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Mohammed Aïssaoui « Liban »

in Le Figaro, 7 décembre 2006

Liban
Texte de Salah Stétié
photographies de Caroline Rose
Imprimerie nationale, 278 p., 75 €.

Ce beau livre était sous presse quand « l’enfer s’est déchaîné », ce 12 juillet 2006, écrit Salah Stétié, le poète francophone, ancien ambassadeur, qui joue, ici, le rôle de guide culturel et historique. Impossible de ne pas songer aux malheurs qui frappent le pays du Cèdre en feuilletant cet ouvrage où les plus belles photos succèdent aux mots émouvants de l’écrivain.
« Le Liban est beau si on lui tourne le dos », cette formule mise en exergue n’est malheureusement pas paradoxale, comme si la beauté de cette région ne pouvait parler qu’à ceux qui se souviennent : les exilés, les émigrés, les touristes…

Comme si, vu de l’intérieur, les nuages empêchaient tout émerveillement. « Oui, aimer le Liban, c’est savoir à l’occasion fermer les yeux pour éviter les excès », que sont la nature sacrifiée, les ravages du béton, les immeubles troués par les balles. Et la furie des hommes.

Ce livre, dont la force tient sans conteste de ce lien entre le texte personnel de l’auteur de Si respirer… et les clichés lumineux de Caroline Rose, montre à quel point cette terre reste, malgré tout, la perle de l’Orient.

Maya Ghandour Hert « Un verbe lumineux, des photographies inspirées »

in L’Orient-Le Jour du 13 novembre 2006

Liban de Salah Stétié
et Caroline Rose
aux éditions Dar an-Nahar

Il y a des livres, comme celui-là, qui ont la classe. Esthétiquement irréprochable, ce Liban aux éditions Dar an-Nahar, où le verbe lumineux de Salah Stétié se conjugue au présent parfait avec les photographies inspirées de Caroline Rose.

Au fil des pages, le regard se perd rêveusement le long des cimes de Sannine sous la neige, s’accroche aux façades des monastères troglodytes de la vallée de Qadisha, se promène sur la baie de Jounieh, se niche sous les arcades des vieux hammams de Tripoli, se fixe sur l’azur de la Méditerranée sur le port de Saïda. Laissez-vous entraîner au cœur de ces paysages grandioses ou baignés de douceur, de ces villages accrochés à flanc de falaise, de ces villes altières…
Le Liban dissimule un patrimoine d’une incroyable richesse. Qu’il soit historique, architectural ou naturel, dans nos villes ou dans nos villages, il n’en finit pas d’émerveiller ceux qui s’y promènent. Ces beautés insoupçonnées ou célèbres se dévoilent au fil des pages de ce livre conçu comme un poème. Car Salah Stétié est poète avant d’être penseur, essayiste, traducteur… et d’embrasser la carrière de diplomate pour l’état civil. Pour lui, le Liban est un pays de poètes. «On imagine moins le Liban privé de poésie ou de poètes que le mont Sannine décoiffé de son turban de neige ou que la région dite des Cèdres, non loin de Bécharré, privée définitivement de ses illustres arbres. Grands poètes, ils prennent sous leur protection les autres poètes, leurs frères et sœurs humains qui, eux aussi, sont à leur façon des arbres abreuvés par l’eau du pays, arrosés par sa pluie, ensoleillés par son soleil, purs de sa pureté, et quand il saigne – cela est arrivé souvent –, saignant avec lui.»
Faut-il qu’il aime tellement le Liban pour qu’il en parle avec autant de verve et d’âme? ne peut s’empêcher de se demander le lecteur en se délectant du texte «stétien». Un texte qui comporte des données historiques, archéologiques et sociologiques tout autant qu’«amouristiques».
Même les illustrations semblent être cadrées avec beaucoup d’attention. Caroline Rose travaille la photographie depuis 1970, essentiellement pour l’architecture, l’objet d’art et le théâtre. Elle a publié Églises de Rome (Imprimerie nationale), Lieux et spectacles à Paris, François Mansart, Notre-Dame de Paris, Des jours et des fleurs et dans la même collection, Villes d’eaux, stations thermales et balnéaires, Places et parvis de France, Hôtels de ville de France.
À l’occasion de la parution de ce livre, le président français Jacques Chirac a adressé à Salah Stétié un message de félicitations dans lequel il note: «Dans ce livre où se marient si harmonieusement l’histoire, la méditation et la poésie, la magie du Liban se révèle au fil des pages. Elle insuffle la conviction que malgré le fracas des armes, le Liban garde son visage d’éternité et affermit, à travers les épreuves, sa vocation à unir les différences et faire dialoguer les contraires.» Et Chirac d’ajouter:
«C’est pourquoi, au-delà des heures terribles que votre pays vient de vivre, je retire de la lecture de votre ouvrage un message d’espoir. J’ai la conviction que demain, le Liban existera de nouveau pleinement et que les Libanais vivront ensemble. Il est juste de vous remercier d’avoir fait apparaître, par anticipation, cette image du Liban réconcilié auquel tous ses amis travaillent avec détermination.»
Un bel hommage au «Liban», le pays tout autant que le livre.

