sunnite. Son père, Mahmoud Stétié, enseignant, veille à ce qu’il apprenne le français dès son enfance, au Collège protestant français de Beyrouth, puis auprès des Jésuites, au Collège Saint-Joseph de l’Université de Beyrouth. Parallèlement, ce père, poète en langue arabe, lui transmet une solide culture arabo-musulmane. À partir de 1947, il effectue des études de lettres et de droit et suit également l’enseignement de Gabriel Bounoure qui est le premier de ses maîtres spirituels, à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth, où il rencontre notamment Georges Schehadé, son aîné d’un quart de siècle à qui il se lie d’amitié jusqu’à la mort du poète en 1988.

En 1951, une bourse française lui permet de s’inscrire à la Sorbonne. Il suit également les cours du grand orientaliste mystique Louis Massignon, le second de ses maîtres spirituels, à l’École Pratique des Hautes Études et au Collège de France. Il fait également partie de la première équipe des Lettres Nouvelles, importante revue créée à Paris en 1953 par Maurice Nadeau et Maurice Saillet.

Paris devient alors, à côté de Beyrouth, l’un de ses deux pôles intellectuels. Il y fait la connaissance de poètes et d’écrivains essentiels, comme Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, et d’autres, et s’intéresse à la nouvelle peinture française de l’époque. Cette passion ne cessera de s’intensifier au fil des années et donnera lieu à de nombreuses collaborations avec des peintres majeurs comme Zao Wou-Ki, Pierre Alechinsky et Antoni Tàpies.

Profondément attaché au Liban de son enfance qui demeure le lieu essentiel de son imaginaire poétique, il retourne à Beyrouth en 1955 et enseigne à l’École Supérieure de Lettres de Beyrouth et à l’Université Libanaise. Il fonde alors L’Orient Littéraire, supplément hebdomadaire du grand quotidien politique de langue française L’Orient, qu’il dirige jusqu’en 1961. En 1962 il entre dans la carrière diplomatique et occupe successivement divers postes : Conseiller culturel du Liban à Paris, puis Délégué permanent du Liban à l’UNESCO. À ce dernier titre, il joue un rôle majeur dans la mise au point et la réalisation du plan mondial de sauvegarde des monuments de Nubie lors de la construction du barrage d’Assouan. Puis il est élu Président du Comité Intergouvernemental de l’UNESCO pour le retour des biens culturels à leur pays d’origine en cas d’appropriation illégale ou de trafic illicite, poste qu’il occupera pendant sept ans. En 1982, il devient Ambassadeur du Liban aux Pays-Bas jusqu’en 1984, puis Ambassadeur au Maroc, de 1984 à 1987. En 1987, il est nommé Secrétaire général du ministère des Affaires Étrangères à Beyrouth, en pleine guerre civile, puis devient à nouveau à sa demande Ambassadeur du Liban à La HAYE, de 1991 à 1992. Parallèlement, il publie une œuvre d’une grande ampleur : plus d’une douzaine de recueils depuis L’Eau froide gardée, et, au fils des années, de nombreux essais en prose. Fin 1992, il prend sa retraite et s’installe dans les Yvelines. Tout en continuant à publier, il voyage beaucoup dans le monde entier en tant que conférencier invité ou comme participant à des colloques internationaux.

Salah Stétié a obtenu en 1972 le Prix de l’Amitié franco-arabe pour Les Porteurs de feu ; en 1980, le Prix Max-Jacob pour Inversion de l’arbre et du silence ; en 1995 le Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre ; en 2006, la Clé d’Or de la ville de Smederevo, le plus ancien Prix européen de poésie, pour l’ensemble de son œuvre poétique ; en 2007 le Grand Prix international de poésie des Biennales internationales de Liège.

Voici un extrait de ce qu’à son sujet écrit l’Encyclopedia Universalis « STÉTIÉ Salah : né au Liban, au carrefour des civilisations arabe et européenne. Salah Stétié a, plus qu’un autre, éprouvé le choc de l’histoire, vécu et souffert le désir d’unité. Cette confrontation, cependant, ne l’a pas conduit à choisir un monde contre un autre, mais bien au contraire à tenter de les concilier en forgeant un langage qui leur soit commun. Dans ce désir de voir dans le bassin méditerranéen un espace non de guerre mais de rencontre, il s’en explique dans son essai les Porteurs de feu (1972), à la fois prélude à sa poésie et étude approfondie des racines spirituelles du monde arabe ainsi que de son possible avenir ».

En outre, en préface à Fièvre et guérison de l’icône, paru en 1996 dans la prestigieuse collection de l’UNESCO « Œuvres représentatives », Yves Bonnefoy écrit dans sa longue préface présentant son ami : « C’est dans la poésie de Salah Stétié comme si le texte en était une vaste draperie ouverte d’images peintes … La surface de la pensée en est remuée, nous sommes appelés à entrer dans l’inconnaissance – un mot que Stétié emploie quelquefois et qui ne signifie nullement que nous soyons voués sur ces voies à ne rien connaître. Car, c’est vrai, cette poésie ne décrit pas un lieu, n’écrit pas une vie, au moins de façon explicitable, n’évoque pas des événements ; ce poète ne semble se souvenir dans son poème d’aucun de ces moments de la conscience ordinaire. Mais les mots qui nous sont rendus par lui si ouverts nous aident à nous écrire nous-mêmes, ils sont notre lisibilité soudain possible de par l’intérieur de nos actes. Ils aident à transfigurer en présences, en participations à la présence du monde, nos objets, nos savoirs les plus quotidiens ».

