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L’enfant de soie

Texte publié dans L’Orient-Le Jour, à Beyrouth

Le rêve de la soie palpite depuis toujours comme une immense toile d’araignée sur l’univers des hommes. Pour elle, pour l’acquérir, ils ont voyagé dangereusement, ils sont allés de l’extrême Occident à l’Orient extrême, ils ont recrutés des équipages et affrété des bateaux, ils ont monté des caravanes armées et traversé des déserts absolument stériles et des gorges de très haute montagne farouchement solitaires et totalement désespérées. Ils ont appris des langues et des mimiques. Ils ont rencontré l’autre dans son étrangeté sidérale et ils ont négocié avec lui. Ils se sont déshabitués d’eux-mêmes et ont compris, de ce fait, que le monde était beaucoup plus grand que leur propre destin ou celui même de leur nation. Ils ont voyagé géographiquement, certes, mais surtout mentalement et, à la limite, ontologiquement pourrait-on dire. Ils ont compris, grâce au mince fil de soie, que la vie était la plus folle et la plus forte des aventures et que c’était, nécessairement, une aventure pour les uns et les autres, ceux d’ici et ceux de là-bas, différents et semblables et que c’était, nécessairement, une aventure courue ensemble.Le fil de soie est ce qui recoud, à travers les espaces et les temps, les civilisations et les êtres, les intérêts et les songes.

La route de la soie passe par mon pays : le Liban. Elle y passe, comme le ferait une navette allant et venant – à deux reprises. La soie de la Chine et de la Perse, à moins que ce ne soit celle de l’Inde du Nord y arrivait par Alep, grande métropole de la soie où séjourna Marco Polo, et par Damas qui est, on le sait, l’une des capitales du brocart et de ce brocart dont on dira justement, depuis le temps des Croisades, qu’il est « damassé ». Tyr se trouvait être, depuis la plus haute antiquité, la cité du murex et de la pourpre. D’Alep et de Damas qui sont, on le sait, villes de Syrie, des pièces précieuses de soie parvenaient au Liban pour y être traitées et somptueusement colorées: cette soie-là, importée d’Arabie sans doute, avait débarqué, provenue de l’autre côté de l’Océan Indien, dans un port du Yémen avant d’être prise en charge par les caravaniers du désert qui montaient vers le Nord. Le Coran lui-même évoque la spendeur de la soie et du brocart, tissus paradisiaques. Des Elus, il dit : Il [Allah] les récompensera pour leur patience en leur donnant un jardin et des hahiîs de soie. (LXXVI, verset 12)
et dans la même sourate, L’Homme, un peu plus loin : Ils porteront des vêtements verts, de satin et de brocart. (verset 21)

Dans une deuxième occurrence, il advient au Liban d’être mêlé à la soie, ainsi que je l’ai dit précédemment. C’est à partir de ses ports que les ballots de soie sont acheminés vers Venise, Gênes ou Marseille par voie maritime. Et plus tard, au XIXème siècle, les Libanais se mettront à la plantation du mûrier et à la culture du vers à soie, commerce rentable, pour produire les merveilleux cocons qui seront vendus tels quels aux réputés soyeux lyonnais, à moins que certains d’entre ceux-ci ne viennent eux-mêmes s’installer au Liban, y fondant des magnaneries.qui existent encore, desaffectées mais somptueusement construites, pour y traiter surr place la très subtile denrée. Cette présence des soyeux français au Levante aura pour résultat inespéré la création, à Beyrouth même, il y a cent vingt-cinq ans, de la célèbre Université Saint-Joseph, filiale à l’origine de l’Université de Lyon.

La soie aura donc donné naissance à l’Université française de chez moi, elle aura introduit de la sorte et avec quelle force ! la langue française au Liban et voici que je suis moi-même un produit – faut-il dire soyeux ? – de l’Université Saint-Joseph. Quand la chrysalide dort dans son cocon, on ne peut jamais être sûr de la nature du papillon à qui elle donnera le jour. Espérons que le papillon que je suis n’a pas trop démérité de cet étrange rêve que j’ai évoqué en introduction à ce texte, rêve plusieurs fois millénaire, et dont je suis accidentellement le fils.

De ce grand rêve de légèreté, j’aurai peut-être hérité la poésie.

Pierre Brunel « Il faut qu’une parenthèse soit ouverte sans être nécessairement fermée »

par Pierre Brunel
Paris IV Sorbonne

Il y a, vers la fin d’un recueil de Salah Stétié, un poème qui s’achève sur une parenthèse. Mais cette parenthèse ne se referme pas :

 » (Ses dents sont les poupées de la mort

C’est dans le livre publié aux éditions Gallimard en 1980, Inversion de l’arbre et du silence , sous-titré « poèmes », et c’est le poème XLV. La phrase entre parenthèses ne se prolonge pas dans le poème joint (XLVI). Par la suite, on trouve bien des parenthèses, mais elles s’ouvrent ou se referment sur un bref élément de langage ( » un scarabée « , XLVII, ( » cela « ), redoublant un premier cela, XLVIII. Or ce poème XLVIII reproduit aussi cela, je veux dire cette présentation insolite, et la parenthèse ouverte n’occupe plus cette fois-ci un seul vers, mais six, réduisant à la portion congrue, – quatre vers -, le début du texte.
Nous sommes ainsi introduits dans l’œuvre de Salah Stétié comme par une porte qui ne se refermerait pas. C’est , tout d’abord, un signe de différence :

 » (…) admise à la rupture
Et de cela ( cela) modulant
Demeure en la demeure en la maison « 

La littérature, selon les linguistes, se distingue de l’expression ordinaire par sa différence, sa singularité, ce que Roman Jakobson en particulier a nommé l’ écart . Claudel l’a dit simplement, et admirablement , dans l’une de ses Cinq grandes Odes :  » ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont pas les mêmes « . Il n’est pas de mot plus neutre que cela , et pourtant ce simple démonstratif prend un tout autre accent quand le poète, l’utilisant comme une manière de pivot, fait évoluer ou mieux musicalement évoluer le langage dans le vers. La parenthèse, isolant le mot, permet ainsi de l’accentuer, de le faire entendre différemment.
Baudelaire, à la fin du  » Rêve d’un curieux « , dans Les Fleurs du Mal , créait un suspens à la rime :

 » J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore « .

