Entretien réalisé par Antoine Jockey pour la revue NUNC, mars 2008

Nunc n°15, revue passagère

1- Quel rapport la poésie entretient-elle encore avec le sacré, avec la philosophie ?

À mon sens, les liens entre la poésie et le sacré ne se sont jamais interrompus, du moins dans ma façon de comprendre l’une et l’autre. Je dirai même qu’au fur et à mesure où le sacré a déserté le cercle des hommes et où l’on assiste, chaque jour un peu plus, à un usage utilitaire de la parole, cet usage fût-il de l’ordre scientifique ou technologique, la poésie a recueilli dans l’ensemble du champ de la parole toutes les bribes du sacré pour tenter de refaire, à travers elles, l’unité de l’homme et du monde, de l’homme dans le monde. Pour ce qui est de la philosophie, il m’a toujours paru que sa vocation n’était pas de s’exprimer en poésie et que chaque fois qu’elle l’a fait, ce fut aux dépens de l’une et de l’autre de ces deux formes de projection de l’homme dans les images qu’induit et que déduit la parole : parole intuitive, parole réflexive.

2- L’affirmation du moi, si chère aux poètes romantiques, où en est-elle aujourd’hui en poésie ?

L’homme est peut-être encore plus présent dans sa volonté d’effacement (Mallarmé, Ponge, Du Bouchet, Deguy) que dans un recentrage de toute la réalité autour de tel moi prédominant et parfois agressif. Je trouve plus de présence de l’homme dans la parole “négative” et qui ne veut s’accrocher qu’au monde que dans la parole qui interpelle directement son lecteur à partir d’une situation de prédominance subjective. Les Romantiques français nous paraissent désormais beaucoup moins chargés d’intensité humaine, et bien plus rhétoriques que certains poètes liés à “l’objet” ou à des causes dont, pour mieux les servir, ils évacuent leur moi.

3- Peut-on parler de thèmes propres à la poésie ?

Oui, peut-être: tous les thèmes liés au mystère fondamental de l’être (les “raisons” de notre présence sur terre et l’étrangeté de notre condition) sont parmi les thèmes privilégiés du poème. Mais nous avons appris aussi, grâce à Mallarmé, à Rimbaud, à Bonnefoy, à Ponge et à quelques autres que le mystère essentiel de la poésie était sa localisation dans la langue. La poésie la plus moderne a fait de la langue l’un de ses thèmes majeurs et, de ce fait, le champ poétique a pu s’étendre à de nouvelles expériences en grande partie axées sur le langage, dont, pourquoi l’exclure ? le dadaïsme, du moins au niveau de l’intention proclamée – la destruction du langage – et peut-être même le lettrisme.

4- Les formes poétiques fixes (tel le sonnet) et les rythmes consacrés par la tradition, peut-on encore les tolérer en poésie ?

Il me paraît que depuis le surréalisme notamment, la poésie française a acquis un droit inaliénable à toutes les libertés formelles. Le retour, chez certains poètes, à des formes fixes fait partie à mes yeux d’un mouvement peut-être régressif au regard de la liberté conquise et traduit chez celui qui y recourt une sorte de timidité devant l’usage ouvert et créateur de la parole et des rythmes attachés à celle-ci. Mais si certains poètes réussissent, tout en demeurant formels, à faire passer la vérité de leur expérience et de leur émotion dans la forme fixe, pourquoi pas ? je suis preneur.

5- Que pensez-vous de la dimension typographique (blancs, lignes, calligrammes…) dans le poème ?

De même que certains peintres ont introduit des lettres dans leur peinture ou des signes arithmétiques, le recours à certaines inventions plastiques peut être pour la poésie une intervention efficace et qui ajoute au sens poétique. Mallarmé nous en a administré une preuve flagrante dans la typographie célèbre du Coups de dés. Les calligrammes d’Apollinaire font partie de ses miracles d’ingénuité et leur disposition, bien que naïve, ajoute à l’émotion du poème une dimension de surprise légère qui n’est pas sans charme. Les “blancs” de la poésie de Du Bouchet, si imités par ses épigones, font partie du “silence” de son poème. L’usage de la typographie doit être le fait d’un poète averti, assuré de l’impact de ses inventions plastiques. Sinon, c’est l’arbitraire, et souvent le saugrenu, qui détourne le poème de son objectif essentiel.