Un des thèmes majeurs de l’œuvre d’essayiste de Stétié est sa réflexion, depuis un demi-siècle, sur le destin de la Méditerranée et les perspectives qu’elle continue d’ouvrir à l’humanisme du futur. Son dernier livre Culture et violence en Méditerranée, publié en avril dernier, insiste en une suite de brillantes analyses, sur le fait que la Méditerranée, qui a réussi à donner naissance, en miroir l’une de l’autre, à la philosophie grecque et à la philosophie arabo-musulmane, est également la mère des trois monothéismes abrahamiques. C’est elle qui, au fil des siècles, instaure ce long dialogue entre la pensée philosophique rationnelle et l’inspiration spirituelle et mystique, contrepoint déterminant qui continue de nous interpeller et de nous préoccuper, à la fois dans l’espace méditerranéen mais également dans le reste du monde. Ce qui n’évite pas à la Méditerranée d’être en même temps ce lac de violence où les événements et les hommes doivent sans cesse être « réajustés » pour éviter ou dépasser la catastrophe.

Pour Stétié, « c’est sur le métissage que se fonde la civilisation de demain ». Il cite Senghor qui, cinquante ans plus tôt, affirmait : « la civilisation à venir sera métissée ou ne sera pas ». Stétié transformera plus tard, pour un usage plus rigoureux, le mot métissage en tissage, vocable qui affirme plus clairement encore le fait que la trame et la lice ne sauraient exister l’une sans l’autre.

Aujourd’hui, dans un monde désorienté et où l’idée d’une culture de convergence à vocation universelle s’éclipse devant une idéologie belliqueuse, qui préconise que les conflits du troisième millénaire seront provoqués par deux forces antagonistes, dont chacune est au service d’un objectif prétendument spirituel et qui partage le monde en entités imperméables les unes aux autres, seuls des penseurs de la stature de Salah Stétié peuvent aider à sauvegarder notre planète de l’obscurantisme et des guerres faussement saintes, théorisées par des prophètes du désastre comme le trop fameux Samuel Huntington,

Pour terminer, je m’adresse à mon très cher ami Salah Stétié pour saluer son immense talent, son humanisme et la pertinence de ses analyses et de son regard sur le monde d’aujourd’hui. Des telles qualités sont étayées chez lui par une connaissance approfondie des cultures et des religions, ce qui lui permet de passer outre le mauvais dépaysement, le racisme et les identités meurtrières, et de le faire dans une langue française d’une pureté incomparable, langue dont il écrit : « Ma relation à la langue française est une relation charnelle, passionnelle : exactement comme celle qu’on peut avoir avec une femme, une femme aimée au-delà de toutes les autres, mais qui cependant ne saurait me faire oublier où se trouvent mes racines et ce que représentent pour moi ma dimension libanaise et arabe ». Et il ajoute, citant l’écrivain portugais Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs ».

Merci donc à Salah Stétié pour ce qu’il est : Un homme capable d’amour lucide, soumettant tout objet intellectuel et tout comportement humain à une analyse sans concession pour chercher dans la vérité des êtres et des choses le lieu de leur rapprochement essentiel et la possibilité de leur convergence par le haut.

C’est pour cela cher Salah Stétié, pour cette force en vous, que je suis convaincu que si le grand Montaigne, était encore en vie, il vous proposerait au jury du Prix Nobel. En ce jour, première étape, l’université qui porte son nom a l’immense honneur de vous décerner le titre de Docteur Honoris Causa.

Réponse, discours de Salah Stétié

SOUVENIR (Andeken)

Le Nord-Est souffle, de tous les vents mon préféré, car l’âme vive et bonne traversée il promet aux marins. Va, maintenant et salue la belle Garonne, et les jardins de Bordeaux là-bas, où sur la berge escarpée s’allonge le sentier, et dans la rivière vient choir de haut le torrent, tandis qu’au dessus guette un noble couple, peuplier et chêne.

Je m’en souviens bien, et comment le bois d’ormes abrite de ses hautes frondaisons le moulin, avec un figuier qui pousse dans la cour. Aux jours de fête se promènent En ce lieu les femmes brunes sur un sol soyeux, au mois de Mars, lorsque nuit et jour sont égaux, et par de lents chemins voyagent, alourdis de rêves d’or, les brises apaisantes.

Que quelqu’un maintenant me passe la coupe odorante remplie de sombre lumière afin que je me repose ; il serait doux de sommeiller dans l’ombre. Il n’est pas bon De s’avilir avec des pensées mortelles. Mais un entretien est chose bonne, et le dire des mots du cœur, et d’entendre parler des jours de l’amour, et des hauts faits, qui ont eu lieu.