Le français, l’autre langue

Extraits de Le français, l’autre langue, éditions de l’Imprimerie Nationale, 2001

La langue française est l’une de ces langues dont beaucoup d’hommes et de femmes, disséminés sur les cinq continents, ont besoin pour vivre. Cela ne veut nullement dire que d’autres langues, et notamment la langue nationale de chacune des communautés humaines qui composent le monde et qui sont autant d’unités linguistiques, soient de moindre intérêt ou de moindre importance. J’ai pour chacune des cinq mille langues confirmées dont sont tributaires les principales cultures de la planète le plus grand respect et, au-delà même du respect, la plus vive des fascinations. Une langue, c’est une histoire, avec tout un vivier d’hommes et de femmes, c’est une mémoire, c’est une structure mentale, conscient et inconscient pris dans la nasse des mots, c’est une sensibilité spécifique et souvent vertigineuse, ce sont des concepts et des valeurs, ce sont des points d’arrimage et des objectifs immédiats ou lointains. C’est dire ainsi qu’une langue, une langue vivante, c’est – passé et avenir traversés par la même courbe de vie – un projet. Un projet qui tient de toute sa force à l’événement, passé, présent, futur car rien dans le futur qui ne vienne du passé, et c’est peut-être là l’un des plus hauts enseignements de toute la langue que cette admirable chaîne impalpable, que cette continuité dans la prise qui est de l’ordre de l’immatérialité spirituelle.
Donc, salut à toutes les langues et, aussi, aux idiomes moindres, aux dialectes et à leurs dérivations, aux patois, aux modulations diversifiées au sein de chaque langage, aux accents. Avant d’aller plus loin, puisque le mot langage a été prononcé, comment ne pas saisir l’occasion pour rappeler les vers célèbres de Paul Valéry ?:
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE Discours prophétique et paré, Belles chaînes en qui s’engage Le dieu dans la chair égaré Illumination, largesse! Voici parler une sagesse Et sonner cette auguste Voix Qui se connaît quand elle sonne N’être plus la voix de personne Tant que des ondes et des bois!
Valéry dit qu’une fois sa place affirmée dans le langage, la chose – idée ou sentiment évoqué – perd ses contours spécifiques, sa nature naturée, pour se fondre dans l’universalité conceptuelle qui permet la communication. Je ne veux pas trop m’attarder sur cette notion aujourd’hui battue en brèche aussi bien par la linguistique contemporaine que par ces manipulateurs exceptionnels de mots que sont les poètes et pour qui il n’existe pas, en poésie du moins, ni de mots à valeur généralisée et abstraite, ni de chose idéelle capable de se projeter d’une manière décorporée dans la langue. Georges Schehadé s’est-il mieux exprimé, en la matière, quand dans sa pièce de théâtre La soirée des proverbes , il fait dire à l’un de ses personnage, Argengeorge, figure du poète, à propos du livre qu’il lit, Le jet d’eau grammatical: “C’est une étude volumineuse sur le langage et ses accessoires: la ponctuation et les idées […] Un traité sur l’émancipation des mots. Depuis le temps qu’on les marie, à l’église ou à la mairie, à la plume ou au crayon, ils aspirent à plus de conscience, à la vie heureuse des oiseaux et des lions”.
[…]
J’ai dit au début de cet écrit que le français était une langue pour vivre. Je m’en explique. Je suis arabe et je tiens à mon arabité. Qui est la forme la plus profonde de mon identité, matrice originelle, en quelque sorte. Mon père s’appelait Mahmoud et ma mère Raïfé, l’un et l’autre de la vieille souche beyrouthine. J’ai grandi dans les rites de l’Islam, un Islam souriant et tolérant, et dans les fastes quotidiens de la langue arabe, mon père étant un poète de bonne facture classique et ma mère une lectrice impénitente. Mon père, qui était linguiste et grammairien aimait passionnément sa langue qui lui tenait lieu de nourrice affective. Il me plaça pourtant, à quatre ans, entre les mains d’une autre nourrice qui me deviendra mère, cette langue française que je ne devais jamais plus quitter. Plus tard, je rencontrerai comme si je l’avais écrit moi-même et comme s’il célébrait ma propre mère, mère mentale s’entend, le fameux vers de Du Bellay: “France, mère des arts, des armes et des lois”.
[…]