En réécoutant ces trois vers , on saisit le glissement, dans la parole, de ces mots qui sont apparemment repris, répétés, qui sont les mêmes, et qui ne sont pas les mêmes : cela – (cela) , demeure, verbe – demeure, substantif, demeure – maison, non plus par homonymie, mais par synonymie.
Ce glissement, c’est le glissement poétique par excellence, et dans sa subtilité, le poème de Salah Stétié nous y rend particulièrement sensible.
` Une telle parenthèse ouverte est aussi un signe d’abondance . Traditionnellement, et même mythologiquement, cette abondance est représentée par l’inspiration qui envahit le poète. Il se sent plein d’une parole autre, et elle est pourtant la sienne propre. Le début du poème XLVIII l’exprime admirablement, mais sans démesure aucune, avec cette sobriété qui est si caractéristique de Stétié, une économie de parole qui n’est jamais pauvreté et qui s’allie chez lui avec l’art de l’arabesque :

 » Sous l’orage accompli de la parole
Est la parole, est l’accomplie
Demeure pauvre lampe

Instituée (…) « .

L’orage est passé, ce que Claudel appelle la « déflagration ». Il faut en quelque sorte ramasser les restes, faire une glane de paroles pour constituer la parole poétique, se reconstruire une maison comme après un cataclysme, et mettre en place dans la nouvelle demeure une lampe qui l’éclaire.
Ce dernier motif, celui de la lampe, est remarquablement présent dans l’œuvre de Stétié . Plus discrète que la lampe de Psyché, mais plus sûre , plus secourable pour nous, elle se substitue à l’autre, trop fulgurante, trop dangereuse. Cette substitution est exprimée dans le poème XCVI d’une autre recueil, L’Être poupée, poème (Gallimard, 1983) :

 » (…) une lampe brûlante
Pulvérisée par l’éclat de la foudre
Suivie du déploiement d’une autre lampe
A peine brûlante (…) « 

Cette lampe, tout humaine, permet l’éclosion du poème, le déploiement d’une œuvre immense qui, depuis De l’autre côté du très pur (1973) jusqu’à Fièvre et guérison de l’icône (1999) force l’admiration. Et la parenthèse reste ouverte…
J’ai jusqu’ici employé à plusieurs reprises le mot recueil . Or je ne suis pas sûr que ce soit le mot propre. Car, avec Salah Stétié, c’est toujours de livres qu’il s’agit. Mais il est le premier à savoir qu’une livre, qu’une œuvre se tissent, comme la toile d’une araignée. Et ce n’est pas un hasard si cette image est centrale chez lui. Elle doit assurément être ajoutée aux « Quelques thèmes récurrents et essentiels » sur lesquels a insisté Béatrice Bonhomme dans Salah Stétié en miroir : le silence, le désert, le jardin, l’arbre, le rose, l’amande et le lys, l’épaule, la lampe de nouveau , le feu, le raisin, le vin, la femme, – poupée ou idole, rouge ou noire, Héléna, l’enfant d’enfance , l’ange.
D’une manière plus fine, on peut distinguer dans cette liste des figures (Héléna, l’ange), des thèmes (le silence, la mort), et des motifs (la rose, le raisin). Les motifs animaux sont à ranger dans cette catégorie, comme l’abeille ou cette araignée dont on nous dit qu’elle n’est pas un insecte, mais qu’elle appartient à la catégorie des arachnéïdes. L’araignée, une tisseuse, celle qui assure l’accroissement,  » accroissement (de la parole et, une fois encore, la parenthèse ici ne se referme pas.
C’est l’ « araignée de la parole », comme il est dit dans le poème LXIII de Fragments .

Stétié est avant tout un poète. Il a rarement été tenté par le récit, sauf peut-être dans Lecture d’une femme (Fata Morgana, 1988) , qui est tout au plus une fiction, le possible roman d’un roman. Il est en revanche un grand maître de l’essai. On ne sera pas surpris d’apprendre que, parmi ses grands livres de prose, Ur en poésie (1980), Rimbaud, le huitième dormant (1993), Hermès défenestré (1997), il en est un qui s’intitule L’Ouvraison (José Corti, 1995, avec des calligraphies de Ghani Alani). C’est bien un livre ouvert aux autres,  » à Rimbaud hors soleil « ,  » à Yves Bonnefoy « ,  » Saint Yves de la Sagesse « , au poète trop tôt disparu Christian Gabriel Guez Ricord , dans l’essai qui porte ce titre même,  » L’Ouvraison « . C’est un livre ouvert sur deux cultures, l’arabe et la française (et plus largement l’Européenne). C’est un livre ouvert sur nous par celui que j’appellerai simplement un  » témoin de l’essentiel « .

Oedipe et le mirliton

Comment m’est venue la poésie ?