Mais où sont les amis ? Bellarmin et ses compagnons ? Les hommes montrent leur peur, quand ils sont près de la source, l’origine de la richesse c’est la mer. Eux, tels des peintres assemblent la beauté de la terre, et ne dédaignent point la guerre ailée, ni d’habiter seuls de longues années, sous le mât sans feuilles, là où les jours de fête des villes ne brillent à travers la nuit, ni les instrument à cordes, ni les danses du pays.

Mais maintenant ces hommes s’en sont allés aux Indes, depuis le sommet ouvert aux vents, parmi des coteaux recouverts de vignes, jusqu’où descend la Dordogne et unie à la Garonne rutilante, larges comme une mer, s’en vont les eaux. Mais la mer donne et retire la mémoire, Et l’amour aussi cherche avec ferveur notre regard, Mais ce qui dure, les poètes le fournissent.

Traduction Patrick Hutchinson

 

Vous avez tous reconnu le poème de Holderlin chantant Bordeaux, cette magnifique ville où nous nous trouvons, nous aussi prisonniers de l’émerveillement poétique.

Monsieur le Recteur de l’Académie de Bordeaux, Chancelier des Universités d’Aquitaine, cher William Marois, Monsieur le Président de l’Université Bordeaux 3, cher ami Singaravelou, Monsieur le Professeur Samaha Khoury, Directeur du Centre d’Études et de Recherches sur le monde arabe et musulman, Mesdames et Messieurs les Professeurs, Mes chers amis,

C’est pour moi une grande émotion d’être ici, parmi vous, et de recevoir solennellement la dignité de Docteur Honoris Causa de la prestigieuse Université de Bordeaux 3. Celle qui porte le nom d’un des écrivains les plus déterminants, les plus lucides et les plus incisifs dans l’histoire du développement de la conscience humaine, Michel de Montaigne, à qui beaucoup d’hommes et de femmes dans le monde entier, de toutes nationalités et de toutes conditions, doivent, au sein même de leur culture, le sens de la nuance et celui de la relativité, le goût de l’ouverture à autrui, l’intuition fondamentale que ce qui forme l’homme c’est la pratique de l’humanisme mais que ce qui fonde l’humanisme c’est la pratique et le respect de l’homme. Voici peut-être l’une des plus grandes leçons de vie que m’a enseignée mon long métier de diplomate et très particulièrement de diplomate international puisque, sur les trente années de carrière diplomatique que j’ai assumées, une quinzaine de celles-ci ont été consacrées à l’Unesco, c’est-à-dire à l’organisation internationale qui prône activement le dialogue interculturel dans la pleine reconnaissance et le plein respect des identités nationales. Cette leçon de ma vie, la plus haute des leçons de ma vie, a été étayée, soutenue, inspirée, réinspirée sans cesse par la lecture des Essais, livre majeur auquel il faut toujours revenir chaque fois que le mauvais doute s’installe quant aux raisons d’être de l’homme et à ses raisons d’agir, à celles notamment parmi ces raisons qui conduisent au refus de l’autre, de ce qu’il est, de ce qu’il croit, qui conduisent en somme à ce qu’on appelle l’intolérance. C’est contre l’intolérance que s’est battu toute sa vie Montaigne ; c’est contre l’intolérance que s’est battu – si souvent ironiquement – un autre Bordelais, Montesquieu. Ce dernier écrit dans Les Lettres persanes : « J’avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion. Mais qu’on y prenne bien garde : ce n’est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance qui animait celle qui se croyait la dominante ; [l’] esprit de prosélytisme … C’est, enfin, cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine ». Ces paroles sonnent aujourd’hui plus tragiquement que jamais, à l’heure où des credo insuffisamment pensés et imparfaitement vécus donnent naissance à tant de violence dans le monde et à la montée brutale des intégrismes et des exclusives. Montaigne, lui, combat tous les excès, de quelque nature qu’ils soient, par la modération à laquelle il consacre le chapitre XXX de ses Essais. Relisons le début de ces pages magnifiquement éclairantes : « Comme si nous avions l’attachement infect, nous corrompons par notre maniement les choses qui d’elles-mêmes sont belles et bonnes. Nous pouvons saisir la vertu de façon qu’elle en deviendra vicieuse : si nous l’embrassons d’un désir trop âpre et violent. Ceux qui disent qu’il n’y a jamais d’excès en la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu si l’excès y est, se jouent des paroles :

Le sage mérite le nom d’insensé, le juste celui d’injuste, S’ils aspirent à la vertu au-delà de la mesure.

« C’est une subtile considération de la philosophie. On peut et trop aimer la vertu, et se porter excessivement en une action juste. À ce biais s’accommode la voix divine : « ne soyez pas plus sages qu’il ne faut, mais soyez sobrement sages“ ».

