Colloque : « La langue française est-elle un agent actif de la restauration de l’identité culturelle ou bien porte-t-elle en elle le risque d’une aliénation de cette identité ? »
Université de Balamand (Liban), avril 2007

La langue française est l’une de ces langues dont beaucoup d’hommes et de femmes, disséminés sur les cinq continents, ont besoin pour vivre. Cela ne veut nullement dire que d’autres langues, et notamment la langue nationale de chacune des communautés humaines qui composent le monde et qui sont autant d’unités linguistiques, soient de moindre intérêt ou de moindre importance. J’ai pour chacune des cinq mille langues confirmées dont sont tributaires les principales cultures de la planète le plus grand respect et, au-delà même du respect, la plus vive des fascinations. Une langue, c’est une histoire, avec tout un vivier d’hommes et de femmes, c’est une mémoire, c’est une structure mentale, conscient et inconscient pris dans la nasse des mots, c’est une sensibilité spécifique et souvent vertigineuse, ce sont des concepts et des valeurs, ce sont des points d’arrimage et des objectifs immédiats ou lointains. C’est dire ainsi qu’une langue, une langue vivante, c’est — passé et avenir traversés par la même courbe de vie — un projet. Un projet qui tient de toute sa force à l’événement, passé, présent, futur car rien dans le futur qui ne vienne du passé, et c’est peut-être là l’un des plus hauts enseignements de toute la langue que cette admirable chaîne impalpable, que cette continuité dans la prise qui est de l’ordre de l’immatérialité spirituelle.

Donc, salut à toutes les langues et, aussi, aux idiomes moindres, aux dialectes et à leurs dérivations, aux patois, aux modulations diversifiées au sein de chaque langage, aux accents. Avant d’aller plus loin, puisque le mot langage a été prononcé, comment ne pas saisir l’occasion pour rappeler les vers célèbres de Paul Valéry :
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE Discours prophétique et paré, Belles chaînes en qui s’engage Le dieu dans la chair égaré Illumination, largesse ! Voici parler une sagesse Et sonner cette auguste Voix Qui se connaît quand elle sonne N’être plus la voix de personne Tant que des ondes et des bois! [1]Valéry dit qu’une fois sa place affirmée dans le langage, la chose — idée ou sentiment évoqué — perd ses contours spécifiques, sa nature naturée, pour se fondre dans l’universalité conceptuelle qui permet la communication. Je ne veux pas trop m’attarder sur cette notion aujourd’hui battue en brèche aussi bien par la linguistique contemporaine que par ces manipulateurs exceptionnels de mots que sont les poètes et pour qui il n’existe pas, en poésie du moins, ni de mots à valeur générale et abstraite, ni de chose idéelle capable de se projeter d’une manière décorporée dans la langue.

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Reste que l’identité est profondément liée à la langue, et vice-versa. C’est là une vérité première qu’on ne rappelle ici qu’à titre de postulat qui commande un certain nombre de conséquences plus subtiles et plus dignes d’intérêt. C’est en effet la langue qui modèle, de chacun, les structures intellectuelles et mentales ainsi que l’organisation affective et ce dans la mesure où les sentiments eux-mêmes ont besoin d’être nommés par la langue pour être mieux définis, pour être distingués les uns des autres jusque dans leurs nuances les plus insaisissables et rendus ainsi plus aptes à être vécus dans toute leur spécificité, et formulés. On sait que c’est d’être formulées et dites que les choses prennent corps : Properce « invente » ainsi ce qu’on appellera à partir de lui la « mélancolie » et Proust ce qu’il décrit comme des « interruptions du cœur », lesquelles deviennent, à partir de lui, un élément décisif de toute préhension amoureuse. Ce sont là deux exemples parmi des centaines, des milliers d’autres, de ce rapport consubstantiel entre ces deux pôles dans la langue et dans l’homme que sont le signifiant et le signifié, l’homme étant partie prenante à la langue et la langue partie prenante à l’homme. C’est avec des mots que se fait l’homme et c’est avec de l’homme que se fait la langue. Il faut y ajouter que langue n’est pas langue seulement, qu’elle n’est pas exclusivement nominative, qu’elle est aussi syntaxe, c’est-à-dire logique, et allégorie, c’est-à-dire philosophie, ontologie, métaphysique, que c’est tout cela à la fois qui met en branle et fait avancer, selon ce qu’elle est au départ et ce qu’elle va devenir dans sa locution progressive, la très complexe machine de l’humain. A cela, qui est de l’ordre de la conscience claire, il convient d’ajouter cette énorme masse d’inconscient dans laquelle l’homme est immergé et de laquelle il se tire peu à peu, comme à la force du poignet, si j’ose dire. L’homme émerge de sa profonde nuit originelle par un acte d’élucidation, tout ensoleillé de langue. Mais celle-ci, la langue – Freud et Lacan nous l’ont appris, mais Baudelaire aussi bien, et Mallarmé, et Rimbaud – est tout enténébrée, à travers son souci d’être claire, de noir magma en arrière-fond. Quand Rimbaud écrit, par exemple : « Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a pas de sa faute », c’est sa manière à lui de dire que le cuivre, qui est matière du monde et force primitive, est la substance même du clairon qui peut à chaque instant, par le seul fait, facile, de se rendormir, se réimmerger dans la nature du cuivre, s’y refondre et s’y diluer jusqu’à disparaître.