6- Faut-il une rupture radicale avec la tradition poétique ?

La rupture est nécessaire chaque fois que la tradition épuise ses thèmes et se rigidifie en structures dominantes et in-signifiantes. Chaque fois qu’on se trouve en face d’un formalisme, il faut avoir le courage de le briser et de provoquer la naissance d’un nouveau hasard. Toutefois, il est rare, dans toutes les poésies innovantes, que la rupture fût aussi radicale qu’il y paraît de prime abord et souvent la tradition attaquée ou supprimée continue de servir d’appui, dans l’inconscient de la langue, à tous les surgissements bienvenus qui veulent la détruire. Après certains excès d’innovation, la tradition peut redevenir pour beaucoup un lieu de ressourcement pour la quête et l’obtention d’un nouvel équilibre du texte dans l’espace de la parole poétique. «L’imagination, c’est la mémoire » (c’est-à-dire aussi bien la tradition), dit Picasso, qui savait de quoi il parlait.

7- Que pensez-vous de la poésie sonore ou qui se veut une performance orale ?

Il n’y a pas de règle imposée, ni imposable. Il y a des paroles poétiques qui appellent plus que d’autres l’oralité, le flux sonore. On imagine mal lire La Légende des siècles à voix basse. On imagine mal lire Mallarmé à voix haute. Claudel aimait lire et s’écouter lire à voix haute : d’où son théâtre, d’essence poétique. En revanche, et c’est pour moi paradoxe, Saint-John Perse, que j’ai connu et qui « parlait en société comme un livre », ne lisait jamais – d’après ce que m’en a dit Madame Alexis Léger, sa femme – ses poèmes à voix haute: elle ne l’a jamais entendu le faire. Il y a sans doute une lecture intermédiaire où la lecture faite avec les yeux est réceptionnée par l’oreille interne. «L’œil écoute », dit encore Claudel. Reste que l’épreuve du texte poétique se fait à l’instant où il passe de son statut de vu à son statut d’entendu : c’est alors, à titre d’exemple, que se déploie toute la poésie du texte racinien, si intimement lié à la musique de la langue française.

8- Comment voyez-vous les rapports entre la poésie et les autres arts (peinture, musique, cinéma…) et en particulier ceux intégrant les technologies récentes (vidéo, informatique, électro-acoustique…) ?

Pour ce qui est de la relation de la poésie avec la peinture ou la musique, il y a longtemps que la preuve en a été donnée par l’exemple: des peintres ont mis leurs traits ou leurs couleurs sur des poèmes, des musiciens ont mis leurs notes sur des textes prêts à prendre en compte et en voix leur musique. La théorie de ces interférences créatrices a été faite une fois pour toutes par un poète, Baudelaire, dans son célèbre sonnet des “Correspondances”. Oui, il y a eu entre les arts «une ténébreuse et profonde unité » dont les créateurs de toute nature et de toute discipline tentent depuis un siècle au moins d’approfondir la nature et le mystère. Des sémanticiens s’y sont mis à leur tour, Jakobson et Lévi-Strauss entre autres. Le cinéma a puisé lui aussi dans le poème en créant autour de certains films une “atmosphère poétique”, une aura. L‘année dernière à Marienbad pourrait constituer un exemple d’interpénétration entre image, intrigue, dialogue et aura poétique. Mais tout grand film est, au fond, film poétique. Tout grand réalisateur de cinéma est un poète. Et des poètes ont travaillé pour le cinéma (Prévert, par exemple et ce merveilleux film qu’est Les Enfants du Paradis dont il a signé les dialogues). Je suis moins sûr que les technologies récentes, autres que le cinéma, aient réussi, du moins jusqu’ici, à faire leur jonction avec le poème. Cela viendra sans doute.

9- Le regroupement autour d’éditeurs, de revues, ou sous forme de cercles, mouvements, est-il encore souhaitable ?