Cette sagesse de Montaigne est, dans sa nature profonde, universelle. Elle est grecque, elle est aussi tchan, elle est zen. Peut-être exprime-t-elle à sa façon la sagesse de toute une ville, ce Bordeaux, cette Burdigala, qui fut considérable déjà en tant que métropole d’une province de l’Empire romain et qui, aux premiers siècles du christianisme occidental donna le jour à un important poète chrétien, Ausone, en attendant seize siècles plus tard un grand romancier chrétien, prix Nobel de littérature, François Mauriac, que j’ai un peu connu dans le sillage de mon maître Louis Massignon, l’immense mystique que l’on sait. Cette sagesse de Bordeaux, et aussi ce sens de la poésie si profondément enraciné en elle et dans la beauté de son site et de ses monuments (« la plus belle ville de France », assurait Stendhal qui s’y connaissait), cette sagesse et cette poésie de Bordeaux, peut-être les doit-elle à son ouverture sur le vaste univers depuis la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb et ses successeurs immédiats. Pour le meilleur et parfois pour le pire, (je ne révèle rien), Bordeaux se mit très vite à l’heure du Nouveau Monde et, depuis, à l’heure tout simplement du monde, celui où nous vivons aujourd’hui, – en qui si merveilleusement et si dangereusement nous vivons. Le Bordeaux d’aujourd’hui continue de regarder vers le large, notamment vers le grand Ouest et le grand Sud atlantiques. Les Universités et les grandes Écoles de la ville, en particulier l’Université Michel de Montaigne, si ouverte sur le planisphère que son Président, mon cher ami le célèbre géographe qu’est M. Singaravelou vient de l’Inde et plus précisément de Pondichéry, oui, l’ensemble des prestigieuses institutions d’enseignement supérieur de Bordeaux accueillent, en toute francophonie, les étudiants venus d’Afrique du Nord, ceux venus d’Afrique noire, ceux d’Amérique Latine et d’ailleurs. Si nombreux sont ces étudiants et si nombreuses leurs langues que le Président Singaravelou s’apprête à ouvrir, s’il ne l’a déjà fait, un nouveau et vaste chantier pour promouvoir avec des moyens nouveaux et plus efficacement adaptés l’enseignement de bien des langues, admirables banques d’échanges immatériels riches de tout l’avenir de la planète.

Revenons, si vous le voulez bien, un peu à moi. « Le moi est haïssable, disait Paul Valéry, mais c’est celui des autres ». J’appartiens par mes racines, aussi loin que je distingue mes origines, au Liban, autre terre de culture, autre terre de sagesse et de mesure tant que ne vint pas à l’affoler le terrible conflit toujours irrésolu, toujours insoluble, du Proche-Orient, dont nous venons d’explorer tant d’aspects. Ce cancer du Proche-Orient est devenu à un moment donné le cancer propre du Liban, victime pendant quinze ans d’une atroce guerre civile, la plus incivile des guerres, armée et soutenue de l’extérieur par tous ceux qui avaient intérêt à ce que le Liban explosât. Mais le Liban n’a pas explosé, et il continue, n’est-ce pas mon cher compatriote, cher Docteur Samaha Khoury, à qui tant de liens fraternels me lient désormais ? « Le Liban, disait au XIXe siècle un voyageur français d’Orient, est un petit pays qui ne produit rien, sinon des Libanais ». Boutade, certes, mais qui témoigne d’une profonde vérité. Le Liban, la Phénicie antique qui a inventé, entre autres, la navigation directe (contre la pratique archaïque du cabotage) et qui a imaginé l’alphabet, deux moyens de relier plus rapidement les hommes, le Liban qui a donné le nom d’une de ses princesses, Europe, à tout un continent, est ce pays paradoxal qui abrite dix-neuf communautés religieuses, quatre langues et donc quatre cultures (l’arabe, le français, l’anglais et l’arménien), le Liban compte quatre millions et demi d’habitants à l’intérieur de ses frontières et près de seize millions d’émigrés dans le monde. Ce pays venu du fin fond de l’Histoire est magnifiquement implanté aujourd’hui dans la géographie planétaire. Il est partout, modestement, chez lui. Il est chez lui également dans la langue française, cette langue qui, à côté de l’arabe, est l’autre langue du pays, langue du cœur. « On est d’une langue comme on est d’un pays », disait Cioran, qui fut mon ami. Moi-même, comme écrivain, je suis parmi d’autres écrivains libanais de langue française, l’un des ressortissants de ce pays, la France, patrie mentale aussi précieuse à mon cœur que ma patrie physique.

Avant d’en terminer (sans doute ai-je été trop long, mais j’avais tant de choses à vous dire et, notamment, j’allais l’oublier, que le vignoble libanais est issu en droite ligne de l’illustre cépage bordelais par la grâce des Pères jésuites), je voudrais citer François Mauriac, sur le Liban précisément. En 1963, il écrivait en préface au livre de Jacques Nantet, Histoire du Liban, publié aux Éditions de Minuit : « Ce petit peuple (le peuple libanais) est né de la parole même de Dieu. Et dès lors tous les peuples, toutes les religions ont pu déferler sur cette terre consacrée : Égyptiens, Assyriens, Ottomans, et nous, Français, pour finir. Aucun d’eux n’a pu effacer cette empreinte, comme le pied d’un dieu qui demeure à jamais marqué dans la boue des vieux déluges, dans cette terre à jamais durcie. […] Il s’y est créé un équilibre entre tant de religions et de races que ce miracle étonne […]. Le Liban, lui, a réconcilié musulmans et chrétiens, et dans chacune de ses familles religieuses toutes les dissidences. Mais non, il ne s’agit pas de miracle, il n’existe pas de miracle en Histoire. Pourquoi celui-là fut-il possible et comment il s’est accompli, c’est tout le sujet du beau livre pour lequel Jacques Nantet m’a demandé cette préface ». Et Mauriac d’ajouter, à propos de ce qu’il considère, « par-delà toute politique », comme « l’union du Liban et de la France » : « Les écrivains libanais de langue française sont les témoins, et les garants de cette amitié – de cet amour ».