Pour moi, venu de l’extérieur du français, la langue de l’invention, celle de la réinvention, sera le français justement. Je ne sais pas ce que représente pour d’autres la langue française. Je le sais un peu en ce qui me concerne. Dira-t-on que mon cas est exemplaire d’un certain mode d’expatriation linguistique et culturelle ? Il est en tout cas significatif non d’une fatalité, mais d’un choix.

Quand je parle de fatalité, j’entends évoquer cette pression d’événements et de circonstances, d’accidents et de précipitations dont l’enchaînement, contemplé du dehors, constitue ce que l’on appelle l’histoire. Il est rare qu’à l’échelle d’un homme ce tissu complexe et compliqué d’éléments dont chacun aurait pu sembler fortuit mais dont l’imbrication, l’implication l’un dans l’autre prend l’apparence du déductible et de l’inévitable, il est rare, dis-je, qu’à cette échelle limitée et dans cette perspective réduite, l’histoire n’acquière à nos yeux la figure impérieuse du bronze, celle-là même qui nous enchaîne poignets liés à son avancée conquérante. Conquérante, oui, et le plus souvent aveugle. Cette conception de l’histoire comme nécessité, comme fatalité, les enchaînés – j’en viens au colonialisme – la ressentent plus que les enchaîneurs, et les peuples dominés plus que les dominateurs. La langue de ceux-ci, et l’ensemble de leurs codes, semblent dès lors, au regard des vaincus, instruments d’un triomphe dont leur propre langue et leurs propres codifications, leur sémantique et leur sémiologie, sont des victimes obligées, victimes d’elles-mêmes en quelque sorte, et de la faiblesse interne de leurs structures confrontées à des structures plus fortes, cet affrontement donnant naissance à un intense doute qui peu à peu jouera à les éliminer. Tout se passe comme si les grandes langues, étant langues d’empire, se trouvaient soulevées par la légèreté relative de l’histoire — en ce qui les concerne motrice et créatrice – et s’imposaient, philosophiquement parlant, du seul fait de leur génie intrinsèque, lors même que leurs leviers et leurs ancrages sont de l’ordre de la conjoncture.

Notons ici que les puissantes civilisations expansionnistes, si elles portent leur langue au loin, sont à leur tour portées par ces mêmes langues, lesquelles, enracinées dans une problématique à vocation de prédominance, s’accordent, s’affinant au fur et à mesure de nouveaux acquis, les moyens de cette prédominance. Ces nouveaux acquis, quand il s’agit de langues fortes, comme l’on parle de monnaies fortes, sont, me semble-t-il, de deux types : acquis par renforcement du code interne de la langue qui, sûre d’elle-même, approfondit son emprise sur les objets mentaux et les concepts ; acquis par annexion des territoires intellectuels et spirituels d’autrui, résultant du contact produit. Ainsi est-il advenu que le latin, pour un surplus d’élaboration et de subtilité, s’emparât du grec; que l’arabe s’emparât du persan ; que le français, au temps des croisades s’emparât de l’arabe comme l’arabe, au temps des colonies, s’emparera à son tour du français ; que le japonais s’emparât du chinois après que celui-ci, au fil des millénaires, se fût emparé de tout ce qui lui était voisinage ; que l’anglais, aujourd’hui notamment en sa variante américaine, fît main basse d’une façon ou d’une d’autre sur bien de nos médias banalisés. J’ajoute que des langues fortes, si elles se compliquent à l’excès, peuvent devenir moins opérantes et perdre une partie de leur sveltesse : ce fut hier le cas de l’arabe qui, de s’être trop chargé d’histoire et de pouvoirs, se trouve aujourd’hui mal préparé à se saisir, linguistiquement parlant, d’un certain nombre de réalités modernes ; ce fut et c’est toujours le cas du chinois et du japonais, qui, par des voies différentes, travaillent – assez dangereusement, me semble-t-il — à se simplifier ; c’est le cas de l’américain, langue mondiale des affaires, qui, pour aller vite, élague. On le voit, la situation n’est pas simple au niveau des prédominants ni, bien évidemment, à l’étage des dominés, d’autant qu’une langue n’est pas une machine abstraite qui fonctionne dans du vide aseptisé, qu’elle est, au contraire, porteuse de valeurs et de microbes, de substances et de virulences et, donc, qu’elle ajoute au conflit purement linguistique plus ou moins explosif ou explosé un conflit de nature philosophique mettant aux prises les choses et les idées sur les choses.