J’entrais dans la langue française comme chez moi et le couvent qu’elle me paraissait parfois, je rêvais de le transformer en sérail, je veux dire d’adapter à ma propre structure intime les éléments d’un bâti imposé mais ductile et transformable.Car en cela réside le plus grand pouvoir de cette langue: c’est qu’elle est si sûre d’elle-même qu’elle n’a aucune peine à se laisser apprivoiser. C’est langue de vaste accueil que le français, et tous qui, venus de l’extérieur de la langue, se sont approchés d’elle pour se l’approprier, vous le diront: elle se laisse faire, mais à une seule condition: c’est qu’elle ne soit pas défigurée, sinon par jeu. Elle se laisse faire par jeu, dis-je, mais le jeu a ses règles et il est bon que ces règles soient observées. Observées, certes, dis-je encore, mais pas trop. Vous voulez jouer avec moi, dit la langue, pourquoi pas ? Mais que m’offrez vous en échange ?” C’est en cela, oserai-je le dire ? que la langue française est féminine, est femme. “Tu veux ou tu veux pas ?” disait il y a plus de vingt ans une chanson célèbre. A quoi répondait, sur un autre plan, une autre chanson fameuse de la même époque: “Je t’aime. Moi non plus”.
[…]
Et c’est ainsi que la France est, par sa langue, par sa culture, cette entité dont beaucoup ont besoin pour vivre. A elle seule, elle est le microcosme qui autorise les voies du futur. Celui-ci, le futur, puisera dans ses contrastes la légitimité de sa revendication de n’être pas uniforme. Il puisera dans la sorte de dynamisme même né de ce déséquilibre créateur dont les asymétries sont porteuses l’espoir d’une convergence nécessaire au-delà et par-delà les contradictions et les fractures. Ce n’est pas un hymne d’amour que j’entame ici, moi que la France a pu blesser souvent, je ne dirai pas par quoi comme je ne dirai pas non plus comment mon propre pays, le Liban, a pu si souvent me meurtrir, si souvent me réduire au désespoir. Ainsi sont les choses qu’il faut savoir les traverser, les dépasser pour parvenir à l’essentiel.

Yves Bonnefoy « Deux langues mais une seule recherche »

fievre

Avant-propos au livre Fièvre et guérison de l’Icône, éditions de l’Imprimerie Nationale/éditions de l’UNESCO, Paris, 1998