Oui, Monsieur le Président de l’Université Michel de Montaigne, oui, Mesdames et Messieurs les Membres du conseil de l’Université, oui, vous tous qui honorez cette séance solennelle de votre présence, je suis ce témoin et ce garant, porteur envers la France, de la part du Liban, d’un message de sympathie pluricentenaire. Dans l’émotion suscitée par ce message, il ne me reste qu’à vous remercier les uns et les autres, ce que je fais de tout cœur.

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Reçoit le grade de Commandeur dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur 2004

Mercredi 20 octobre 2004

Salah Stétié

a été fait Commandeur
dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur

La remise de la cravate s’est déroulée Place Beauvau

Monsieur le Ministre de l’Intérieur,
de la Sécurité Intérieure et des Libertés Locales,
Dominique de Villepin
a présidé la cérémonie

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Le discours du Ministre

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Cher Salah, mon ami,

Un jour, pendant la guerre du Liban, tu es sorti sous une pluie de bombes assourdissantes chercher un chat pour le sauver.

D’où venait-il, ce chat ? D’Égypte, de Perse, d’Abyssinie ? Venait-il du Levant ? Que faisait-il avant que la fureur des armes n’interrompe son sommeil ? Dormait-il à l’ombre d’un cèdre, d’une jeune fille ou d’un citronnier en fleurs, dans un coin de Beyrouth, de Tyr ou de Byblos ?

Comme ce chat qui s’avance, porteur d’une musique silencieuse, tu es une énigme. Comme ce chat, tu gardes jalousement ton mystère : à travers toi parle le temps, car ton regard traverse le monde et ses métamorphoses.

Je ne pourrai pas plus percer ce mystère que celui des arbres, des puits, des femmes, des mille âmes de ton pays. Pourtant tant de choses nous lient, depuis que nous nous sommes croisés pour la première fois : toi Ambassadeur au Maroc et moi simple conseiller à l’Ambassade de France à Washington.

***

1. Déjà la poésie nous avait reliés de ses amarres mystérieuses ;

– La poésie, tu l’as côtoyée de bonne heure :

A l’Ecole supérieure des lettres de Beyrouth, où tu as reçu l’enseignement d’un professeur exceptionnel, Gabriel Bounoure. Il n’était pas un Français du Liban, mais comme tu l’as dis, un « Occidental asiatisé ». Ta fierté n’est pas feinte, lorsque tu écris qu’il aida tes « premiers pas dans la broussaille intellectuelle »,consolidant ton avancée de « ses conseils à la fois rigoureux et discrets »,accompagnant « de toute son amitié généreuse tes premières écritures. »

Nourri de Nerval et de Rimbaud, proche de Massignon, Bounoure avait aussi le goût très sûr, lui qui signala le premier, dès 1930, l’importance de Michaux.
Soucieux de lui témoigner ta reconnaissance, tu publias son livre Marelles sur le parvis, où l’on trouve des pages lumineuses à la fois sur le silence de Rimbaud, sur Jouve, sur Michaux, sur Char, sur Jabès. Alors Bounoure put écrire à ton propos :

« qui résisterait à Salah Stétié ? Aucun certes de ceux qui le connaissent, qui aiment en lui (sa) double ardeur (…) »

– Comment définir cette double ardeur ?

C’est d’abord une conviction : le monde est tel qu’on veut le formuler et le reformuler. C’est un principe de transformation, qui fait de l’ordinaire une merveille, de la blessure un guide, de la tristesse une joie souterraine.
Cette ardeur, c’est aussi, dis-tu, « cette passion de Dieu qui se levait en toi », cette « dévastation créatrice, au spectacle des cimetières musulmans alignant leurs stèles titubantes, « châteaux dérisoires », comme des apparences de destin. »
Cette ardeur est donc un aller-retour continuel vers un lieu de retraite intérieur, un « lieu sans figure », un Domaine sans Nom ; un aller-retour vers un « exil rapatriant », que tu évoques dans ton dernier livre d’entretiens Fils de la Parole, comme s’il fallait se quitter pour mieux se trouver. De cette retraite, de cette émotion primitive que tu éprouvas lors de ton premier voyage à Alep, à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, il en demeure peut-être des traces.

– Mais l’exil ne doit pas faire oublier une autre dimension fondamentale de ta poésie : tu es veilleur mais aussi passeur. Un passeur entre les mondes imaginaires et le monde réel bien sûr, mais un passeur aussi au cœur de notre monde déchiré, soucieux de la quête, des rives intérieures aux rives d’aujourd’hui, sous toutes les latitudes du monde. Ponts, porches, seuils, passerelles te sont familiers, lieu de passage, de rencontre, de retrouvailles.