C’est à ce périlleux confluent linguistique, interlinguistique, à l’endroit où la langue n’est pas seulement la langue, que – pour en revenir à mon cas personnel – je me situe. Et je ne suis pas seul à me tenir à ce seuil d’incertitude. La célèbre question : « D’où venons-nous, où sommes-nous, où allons-nous ? », plus qu’à tout autre, c’est à l’écrivain à cheval qu’elle se pose. A cheval sur deux cultures, parfois sur deux civilisations et que voici, autre image, semblable à la jeune fille de Giraudoux, debout à la fenêtre, avec une ombre pour la chambre et une autre pour la rue. Pourquoi écrire la langue de l’autre quand on est, comme moi, fils de la langue arabe qui fut langue d’empire, au sens historique et géographique du terme, et qui continue de l’être d’une certaine manière par le pouvoir symbolique et l’ensemble des valeurs sacrées qu’elle irradie ? La péripétie historique n’explique pas, ou pas assez, puisque, parmi tous ceux de ma génération qui ont vécu la même situation globale, la plupart ont préféré se définir par la médiation de l’arabe, langue originelle, quelques-uns seulement optant pour le français. La langue originelle plonge dans l’affect, et l’affect, lié à tous nos atavismes, est le premier à modeler, avec notre sensibilité, notre identité de base, l’équivalent de ce qui chez l’embryon en gestation lui sera colonne vertébrale. On est d’une langue, au sens « maternel » du mot, comme on est d’un lieu. Rien n’y fera : on aura les yeux bleus ou noirs de son lignage. Cependant il peut advenir — c’est mon cas — qu’on ait envie, qu’on ait besoin même, d’une complémentarité substantielle, qu’on ait envie — disons familièrement les choses — de se marier. Epouser l’autre, pour si autre qu’il soit, l’épouser et lui faire l’enfant du miracle, voilà bien le projet, voilà l’ambition. Et je dirai que, dans ce cas, le bonheur est que l’autre fût aimé, aimé d’amour, aimé non contre sa différence, mais à cause d’elle. Qu’est-ce que l’amour, qu’est-ce que l’amour de l’autre, et quoi donc le justifie ? Montaigne, une fois, fit réponse en forme d’énigme : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Dira-t-on l’explication un peu courte ? Elle l’est, comme le sont toutes les explications qui prétendent élucider un mystère dont l’ombre portée, elle, est longue. Tant que la langue française était langue du colonisateur, cette ombre était lourde, était opaque. La colonisation ayant reflué pour faire place à une complicité de tendresse, cette ombre est désormais transparente et légère, l’écrivain autochtone ne faisant plus figure — usant de la langue considérée naguère comme oppressive — de collaborateur de l’oppression. Certes, la situation de cet écrivain reste, pour le moins, ambiguë. D’où vient-il ? d’ici et de là; où est-il ? ici et là-bas; où va-t-il ? si la langue est plus forte que l’identité, il risque de perdre son identité en cours de route et, coupé de ses racines, de n’aller que là où l’on n’a pas nécessairement besoin de lui ; si, au contraire, les racines sont plus fortes, plus prégnante l’identité, alors il transportera cette identité dans la langue de l’autre, la cernant mieux peut-être grâce à ce regard en lui dégagé, à la fois intérieur et extérieur, accordé quoique libre, la délimitant, cette langue, dans ce qu’elle est, mais aussi l’enrichissant d’harmoniques neuves et de diaprures conquises et, de ce qu’elle est, faisant non ce qu’elle n’est pas mais ce qu’elle ne se savait pas être, ce qu’elle ne se savait pas contenir. La vieille et retentissante polémique entre Gide et Barrès sur la nécessité ou non pour un arbre d’être transplanté de son terreau d’origine pour mieux prospérer et s’épanouir, cette éternelle dispute autour de l’enracinement indispensable et du déracinement irremplaçable, approfondissement d’une part, mais aussi épuisement et appauvrissement, risque d’inadaptation d’autre part, mais aussi renouvellement et vigueur, cette querelle, le problème que nous considérons en fournit une illustration inédite. Aux écrivains venus de 1’«ailleurs», la langue française propose un grain qui, par sa délicatesse et toutes les finesses attachées à un vieux tuf riche en subtilité créatrice, leur permet d’exprimer jusqu’au plus obscur et au plus délié d’eux-mêmes; au territoire mental du français, un peu gris parce qu’il est de vieille et prudente Europe, ces écrivains issus le plus souvent d’intenses confins ou surgis d’autres terres elles aussi antiques mais brisées, moulues et remoulues par l’histoire, ces écrivains apportent, dis-je, une autre poussière, éclatante, des couleurs fastes et vives, des saveurs moins élaborées peut-être mais plus fortes, un éblouissement inconnu, le souffle court ou long d’une autre respiration. Me faut-il ajouter qu’à l’horizon planétaire et cosmique qui est désormais le nôtre aux portes du nouveau millénaire, ces écrivains donnent la plénitude du monde à une France précieuse qui n’est plus guère que l’extrême pointe du cap avancé prédit par Valéry ? Ils lui cèdent l’essence de leurs rêves. Par la langue et ses infinis miraculeux rouages aptes à capter le plus fluide de l’être et de l’univers, la France leur propose en retour le moteur juste et rapide d’un mode de dire.