Par osmose, par hypnose.
Mon père et ma mère étaient poètes. Mon père écrivait, ma mère écoutait, approuvait, refusait. L’enfant que j’étais était stupéfait, fasciné.
De quoi parlaient-ils, ces deux-là ?
Pourquoi ces mots, ce langage incompréhensible, cette sorte de cadence qui semblait chantonner, peut-être même chanter distraitement avec – nous sommes en langue arabe et dans un registre classique, voire académique – des retours de sonorités dont j’apprendrai plus tard, beaucoup plus tard, que c’étaient des rimes. L’enfant, qui adorait sa mère, va vouloir imiter son père (première manifestation visible et identifiable du complexe d’Œdipe) : avec le vocabulaire français dont il dispose, peut-être une centaine de mots en tout, il va rimer, lui aussi, il va à tout le moins assonancer.
Pour dire quoi ?
Qu’il est heureux, que maman est la plus jolie, que l’enfant l’aime à la folie, merci mon Dieu. L’enfant de sept ans est si fier de ses vers qu’il les montre à sa maîtresse d’école qui, elle-même, les montre à Madame la directrice : il ajoutera ce jour-là à son vocabulaire un mot difficile à retenir pour un amoureux des vers, de ce qu’il appellera un jour la poésie : le mot mirliton. J’avais fait, comme Monsieur Jourdain de la prose, des vers de mirliton, dixit Madame la directrice.
Fallait-il en être fier ?
Je mettrai des années à apprendre que non. A treize ans, j’ai abordé Lamartine, Hugo et Vigny. Un an plus tard, c’était les premiers poèmes de Verlaine et de Rimbaud :
« Je m’en allais les poings dans mes poches crevées / Mon paletot aussi devenait idéal… »
J’étais sauvé.

Invité en Inde décembre 2011

Série de conférences et lectures en Inde

Invité par l’ambassade de France, l’Institut français et l’Alliance française à faire une tournée de lectures et conférences en Inde (du 6 au 20 décembre 2011 à New Delhi, Chennai et Pondichery), Salah Stétié s’est adressé à divers auditoires, universitaires et grand public, évoquant différents thèmes liés à la Méditerranée et à la poésie :

Méditerranée et Poésie

Questions sur un très vieux rivage

Sur la poésie

Poésie libanaise : ce pouvoir des hauteurs

Conférence donnée à la XXVIe Biennale Internationale de Poésie de Liège sur le thème « Poésie, un autre langage ? », en partenariat et au sein de l’Université de Liège, Place du XX août. (6-9 octobre 2010)

La poésie dans ses langues

 POÉSIE LIBANAISE :

« CE POUVOIR DES HAUTEURS »

Liban est synonyme de poésie, cela se sait. La nature y est pour quelque chose. Les éléments sont là, puissamment présents, à travers leurs manifestations dans la splendeur concrète du visible et la poésie est toujours affaire d’éléments. Car c’est avec les éléments que le poète dialogue et c’est avec eux, et leurs combinaisons, qu’il crée ses images, ses symboles et ses mythes. Ce n’est pas sans raison qu’Aphrodite est née de l’écume de la Méditerranée entre Liban et Chypre ni sans raison non plus que le grand mythe fondateur qui met en scène le dieu Adonis, mort de la corne d’un sanglier et ressuscité par la douleur et les larmes d’Astarté, a vu le jour sur le rivage de l’oiseau phénicien, autre signe de la résurrection promise. On pourrait disserter à l’infini sur l’impact provoqué par nos dieux et nos héros, nous Libanais, sur l’imaginaire des hommes, Europe ou Câdmos, par exemple, pour ne citer que ces deux personnages du deuxième registre. La mer, la montagne (« toujours ce pouvoir des hauteurs », dit Hölderlin), les bosquets de cèdres et les bois de pins, l’azur si souvent impeccablement bleu enserrant un soleil rutilant comme une ismaïlieh d’or, les vents qui viennent de partout et font respirer tout cela : l’air, la terre, l’eau, le feu dont le cœur du poète a besoin pour fonctionner, systole et diastole, comme seul il sait le faire. Les jeunes filles et femmes du Liban aident ce cœur. L’amour immatériel aussi bien, dans un pays et une région du monde où les prophètes ont toujours été chez eux, carte d’identité à l’appui. Et, aussi, parce que le Liban a, quand il ouvre ses yeux sur la Méditerranée, toute l’Asie derrière lui, voici, sous la pression de l’histoire et de la géographie, la volonté violente chez tous les Libanais d’échapper à ces fatalités conjuguées pour s’ouvrir à tout ce qui vient à eux de l’espace et de l’avenir. On appelle cet appétit pour l’inconnu violeur : la modernité. Depuis un siècle au moins, les Libanais confrontés avec l’Occident sont des modernes. En langue arabe, comme en français ou en anglais, qui sont à des degrés divers leurs langues d’expression, ils appliquent spontanément et presque sans y penser la grande leçon d’Arthur Rimbaud : « Il faut être absolument moderne. » C’est au Liban qu’est née la modernité poétique du monde arabe : une première fois avec Gébrane Khalil Gébrane, auteur – en anglais – du Prophète, une seconde fois – en français – avec Georges Schehadé dont Les Poésies est l’un des joyaux absolus de la langue française, une troisième fois – en arabe – avec le groupe déterminé et déterminant de la revue Shi’ir, dont l’un des chefs de file fut Adonis.

Voici pour le panorama d’ensemble. Affinons. J’ai dit du Liban que j’ai défini dans l’un de mes livres comme une “terre de poésie” dans un livre qui vient de paraître[1] qu’il était au seuil de tous les paradoxes. Petit par la géographie, il est grand par l’histoire ; enfant du monde arabe, il est à sa manière le fils perdu de ce monde (quoi qu’il en dise) ; attaché à son antiquité et à ses coutumes, il n’a de goût que pour les draps neufs et l’arc-en-ciel futur ; fidèle à ce qu’il est, il est encore plus fidèle à ce qu’il n’est pas encore et qu’il se veut devenir. Dans une expression poétique, qui lui est langage premier mais lui est aussi conquête de ce langage second qui tient en réserve l’homme et son déracinement créateur, le Libanais, descendant de lignées de navigateurs et d’orfèvres, veut concilier la carte et l’aventure, le hasard et la nécessité, la tradition et l’inconnu, la matière précieuse et le traitement brut de cette matière infiniment délicate. Chacun y va de sa formule, chacun de sa synthèse personnelle : cela fait un bel orchestre de chambre que viennent exalter, selon l’instrument employé, les cavernes de la mémoire ou les majestés de la langue et ses raffinements. « Petit pays, grande idée », ai-je écrit une fois du Liban considéré au plan historico-politique et socioculturel. « Petit pays, grand poème », pourrais-je énoncer aujourd’hui à parcourir dans les deux langues (ou même les trois si l’on n’exclut pas Khalil Gébrâne) le diagramme de notre contemporanéité poétique.