On dit volontiers aujourd’hui que notre parole va son chemin sans rencontrer jamais d’aspects du monde ou de situations de la vie qui échapperaient à sa prise et néanmoins nous pénétreraient d’une vérité qui leur serait propre. Le réel ne serait selon cette vue que le produit du langage. Est-ce vrai ? Oui, pour ce qui est des objets, en cela artificiels, à l’aide desquels nous avons bâti notre lieu, mais ne s’attacher qu’à ceux-ci, et aux événements qui s’y articulent, serait ne pas tenir compte des moments pourtant innombrables qui, au contact de la réalité naturelle, bouleversent nos systèmes de représentation et nous font ainsi percevoir dans la profondeur de notre rapport à nous-mêmes des dimensions que recouvre la pensée qui se fait langage et, dans cet espace des mots, se voue au concept. Qu’une nuée se déchire, par exemple, qu’un rayon de soleil se glisse entre ces deux masses d’ombre, et voici que quelqu’un en nous s’éveille à une expérience de l’instant – du temps transfiguré par l’instant – qui à la fois nous dit notre finitude et comment celle-ci peut-être vécue comme autre que le manque et même l’énigme que l’existence qu’enchaîne le discours uniquement conceptuel croit devoir constater dans ce qui est.

Le vrai, c’est que le langage est environné par une réalité qui l’excède mais non sans le dominer de ses cimes, visibles du lieu même où nous nous cherchons parmi les mots et leurs choses; et c’est aussi qu’il y a entre ce premier plan, notre parole ordinaire, et cet arrière-plan, tout d’unité, de simplicité, mille chemins d’abord pavés puis herbeux sur lesquels la recherche humaine peut s’engager : une pente, bien vite abrupte, c’est sur, qu’on peut dire la poésie. – Et ce fait incite à une question, entre beaucoup d’autres, une question qui, dans ce champ de la conscience fondamentale, me paraît devoir être la réflexion obligée de toute poétique moderne, en ce temps où aucune langue n’existe plus, au fond de la vallée que j’évoque, sans une connaissance et une pratique toujours accrues de nombre des autres langues, que rapproche d’elle la multiplication des échanges.

Cette question, c’est – pour en rester à ma métaphore – celle des chemins, des sentiers qu’en chaque langue les poètes ont découverts ou frayés aux marges les plus lointaines de son emploi notionnel afin d’essayer d’aller vers ce grand réel indéfait et chargé de feux qui se profile au-delà de leurs moyens – de leur aliénation – linguistiques. Ces chemins sont-ils en toutes les langues les mêmes ? Certaines de ces dernières n’ont-elles pas, du fait de quelques-uns de leurs caractères – nés eux-mêmes d’une relation nécessairement singulière à leur lieu physique -, accès à des raccourcis, vers le haut rebord si abrupt ? Tandis que d’autres bénéficieraient de trajets plus longs mais alors ombreux et parfois presque riants vers la même cime à des moments dérobés sous le feuillage des choses ? En bref, n’y a-t-il pas autant de savoirs, de pratiques du monde, spécifiquement poétiques que de langues, ou de familles de langues ? Avec, ici ou là, des lambeaux d’expériences du grand objet extérieur qu’il serait aussi passionnant qu’utile d’identifier, par l’étude comparative des grandes œuvres de la poésie de chacune ?Je me pose cette question en pensant à Salah Stétié qui se l’est posée lui-même, et même qui a fait plus, puisqu’il n’a pas hésité à passer de la réflexion à l’acte, en quittant hardiment l’espace verbal du sein duquel s’élançait son regard premier pour entrer dans un autre dont il n’est pas douteux qu’il soit extrêmement différent. D’une part, dans la parole natale, les mots qui disent immédiatement, primordialement, le soleil, les pierres nues et les ombres dures, le décolorement des objets dans la chaleur de midi, le délice des sources, les voûtes fraîches où reparaît la couleur dans les à-plats de l’émail ; et de l’autre, dans la langue d’accueil, une tradition de sous-bois, d’eaux qui courent sous les racines, de ciels changeants, de choses clairement définies par une lumière ni très forte ni trop brumeuse, au jour de laquelle le regard peut se confier avec fruit à des pratiques en demi-teintes et léger relief qui sont aisément des bonheurs. En d’autres mots, peut-on imaginer univers plus différents que ceux de la langue arabe et du français ? C’est pourtant sur le pont à l’évidence vertigineux qui mène de l’un à l’autre que Salah Stétié s’est risqué ; et comme en poésie il ne s’agit pas de rester, tel un touriste de la parole, au plan superficiel des impressions fugitives, mais de découvrir en se souvenant, d’approfondir ce qui s’offre avec les moyens de qui l’on fut et demeure, il n’y a pas à douter que cette œuvre, qui est assurément poésie, ait de quoi répondre à la question que je pose. Ce qui me fait souhaiter quelle soit étudiée de ce point de vue aussi par une critique qui en a reconnu déjà l’originalité et la qualité.

