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Photos de Stéphane Barbery, Kyoto, 2011

La poésie japonaise au miroir de la poésie occidentale

Conférence donnée à Kyoto à la Fondation Inamori, avril 2008

Tout dans la poésie est lié à une conception du temps et de l’espace. Ce sont là, espace et temps, les deux dimensions essentielles de l’être-en-poésie. Celle-ci, la poésie, n’est-elle pas, précisément, et avant toute autre délimitation de sa nature, le dit fondamental de l’homme, sa pulsion de vivre, son ex-pulsion dans le verbe qui est miroir de l’homme, sensible et vivant miroir ? C’est donc, avant toute autre analyse circonstancielle, à considérer ces deux dimensions à leur jointure et dans leur conjonction qu’il faut tenter la saisie de la palpitation poétique, sa pierre de fondation, sa raison d’être. À l’intérieur de ce cadre mental, et mystérieusement affectif, constitué par la philosophie, plus ou moins consciente, des deux dimensions par lesquelles l’homme et sa poésie sont régis. L’homme et sa poésie ? Il serait plus juste et plus légitime de parler de l’homme et sa condition, dont la poésie est la figure la plus intensément dévoilée dans la langue. Certes, le temps et l’espace sont nos deux déterminations primitives et premières, mais c’est à toutes les circonstances, à tous les événements – certains prétendus extérieurs, d’autres affirmés intérieurs – que la poésie alimente son feu et fait fulgurer sa glace. Car tout, de la poésie, est contradiction et paradoxe, paradoxe qu’il lui appartient de désarmer en vue d’un calme à obtenir, d’une réconciliation et d’une paix à signifier entre l’homme et le monde, entre l’homme et lui-même au travers des mots. L’objet de la présente réflexion, nécessairement difficile et périlleuse, car difficulté et péril sont dans la nature des choses, est de s’essayer à débrouiller cet écheveau fait de beaucoup d’impondérable et, entre Occident et Orient, entre poésie française et européenne, d’une part, poésie d’extrême Asie et plus précisément japonaise, d’autre part, de marquer affinités et divergences, – les divergences de toute façon, me paraissant plus remarquables que les accointances, alors même que celles-ci existent, et fortement.

L’existence du temps suppose le contrepoids d’un intemporel. Celle de l’espace le contrepoids d’une non-spatialité. À l’ici-maintenant qui est, depuis notamment Baudelaire, le site de la poésie française et, partant de lui, de la poésie européenne dans son ensemble, répond l’ici-toujours de la poésie japonaise (ou chinoise ou même indienne) qui semble avoir fait, depuis qu’elle s’inscrit dans la langue, un vœu d’éternité. Non pas vraiment d’éternité, d’intemporalité plutôt, mais au niveau d’une vie d’homme où dans le court laps que cette vie constitue, intemporalité et éternité se confondent. De par ce fait, l’ici de la poésie japonaise se métamorphose, éclairé à la lampe intemporelle de son toujours, en une sorte d’ailleurs, ailleurs-ici en quelque sorte, dans une relation complexe entre l’instant qui est l’occurrence du poème, waka, tanka ou haïku, et le dépassement de l’instant. Processus en forme d’éclair, miracle de l’intuition, nous en trouverons de saisissantes illustrations – Bashô, Buson, Issa, et tous les autres – dans la totalité du paysage classique de la poésie nippone ainsi que dans la perpétuation de celle-ci au sein de l’inspiration contemporaine. N’est-il pas vrai, en effet, que l’un des paradoxes de la pensée japonaise, et de la sensibilité qui lui sert de support, est l’attachement comme inébranlable de la permanence au cœur même de l’impermanence et l’ancrage de l’homme, malgré tout, dans les dilutions de l’instant, surtout si celui-ci est instant d’exception ? Ici, je ne peux m’empêcher de songer à certains aphorismes de René Char qui, par merveilleuse attenance, pourraient, au-delà d’Héraclite si souvent invoqué, rappeler – sur un autre mode, bien sûr, et pour une tout autre chambre d’échos – tel trait bref et brûlant contracté à la façon d’un haïku comme, à titre d’exemple, ce propos : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». La poésie traditionnelle japonaise n’a jamais rien dit d’autre.