Bien évidemment. Toute l’histoire de la poésie moderne et contemporaine témoigne des regroupements par affinités électives, par porosité, par visée vers des objectifs recherchés dans un effort commun au-delà ou en deça de la personnalité de chacun. Et cela s’est produit, au XIXe siècle, notamment, et au début du XXe siècle dans tous les espaces poétiques : en France, en Russie, en Espagne, en Italie et dans le monde arabe. Deux exemples, tirés du domaine français, pour illustrer cette affirmation: les surréalistes de trois ou quatre générations groupés autour d’André Breton; les poètes de la revue L ‘Ephémère, groupés (plus ou moins) autour d’Yves Bonnefoy. Dans le monde arabe, la revue Shi’ir, fondée par Youssef El-Khâl et Adonis, a donné l’heure de la modernité arabe et de l’interdépendance de la création poétique au-delà des cultures et des langues. Souvent des peintres, des dramaturges, des musiciens, se sont rapprochés de ces groupes d’écrivains pour témoigner de leur complicité.

10- La poésie doit-elle témoigner de son époque, s‘engager ?

Il arrive que la poésie l’ait fait: en période de guerre, par exemple, et donc de résistance. On sait, en France, l’importance de la poésie de la Résistance, poésie engagée: Aragon, Eluard, Desnos, René Char et d’autres. Le poète peut aussi s’engager dans la défense de causes sociales: la poésie communiste, dans le monde entier et dans la diversité de ses langues, s’est exprimée en termes d’engagement: Maïakovski, Alexandre Blok, les poètes communistes français, les Allemands: Gottfried Benn ou Bertold Brecht, les Arabes: Jawahiri, et d’autres. La poésie arabe contemporaine s’est engagée tour à tour dans la lutte pour l’indépendance contre la présence coloniale, dans les luttes sociales et enfin, avec Mahmoud Darwich et quelques autres, dans la lutte pour la reconnaissance de l’existence du peuple palestinien. Reste que ce n’est jamais la cause qui fait le poète. C’est le poète qui, s’il est engagé par ailleurs, donne à son engagement une dimension hautement poétique. De toute façon, le poète est toujours “engagé” dans l’exploration de la condition humaine qui, elle aussi, sollicite une tension de tout l’être poétique en vue d’une élucidation par le langage du mystère central de l’être, ce « noyau infracassable de nuit» (André Breton).

La Résistance, les Résistances – un peu partout dans le monde – ont eu leurs poètes: Breytenbach, par exemple, lors du grave conflit sud-africain, mais aussi, bien avant cela, Federico Garcia Lorca, au moment de la montée du franquisme en Espagne, et, avant lui encore, aux Etats-Unis, Walt Whitman se battant à voix nue contre le puritanisme ambiant comme le feront après lui, devant l’écrasement par la pesanteur de la société mercantile et industrielle américaine, les poètes de la “Beat Generation”. Le poète est poreux à son temps et il ne peut pas ne pas suivre les inflexions majeures ou les durcissements opaques de l’époque et de la société dans lesquelles il est enfermé. Il est toujours, dans l’histoire, un agent de libération: Maïakovski, par exemple, appelle le socialisme de ses vœux puis, le reconnaissant d’intuition pour ce qu’il est, très vite il s’oppose à lui par ce témoignage tragiquement muet qu’est son suicide. Il arrive que les poètes infléchissent l’époque selon leur propre sentiment de l’avenir: les surréalistes ont inventé une grande partie de la sensibilité de leur temps et ont projeté celui-ci dans le futur.

11- Où en est la poésie aujourd’hui ?

Aujourd’hui, la poésie est occultée, absentée du cirque littéraire et social. Contrairement au rôle qu’elle a pu jouer au XIXe siècle et dans la première partie du XXe, elle n’a plus vraiment d’impact sur la majorité des lecteurs, notamment dans les sociétés occidentales entièrement orientées par les nécessités de l’efficacité économique et du progrès technique et technologique. Dans des sociétés moins avancées scientifiquement et plus attardées économiquement, la poésie reste une vocation majeure de l’homme, là surtout où il y a cause et problème: le poète a encore un statut social, souvent privilégié, dans les sociétés du Tiers Monde. Reste que la poésie, dans les sociétés occidentales, continue d’être l’exploratrice du monde intérieur de l’homme, du domaine immense qu’est l’inconscient producteur de fulgurations intuitives et d’images et que, chez les poètes les plus exigeants, l’art du poème, dans son inventivité et dans sa rigueur, se dresse comme un rempart contre la détérioration de la langue et sa ruine.