La poésie, selon la vérité propre aux poètes, est une porteuse de pain, une porteuse de paix. Elle n’est jamais lénifiante : elle domine seulement les erreurs de l’homme et les horreurs de l’histoire par des mots où l’humain de l’homme – fût-il, cet homme, déchiré, blessé, révolté, agressif – trouve un premier calme et un ultime refuge. Qu’elle soit formulée en arabe ou en français, c’est par sa poésie que s’impose l’image la plus véridique du Liban : celle d’une diversité d’éveil, de variations de colorature, d’une inventivité venue d’une expérience sincère du réel et, mystérieusement, chez les uns et les autres, d’une unité sourcée sans doute, malgré les temps troublés que nous traversons, dans la prescience d’un futur partagé.

*

Reste qu’un échange n’existe pas vraiment quand l’un seulement donne et que l’autre seulement reçoit. De même qu’il y a, dans l’univers contemporain, une détérioration des termes de l’échange sur le plan économique, il y a, dont les conséquences sont tout aussi dramatiques si moins spectaculaires, une détérioration des termes de l’échange sur le plan culturel.

Or, à ce sujet, il m’importe d’évoquer, en terre libanaise, ce dialogue permanent, quoique accidenté, de la langue arabe et de la langue française. La célèbre question : « D’où venons-nous, où sommes-nous, où allons-nous ? », plus qu’à tout autre c’est à l’intellectuel arabe qu’elle se pose, à l’écrivain à cheval sur deux langues. À cheval sur deux cultures, parfois même sur deux civilisations et que voici, semblable à la jeune fille de Giraudoux debout à la fenêtre avec une ombre pour la chambre et une autre pour la rue. Pourquoi écrire la langue de l’autre quand on est, comme moi, par exemple, fils de la langue arabe qui fut langue d’empire, au sens historique et géographique du terme, et qui continue de l’être d’une certaine manière par le pouvoir symbolique et l’ensemble des valeurs sacrées qu’elle irradie ? La péripétie historique n’explique pas, ou pas assez, puisque, parmi tous ceux de ma génération qui ont vécu la même situation globale, la plupart ont préféré se définir par la médiation de l’arabe, langue originelle, quelques-uns seulement optant pour le français. La langue originelle plonge ses racines dans l’affect, lequel est lié à tous nos atavismes, et qui, de ce fait, est le premier à modeler, avec notre sensibilité, notre identité de base, l’équivalent de ce qui chez l’embryon en gestation lui sera colonne vertébrale. On est d’une langue, au sens « maternel » du mot, comme on est d’un lieu. Rien n’y fera : on aura les yeux bleus ou noirs de son lignage. Cependant il peut advenir – c’est mon cas – qu’on ait envie, qu’on ait besoin même d’une complémentarité substantielle, qu’on ait envie – disons familièrement les choses – de se marier. Epouser l’autre, pour si autre qu’il fût, l’épouser et lui faire l’enfant du miracle, voilà bien le projet, voilà l’ambition. Et je dirai que, dans ce cas, le bonheur est que l’autre fût aimé, aimé d’amour, aimé non contre sa différence, mais à cause d’elle. C’est là peut-être l’une des clés du rapport entre francité et arabité, entre monde arabe et francophonie.

Pourquoi le monde arabe, pourquoi la langue française ? L’histoire et la géographie n’expliquent pas tout et, dans le cas d’espèce, il ne semble pas que la Méditerranée soit, pour justifier échange et osmose, une raison suffisante. En fait, quand il s’agit d’une sympathie de sens fort au niveau des contacts entre une culture et une autre, raison n’est pas raison. Peut-être convient-il d’employer le mot raison au sens le plus englobant du terme qui fait la raison apparente s’enraciner dans la totalité de l’irrationalité qui la porte. Un dialogue entre deux peuples, entre deux civilisations, doit être ainsi une mise en commun de tout ce qui se lit en sous-texte : ambiguïtés, ambivalences, bien-entendus et malentendus. C’est à ce niveau seulement, des racines, que deux conceptions de la vie, de la culture et de l’homme entrecroisent, pour le meilleur et pour le pire, leurs chances et leurs risques. J’ai appelé cela dans un de mes livres, La Unième nuit[2], “la conversation des limites”. Entre Machreq et Maghreb, d’une part, et France d’autre part, il y a eu au fil des âges, au fil des allers et retours plus ou moins pacifiques, plus ou moins belliqueux, tantôt croissades d’un côté, tantôt croisades de l’autre, au fil des œuvres aussi, pareille « conversation des limites ». Faut-il, pour expliquer un tel état des choses, faire appel, outre la Méditerranée, notre mère commune, au fabuleux héritage gréco-romain repris, revivifié et rénové par les Arabes et, par la suite, avant l’ère des mandats et des colonisations, au puisage des uns et des autres aux mêmes sources de l’inspiration abrahamique qui, par les mille circuits créés à travers l’histoire serviront de vecteurs à des échanges, certains matériels et réels, d’autres de nature imaginante, les uns et les autres trouvant leur lieu de synthèse dans les accomplissements esthétiques qui, de millénaire en millénaire, depuis les plus antiques apports de Sumer et de l’Egypte, ont façonné, formé et transformé la Méditerranée ? Voici la mer du milieu des terres, mer médiane et médiatrice, changée en un vivant bouillon de culture avec ses escales fabuleuses d’Occident, avec ses échelles merveilleuses d’Orient.