Echanges de services ? — si l’on veut; à certain niveau seulement. Les uns ont besoin des autres, et vice-versa. À travers le français, à travers la civilisation de la France, ce ne sont pas seulement les Français qui accueillent ceux qui viennent à eux, hommes de plume mais aussi spécialistes de toute nature et technologues; ce sont ceux-là aussi, tous ceux-là qui, dans leur diversité d’origine et de formation, se retrouvent entre eux comme en terrain déjà visité et connu, dans l’air immense d’une patrie spirituelle partagée, avec, depuis Descartes et Pascal, ses articulations logiques familières, avec ses incurvations psychologiques qui, de Racine à Proust, pour prendre des repères parmi d’autres, tracent une géographie sentimentale et sensible où l’homme des lointains se promène comme en ses propres mystères, avec ses idéalités libres et fraternelles en qui les peuples n’ont pas cessé de se chercher et, parfois, contre la France elle-même, de se trouver. Et voici que l’échange de services n’est plus guère un simple échange de services, mais une aventure courue ensemble, un « nous sommes tous embarqués », avec ses souffrances et ses joies, ses certitudes et ses interrogations, ses sérénités et ses angoisses, ses périls et ses triomphes, — en vue d’un même rivage à atteindre, d’une identité à mettre au jour plus profonde que l’identité de chacun, d’une couleur plus unie et plus rayonnante que les couleurs qui nous dessinent et nous distinguent et parfois nous divisent, d’une communication comme d’un cœur invisible entre les uns et les autres plus expressif que langues et que dialectes et par qui l’homme parvient à transmettre à l’homme ce qu’il a, jusque dans son silence, de plus secret. On appelle cela, d’un terme finalement assez vague, l’humanisme. Rares sont les langues qui ont cette vocation œcuménique. Œcuménique, le latin l’est et le fut, sur un plan distinct; l’arabe l’est, et le fut, sur son propre plan. Le français l’est aujourd’hui et là où il est humaniste, œcuménique, rassembleur d’idées et d’hommes, de nuances d’idées et de variétés d’hommes, il est irremplaçable.

Irremplaçable pour les hommes des lointains, j’entends pour tous ceux que rien ne prédisposait, dans le dispositif abstrait de l’histoire et de la géographie, à rencontrer Rabelais ou Vaugelas. Comment rendez-vous a été pris, comment s’est faite la soudure, c’est l’œuvre de la fatalité que j’ai évoquée au début de ce propos. Faire de cette fatalité liberté, de cette pesanteur légèreté, c’est la contre-expertise, œuvre de l’amour. Je vois un miracle moindre à ce que des écrivains aussi considérables que Beckett ou Cioran, pour ne citer qu’eux, usent du français de préférence à l’anglais pour l’un, au roumain pour l’autre : après tout, ce qu’ils ont à dire, avec l’immense talent que l’on sait, c’est discours d’Européens à l’intention d’autres Européens, tous fils des mêmes valeurs. Et si ce discours va bien au-delà de son lieu d’incubation, c’est qu’il est dru, ontologiquement dru, hors terroir. Fils de son origine, il n’est pas prisonnier de son origine : c’est aussi définition de l’humanisme.

Mais le miracle est plus grand de ceux qui viennent au français avec leur arabité ou leur négritude, leur asiatisme ou leur insularité, leur expérience autre de l’histoire et du monde, leurs mythologies autres, leurs astres autres. Qui y viennent avec leurs dieux ou leur Dieu, salés par des océans qui ne sont pas les mers frileuses d’ici brodant le plus grand pourtour de l’Hexagone. Ils savent déjà, ceux-là, parce que les chiffres parlent, que le français, langue des Français, n’est pas, n’est plus le trésor des seuls Français. Ils savent aussi, parce que le français les a aidés à savoir qui ils sont, qu’ils ne seront jamais des Français. Ils le savent, et ils s’en réjouissent. Ils savent que la langue française, chaque fois qu’elle aura été à son zénith, pensée et poésie mêlées, a été l’agent actif d’une liberté et d’une libération, dont ils sont désormais, avec les Français de souche, les témoins et les légataires, les possesseurs et les nouveaux inventeurs.

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Parce qu’elle a su, au temps des colonies, respecter les terres qu’elle a gérées, la France, langue et culture comprises, reste aujourd’hui inscrite dans l’avenir des États issus de son Empire, maintenant que, partout dans le monde, les anciens contentieux politiques ont cessé d’exister.

J’ai souvent réfléchi au statut privilégié du français dans les régions qui furent longtemps des colonies ou des dépendances. La présence française a établi dans ces régions un mode de pensée qui, à partir des valeurs de la langue, a permis aux populations de s’émanciper intellectuellement en attendant de se libérer politiquement. La célèbre trilogie “Liberté, Égalité, Fraternité” ne s’enseigne pas sans effet, et c’est au monde entier que la France a donné ce type de haute leçon. Par son extension coloniale sur les cinq continents, la France a, de son côté, appris à connaître les autres, tous les autres, de l’intérieur en quelque sorte, tout en se faisant connaître d’eux. Plus que n’importe quel pays au monde, la France, continentale et maritime, ayant en outre une double façade atlantique et méditerranéenne, la France qui est – au plan intellectuel au moins – la tête chercheuse de l’Europe, est l’un des seuls pays capables de donner et de recevoir, dans le cadre de ce dialogue des cultures que chacun appelle de ses vœux, à l’heure incontournable de la mondialisation et de la globalisation, de l’uniformisation et de la standardisation, de l’anonymat généralisé sous l’égide des Etats-Unis. Pour dialoguer avec l’autre, il convient de pouvoir dialoguer avec soi-même. C’est précisément le cas de la France. Pour dialoguer avec soi-même, un pays doit être capable de s’ouvrir aux failles spirituelles et politiques qui le constituent. Seul un pays comme la France – riche de son passé, de son expérience actuelle et de son ouverture sur le devenir – peut, face aux tout-puissants États-Unis, proclamer l’état d’exception culturelle en vue d’échapper à l’équarrissage général, à l’atomisation du sens et des consciences, des valeurs et des besoins. C’est cette étonnante diversité, spécificité française, que voulait signifier le Général de Gaulle quand il s’écriait, sur le mode humoristique : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 285 variétés de fromages ! ».