Je me contenterai, pour ma part, d’attirer l’attention sur un aspect de la poésie de Stétié qui me paraît important pour la réflexion sur le rapport des langues et de la réalité au-delà : un aspect d’ailleurs essentiel, ce que l’on pourrait dire son intense verbalité. Dans tout poème la matérialité du mot, sa nature de son, est là pour concurrencer par un souci de musique l’articulation des notions – et de leurs relations – que véhiculent ou instituent les éléments du discours, et c’est là une situation certainement aussi dangereuse que nécessaire à l’intuition qui s’ébauche en poésie. Affaiblie par la recherche des allitérations et des rythmes mais nullement effacée, simplement empêchée d’observer jusqu’au bout ce qui pourrait être sa rigueur propre, la pensée conceptuelle peut se laisser aller dans cette sorte de texte à des associations floues, à un pseudo-dire : à ce qu’on peut appeler du verbalisme. Mais quand ce risque est déjoué, et qu’alors le mot désigne la chose sans plus être tenté de la formuler – c’est-à-dire de lui substituer une essence, et rien d’autre en cela qu’une représentation incomplète -, le bénéfice est immense. Car c’est le plein de cette chose comme le regard la perçoit qui se porte du coup au premier plan de la dénomination, et peut inscrire dans le poème un peu d’immédiateté, un peu d’infini : un peu de mémoire de l’unité originelle perdue. Un mot qui montre, parce qu’il n’explique pas, un mot qui s’ouvre donc aux rapports silencieux que nous avons par en dessous la parole avec ce qui est, un mot pour voir – et aussi savoir – autrement : voilà ce qu’est la verbalité, au cœur de la création poétique.Stétié a cette verbalité. Ses poèmes frappent par leur pouvoir de miner par diverses voies et désagréger la notion. Retour d’abord de tel ou tel mot de son vocabulaire essentiel, par une itération qui affaiblit de son simple fait le contexte de significations où elle se produit, puisque ce contexte change et que le grand mot fondamentale lui, demeure : incantation qui coupe court aux virtualités du concept, creusant les strates du discours, retrouvant au-dessous, comme une source jaillit, l’évidence propre à la chose dite. Puis, souvent, ces groupes de mots – ainsi : « illuné par la lune », reprise du substantif par le verbe, apparente tautologie – qui, loin de mettre en relief accru les notions qu’ils ont à leur avant-plan, dans le cas présent « lune », ou « lumière », font de celles-ci, instruments habituels de l’explication du monde, les voies paradoxales de l’évidence au-delà. « Illuné par la lune », écrit Stétié, et voici exprimé de faon directe que l’apparaître sensible – l’enveloppement d’un arbre, disons, par la clarté de la lune – ne souffre aucune analyse, ne s’explique que par soi-même, est tout aussi impénétrable, mystérieux, que la lune elle-même, que la lumière : ce qui étend jusqu’au bout des ramifications de la phrase l’être-là du ciel de la nuit comme il s’offre en ces instants où, malgré les mots, notre conscience de l’autre se fait silence.

Et que d’oxymores, dés lors, dans ces pages de vue et non de vision qui transgressent le plan où la conceptualisation de l’objet eut obligé à choisir entre un attribut et son contraire ! Que d’images aussi, telle cette « rose de froid », qui pourraient paraître des métaphores – les cristallisations du givre sur une vitre, ce sont bien, en effet, des « roses de froid » – mais sont en réalité des déplacements dans le réseau des associations prévisibles jusqu’en un point où aucune de ces dernières n’est plus désormais concevable, ne sera plus attendue : si bien qu’on est alors tout à fait à l’avant de la parole, là où des parois d’invisible se resserrent, au sein même de l’évidence, autour de celui qui écrit. En somme, c’est dans la poésie de Salah Stétié comme si le texte en était une vaste draperie couverte d’images peintes, mais dans un vent qui la fait bouger, qui défait donc ces images, qui disqualifie l’idée du monde qu’elles auraient pu substituer au monde. La surface de la pensée en est remuée, nous sommes appelés à entrer dans l’inconnaissance – un mot que Stétié emploie quelquefois et qui ne signifie nullement que nous soyons voués sur ces voies à ne rien connaître. Car, c’est vrai, cette poésie ne décrit pas un lieu, n’écrit pas une vie, au moins de façon explicitable, n’évoque pas des événements ; ce poète ne semble se souvenir dans son poème d’aucun de ces moments de la conscience ordinaire. Mais les mots qui nous sont rendus par lui si ouverts nous aident à nous écrire nous-mêmes, ils sont notre lisibilité soudain possible de par l’intérieur de nos actes. Ils aident à transfigurer en présences, en participations à la présence du monde, nos objets, nos savoirs les plus quotidiens.