Revenons-en au père de toute la poésie française et européenne moderne, à Baudelaire. Avant lui, la poésie de l’Occident habitait, depuis la Renaissance – en France, en Italie, en Angleterre – une sorte d’empyrée. Idées platoniciennes, idées pures, récits fabuleux venus de l’Antiquité grecque et latine, mythologies hors saison, se mélangeaient avec conviction à certains événements de la vie vécue, celle des Français Ronsard et Du Bellay, de l’Italien Pétrarque, l’amant de Laure, des Espagnols Quevedo et Gongora, des Anglais John Donne ou Shakespeare – celui des « Sonnets » aussi bien que celui des admirables pièces – et alors, pour en revenir au domaine français, c’est ensuite le règne de la poésie désincarnée et comme d’absolue musique de Jean Racine. Pour dire la chair, le sang et le feu des passions. Poésie des tragédies de Racine qui annonce, à deux siècles de distance, le plus pur de Mallarmé et de Valéry et aussi, toujours la musique, poésie du violon mélancolique d’Apollinaire. Baudelaire, avec la publication il y a cent-cinquante ans des Fleurs du Mal, en 1857, avait brutalement cassé le moule antique et, malgré sa prégnante nostalgie platonicienne, décidé (a-t-il eu vraiment à décider ?) de rompre avec Platon et de réintégrer dans l’œuvre, outre le pauvre temps des hommes, leur pauvre lieu, leurs ici-maintenant boueux et sanglants, marqués du sceau du péché originel qui est, terrible, le signe de leur exil. Peut-être dans le livre-mère de la poésie française moderne, le texte qui exprime le mieux la violente déperdition d’être dont je parle est-il le poème LXXXIX, magnifique moment des « Tableaux parisiens », intitulé « Le Cygne » :

I

Andromaque, je pense à vous ! – Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L’immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. – Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel) ;
Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s’étalait jadis une ménagerie ; Là je vis un matin, à l’heure où sous les cieux Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le cœur plein de son beau lac natal : « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre ? » Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s’il adressait des reproches à Dieu!

II

Paris change ! mais rien dans ma mélancolie N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m’opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous, Andromaque, des bras d’un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ; Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard ; À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !

On voit par ce poème, symbolique de toute la modernité occidentale, marquée, ai-je dit, du signe du péché originel, à quel point la poésie se trouve mélangée au malheur de la condition humaine, exil terrestre de la créature faite de souffrance et de précarité parmi les ruines visibles et vérifiées du monde, représentatives de la dispersion et de la mutilation spirituelle advenues. L’humanité, prise au piège du temps et de l’espace, s’éprouve comme abandonnée, impuissante à découvrir en son for intérieur ou dans le grand dehors, les résistances dont elle a besoin pour subsister et trouver les appuis nécessaires à l’affirmation de son identité, humanité en creux, dirait-on, et qui, comme le Baudelaire du Spleen de Paris, rêve d’un « n’importe où hors du monde ». La poésie japonaise, elle, est au monde, c’est l’ici-maintenant son appui et le sens de son dit, – sa raison d’être sur quoi je reviendrai. Pour elle, toute de brisures pourtant et d’éclats brefs, il n’y a pas, comme pour l’auteur des Fleurs du Mal, d’« irréparable », d’« irrémédiable », titres de deux poèmes douloureusement fastueux.