Nourri du voisinage et du dialogue avec tous « ces horribles travailleurs » qui t’ont précédé, tu es au croisement de plusieurs lignées de poètes : celle d’Apollinaire, le « flâneur des deux rives », traversant les ponts de Paris ; celle de Rimbaud et des voyageurs impénitents ; celle d’Ibn Arabi, pour qui le monde est suspendu aux lèvres du « respir divin » ; celle des poètes soufis, insatiables voleurs du feu céleste ; celle de bien d’autres encore, tous inscrits dans cette « dynamique du spirituel » dont tu parles.

– Tes rives à toi sont d’abord celles de la Méditerranée :

Toute ta poésie s’y joue. Qu’a été, en effet, cette mer, depuis les aventures d’Ulysse, sinon un lieu de passage, celui que tu as traversé tant et tant de fois ?

Tu n’as pas l’allure d’un flâneur, même si tu aimes la promenade. Tu es trop tendu vers l’œuvre qui reste perpétuellement à accomplir. Je partage avec toi cette veille alerte et assidue, cette insatisfaction de l’acquis.

Mais quelle est ta Méditerranée, toi qui constatais il y a plus de trente ans déjà : « Aujourd’hui, la Méditerranée a mal » ?

Ta Méditerranée est d’abord souffrance de chair : elle est en proie à des fièvres, à des délires, elle s’agite dans « ses draps de mauvais rêve (…) maculés d’excréments et de sang. » ; elle souffre aussi moralement : elle est en proie à ses démons qu’avant le christianisme et l’Islam, les anciens Grecs avaient représentés comme des monstres et comme autant de figures propres à inspirer la peur. Rappelez-vous, sembles-tu nous dire, et tu les nommes, ces figures de cauchemar : « Méduse, Circé, Cyclope ». Rappelez-vous Osiris déchiqueté, Orphée démembré. Cette souffrance, c’est celle encore d’Antigone emmurée vivante, à laquelle tu es très attaché, car elle est « celle qui ne consent pas, et qui parle », celle qui a le courage de dire non ! « à tous les pouvoirs, à toutes les séductions. » Cette souffrance, c’est enfin celle des monstres modernes, des machines, venues du Nord : tu penses aux grands régimes totalitaires que furent le nazisme, le fascisme italien, et les communismes ; tu penses à l’Espagne de l’Inquisition, à ces « quelques cavaliers hirsutes jaillis du désert arabique qui établirent, en quelques décennies, l’un des empires les plus orgueilleux qui soit ».

« Mare conclusum », ta Méditerranée est aussi tentation de la clôture ou du repli, de l’enlacement ou de l’enfermement. De manière visible ou déguisée, n’est-ce pas tout son mouvement même ? « La Méditerranée, écris-tu, est avant tout, par chacune de ses villes, une cité fortifiée » : Tyr, Sidon, Carthage, plus tard Venise ou Florence, plus tard encore, Alger. C’est la figure de Créon, par opposition à celle d’Ulysse : Créon a connu la cité comme un bloc, Thèbes en Béotie avec ses sept portes fermées.

Enfin, ta Méditerranée est le lieu des ruptures avec, en particulier, la redoutable situation créée par la multiplication et la fermeture des frontières, de la Yougoslavie éclatée, à l’île de Chypre coupée en deux, et jusqu’à Israël et la Palestine, en proie à cette « pluie de feu » qui résonne, par ton verbe, en chacun de nous.

2. A travers la poésie, tu exprimes tout ton amour de la langue, ton amour de France, comme un port choisi.

– Toutes tes œuvres, tu les as écrites en français.

De là, elles ont été traduites dans le monde entier. Et pourtant, nombreux sont les berceaux de ta langue poétique, et si « difficile » est « ton identité », comme tu l’exprimes dans Fils de la Parole.

Tu as choisi la langue française parce qu’elle contient, comme la poésie, cette part d’universel, qui unit et réconcilie les hommes à travers le monde. Pour cela, en 1995, à l’unanimité, l’Académie française t’a décerné le prestigieux Grand Prix de la Francophonie pour l’ensemble de ton œuvre.

– Ce choix de la langue française, c’est aussi le choix d’un questionnement. Tu es un poète libanais de langue française, un poète de langue arabe qui écrit en français. Un poète français qui pense les métamorphoses du monde et le voyage dans la langue dans sa quête de l’autre.

Tu es aujourd’hui Français comme tu es Libanais. Tu es né à Beyrouth le 28 décembre 1929 et tu vis dans les Yvelines. Le Liban de tes origines était sous protectorat français et l’accès à notre langue n’avait rien d’un accident dans ce pays francophile et pour une part francophone.
« Je suis Arabe et je tiens à mon arabité. Qui est la forme la plus profonde de mon identité, matrice originelle en quelque sorte », confiais-tu en 2001. Tu y rappelles aussi que tes parents étaient de vieille souche beyrouthine, que ta mère s’appelait Raïfé et ton père Mahmoud. Mais ce père poète, linguiste et grammairien, qui aimait passionnément sa langue, t’a placé, dès l’âge de quatre ans, « entre les mains d’une autre nourrice qui te deviendra mère », cette langue française que tu ne devais jamais quitter.