Pourtant les deux langues, l’arabe et le français, sont souvent à l’opposé l’une de 1’autre. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont pas la possibilité de se rencontrer : « Imaginatifs abstraits » dit, par exemple, Mallarmé pour caractériser les Français. Je ne suis pas sûr qu’une telle définition, pour élémentaire qu’elle soit, ne puisse également concerner les Arabes et mettre en évidence l’une des spécificités de leur être-au-monde. Les Arabes, eux aussi, sont des « imaginatifs abstraits », des algébristes. Et quoi de plus abstrait que l’algèbre mais quoi de plus imaginatif aussi que cette construction mentale, admirablement précise, incalculablement chimérique ? C’est pourquoi les Arabes sont également des conteurs inimitables, inépuisables, inspiration dont je ne veux pour témoin que ce monument littéraire, unique en son genre, dans lequel ils ont rassemblé les cycles et les épisodes dispersés dans tout l’imaginaire proche et moyen-oriental sur des siècles : Les Mille et une Nuits. Reste que le système des deux langues, l’une sémitique et parmi les plus antiques sans doute qui soient, l’autre latine et relativement jeune, se trouve être, par sa structure sémantique, par sa syntaxe, par sa grammaire, par la nature des harmoniques présente dans la résonance de chaque mot, fortement contrastant d’un idiome à l’autre.

Cela étant, il faut bien admettre que, séparées comme métaphysiquement au départ, les deux langues, la française et l’arabe, se sont pratiquement rapprochées et que, chaque jour désormais, elles le font un peu plus pour le plus grand bien des deux parties. Elles le font par la force des choses, liées que sont la France et le monde arabe par la proximité géographique et par les hauts et les bas historiques qui en découlent et qui vont, si on remonte les siècles, de 1’affrontement violent et du choc des armes à l’imprégnation civilisationnelle, aux échanges de toute nature, aux intérêts intellectuels et économiques, à l’indispensable complémentarité. Le rapprochement s’est produit, linguistiquement et culturellement, selon deux processus d’approche, en apparence seulement contradictoires : il y a eu un franchissement des frontières par le haut dû à l’effort vigilant de quelques admirables traducteurs qui ont su, par un souci de fidélité intellectuelle et spirituelle qu’il convient de saluer, trouver en eux, dans l’étendue de leur culture double mais aussi et surtout dans le trésor de leur sympathie pour l’autre, langue et pensée, la dynamique nécessaire à un patient travail d’intuition, de filtration et d’adaptation qui a abouti à une bibliothèque arabe, d’un côté, à une bibliothèque française de l’autre, avec, certes, bien des livres d’érudition, de spécialisation et de documentation, mais, d’un autre côté – c’est le plus important – à des livres de création : poésie, romans, essais, nouvelles, théâtre, etc. Une telle floraison a été rendue possible par l’invention et la mise en place de ce qu’on appelle désormais l’arabe médian, langue moins exigeante que la lugha (le logos des Grecs), et surtout nullement sacralisée, rendue désormais indispensable aux besoins de la communication ordinaire et aux échanges quotidiens entre les peuples arabes eux-mêmes, parcellisés en communautés dialectales au sein du grand corps de la umma. Cet arabe intermédiaire, sis entre classique et dialectal, cette tierce langue, a permis, par son élasticité, l’expression d’un large éventail de nouveaux sens possibles en se surhaussant dans certains cas – et la voici devenue langue du roman littéraire ou langue du poème familier – ou, dans certains autres cas, la voici demeurée au ras d’elle-même pour servir à l’usage médiatique – presse, radio, télévision –, ou même, se simplifiant encore plus, pour répondre aux besoins administratifs et aux nécessités utilitaires. En somme, la langue arabe, depuis trois quarts de siècle environ, se plie aux exigences d’un réalisme dont elle avait longtemps perdu l’usage et qui ressemble à ce processus d’adaptation continu aux réalités surgissantes qu’aura connu la langue française depuis grosso modo le XVIIe siècle et le célèbre propos de Vaugelas, souhaitant certes réguler la langue, mais aussi la faire évoluer en laissant à la vie, au discours de la vie, le soin de s’intégrer à la langue pour l’enrichir, pour l’assouplir au fur et à mesure, en rendant compte de la transformation inévitable des choses et des concepts : « Que le gascon y aille si le français ne peut ! », s’écria-t-il. Or, cet effort d’atterrissage qui est aujourd’hui celui de l’arabe, on peut dire qu’à défaut du gascon, c’est souvent le français – à côté, il faut le reconnaître, de l’anglo-américain – qui en est l’opérateur efficace. Le français aide l’arabe à désigner des réalités jusqu’ici innommées, cela en attendant peut-être que soit trouvé, en arabe médian, le nom définitif. Un tel travail d’altération, souvent heureuse, quelquefois malheureuse, de la langue arabe par le français, on peut le remarquer plus qu’en Orient dans les pays arabes d’Afrique du Nord qui ont, d’une part, subi plus longuement que les pays d’Orient la présence coloniale française avec les conséquences que l’on sait, et qui, d’autre part, sont représentés aujourd’hui en France même par près de six millions de Français d’origine nord-africaine. Ce qui, évidemment, ne manque pas de fournir un laboratoire incomparable pour l’osmose entre les deux idiomes, dont le résultat est parfois remarquable, d’autres fois plus douteux.

*

De toute façon, il est très difficile de faire coïncider deux langues quand elles relèvent de systèmes aussi différemment générés que le français et l’arabe et que leurs points de contact se trouvent être liés à des hasards de l’histoire ou de la géographie, à des porosités occasionnelles, à des infiltrations épisodiques ou, parfois, à des enracinements parallèles dans le même tuf premier. Je songe, par exemple, au grec logos qui a donné langue en français et lugha en arabe. Le mot kyrielle également (que je cite ici parmi tant d’autres possibles), qui vient, comme on le sait, du grec kyrie eleison (« Seigneur, prends pitié ») pourrait bien avoir donné le jour – déduction euphonique – à rattala et ratloûn, “psalmodier” et “psalmodie” en arabe, concept déjà présent avec le même sens dans le Coran.  Mais une langue est aussi – et surtout – une métalangue : elle existe autant par ses mots que, derrière le voile du premier sens, par toutes les valeurs attachées à celui-ci, dans sa spécificité, ces valeurs étant nécessairement liées à tout substrat collectif, à ces sédimentations privilégiées qui font les civilisations, chacune pour ce qu’elle est, si heureusement dissonantes et consonnantes à la fois.