12- Etes-vous pour la traduction de la poésie ?

Oui, à condition:

– premièrement : que la langue de départ et la langue d’accueil appartiennent toutes deux à un même système linguistique, ou à des systèmes ayant, dans l’histoire, connu des proximités et des infiltrations réciproques. Dans tous les autres cas, la poésie traduite ne saurait être qu’une forme d’adaptation.

– deuxièmement: que le traducteur soit lui-même un poète et qu’il connaisse bien la langue d’en face.

Reste que beaucoup de traductions existent qui sont le fait d’érudits ayant une connaissance plus théorique qu’intérieure de la langue étrangère de laquelle ils veulent extraire la matière de leur traduction pour annexer cette dite matière poétique à leur propre langue. S’ils sont très savants et très consciencieux, ils peuvent fabriquer une équivalence du texte original qui peut n’être pas dénuée d’intérêt et qui permettra, de toute façon et au mieux, de “se faire une idée” du poème sollicité.

13- La fréquentation d’une poésie étrangère pousse-t-elle un poète à renouveler sa propre écriture ou au contraire renforce-t-elle son identité ?

L’un et l’autre. La rencontre d’une poésie étrangère (et il faut bien admettre qu’une poésie, pour étrangère qu’elle soit, n’est jamais étrangère à un poète qui, lui aussi, a souvent connu les émotions ou traversé les expériences dont lui parle le poème de l’autre langue), oui, la rencontre d’une poésie étrangère peut pousser un poète, du fait du dépaysement inévitable, à vouloir intégrer à sa propre inspiration certains des éléments de ce dépaysement de façon à accroître le champ de sa propre formulation ou de la conception qu’il se fait de son art personnel. On sait, par exemple, à quel point la rencontre d’Edgar Allan Poe a influencé Baudelaire et Mallarmé, jusque dans le regard qu’ils portaient sur leur poème. Parfois c’est une image “autre” qui incite le poète à inventer une forme inédite d’écriture : les Illuminations rimbaldiennes sont nées partiellement d’une assez mystérieuse expérience anglaise liée sans doute à un type d’illustration picturale, vue ou, plutôt, reconstituée et imaginée. Parfois, souvent, second aspect de la question posée, le poète au contact de la poésie étrangère, sent encore mieux ce qui constitue son identité, son originalité et celles-ci sortent renforcées de ce passage par la création de l’autre.

14- Que vouliez-vous dire quand il vous est arrivé d’écrire « la langue, et singulièrement la langue de la poésie, ancre la dérive spirituelle » ?

Nous nous débattons tous dans notre vie intérieure comme dans un songe. Un mauvais songe où les flux et reflux de la pensée, des émotions, des affects de toute nature s’organisent en nous et sans nous, puis ils se désorganisent à la façon dont se forment et se déforment les nuages. Tout cela nous resterait à la limite indéfinissable ou même indéchiffrable s’il n’était contenu par une possibilité d’aller à l’expression, une tentation de cela que les mystiques considèrent comme le territoire de l’âme de se doter d’une définition, si vague soit-elle, et d’une limite, si évasive soit-elle.

La tentation de langue est tout le temps présente chez l’écrivain, chez le poète, au cœur même de cette imploration continue des objets de l’émotion, objets plus ou moins formés et plus ou moins conscients, vers une formulation plus précise, une fixation et une détermination, vers – en somme – une prise de langue. Pour éviter de parler comme les sémanticiens, je dirai que ces objets-là sont animés de la nostalgie de la langue comme la langue est animée par la nostalgie de les appréhender ou, à tout le moins, de les apprivoiser en vue de les annexer à ses structures propres. J’en reviens à ce que je disais plus haut pour l’exprimer autrement : la poésie est ce qui, dans la langue, a pour fonction de dire avec précision les choses les plus imprécises qui, si elles n’étaient pas formulées poétiquement, risqueraient de rester étrangères à la conscience, non vues, non perçues, négligées, ignorées.

La nature de ces objets nécessairement mentaux ou affectifs dans la mesure où ils sont pris en compte par la subjectivité humaine, fassent-ils parfois de l’ordre du visible, cette nature est éminemment mobile, plus, bien plus que la nature de la langue même, considérée sous l’angle de sa mobilité, de sa fluidité. C’est une question, entre langue fluide et affects impalpables et décentrés, de degrés dans la densité, dans la fixité. La langue est plus structurée que les mouvements de l’esprit ou du cœur. Et c’est en ce sens que l’on peut dire qu’elle capte et fixe, chaque fois que besoin est, la dérive spirituelle.