– « Peut-on imaginer univers plus différents que ceux de la langue arabe et du français ? », demande Yves Bonnefoy, dans sa préface de ton Fièvre et guérison de l’icône. Il répond aussitôt : « C’est pourtant sur ce pont à l’évidence vertigineux qui mène de l’un à l’autre que Salah Stétié s’est risqué ; et comme en poésie il ne s’agit pas de rester, tel un touriste de la parole, au plan superficiel, c’est l’œuvre poétique qui attestera qu’il est pour le moins parvenu à bon port. »

– Oui, passeur de poésie, passeur en poésie, tu es aussi, dans ta défense de la francophonie et ton amour de la langue arabe originelle, un passeur entre les langues et entre les cultures.

Il n’est, grâce à ton œuvre et à ton engagement public, plus de mer ou de terre infranchissable : tu construis les passerelles de la paix et tu ouvres les chemins de l’unité.
Car la vraie langue ne se complait pas à elle-même dans une recherche parnassienne de la beauté parfaite mais stérile ; non, la vraie langue, qu’elle soit poésie ou francophonie, est porteuse de sens, porteuse d’un message au monde, d’une voix singulière et forte au milieu du bruit et du chaos.
La vraie langue est celle qui révèle et qui donne la vie, c’est toujours celle de l’autre, celle du partage et de l’ailleurs.

3. Ce qui t’habite, ce qui te hante depuis toujours, c’est au fond ce grand rêve de partage et de réconciliation.

– C’est la soif de ces autres mondes que ton œuvre fait danser ensemble, le Ponant et le Levant, l’Orient et l’Occident, le Nord et le Sud. Ce goût de la réconciliation est le pivot qui relie tes deux vies :

celle d’écrivain et de poète, avec une exigence permanente de questionnement et de renouvellement ;
et celle du diplomate, du conseiller culturel à Paris au délégué du Liban à l’UNESCO, de l’ambassadeur du Liban au Maroc et aux Pays-Bas jusqu’à Secrétaire Général des Affaires étrangères, ardent représentant d’un pays meurtri, en guerre, que d’aucuns croyaient mort sous un déluge de feu.

– Affermie et agrandie par notre amitié, cette même passion de la rencontre est aussi mon étoile, des Affaires Etrangères à ce ministère de l’Intérieur, qui est aussi celui des Cultes.

Chacun sur notre route, nous servons ce dialogue au sein de la communauté internationale, de part et d’autre de la Méditerranée, pour encourager la compréhension mutuelle entre toutes les origines, toutes les religions, entre le monde arabe et l’Europe ;

Ici, je veux travailler sans relâche, avec les musulmans de France, à la construction d’un Islam de paix au sein de la République ;

Ici, je veux enraciner dans la terre de notre pays « l’arbre entier » de l’Islam, pour reprendre une image que tu utilises dans Fils de la Parole : l’arbre de vie, à l’opposé du bois mort des intégrismes et des fondamentalismes qui veulent couper les feuilles et les fruits de la tolérance et du respect de l’autre.

– Ta soif, cher Salah, est celle du voyageur. Tes bagages sont tes œuvres, et l’ancien diplomate s’est transformé en un ambassadeur de la culture admiré dans le monde entier, dans la tradition de Claudel, Saint-John Perse, ou encore Octavio Paz ou Pablo Neruda.

– Mais le monde que tu parcours n’est pas seulement celui que l’on croit, celui que l’on voit. Il s’agit d’un monde nouveau. Ce n’est plus l’arrière-monde, ce pays lointain des dieux dont parlaient les Anciens, c’est davantage un « avant-monde », celui qui se donne à explorer, à élargir, à inventer.

Les frontières sont nouvelles : à l’intérieur et au dehors de chacun de nous, elles bougent et reculent sans cesse, grâce à la recherche de l’art et au tissage patient de la paix.
Les cultures y sont exaltées, dans toute leur richesse et toutes leurs différences : les artistes sont les artisans privilégiés d’un nouveau dialogue fécond. C’est le sens de l’Ouvraison, ce mot que tu as forgé pour désigner la pleine ouverture des esprits et des cœurs vers « les idées, les hommes, les imaginaires et les choses. »
Ce nouveau monde est aussi en questionnement perpétuel, avec un sentiment de fièvre, qui accompagne tous ceux qui le questionnent, toi le premier :
Ce sentiment domine dans ton dernier recueil Brise et attestation du réel. Tu écris que « Pourtant un mot ne m’a jamais quitté, le motbrûlure »,
Mais la brûlure, tu le dis dans L’autre côté brûlé du très pur, constitue aussi une chance, la condition même de l’existence vraie. C’est le monde ancien qui se consume pour renaître, apaisé, de ses décombres et de ses cendres.

– Telle est la beauté aux mille visages, aux mille apports, aux mille chemins, aux mille prières, que tu rêves de réinventer et à laquelle tu nous invites.

– Tu as toi-même pris plusieurs visages, connu plusieurs vies en une arabesque ininterrompue, des braises de la terre meurtrie du Liban au havre de paix d’Honoré d’Urfé que tu habites aujourd’hui. De ces braises, de ce feu, tu fais renaître un monde toujours vierge.