« L’irréparable », « l’irrémédiable » sont catégories du temps : ils dénoncent un après qui aura disposé d’un avant et soulignent, entre les deux, la détérioration subie. Le poème japonais – haïku, waka ou tanka – évite, avec une remarquable légèreté, cet enlisement ou plongée négative, cette « chute dans le temps » comme aurait dit Cioran, lequel écrit par ailleurs, refusant les dons de la grâce immédiate : « Être, c’est être coincé »[1], ou encore : « Pendant quelques minutes je me suis concentré sur le passage du temps, toute mon attention rivée à l’émergence et à l’évanouissement de chaque instant. À vrai dire, mon esprit ne se fixait pas sur l’instant individuel (qui n’existe pas), mais sur le fait même du passage, sur l’interminable désagrégation du présent. On ferait cette expérience sans interruption pendant toute une journée, que le cerveau se désagrégerait à son tour ». Cette expérimentation du temps, liée à la subjectivité malheureuse, est aux antipodes de l’expérience de l’instant d’illumination concrète qui est la pratique constante du haïku, lequel parvient à consumer, rien que par le laps inducteur que constitue sa lecture, le fragment d’espace et de durée qu’il retient et restitue dans un éclair. Éclair dont on aimerait dire qu’il est « objectif », comme tente d’être objectif, dans la récente poésie française, tel texte bref de Francis Ponge – « L’œillet , la guêpe , le mimosa » par exemple[2] –, Ponge qui, contre le parti pris d’intériorité de notre poésie en général, a décidé de prendre, lui, une fois pour toutes, le parti des choses, exprimant le vœu que celles-ci parlent dans des mots enfin débarrassés de l’homme. Il y a de l’esprit du haïku dans cette conception « matérielle », je veux dire étrangère à tout investissement sentimental, lors même que la poésie pongienne ne doit qu’à la tradition française de la rhétorique descriptive, en l’espèce profondément renouvelée. Mais l’esprit du haïku, celui de la brièveté expressive qui caractérise la poésie japonaise, on le retrouve ici, toutefois pénétré de subjectivité chez des poètes occidentaux qui se sont trouvés, depuis la découverte de la civilisation nippone par l’Europe du XIXe siècle en contact direct ou indirect avec celle-ci. J’en cite quelques-uns : le Mallarmé des courtes pièces et des « petits airs », le charmant et si incisif Paul-Jean Toulet, le Rainer Maria Rilke de Vergers, brefs poèmes écrits en français par le grand poète allemand, Paul Éluard dans beaucoup de ses premiers textes et, bien évidemment, Paul Claudel qui fut ambassadeur de France au pays du Soleil Levant, qui réfléchit sur le haïku et même sur le populaire dodoitzu – « quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’un élytre de cigale », écrit-il –, et qui, dans ses Cent phrases pour éventail[3], définit ainsi son entreprise, ce coffret peint et fastueusement laqué dans lequel il accueille tout l’or et tout l’encens de ses illuminations japonaises : « C’est le recueil de ces poèmes […] que jadis, au Japon, à la recherche de leur ombre, j’ai essayé effrontément de mêler à l’essaim rituel des haï-kaï ». Haï-kaï approximatifs au regard de la règle stricte qui commande le style et le genre, haï-kaï pourtant joliment réussis autant qu’évocateurs :

Accroupi près du bocal Monsieur le chat les yeux à demi fermés dit : Je n’aime pas le poisson

Ou encore :

Le camélia rouge Comme une idée Éclatante et froide

Ou encore :

Trébuchant sur mes sandales de bois J’essaie d’attraper Le premier flocon de neige

Ou encore :

Dans la lune morte Il y a un lapin Vivant !

Ou encore, cette vision d’une belle comme dans une estampe d’Utamaro :

Les deux mains derrière la tête Et une épingle entre les deux Elle regarde de côté

Dans ces Cent phrases, c’est sur quelques définitions possibles et probables du haïku et ce qu’il est en esprit que je voudrais arrêter un peu mon attention, non pour commenter le dit, mais pour en savourer l’intention :

Voyageur ! approche Et respire enfin cette odeur Qui guérit de tout mouvement

Ou bien cet « Éventail » :

De la parole du poëte Il ne reste plus Que le souffle

Ou :

Entre ce qui commence et ce qui finit L’œil du poète a saisi cet imperceptible point Où quelque chose pique

Et, enfin, cette proposition admirable qui, par la nature de son intuition, vaut – bien au-delà du haïku – pour tout poème ajusté dans sa précision poétique :