15- Vos poèmes jouissent d’une grande dimension orale. Entre voix et alphabet, où situez-vous la poésie ?

Il ne faut pas que la parole se referme sur elle-même et sur sa seule dictée interne. je veux dire de la parole qu’il convient qu’elle aille de plus en plus vers les hommes, vers leur écoute. Elle s’exerce à y aller dans la soumission à l’ensemble de ses exigences intériorisées et intériorisantes et c’est peut-être la meilleure façon – pour moi à tout le moins – d’être fidèle au vœu de communication qui est celui de chaque poète. J’ai parlé tout à l’heure de secret. La poésie gère en effet tout ce qui, dans l’homme et dans la langue, constitue le noyau dur de leur secret. Elle est, face aux secrets matériels de l’univers et de la vie que la science tente de percer, celle qui gère tous ces autres secrets dans lesquels nous sommes impliqués. Tout secret sollicite de notre part un questionnement : nous voulons savoir pourquoi et nous voulons savoir le comment. Jusqu’ici la science, les sciences ont répondu, partiellement mais de mieux en mieux, à la question du comment laissant intacte la question du pourquoi. C’est la poésie qui prend en charge cette question et qui, parallèlement à l’institution religieuse que dominent les mêmes préoccupations, mais le plus souvent face à elle ou contre elle, répond à la question posée par une salve d’autres questions. De fait, les religions, les philosophies ont la prétention de répondre au pourquoi, chacune d’entre elles dans son cadre propre, selon ses prémisses et en considération de ses objectifs. La poésie répond à la question en la questionnant, allant jusqu’à dire, question et réponse absolues, à la manière d’Angelus Silesius: «la rose est sans pourquoi», ce qui, évidemment, pose encore plus fondamentalement la question de la rose et celle de son pourquoi. Il n’y a pas de chemin plus déterminatif que celui qui s’ouvre au cœur de l’aporie. «La rose est sans pourquoi » fait exploser atomistiquement le monde et sans nous rallier à une réponse qui nous serait enfin chemin et nous replacerait à tous les carrefours.

La poésie peut être alphabet, elle peut être voix, elle peut passer de l’un à l’autre et vice-versa, elle est, pour l’essentiel, ce rendez-vous en un lieu où s’annulent ses constituants pour faire place nette à sa présence intacte qui éclaire toutes les présences qu’elle a conviées à prendre place dans l’unité qu’elle induit et instaure. Le ciment de cette unité retrouvée est la langue, les mots de la langue, qui savent s’effacer ainsi pour laisser toute la place à ce surgissement vertical qui les intègre et les consume dans sa flamme. Ils ne sont plus alors ni mots, ni sons, ni sens dans le brasillement advenu. Vont-ils disparaître ? Oui et non : il sont là, toujours, mais comme vêtus d’une nouvelle identité, plus généreuse et plus génératrice, plus communicative en tout cas, je veux dire de ces mots qu’ils sont plus parlants. Mallarmé appelle cela, cette assez étrange opération lexicale : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu», voulant signifier par là que quand cesse le sens usuel de chaque mot commence pour lui une seconde vie où son vrai sens, lié à tous les autres sens épurés de tous les autres mots, enfin s’éclaire. Il me semble qu’on peut aussi bien réclamer de la poésie, s’agissant de certains mots ou ensembles de mots, rendus idéals ou idéels par une pratique par trop théorique et désincarnante, oui qu’on peut réclamer d’elle qu’elle les restitue à leur vraie nature, à leur splendide impureté originelle. C’est en tout cas, plusieurs fois énoncée par moi ici ou là, l’une des ambitions de ma poésie dans sa traversée de l’épaisseur. A mon point de vue, c’est dans la traversée inévitable de cette épaisseur que gît le secret de la transparence de la langue – si transparence au bout du compte il y a –, et c’est cette transparence durement acquise qui serait, dans le monde et dans l’homme, l’effet par diffraction de ce que nous appelons, à défaut de mieux, la poésie. Je ne sais pas si les antiques bardes arabes, les poètes de la djahiliya –, autrement dit “l’âge de l’ignorance”, celui qui a précédé la venue de Muhammad – auraient partagé mon analyse; de toute façon, ce n’étaient pas des analystes. Les hommes de ce temps-là, nous sommes au VIIe siècle de l’ère chrétienne, ont inventé un mot imaginaire, al-khounfouchâr, pour dire, en profil négatif ; la nommant ainsi arbitrairement, une fleur qui n’existe pas : «L’absente de tout bouquet» en quelque sorte, mallarméenne avant la lettre, mauvaisement mallarméenne puisque par elle se nomme une entité inopérante et parasitaire. Je rêve à cette mauvaise fleur, mauvaise d’exister dans un monde ou seul le réel compte, comme – semblable au ptyx qui porte et assume à lui seul tout son poids de vérité, sans autre référence, pour être et se manifester à la façon d’un Graal, que son évidence interne – comme, dis-je, à ce lieu intermédiaire entre le monde et la langue où viennent, par le fait de notre distraction coutumière, se réfugier toutes les absences provoquées que la langue de poésie réveillera en les restituant, fût-ce de façon fugitive, à l’éclat de l’être – étant enfin de l’être, par leur seule nomination heureuse et juste, – heureuse parce que juste. C’est là un fugitif qui se poursuit dans son signe inaltéré dans la parole, un éphémère qui persiste et signe ainsi la justification de son ensoleillement advenu. «L’éclair me dure», dit René Char.