***

Je souhaite, cher Salah, comme tous ceux présents ici, pouvoir t’accompagner encore longtemps sur les chemins de cette autre civilisation, celle de l’homme retrouvé, de l’homme pacifié, de l’homme réconcilié avec lui-même, dans l’unité profonde des peuples.

Salah Stétié, au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, nous vous faisons Commandeur de la Légion d’Honneur.

Le discours de Salah Stétié

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Ce n’est pas rien que d’être élevé à la dignité de Commandeur de la Légion d’Honneur, ordre prestigieux s’il en est, et ce n’est pas rien non plus que de recevoir les insignes de cet ordre de ta main. Main de faiseur d’Histoire, main raffinée d’écrivain et de poète. Toi, l’historien de Napoléon Bonaparte, voilà que tu fais d’un lointain Libanais, à travers l’espace et le temps, un compagnon de l’homme fabuleux qui rêva l’Orient, autrement mais avec la même intensité que le fera plus tard, trois quarts de siècle plus tard, un autre souverain du domaine français, notre Arthur Rimbaud, lui aussi conquérant vaincu, lui aussi triomphant. À l’un et à l’autre de ces héros, tu as su, Dominique, consacrer des pages magistrales dont il ressort qu’au-dessus de l’action, « ce cher point du monde », et la rythmant, il y a toujours une initiative forte, une détermination impeccable, celle de l’esprit et que, trace éblouissante laissée par le passage de l’esprit, c’est la légende qui prend le relais de l’homme. Toi et moi, cher Dominique, moi à la poupe et déjà en-allé, toi en avant et à la proue, plein d’énergie, « de clés et de charmes » – pour reprendre une expression de Gabriel Bounoure – nous avons, parmi d’autres, une ultime référence commune, illustre référence elle aussi, celle d’un maître de liberté et de grandeur, un homme qui m’a fait l’honneur de me serrer quelquefois la main: le Général de Gaulle. Et c’est parce que je me suis toujours fait une « certaine idée de la France » et, par dérivation, une certaine idée de mon pays d’origine, le Liban, que j’ai choisi il y a une douzaine d’années, de vivre en France, mon autre pays.

Vivre en France, c’est vivre dans la langue française. C’est vivre dans les valeurs et les virus de cette langue que j’aurai aimée comme on aime une personne vivante, – ce qu’elle est. Personne vivante, personne aimée et que j’aurai servie toute ma vie autant que j’aurai pu, chaque fois que j’aurai pu, partout où j’aurai pu, avec la conviction et l’énergie que seul donne l’amour. Il y aurait mille raisons pour justifier cet amour dans le cœur du Libanais que je suis, de l’Arabe que je suis, et dans l’intelligence de ce cœur. Je ferai fi pour cette fois de ces raisons, trop longues à énumérer. Mon œuvre d’essayiste et de poète témoigne assez, me semble-t-il, de ces dites raisons, que ce fût directement ou indirectement, oui, tout chez moi, et dans mes écrits, dit avec décision les raisons de ma prise de chair en langue française. Pour cette langue et sa légitimité, je me suis battu aussi comme Ambassadeur auprès d’organisations internationales et de comités intergouvernementaux envahis par l’anglo-américain. C’est à une déraison que je ferai appel aujourd’hui pour signifier le mystère d’une relation de cette qualité. Chacun se souvient de la justification avancée par Montaigne pour tenter d’expliquer son attachement profond à son ami La Boétie qui venait de mourir : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », dit-il. Raison majeure, déraison majeure: je dirai de la langue française, celle de Racine, de Pascal, de Baudelaire, de Mallarmé, de Gide, de Proust, de Guillaume Apollinaire, d’André Breton et de quelques autres: « Parce que c’est elle, parce que c’est moi ».

Si, une raison pourtant d’aimer, de préférer la langue française, puissante raison et dont il me faut témoigner ici, devant vous, hautement. J’ai dit que, Libanais, j’étais Arabe, fils donc, à travers le signe méditerranéen, d’une grande culture, d’une grande langue, d’une grande civilisation, de l’intuition d’une sacralité spécifique et d’une quête spécifique du sens, et qui n’ont rien à voir, que chacun en soit convaincu, avec les terribles dérives que l’on sait. Je témoigne que la langue française que j’ai fait mienne n’a jamais blessé mes racines, n’a jamais empêché ni interdit en moi l’embranchement originel, m’a au contraire aidé à formuler ce que j’étais, ce que je suis, allant jusqu’à exiger de moi de ne pas me dévoyer en cours de route, de ne jamais perdre le contact avec mon premier terreau. Telle est la vocation humaine et humaniste de cette langue qu’elle serait prête à privilégier l’étranger si son étrangeté n’est pas de mutilation mais d’apport et d’enrichissement réciproques. Je suis, en langue française, un Arabe, et libre de l’être. Existe-t-il de francophones heureux? J’en suis un.

Ai-je été trop long? Vous me le pardonnerez. Il fallait que je vous dise tout cela qui fait lourd le cœur comme fruit de plein soleil. Et maintenant, à cause de cet excès de soleil, et tout en vous remerciant d’être là, je vais m’abriter sous mes lauriers devenus pour la circonstance ombreux et merveilleusement amicaux.

Salah Stétié

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