Il faut qu’il y ait dans le poème Un nombre tel Qu’il empêche de compter[4]

Ce dernier haïku claudélien nous ramène à l’intemporalité dont j’ai déjà affirmé à quel point elle habitait l’instant poétique japonais et son expression dans la langue. La poésie occidentale se place, je l’ai dit de reste, au croisement d’un temps et d’un espace. Pour la civilisation occidentale, et du fait de l’incarnation christique, le fils de Dieu entrant dans l’histoire et se faisant homme, le corps, et donc nécessairement le lieu, prennent un sens, comme il advient désormais au temps lui-même. Nous voici, ce faisant, avec cette conception dirigée du temps et de l’espace, bien loin de la vision cyclique que les credos et les philosophies de l’Extrême-Orient privilégient. Vision cyclique qui explique, entre autres, l’importance du retour des saisons et leur évocation par la médiation du kigo, le mot clé qui légitime le haïku en l’installant dans le déroulement pacifié de l’année. À l’inverse d’une telle vue, la poésie occidentale, quant à elle, est soumise à tous les aléas du temps et de l’espace dont elle explore, usant de toutes les ressources de l’âme, – notamment par la grâce du je formulateur, je de celui qui parle en son nom propre et qui néglige ou ignore la pudeur simple de s’affirmer comme étant l’un parmi d’autres qui souffrent ou s’émerveillent –, la poésie occidentale, dis-je, apporte, dans chacune des langues dont elle dispose, sa longue séquence d’émotions, ses aveux mêlés à ses occurrences, en un mot tout ce qui constitue son lyrisme. L’ici et maintenant, le lieu et le corps, le temps extime et le temps intime, l’instant et la durée sont autant d’éléments et d’aliments pour ce qu’on appelle son chant. Et, puisque le temps est générateur de mémoire, une telle poésie ne saurait se passer de cette troisième dimension, à côté des autres et les complétant, que lui est le souvenir. Quant à la quatrième dimension de cette poésie, elle pourrait bien être la lancée en avant, dans quelque projet hors du “réel” qui serait une forme d’interpellation de l’inconnaissable absolu : ambition démesurée dont la poésie japonaise, dans sa forme traditionnelle du moins – et même dans des œuvres modernes ou contemporaines comme celles de Shiki Masaoka, de Natsume Soseki, de Hisajo Sugita ou de Koi Nagata, pour citer quelques noms de novateurs parmi lesquels celui, très déterminant, de Kenji Miyazama –, dont cette poésie « libérée » se désintéresse totalement. Peut-être est-ce une fois de plus à Baudelaire qu’il faut recourir pour que s’exprime dans sa forme majeure, en poésie occidentale, cette alliance ou cet alliage des trois dimensions, le temps, l’espace et la mémoire avec, en état de sous-jacence, l’absolu. C’est sans aucun doute le plus beau des poèmes du souvenir que « Le Balcon » de Charles Baudelaire, où toutes les notions, pour caractériser la poésie dans sa définition française et européenne, en sa double nature phénoménologique et érotico-spirituelle, se retrouvent nouées en une seule gerbe de paroles, dans la lumière de l’être, cela précisément, pour dire l’être et l’épuisement de l’être.

Le Balcon

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses Ô toi, tous mes plaisirs! ô, toi, tous mes devoirs! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m’était doux! que ton cœur m’était bon! Nous avons dit souvent d’impérissables choses Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! Que l’espace est profond! Que le cœur est puissant! En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison. Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur! ô poison! Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles, La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux. Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux? Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses!
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s’être lavés au fond des mers profondes? Ô serments! ô parfums! ô baisers infinis!