Grâce à l’exemple donné par la France dans un certain nombre de domaines, on peut affirmer que la fatalité de la mainmise américaine sur nos cultures n’est pas inévitable et que l’on peut, si l’on s’y prend à temps et avec détermination, sauver les meubles et peut-être même la maison. Mais il n’y a plus un instant à perdre. Il faut très vite identifier chacune de nos cultures, qui font de grandes cultures, même et surtout si ce sont des cultures traditionnelles, et les renforcer de l’intérieur par tous les moyens disponibles, – muséologie, muséographie, collecte et transcription des traditions orales, sauvegarde des monuments et des vestiges, études en tout genre, relevés, etc. Pour cela, la France, directement ou indirectement, peut apporter son concours, sans que soit négligé pour autant, dans le cadre d’un développement raisonné, le soutien résolu aux évolutions nécessaires et aux indispensables modernisations. La technique et la technologie doivent être plus généreusement partagées. Sur ce point, je m’adresse à tous les pays développés, mais je lance plus particulièrement un appel à la France, pays de tradition humaniste dont la responsabilité à l’égard des pays ex-colonisés est certaine. Par ailleurs, tous les francophones savent que ce bien précieux qu’ils ont en partage, la francophonie, est pour eux tous, par les valeurs qu’elle charrie et transmet, un bouclier et un rempart, et que, face à l’aberrante simplification de la pensée américaine dans le domaine politique notamment, la France, la francophonie, sont créatrices d’un autre pôle magnétique qui peut aider au rééquilibrage de la planète.

Quel est, le rôle que peuvent jouer la France et sa langue dans le développement et l’évolution des pays entièrement ou partiellement francophones ? J’ai déjà souligné l’importance de l’impact des idéaux démocratiques sur ces pays. Là où la démocratie est occultée, refusée, il ne saurait y avoir de véritable développement, car le développement économique reste stérile s’il ne s’accompagne pas d’un développement intellectuel et moral. Il est indéniable que, dans un pays où le dialogue interne est suspendu, il ne saurait y avoir d’échange égalitaire avec l’autre, avec l’extérieur et l’étranger, et donc de dialogue des cultures, celui-ci se définissant en tant que partage de valeurs. Or seuls cet échange et ce partage sont fondateurs de civilisation.

Échange : mot clé. Aujourd’hui, le dialogue des cultures passe nécessairement par la traduction. Depuis environ cent cinquante ans, la langue française est l’une des principales plates-formes de la traduction en Europe, beaucoup d’orientalistes et de spécialistes du XIXe siècle ayant transcrit en français, souvent de manière admirable, certains textes majeurs des communautés des autres rives : chinoise, japonaise, arabe, persane, africaine, précolombienne, d’autres encore. Mais la traduction du français vers d’autres langues, notamment les langues du tiers-monde, se fit longtemps de manière très épisodique, anarchique et hasardeuse. Aujourd’hui, les choses ont profondément changé : les maisons d’édition françaises traduisent beaucoup et de mieux en mieux, et de nombreux auteurs français, ou traduits en français, sont traduits dans d’autres langues. Je témoigne à partir de mon expérience personnelle : étant Libanais, j’appartiens par mes origines à un pays intensément traducteur, le plus actif de tous les pays arabes en ce domaine. J’ai traduit moi-même en français quelques textes importants de la modernité arabe et j’ai, à partir du français, étant un écrivain de langue française, eu moi-même le privilège d’être traduit dans une quinzaine de langues.

Pourquoi un écrivain du tiers-monde, par exemple un écrivain issu du monde arabe, a-t-il besoin soit d’écrire en français, soit d’être traduit dans cette langue ? L’arabe est, certes, une grande langue ; mais il reste d’un usage réservé au seul monde arabe. En revanche, le français, au-delà même de sa valeur proprement littéraire, est une langue de communication internationale. Écrire en français ou être traduit dans cette langue, c’est s’inscrire évidemment dans un patrimoine privilégié, mais c’est aussi, comme je viens de l’évoquer, pouvoir espérer un transfert vers d’autres aires linguistiques. C’est s’assurer ainsi, outre le lectorat français et francophone, avec souvent à la clé une mise en perspective critique de l’œuvre, une audience internationale. Cette audience est d’autant plus précieuse que, fréquemment, l’écrivain dont je parle est en mal de public dans son pays d’origine, soit pour des raisons économiques (le livre est trop cher), soit pour des raisons intellectuelles (le public est peu formé culturellement ou déformé idéologiquement), soit pour des raisons politiques (l’auteur est interdit de public ou censuré).