Je prends l’exemple du mot beauté : ce mot se dit jamâl en arabe, du vocable jamal : “chameau”. La justesse des proportions d’un chameau était ainsi canon de préférence esthétique pour les bédouins de la Jabiliya, l’ère préislamique et, dans les superbes poèmes de l’époque, les mu’allaquât, une femme bien-aimée devait tirer gloire d’être comparée à une chamelle. J’ai moi-même pour le chameau femelle une certaine fascination, je l’avoue.

“Encore”, se dit phonétiquement aïdan en arabe. En latin classique, il se disait etiam. Il est difficile de conclure à une contamination de l’un des vocables pour l’autre ou à une dérivation en bonne et due forme. Le monde latino-romain et le monde arabe se sont cependant longuement côtoyés. Je ne veux retenir ici, avec prudence, entre deux mots abstraits, que la proximité de son et de sens.

Le mot flamme – chou’la ou loughba en arabe – a, en français et en arabe, les mêmes connotations physiques et morales. La sensation de départ est la même parce que l’homme est semblable à l’homme : on se brûle, en arabe et en français, autant le cœur que les doigts : « Ô prince, je languis, je languis, je brûle… », le vers que Racine a mis dans la bouche de Phèdre aurait pu être placé dans la bouche de Leyla, amante désolée de Qaÿs, lui-même malheureux et fol errant… Les feux de l’amour, comme ceux de l’enfer, sont une image archétypale.

Inspiré, inspiration (réciproquement en arabe mulham et ilhâm) posent, dans les deux langues, la question de l’esprit inducteur qui souffle les premiers mots ou les premières décisions. Celui-ci est dit genus en latin ; en français, il reprend – avec le mot “génie” – le sens latin de divinité (sylphe, farfadet) qui influe, en bien ou en mal, sur notre destinée. L’arabe djinn, bien que le lien ne soit pas établi – mais il mériterait de l’être – désigne lui aussi un esprit invisible qui serait à l’origine de l’inspiration : tout poète préislamique avait son djinn personnel.

Nuance(s), c’est – en arabe – al-latâ’if, al-fârik, az-zahîd, autrement dit les variations, les atténuations, la différence minime. L’arabe me paraît ici plus catégorique que le français car il est langue de grand désert dans la nudité duquel, sous le soleil, les ensembles se dévoilent plus durement que les détails et sans doute faut-il attendre le crépuscule, ou la nuit, pour que fassent leur apparition les affinements et les raffinements de mot latif dont la poésie arabe est si friande, dont les Mille et Une Nuits regorgent et resplendissent. Sait-on par exemple (question de nuance) qu’il existe en arabe une dizaine de mots différents pour dire la nature du sable selon sa qualité ? Autre exemple intéressant : oiseau se dit ousfour. Comme en français on dirait que le vocable arabe épouse la légèreté de l’objet évoqué, sa fluidité. Et comme en français, l’oiseau a, au-delà de sa signification immédiate, une forte charge symbolique. Voyageant entre visible et invisible, on en arrive, dans les deux langues, à perdre sa trace dans les territoires de l’âme. Ce sont les mystérieux oiseaux abâbîl qui, dans le Coran, dispersent à coups de pierre lancées de leur bec l’armée de l’Abyssin Abraha monté, avec son éléphant, à l’assaut de la Mecque, en 570, un an avant la naissance de Mahomet. “Quelqu’un” – ahaduhum – c’est, en arabe, “l’un d’entre eux”. Il ne se détache pas tout seul. Il apparaît sur fond de multitude. Civilisation communautaire.

Utopie se dit en arabe utobia (le son “p” n’existant pas dans cette langue) ou, plus littérairement, at-touba. Sait-on que l’une de toutes premières “utopies” réputées comme telles est celle d’Abou-Bakr Ibn Tufayl, connu au Moyen-Âge sous le nom d’Abucer et qui, né à Cadix au début du XIIe siècle et mort à Marrakech en 1185, a été de son temps aussi célèbre dans l’Europe ciltivée que son contemporain Ibn Rochd (Averroès). Son chef-d’œuvre, Hay Ibn Yaqzân – “Vivant, fils d’Éveillé” – est une fable philosophique qui tourne autour d’un homme (“Monsieur Teste” avant la lettre qui se construit comme tel, avec les moyens du bord, dans une étrange île déserte : histoire de la naissance d’une conscience). Ce livre – on en est sûr – a été lu en traduction latine par Thomas More dont l’Utopia paraîtra en 1516.

As-safar, en arabe, c’est précisément le “voyage”. “Le voyageur” al-mussâfir ou al-rahhâla – est un des agents reconnus de la littérature arabe : qu’on se souvienne des fameuses relations de voyage d’Ibn Jubayr (XIIe siècle), d’Ibn Battouta (XIVe siècle), d’Ibn Khaldoun (XIV-XVe siècle). Qu’on se souvienne, aussi bien, des Voyages de Sindbâd le Marin, héritier en ligne directe d’Ulysse et légataire, à sa façon, de l’Odyssée. Qu’on se souvienne des pèlerins de La Mecque, des flots humains d’al-hadj…

C’est toujours une étrange émotion que celle qui naît de la traversée d’un pont mental. Les mots ne sont parfois, d’une rive à l’autre du monde, que de tremblantes passerelles. Un mot partagé et partageable est l’une des façons que les hommes ont inventées pour vaincre la séparation.