Avant de tenter une approche plus serrée du haïku et aussi, à travers lui, de l’ensemble de cette poésie japonaise qui dit la fragilité – fragilité des apparences embrayant sur les résistances de l’essence, mais la connaissance de l’être fait-elle vraiment partie de la panoplie philosophique japonaise ? –, oui, avant d’aller plus loin, je voudrais citer encore deux poèmes du domaine français, l’un de Paul Valéry et l’autre de René Char, où se reconnaît, me semble-il, et se reflète, par osmose, l’esprit admirablement elliptique du haïku. « Le Sylphe », premier des deux poèmes cités[5], sonnet qui pourrait sembler constitué de quatre haïkaï agrafés l’un à l’autre, formule l’esprit même de brièveté signifiante qui régit la presque totalité de l’inspiration poétique en pays nippon :

Le sylphe

Ni vu ni connu Je suis le parfum Vivant et défunt Dans le vent venu!

Ni vu ni connu, Hasard ou génie? À peine venu La tâche est finie!

Ni lu ni compris? Aux meilleurs esprits Que d’erreurs promises!

Ni vu ni connu, Le temps d’un sein nu Entre deux chemises !

(C’est également cette même économie de moyens – le moins signifiant le plus – qui anime cet autre poème de Valéry, « Le Vin perdu », où une liqueur précieuse jetée en petite quantité dans l’Océan « fait surgir dans l’air amer / Les figures les plus profondes. »[6])

Position intellectuelle que celle adoptée par le poète de Charmes, qui a toujours prôné l’art du retrait : « Entre deux mots, il faut choisir le moindre », a-t-il écrit. Chez René Char, rien d’intellectuel : poète imbibé, quant à lui, du rêve surréalisant du monde, même à l’heure où le surréalisme ne lui est plus directe matrice, son poème s’attache à exprimer, derrière la beauté première des choses, leur beauté seconde, celles-ci, les choses, mélangées, comme chez les Romantiques allemands, Novalis ou Jean-Paul, à leur beauté et à leur signification secondes. C’est haïku que le poème suivant, mais combien éloigné, dans l’éclat de son onirisme désespéré, de l’attaque franche des réalités “réelles” par des poètes de la tradition classique tels que Bashô ou Buson :
Le Loriot

Le loriot entra dans la capitale de l’aube. L’épée de son chant ferma le lit triste. Tout à jamais prit fin.[7]

Poème de l’illogisme apparent, de la logique secrète : haïku d’Occident. Le haïku d’Extrême-Asie étant, lui aussi, de rupture apparente et de couture cachée. La diversité de l’expression poétique, selon les continents, les pays, les langues et les hommes parlants – les diseurs – n’exclut nullement dans l’intériorité de l’homme un point de convergence. J’aimerais assez, d’ailleurs, que telle formule de Char pût servir à définir aussi, et avec quelle justesse, l’art illuminateur des piégeurs de haï-kaï : « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », note-t-il dans Feuillets d’Hypnos[8]. À qui mieux qu’à Bashô, Buson, Hokushi, Issa, Kikakou et leurs descendants, pareille définition pourrait-elle s’appliquer ?

En marge des deux poètes français que je viens d’évoquer dans la lumière égale et mystérieuse du haïku, que soit nommé un grand poète issu, lui, de la francophonie, le Libanais Georges Schehadé. De lui, je cite ce poème de concentration extrême où chaque élément du visible introduit instantanément à de l’invisible, usant des mots les plus simples de la langue :

Il y a des jardins qui n’ont plus de pays Et qui sont seuls avec l’eau Des colombes les traversent bleues et sans nid

Mais la lune est un cristal de bonheur Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair[9]