À l’écrivain persécuté ou censuré, la langue française proposera donc un espace de liberté. En français – directement ou par les voies de la traduction –, cet écrivain peut exprimer ce qu’il n’aurait pu dire dans sa langue et dans son pays d’origine. C’est là également une victoire de la démocratie. La diffusion éventuelle de son propos dans d’autres langues – propos qui est toujours lucide ou courageux s’agissant d’un écrivain contestataire, parfois même révolutionnaire – ne peut qu’ajouter à cette victoire.

Parce que la langue française s’est toujours adaptée aussi vite que possible aux réalités du monde contemporain, elle propose à son utilisateur un instrument nuancé et inventif pour aller plus loin dans l’exploration et la formulation d’idées neuves, de concepts inédits, de sentiments ou de sensations difficilement identifiables pour cause de subtilité extrême. Ce faisant, la langue française permet de sortir des sentiers battus, de stimuler en chacun, par l’oxygène qu’elle apporte, tous les dynamismes créateurs. Je l’ai définie comme espace de liberté. La liberté ouvre sur le futur, tous les futurs. « À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir », affirme René Char. La France, histoire et légende, est de la sorte un pays-poème.

Miracle du français : l’Arabe que je suis, l’assoiffé d’eau nocturne et de ciel nu, l’itinérant compliqué par bien des mythologies dont certaines continuent de gouverner les hommes de cette planète dans leur cheminement visible et invisible, le rêveur qui a derrière lui et autour de lui et comme à sa disposition des siècles de culture et de civilisations arabo-musulmanes, celui-là n’est pas perdu face à la langue française et dans le beau duel qui l’oppose à elle. Cet Arabe-là, non délié de ses appartenances et bien plutôt inspiré par elles, trouve au sein de la langue française, et comme spécialement fait pour l’accueillir, un endroit chaud. Il ne doute pas un seul instant que, là aussi, il est chez lui : parvenu là avec toutes ses valeurs héritées et toujours en lui actives, il n’hésite pas, à cet endroit-là, de chaleur, à se sentir heureux. Il sait que ce que la langue française lui donne, lui, et parce que c’est lui, elle ne le donnera à aucun autre ; il sait aussi que ce qu’il donne de lui-même à la langue française, elle ne saurait le recevoir de quelque autre que lui. Cela énoncé en toute modestie comme l’une des règles imparables du jeu subtil que j’évoque, – jeu mystérieux qui est bien autre chose qu’un jeu. « On n’habite pas un pays, on habite une langue », écrit, avec finesse, Cioran. Le poète, homme d’exil, est pourtant chez lui partout, même s’il n’est chez lui nulle part. Il lui suffit pour cela de tirer à lui toutes ses terres, de traîner avec lui tous ses pays. S’il est d’une langue, et si cette langue lui est amour, il lui suffira pour échapper à l’exil de se reposer un peu plus longuement dans cette langue, à la façon des grands oiseaux migrateurs.

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En cela réside le plus grand pouvoir de cette langue : c’est qu’elle est si sûre d’elle-même qu’elle n’a aucune peine à se laisser apprivoiser. C’est langue de vaste accueil que le français, et tous qui, venus de l’extérieur de la langue, se sont approchés d’elle pour se l’approprier, vous le diront : elle se laisse faire, mais à une seule condition : c’est qu’elle ne soit pas défigurée, sinon par jeu. Elle se laisse faire par jeu, dis-je, mais le jeu a ses règles et il est bon que ces règles soient observées. Observées, certes, dis-je encore, mais pas trop. « Vous voulez jouer avec moi, dit la langue, pourquoi pas ? Mais que m’offrez-vous en échange ? » C’est en cela, à mon estime, que la langue française est féminine, est femme. Au-delà de l’allégorie, c’est dire une certaine forme de l’équation de charme; c’est dire aussi, gravement, l’ambiguïté.