*

Cela dit, et pour en revenir par ma conclusion (toujours provisoire) au français, la langue française n’est pas langue seulement ; c’est une vision du monde et c’est un humanisme. On me dira, non sans raison, que c’est le fait de toute langue. Reste qu’il est des langues qui, plus que d’autres, ont réussi à cerner avec précision leurs vues sur le monde et à donner à l’homme, et je veux dire aussi bien à la femme, l’importance à laquelle il et elle ont droit en fonction des valeurs auxquelles l’humanité aspire et qui définissent ce que nous appelons, affect et intellect imbriqués l’un dans l’autre, l’humain, l’univers de l’humain. La langue française a ce privilège de s’être employée depuis le seizième siècle, autrement dit depuis la Renaissance, à placer l’homme au centre de sa réflexion – en deça et au-delà de toute mythologie, de toute théologie, de toute idéologie. La littérature française de Ronsard à Proust ou bien à Claude Simon, la philosophie française de Descartes à Bergson ou à Deleuze, ont mis la question du sens en tête de leurs priorités. C’est le sens qui est porteur de l’avenir de l’espèce et c’est la recherche du sens qui est la voie. Les Grecs ont été, dans l’aire méditerranéenne, les premiers à le formuler, en s’aidant de l’alphabet mis au point par les Phéniciens, ces réducteurs des distances, puis la philosophie et l’inventivité grecques ont été transmises à l’Europe, après une longue éclipse, par les Arabes soudain surgis dans la clarté méditerranéenne. La France, avec d’autres, prendra le relais, poursuivant la longue et passionnante quête. Nous, Libanais, nous Arabes, qui sommes les héritiers de tant de legs (que nous avons fécondés), et pour qui la question du sens est vitale, nous sommes aussi les héritiers de cette quête-là. Et nous l’avons beaucoup fait, et souvent, à travers la langue française, notre alliée.

Pour en finir d’en finir, j’ajouterai ceci :

Pour le plus grand nombre aujourd’hui, la vive parole poétique n’est rien. Pour moi, elle est tout : le tout de la vie, le tout de ce qui rôde autour de la vie et dont personne ne sait vraiment le nom. Dans le déclin puis la chute des convictions et des credo, dans la dissipation du sacré, de tous les sacrés, un homme désemparé, désespéré, se raccroche à ce petit peu de musique qu’il entend toujours pousser et chanter au fond de lui, en son jardin de France, arbres et langue, à travers des mots qui lui viennent de son cœur ou de sa mémoire, mots qu’il

a rencontrés en chemin, mots qu’il a puisés dans des livres amis, livres fraternels, devenus sans prix à ses yeux et où se murmure pour lui, à son oreille intime, une ultime consolation, sans doute injustifiée. Mais cette conque invisible, à même son oreille, lui parle de la mer : la mer derrière lui, la mer autour, la mer devant lui, – la mer où un naufrage minuscule, le sien, manifestement se prépare.

Il fut jeune, et le maître du monde. Il aima et souffrit. Il connut des guerres ; il survécut. Il avait – ce fut son unique chance –, il avait dans le pays qu’il habitait une ruche, ruche diaphane sous la peau, avec des abeilles qui savent chercher loin sinon le sens, du moins la fleur évasive du sens, corolle vaine. Bientôt, avec le bourdonnement inaudible des abeilles et la fleur in-signifiée, il finit par se faire, ici et partout, une raison. Cette raison – à vrai dire rien d’autre qu’une façon de maison bâtie tout de guingois –, cette fausse raison mais vraie maison, il l’appela timidement la Poésie.

Salah Stétié

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[1]       Salah Stétié : Liban, Imprimerie nationale / Actes-Sud, photographies de Caroline Rose [2]            Salah Stétié, La Unième nuit, Paris, 1980, éditions Stock.

La poésie ancre la dérive spirituelle

Entretien réalisé par Antoine Jockey pour la revue NUNC, mars 2008

Nunc n°15, revue passagère

1- Quel rapport la poésie entretient-elle encore avec le sacré, avec la philosophie ?

À mon sens, les liens entre la poésie et le sacré ne se sont jamais interrompus, du moins dans ma façon de comprendre l’une et l’autre. Je dirai même qu’au fur et à mesure où le sacré a déserté le cercle des hommes et où l’on assiste, chaque jour un peu plus, à un usage utilitaire de la parole, cet usage fût-il de l’ordre scientifique ou technologique, la poésie a recueilli dans l’ensemble du champ de la parole toutes les bribes du sacré pour tenter de refaire, à travers elles, l’unité de l’homme et du monde, de l’homme dans le monde. Pour ce qui est de la philosophie, il m’a toujours paru que sa vocation n’était pas de s’exprimer en poésie et que chaque fois qu’elle l’a fait, ce fut aux dépens de l’une et de l’autre de ces deux formes de projection de l’homme dans les images qu’induit et que déduit la parole : parole intuitive, parole réflexive.

2- L’affirmation du moi, si chère aux poètes romantiques, où en est-elle aujourd’hui en poésie ?

L’homme est peut-être encore plus présent dans sa volonté d’effacement (Mallarmé, Ponge, Du Bouchet, Deguy) que dans un recentrage de toute la réalité autour de tel moi prédominant et parfois agressif. Je trouve plus de présence de l’homme dans la parole “négative” et qui ne veut s’accrocher qu’au monde que dans la parole qui interpelle directement son lecteur à partir d’une situation de prédominance subjective. Les Romantiques français nous paraissent désormais beaucoup moins chargés d’intensité humaine, et bien plus rhétoriques que certains poètes liés à “l’objet” ou à des causes dont, pour mieux les servir, ils évacuent leur moi.

3- Peut-on parler de thèmes propres à la poésie ?