La poésie japonaise est-elle « objective », est-elle vraiment « réaliste » selon ce qu’on lit sous les meilleures plumes ? Oui, sans doute l’est-elle puisque ses créateurs eux-mêmes se revendiquent de cette objectivité et de ce réalisme et se veulent de leur propre aveu implicite les « conservateurs des infinis visages du vivant ». Chacun de ces créateurs est fidèle à la nature (je ne dis pas encore à l’être qui, pour l’essentiel, est de conception occidentale), à ses prises, à ses surprises, à ses ébats et ses débats, à ses jeux dont le je propre du poète se veut absent et réussit, d’ailleurs, à s’absenter. À s’absenter partiellement, puisque le je de chacun apparaît, transparaît derrière la figure imposée par la saison, par l’heure, par l’humeur et que chacun de ces poètes est l’objet – le sujet si l’on préfère – d’une inflexion, d’une accentuation qui le distinguent, le rendant reconnaissable entre tous ; d’un style : « Le moyen de cacher un homme ? », se demanda un jour, à juste titre, Jean-Paul Sartre. La Nature – ai-je dit : « la pensée du dehors » pour mieux dire encore, reprenant là, en la sollicitant un peu, une expression due à Michel Foucault – serait-elle le fin mot de la poésie japonaise, tanka et haïku notamment ? C’est poser ainsi la question fondamentale qui, par-delà même la convergence de surface repérée et soulignée, donne tout son sens à l’affrontement observable entre les deux approches poétiques : la nôtre, la leur, et des deux attitudes face au monde. Bonnefoy, réfléchissant sur la poésie japonaise note : « Cette impression – et aussitôt une rêverie qui me fait imaginer entre des sols et des climats, d’une part, et de l’autre des poétiques, la possibilité de rapports où joueraient des forces, ce qui expliquerait les grandes contradictions dont est affectée la parole sur terre. » [10] Et, de fait, alors que la poésie de notre monde occidental veut essentiellement signifier l’intégration ou la désintégration d’une conscience humaine comblée ou mutilée dans son rapport au monde qui l’entoure et dont, de toute façon, elle fait partie intégrante, la poésie japonaise est d’abord expérience spirituelle. « Le haïku est par essence plus qu’un poème, même au sens fort qu’on peut donner au mot, écrit Roger Munier. À l’égal des autres arts du Japon, tels que le Nô, le tir à l’arc, la calligraphie, la peinture, l’arrangement des fleurs, l’art des jardins, il est tout imprégné de bouddhisme Zen. Sa pratique, écriture et lecture, est en elle-même un exercice spirituel. Il n’est pas exagéré de dire que ce que propose un haïku achevé est une expérience qui s’identifie peu ou prou à celle du satori, de l’illumination ».[11] Mais c’est dans le témoignage direct d’un Japonais que je souhaite puiser le sens de cette poésie unique en son genre. Le célèbre moine Saigyô dont la vie et l’œuvre recouvrent une grande partie du XIIème siècle écrit, de manière éclairante : « Pour être en mesure de composer un poème, l’état doit différer grandement de l’état ordinaire. Touché par l’émotion que suscite une fleur, un coucou, la lune, la neige, tout ce qui a forme, soit-il fallacieux, occupe la place de l’œil et emplit les oreilles. Les mots arrangés en versets ne sont-ils pas la vraie parole (Shingon) ? En chantant une fleur la pensée ne s’arrête pas à la fleur, en chantant la lune, la pensée ne se fixe pas sur la lune. Mais la composition suit l’infinie variété des circonstances et se plie à l’état de l’émotion ».[12] C’est signifier que dès les origines, et quoi qu’on en ait dit, le poème japonais, prétendu réaliste, n’a jamais ignoré – que cela se fît d’une manière directe ou indirecte – la présence participative de l’homme ni sa capacité d’interprétation et même de symbolisation immédiate. Objectivité ? Soit. Mais elle aboutit, dans le semblant d’effacement de l’homme et le recours à un dire d’apparence impersonnelle, à une autre forme de panthéisme où ce qui joue à disparaître en tant que conscience individuelle se multiplie indéfiniment en tant que conscience collective : si, dans la poésie japonaise, je n’est pas un autre – par référence au « JE est un autre » de Rimbaud qui est la cime du dédoublement subjectif institué par le regard occidental sur soi dans le miroir contrastant du conscient de la personne et de l’inconscient de la langue –, il est pourtant, ce je, sans personne derrière lui pour l’assumer, foisonnement du tout. Comme dans ce tanka de Saigyô :

Multiplier mille fois le corps pour voir les fleurs s’épanouir et s’unir à elles une à une sur toute branche en toute montagne[13]