Ambiguïté de cette langue qui est, c’est évident, langue d’accueil, mais qui n’en veut pas moins que soient énoncés, dans l’impertinence, un certain nombre de lois de l’hospitalité. La langue française n’est pas l’auberge espagnole de la formule : on ne peut pas y apporter ce qu’on veut, comme y consent si souvent la langue anglaise dans sa version américaine, ce qui compte à ses yeux, c’est ce qu’elle veut, elle, qu’on lui apporte, et qu’elle supporte. Qu’elle supporte jusqu’au masochisme inclus, à l’intérieur d’un jeu dont les règles auront été plus ou moins édictées par les deux hôtes, eux-mêmes plus ou moins conscients de cette activation du miroir double. L’hôte qui accueille et l’hôte qui est accueilli ne sauraient oublier les grands lustres du Palais de Versailles, même si celui qui arrive à des pierres plein les poches pour casser du cristal. «Tu casses, dit la langue, ce qui est cassable, mais pas l’irremplaçable qui est l’âme et la lumière de ce cristal.» Et c’est ainsi que, dans le grand jeu de la création en langue française, celle-ci, la langue française, a accueilli le dadaïste Tristan Tzara, qui était Roumain, les lettristes Ghérasim Luca et Isidore Isou, qui étaient Roumains eux aussi, le prestidigitateur Eugène Ionesco, Roumain iconoclaste pour cause d’absurdie et, pour même cause d’absurdie, le très raffiné Belge Henri Michaux. Mais bien des barbares étaient issus du coeur même, splendide de la langue, André Breton et les grands surréalistes, Antonin Artaud, Aimé Césaire et tant d’autres destructeurs prophétiques. Destructeurs tous aujourd’hui intégrés, réintégrés à une langue dont ils ont repoussé les limites tout en ajoutant leur pierre à l’édifice. Édifice baroque: toute langue vivante, fut-elle celle de Racine ou de Rousseau ou de Chateaubriand ou de Claudel, de Saint-John Perse aussi, et de René Char, de Kateb Yacine et de Schehadé, de Cioran aussi, qui est Roumain, et de Nathalie Sarraute, qui est Russe, de Blaise Cendrars, qui est Suisse, ou de Guillaume Apollinaire qui est un mélange réussi de Polonais et d’Italien pontifical, toute langue vivante, sa façade fût-elle classique, est un édifice visiblement et invisiblement baroque. Le secret de toute langue vivante est dans sa capacité d’asymétrie éventuelle, — elle, la langue, sachant que son équilibre à venir est au prix de ces déséquilibres successifs dont elle est la radieuse victime.

Cette capacité d’accueil qu’a la langue française, aucune autre langue ne l’a au même degré. Aucune autre langue n’a non plus, au même degré, cette capacité d’ouverture aux signifiés que nécessairement les mots charrient quand, issus de l’extérieur, ils en viennent à s’intégrer à la langue d’accueil. L’anglais, me dira-t-on. Je réponds aussitôt qu’il y a deux anglais : celui de l’Angleterre proprement dite ou de ce qui s’est appelé longtemps Grande-Bretagne, à savoir l’ensemble insulaire qui recouvrait aussi l’Irlande. Cet anglais là est de racine germanique, comme on le sait, mais il reste, depuis Guillaume le Conquérant qui régna aussi sur une partie de la France, fortement imprégné de français ou de latin, via la langue française. Il y eut, régnant sur l’Angleterre, aux côtés de leurs époux, treize reines françaises — ce qui n’est pas peu, surtout en ces temps où le français était langue de coeur et de cour. « Snobisme » est un mot anglais tardif: souvent le snobisme aura été l’un des meilleurs vecteurs linguistiques. Il le fut dans la haute aristocratie anglaise au plus grand bénéfice du français, comme il sera plus tard, beaucoup plus tard, l’un des rouages efficaces qui aideront à l’extension du français dans toute l’Europe de la culture, et ailleurs. La plus grande entreprise de destruction créatrice de la langue de Shakespeare, c’est un Irlandais de génie qui la conduira: James Joyce, l’auteur d’Ulysses. James Joyce est, à l’égal de Rabelais pour le français, celui par qui le scandale arrive, mais aussi par qui se répand le magma brûlant des mots créés, du verbe recréé. Quant à l’anglo-américain, je ne sais trop qu’en penser et je reste à son égard dubitatif. On connaît la boutade de Bernard Shaw: «L’Angleterre et l’Amérique sont deux pays séparés par la même langue». Ce mot n’est qu’un trait d’esprit: il étincelle plus qu’il ne dit vrai. Il y a de grands, d’admirables romanciers américains, d’immenses poètes: Hawthorne, Melville, Faulkner, Hemingway, pour n’en citer que quelques-uns, et je ne saurais oublier qu’Edgar Poe, l’un des maîtres de Baudelaire, est Américain, que Walt Whitman est Américain, que Henry James est d’origine américaine, d’origine également américaine T.S. Eliot.

Reste que mon doute sur l’Américain concerne surtout ce langage utilitaire qui a cours aujourd’hui partout à la surface du globe et où deux cents mots pour le pire, cinq ou six cents pour le meilleur, mots souvent rafistolés (qu’on me pardonne cette expression familière) à partir d’autres mots étrangers à l’anglais et adoptés, adaptés à la hâte, que deux cents à cinq cents mots permettent à des hommes d’affaires, parfois à des spécialistes ou même à des savants, de s’entendre tant bien que mal, de Chinois à Italien, de Péruvien à Congolais, d’Allemand à Iranien dans le pire anglais qui soit, ce que Molière aurait appelé un sabir. Cet anglais-là, amputé de ses valeurs morales et de ses affinités intellectuelles, m’inquiète, et je dirai même qu’il angoisse le poète, le manipulateur de mots en chambres d’échos que je suis.