16- Jâhiz, le célèbre écrivain arabe du VIII/IX° siècle, parlait de la poésie comme d’un instinct. Seriez-vous d’accord avec lui ?

Je ne saurais admettre aujourd’hui, après qu’a été si bien exploré, par le structuralisme notamment, le lien entre la poésie et les techniques du langage, qu’on puisse encore parler de la poésie comme d’un instinct ou d’une nature première. Je ne cesserai pas de le dire: la poésie est d’abord une communication verbale, un aboutissement de tout le substrat “intérieur” – flux des affects, interrogations existentielles ou philosophiques, que sais-je ? – dans une constellation langagière où c’est, en effet, la langue le lieu de l’impact, la source de l’émotion transmise. Cela dit, ayant rapidement éclairci ce point et rendu à la mise en forme dans la langue l’hommage qu’elle mérite, je maintiens également et j’affirme qu’il n’y a pas de poésie qui ne soit pas, dans un abord de son abord, une expérience et une prise de conscience directe, par l’intuition, d’un rapport éventuel entre l’expérience vécue et la nécessité de son élucidation pour en dégager le signe. L’expérience vécue, porteuse de ce signe enfoui dans les plis et replis de sa profondeur, est inévitablement accordée à la solitude de celui qui la subit et qui l’assume. Reste que celui-ci a le sentiment que ce qui est vécu par lui, dans l’exaspération de sa solitude, est communicable parce qu’au niveau où cela est vécu se trouve la nappe phréatique des émotions et des significations où tous viennent puiser. Dégager dès lors le signe qui traduit et enferme cette expérience devient un acte accompli au nom de tous et, dirais-je – empruntant le langage théologique mais dans un sens que je veux garder aussi laïque que possible – par l’une des formes les plus mystérieuses de la compassion. «Ce que je vis, dit le poète, vous l’avez vécu vous-même, ou bien vous le vivrez un jour, ou bien vous êtes aptes à le vivre: je ne m’exprime, puisque j’ai l’audace de m’exprimer, que pour servir, par ma langue, de révélateur d’une situation humaine tout à la fois spécifique et générale. J’ai, pour le dire, un certain pouvoir sur des mots qui vous appartiennent autant qu’à moi et c’est la raison pour laquelle il convient que je vous restitue ces mots qui sont notre “bien partagé”, qui sont notre malaise et notre mal, eux aussi partagés». C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, très au-delà de sa portée éthique, l’injonction de Baudelaire au lecteur – «mon semblable, mon frère» – dès le seuil des Fleurs du Mal, dont nous célébrons cette année le 150ème anniversaire de la publication. C’est en ce sens aussi que je comprends, de Pierre Jean Jouve, ce poème où il évoque les langes de son enfance portant brodée la lettre P «qui signifie», dit-il, «Pitié pour tout le monde». L’“instinct” du poète est là sans doute, essentiellement là: dans l’affinement d’une sensibilité qui, quoique étant propre à ce poète, – fût-elle bridée et tragiquement introvertie comme chez Artaud par exemple, et gesticulante, et imprécatoire –, n’en est pas moins une ouverture vers les autres et une façon de le ramener à soi (le soi du poète), à soi (leur soi propre: ainsi tendrement illuminé ou bousculé brutalement). Le poète est celui qui mime – singe pour les uns, admirable médiateur pour les autres – la tragédie inimitable de chacun ou, moins tragiquement, l’entrée de chacun dans le rayonnement de la vie – avec ses plus humbles objets— et de l’être.