Poème de la multiplication, le poème japonais d’inspiration et de facture classique est aussi le poème de la multiplicité : usant de formes resserrées et strictes, il n’est – quel que soit l’épanouissement de ses thèmes – aucun des sujets de la poésie d’Occident, si déployé que soit de son côté l’éventail de ceux-ci – qui ne puisse y trouver place : les quatre saisons, l’amour, la séparation, les voyages, le rayonnement mystérieux des choses, l’amertume, l’exil, le vieillissement, le souvenir, la mort : celle des autres autant que la sienne propre. L’Occident, lui, qui, on le sait, ne connaît que rarement les supports d’immédiateté et dont le détour par la conscience du poète, souvent introspective, rompt le lien de saisissement entre l’homme et sa prise, l’Occident, la poésie de l’Occident, ne peut pas effectuer dans son développement lyrique – chargé d’images, de comparaisons, d’allégories, parfois d’oxymores et de symboles – l’économie d’une certaine rhétorique. Cette poésie qui veut dire l’âme, ce qu’on appelle l’âme, est d’abord une entreprise de conquête du visible aux rets duquel vient, par projection, se prendre, montée en chant et palpitante d’être piégée, la modulation de l’invisible. Cela est vrai des plus grands, des plus significatifs de nos poètes : ceux de la Renaissance, mais Baudelaire aussi, Mallarmé, Rimbaud, Claudel, Saint-John Perse, René Char ou Yves Bonnefoy. Ou même du plus abstrait de tous ceux là : André Du Bouchet. Cela est vrai de Novalis et de Rilke ; de Paul Celan. De Thomas Eliot. D’Ungaretti, lui-même pourtant lecteur de haïkaï et qui a su en capter la densité. Dans ses Cent phrases pour éventail, le seul Claudel a réussi, comme au mystique tir à l’arc, à mettre sa flèche au cœur vibrant des choses. Dans la fragilité de celles-ci “délivrées” par le poète japonais – Bashô, Buson, Issa, Shiki, Onitsura, Hagi-jo, Shirao, Gochiku, Ransetsu, Yahia, Chiyo-ni, Gyôdai, Michikiko, Yasei, Kyoroku, Isshô, Chora, Boncho, et tant d’autres – la parole proférée et durement refermée sur elle-même, au dessin de ses idéogrammes, tire et retient, au piège d’une fraction de seconde, mille reflets de présence au monde immédiat et, par un jeu d’interférences, au monde second. La fragilité apparente du poème est faite de ces passages, – ces retenus passages. Comme un diamant capture et consomme l’éphémère, voilà inscrit le sens, et la direction du sens. Le texte brille enfin de tous ses feux, qui maintiennent en lui, préservée, dans une simultanéité paradoxale, la nuit inaltérée des images. Car, de fait, sous l’acte de l’éclair il y a le surgissement de la nature et, sous-jacente à celle-ci, il y a l’illumination de l’Être : il n’y a pas de grande poésie qui ne dise l’Être et qui, en le disant, ne le fonde. La « réciprocité de preuves » entre l’Homme, puis son authentique « séjour terrestre » dont parle Mallarmé, rien ne l’atteste plus fortement ni avec plus d’évidence, voire de conviction, que la poésie dont je parle à travers ses expressions les plus élaborées, tanka et haïku. De ces formes dominées ne transparaît à l’extérieur que ce qu’elles veulent bien confier à ce feu qui les songe. Ce feu donc, dont j’ai parlé, tous les feux, et dessous eux la forme dominée, et, au cœur de la concentration formelle, la concentration ontologique, existentielle. Mais ce qui parvient à nous de cette forme forte est trace à peine captée, renouvelée sans cesse. Cela, oui, est passage, où vibre, sensible infiniment, cette vulnérabilité des êtres et des choses, laquelle contient peut-être l’absolu du monde. Absolu par incitation ou induction, par référence à un centre du centre jamais rejoint. Tout est dans tout, et l’ensemble dans le détail :

Le halo de la lune n’est-ce pas le parfum des fleurs de prunier monté là-haut ?