Une tapisserie dans le vent. Et, pour revenir à la question que je me posais, un premier élément peut-être pour la réflexion sur Stétié entre ses deux rives dans le langage. Cette impression de tapisserie gui bouge, de représentations qui se défont dans un grand remuement continu de la matière verbale, avec parfois même pour la conscience un sentiment de vertige, devant une réalité où manquent les points d’appui de la pratique ordinaire, c’est inusuel dans la poésie de langue française. Sans doute parce que notre lumière du jour ou de la nuit est sans violence trop grande, notre climat tempéré, ce qui sert la cause des choses devant l’esprit, par de multiples aspects, par des relations qui s’éploient avec détails et nuances, ce n’est pas dans le rapport direct à l’objet, c’est par des ensembles disséminés dans la nature ou à ses confins – la course du ruisseau dans les prés, par exemple, avec vallonnements, haies et fleurs, ou l’étendue de chemins, d’arbres, de maisons éparses ou un horizon circonscrit – que la réalité est perçue, son appauvrissement conceptuel remarqué, souffert, sa reconquête poétique effectuée ou à tout le moins désirée. Et il s’ensuit de ce rapport de foisonnement entre langue et réalité naturelle que des agrégats de représentations demeurent dans la parole en français, Une consistance du proche y résiste à la dissipation des figures. La tapisserie qui ailleurs défait les images qui y sont peintes ne bouge pas trop ici, dans le grand vent du désir de l’absolu. Et en revanche, s’il y a chez Salah Stétié cette verbalité plus marquée, avec partout dans son œuvre une radicalité qui en signifie le caractère fondamental, n’est-ce pas parce que ce poète nourri des impressions du désert a dans ses yeux la sorte d’objets que dans son pays la lumière brûle : lumière pure, consumation qui fait de la plupart de ces présences de choses le foyer aussi d’une absence, et maintient loin l’idée du néant dans l’épreuve des réalités qui auront à s’affirmer absolues ?

Une telle lecture, qui fait élection pour l’existence jour aprés jour de moins de biens que n’en désirent d’autres formes de poésie – mais ces biens en seront dés lors plus intensément aimés, l’esprit aura fait alliance avec eux pour y perpétuer un sacré -, j’imagine que la langue arabe l’a intériorisée à sa parole, je crois donc qu’écrivant comme il le fait, Stétié y est demeuré fidèle. Et je constate ainsi qu’en tant que poète en français il nous enrichit d’une conscience du monde qu’aucune traduction ne nous permettrait de revivre de façon aussi immédiatement partageable.

Mais je ne veux pas détourner vers l’aridité de réflexions sur la poésie et ses langues un lecteur qui a droit à la rencontre d’un texte. Et je me bornerai, saluant le livre d’aujourd’hui, à évoquer ces moments des années cinquante où le jeune Salah Stétié, tout frémissant de la fièvre de sa parole, me parlait des beautés et de la vérité poétique de la civilisation ancienne et toujours vivante que nous dénommons Proche-Orient : mais moins par ethnocentrisme – au moins veux-je croire – que parce que l’Orient c’est l’aube, que l’on a certes bonheur à savoir proche. Stétié était tout entier déjà cette intuition à la fois double et une dont s’est approfondie son écriture ultérieure. Et s’il conjoint deux langages, ce n’est certes pas aux dépens de l’unité de son existence.

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