17- En vous lisant, la poésie nous semble comme une sorte de passage : de l’oralité à l’écriture, de l’évidence à l’improvisation, à la réflexion et à la contemplation…

La poésie, en effet, est un passage comme cela fut notamment remarqué par Michaux. On passe d’un statut de la langue à un autre. On ne peut exclure que se fasse aussi, mais comme un va-et-vient dialectique, le passage d’un état pré-formé du poème qui serait de l’ordre de l’oralité à son inscription sur la page, en attendant que cette inscription elle-même retrouve, le moment venu, par la lecture à voix haute du poème, une nouvelle projection orale. Ce rythme binaire de la voix et de la main est présent dans toute écriture, particulièrement en poésie – même s’il arrive que la voix et son écoute restent “intérieures”. Dans le travail actif de mise en forme du poème en vue de son inscription finale dans un texte, toutes les approches sont possibles et toutes admises. Il y a, aussi bien, l’inspiration – la “dictée des dieux”, dictée momentanée – que la réponse fournie méditativement à une question restée secrète, que l’intervention par-ci par-là d’une apparence d’improvisation qui, le plus souvent, est le résultat d’une maturation interne et invisible à l’auteur lui-même, que la rencontre frontale d’une évidence longuement approchée par ailleurs, que des retours en arrière, des repentirs comme on dit en technique picturale et des mûrissements anticipés ou retardés. A un moment donné, jamais le même, l’état cru définitif se forme. En deçà de cet état, c’est encore le chantier, le désordre; au-delà, la fixité excessive, la rigidification, le trop d’ordre – peut-être même un effet d’académisme qui emprisonne l’émotion au lieu de la libérer – guettent. Jamais plus qu’en art ne se révèle vrai l’adage qui veut que «le mieux (soit) l’ennemi du bien» et qui fait écrire à Bonnefoy et quelques autres: «L’imperfection est la cime». La langue ne vaut que de rester vulnérable et poreuse à l’émotion qui lui a donné le branle. Il ne faut jamais qu’elle se transforme en piège mortel pour l’oiseau dont elle veut se saisir: cet insaisissable de nature, cet impalpable… Evoquant cet impalpable-là, Djelâl-Eddine Roumî, parlant de Dieu, affirme: «Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes». L’oiseau de poésie se pose, lui, parfois sur les signes – à condition que ceux-ci restent dans la captation et la capture, et non sans paradoxe, mystérieusement libérateurs. Le moment enfin où le poème s’écrit est celui-là qui fait l’exacte balance entre l’oralité, disons mieux: la nébulosité orageuse, et la saisie, souple et vivante, dans l’écriture finie, de ce qui pourrait sembler, tout traversé d’éclairs, de la nature de la palpitation infinie. Le texte spirituel, s’il est poétique, n’échappe pas non plus, s’il veut continuer à rester inspirant, à cette dialectique. La poésie qui dit le visible et l’invisible à la fois, « l’extérieur et l’intérieur », fait son feu unificateur de cette multiplicité de signes et d’éléments. Il reste que la pluralité de lectures rendue ainsi possible doit pouvoir être à un moment donné surmontée par une indication de sens fort, j’entends d’un sens plus déterminant que tous les autres et qui vient, sinon assujettir, du moins ramener à lui, pour une perception du poème qui soit une ascention dans l’unité, l’ensemble des indications secondes qui auront seulement joué leur rôle dans le trouble profond et nécessaire suscité par le poème en première lecture. La poésie habite toujours l’étage supérieur, suprême.