écrit Buson, semblant reprendre à son compte cette intuition des « correspondances » qui sera, dans la poésie française, l’apport fondamental de Baudelaire. Ou bien, autre citation, plus psychologique qu’ontologique, ce tanka de Saigyô :

Inoubliables traces de l’aimée dans la séparation ses mille traces palpitent sur la face de la lune

Tremblement de la lune “réelle”, trouble de ce qui agite l’âme…

C’est à ce jeu, tout de surprises, que – malgré son réalisme –, le poème classique japonais reste frère en nous des volutes de l’imaginaire, et fils de notre cœur. D’où le large accueil qui lui est fait dans les langues de l’Occident. Fragilité. Je dis de la fragilité – dont je ne sais pas très bien ce qu’elle est sinon l’objet, pour nous, d’un rapt et d’une rupture – qu’elle n’est pas philosophie seulement, qu’elle est délice et qu’elle est tendresse, – et substance. Karô par exemple :

Dans la lumière du soir L’ombre à peine Des ailes de la libellule

Daniel Rondeau « Deux poètes, une ville, un ciel »

in L’Express novembre 2005

Les poètes, écrit Salah Stétié, «ont un art de se conjoindre au monde par les racines». Ou par D’autres astres, plus loin, épars, répond Philippe Jaccottet

Quand un auteur compose une anthologie de poésie, il rassemble en écoutant son goût quelques flammes qui lui sont nécessaires pour les faire vivre sous un même toit. Georges Pompidou inventa en son temps une anthologie de professeur, à la fois confiante et rassurante, où le lecteur retrouve ce qu’il connaît et qu’il aime. Son principe répondait à l’inverse du souci de Gide travaillant à la sienne. L’auteur de Paludes préférait les pépites cachées. De Genève nous vient aujourd’hui le précieux bréviaire d’un poète. D’autres astres, plus loin, épars rassemble des poètes européens du XXe siècle, choisis par Philippe Jaccottet. Cette anthologie traduit sa vision du ciel, «cette douce habitude de la nuit», où de «hauts astres» rayonnent.

Le livre de Jaccottet s’ouvre sur Constantin Cavafy et se referme avec Joseph Brodsky. Nous sommes au pays des vies intérieures et des exilés dans leur pays et dans leur temps. «Je m’en suis allé un soir», écrivait Ungaretti. Voici Anna Akhmatova, la «muse acérée» de la poésie russe, et Marina Tsvetaïeva, la femme salamandre, oiseau phénix qui aimait les anges, mais aussi ces «Autrichiens» nommés Trakl, Celan ou Christine Lavant. Beaucoup d’Italiens aussi (Bertolucci, Montale, Caproni). Tous ont traversé la vie en laissant derrière eux des guirlandes de mots tendues entre leur propre présence et l’infini du monde. Leurs lumières ont été les points fixes du chemin lyrique de Jaccottet; ils sont maintenant son offrande à notre ciel d’hiver.

Les poètes, écrit Salah Stétié, «ont un art de se conjoindre au monde par les racines». C’est en voyant qu’il est entré dans le mystère d’une ville qui est plus qu’une ville, le miroir d’un peuple et d’un empire. Salah Stétié a posé ses yeux dans les pas de Claudel et déchiffré les signes d’une ville où les dieux sont partout. Son livre rompt la conspiration du silence qui entourait Kyôto. Chaque ville porte en elle les rêves et les crimes des générations qui l’ont bâtie et habitée. Stétié nous dit ce qui est à la fois signe et monde, les toits retroussés, les triangles des frontons, les temples dispersés, les maisons de thé, les jardins, ce rapport de chair entre le dehors et le dedans, l’organisation minutieuse de la ville et sa dispersion dans l’espace. «A Kyôto comme à Venise, écrit-il, la vérité et la beauté, pour faites qu’elles soient de grandes masses fluides, d’air, de ciel et d’eau, sont déployées, soutenues et livrées à l’investigateur passionné jusqu’en leur moindre détail». Son Kyôto, enrichi de magnifiques photos d’Alexandre Orloff, traduit l’émerveillement et la lucidité du poète devant une ville habitée de puissances invisibles.

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