L’une des caractéristiques de la langue française, qui fait sa richesse, est, précisément, qu’elle ne peut pas se résumer à quelques centaines de mots, qu’elle ne saurait se proposer à qui entend l’assumer et la faire sienne sous forme de “digest” comme ont dit. Le français est un tout, une totalité, une globalité (vocabulaire, syntaxe, grammaire, et le reste) à prendre ou à laisser. On ne peut non plus prendre la langue sans en coloniser, du même coup, toutes les valeurs, toutes les significations, toutes les propositions: les évidentes, les apparentes, les induites. “Langue de caissier, précise et inhumaine”, disait Léon Daudet: il avait tort. Précision, oui; inhumanité, non. Aucune langue n’est plus que celle-ci aussi apte au dialogue et accrochée à lui. Je ne veux pas faire de linguistique de Café du commerce, mais connaît-on d’autre langue où le commerce, précisément, à savoir l’échange de denrées, puisse également s’entendre comme étant l’échange des idées, celui des civilités, cet admirable “commerce des hommes” où se lit en filigrane, à travers la formule qui semble toute faite, l’expérience de chacun mise au regard de l’expérience d’autrui, la curiosité de ce qui fait l’altérité de l’autre, l’attention toujours éveillée et comme à l’affût de la surprise possible et bienvenue quand quelqu’un, en face de vous, vous offre un don inattendu et inespéré, l’urbanité enfin, la courtoisie, la diplomatie en tant qu’art de séduire et de capter, — en un mot, en un seul beau mot: l’humanisme ? Recourir à la langue française dans ses rapports avec les autres et, aussi, avec leurs idées, c’est hériter spontanément de cette longue tradition d’humanisme où la confrontation et les oppositions paradoxales délimitent, de la langue, le premier espace du discours. On ne peut hériter de Pascal sans hériter simultanément, et dans le même mouvement, de Montaigne; on ne peut s’arrêter à Voltaire et ignorer Rousseau, ni s’occuper de Descartes en maintenant dans l’ombre Mallarmé, ni opposer Sartre à Claudel et le Nouveau Roman à Stendhal ou Balzac. Oui, bien sûr, on peut le faire en théorie, mais ce serait se priver de l’ombre portée qui fait la profondeur de l’esprit et de l’âme. La langue française vaut par ses clairs et ses obscurs comme le « Temps Perdu » de Proust ne prend sa résonance pleine et entière qu’à la lecture du « Temps Retrouvé ». Ainsi est cette langue, ainsi est cette culture française qu’on ne saurait épouser l’une des jeunes filles de la maison, celle dont l’ombre est en fleur, sans épouser aussi, bien ou mal, toute la famille. Apprendre le français, lire en français, c’est non seulement faire partie, un peu, de la famille France mais c’est désormais, et de plus en plus, entrer dans l’immense famille francophone qui groupe des Blancs, des Jaunes, des Noirs, des Arabes et tout le complexe système d’interférences et d’interculturalités avec l’infinie variété des métissages, ce métissage sur qui se fonde nécessairement, inévitablement, la grande civilisation de demain. Léopold Sedar Senghor avait vu juste quand, il y a cinquante ans, il écrivait: « La civilisation à venir sera métissée ou ne sera pas ».

Et c’est ainsi que la France est, par sa langue, par sa culture, cette entité dont beaucoup ont besoin pour vivre, comme je l’ai dit. A elle seule, elle est ce microcosme d’où s’élancent les voies du futur. Celui-ci, le futur, puisera dans ses contrastes la légitimité de sa revendication de n’être pas uniforme. Il puisera dans la sorte de dynamisme même né de ce déséquilibre créateur dont les asymétries sont porteuses l’espoir d’une convergence nécessaire au-delà et par-delà les contradictions et les fractures. Ce n’est pas un hymne d’amour que j’entame ici, moi que la France a pu blesser parfois. Ainsi sont les choses qu’il faut savoir les traverser, les dépasser pour parvenir à l’essentiel.

L’essentiel est en ceci désormais: il y a une seule puissance planétaire, et ce sont les Etats-Unis d’Amérique. Ils dominent le monde économiquement, politiquement, scientifiquement, médiatiquement, militairement, linguistiquement. Ils pourraient, étant donné leurs moyens, le dominer culturellement, ce qu’ils tentent de faire, ce qu’ils réussissent en partie à faire par l’impérialisme de leurs médias et notamment de leurs médias audio-visuels. Mais la culture n’est pas seulement un outil de puissance, de toute-puissance. La culture est une vulnérabilité, une porosité, une faculté d’écoute et une capacité de dialogue. La France qui a besoin de dialoguer avec elle-même pour exister est mieux armée que n’importe quel autre pays pour aider à l’instauration de ce nouveau dialogue dont le monde a besoin; la France et, derrière la France, cette Europe en train de se former et dont la France, je l’ai dit, est la tête chercheuse. Il y a la France, il y a l’Europe et il y a les pays entièrement ou partiellement francophones.

Le français, grande langue internationale ouverte à toutes les directions de la rose des vents, a un rôle déterminant à jouer pour ces pays qu’elle aide à mieux respirer. C’est toujours une étrange émotion que celle qui naît de la traversée d’un pont mental. Les mots ne sont parfois, d’une rive à l’autre du monde, que de tremblantes passerelles. Un mot partagé et partageable est l’une des façons que les hommes ont inventées pour vaincre la séparation.