Oui, peut-être: tous les thèmes liés au mystère fondamental de l’être (les “raisons” de notre présence sur terre et l’étrangeté de notre condition) sont parmi les thèmes privilégiés du poème. Mais nous avons appris aussi, grâce à Mallarmé, à Rimbaud, à Bonnefoy, à Ponge et à quelques autres que le mystère essentiel de la poésie était sa localisation dans la langue. La poésie la plus moderne a fait de la langue l’un de ses thèmes majeurs et, de ce fait, le champ poétique a pu s’étendre à de nouvelles expériences en grande partie axées sur le langage, dont, pourquoi l’exclure ? le dadaïsme, du moins au niveau de l’intention proclamée – la destruction du langage – et peut-être même le lettrisme.

4- Les formes poétiques fixes (tel le sonnet) et les rythmes consacrés par la tradition, peut-on encore les tolérer en poésie ?

Il me paraît que depuis le surréalisme notamment, la poésie française a acquis un droit inaliénable à toutes les libertés formelles. Le retour, chez certains poètes, à des formes fixes fait partie à mes yeux d’un mouvement peut-être régressif au regard de la liberté conquise et traduit chez celui qui y recourt une sorte de timidité devant l’usage ouvert et créateur de la parole et des rythmes attachés à celle-ci. Mais si certains poètes réussissent, tout en demeurant formels, à faire passer la vérité de leur expérience et de leur émotion dans la forme fixe, pourquoi pas ? je suis preneur.

5- Que pensez-vous de la dimension typographique (blancs, lignes, calligrammes…) dans le poème ?

De même que certains peintres ont introduit des lettres dans leur peinture ou des signes arithmétiques, le recours à certaines inventions plastiques peut être pour la poésie une intervention efficace et qui ajoute au sens poétique. Mallarmé nous en a administré une preuve flagrante dans la typographie célèbre du Coups de dés. Les calligrammes d’Apollinaire font partie de ses miracles d’ingénuité et leur disposition, bien que naïve, ajoute à l’émotion du poème une dimension de surprise légère qui n’est pas sans charme. Les “blancs” de la poésie de Du Bouchet, si imités par ses épigones, font partie du “silence” de son poème. L’usage de la typographie doit être le fait d’un poète averti, assuré de l’impact de ses inventions plastiques. Sinon, c’est l’arbitraire, et souvent le saugrenu, qui détourne le poème de son objectif essentiel.

6- Faut-il une rupture radicale avec la tradition poétique ?

La rupture est nécessaire chaque fois que la tradition épuise ses thèmes et se rigidifie en structures dominantes et in-signifiantes. Chaque fois qu’on se trouve en face d’un formalisme, il faut avoir le courage de le briser et de provoquer la naissance d’un nouveau hasard. Toutefois, il est rare, dans toutes les poésies innovantes, que la rupture fût aussi radicale qu’il y paraît de prime abord et souvent la tradition attaquée ou supprimée continue de servir d’appui, dans l’inconscient de la langue, à tous les surgissements bienvenus qui veulent la détruire. Après certains excès d’innovation, la tradition peut redevenir pour beaucoup un lieu de ressourcement pour la quête et l’obtention d’un nouvel équilibre du texte dans l’espace de la parole poétique. «L’imagination, c’est la mémoire » (c’est-à-dire aussi bien la tradition), dit Picasso, qui savait de quoi il parlait.

7- Que pensez-vous de la poésie sonore ou qui se veut une performance orale ?

Il n’y a pas de règle imposée, ni imposable. Il y a des paroles poétiques qui appellent plus que d’autres l’oralité, le flux sonore. On imagine mal lire La Légende des siècles à voix basse. On imagine mal lire Mallarmé à voix haute. Claudel aimait lire et s’écouter lire à voix haute : d’où son théâtre, d’essence poétique. En revanche, et c’est pour moi paradoxe, Saint-John Perse, que j’ai connu et qui « parlait en société comme un livre », ne lisait jamais – d’après ce que m’en a dit Madame Alexis Léger, sa femme – ses poèmes à voix haute: elle ne l’a jamais entendu le faire. Il y a sans doute une lecture intermédiaire où la lecture faite avec les yeux est réceptionnée par l’oreille interne. «L’œil écoute », dit encore Claudel. Reste que l’épreuve du texte poétique se fait à l’instant où il passe de son statut de vu à son statut d’entendu : c’est alors, à titre d’exemple, que se déploie toute la poésie du texte racinien, si intimement lié à la musique de la langue française.

8- Comment voyez-vous les rapports entre la poésie et les autres arts (peinture, musique, cinéma…) et en particulier ceux intégrant les technologies récentes (vidéo, informatique, électro-acoustique…) ?

Pour ce qui est de la relation de la poésie avec la peinture ou la musique, il y a longtemps que la preuve en a été donnée par l’exemple: des peintres ont mis leurs traits ou leurs couleurs sur des poèmes, des musiciens ont mis leurs notes sur des textes prêts à prendre en compte et en voix leur musique. La théorie de ces interférences créatrices a été faite une fois pour toutes par un poète, Baudelaire, dans son célèbre sonnet des “Correspondances”. Oui, il y a eu entre les arts «une ténébreuse et profonde unité » dont les créateurs de toute nature et de toute discipline tentent depuis un siècle au moins d’approfondir la nature et le mystère. Des sémanticiens s’y sont mis à leur tour, Jakobson et Lévi-Strauss entre autres. Le cinéma a puisé lui aussi dans le poème en créant autour de certains films une “atmosphère poétique”, une aura. L‘année dernière à Marienbad pourrait constituer un exemple d’interpénétration entre image, intrigue, dialogue et aura poétique. Mais tout grand film est, au fond, film poétique. Tout grand réalisateur de cinéma est un poète. Et des poètes ont travaillé pour le cinéma (Prévert, par exemple et ce merveilleux film qu’est Les Enfants du Paradis dont il a signé les dialogues). Je suis moins sûr que les technologies récentes, autres que le cinéma, aient réussi, du moins jusqu’ici, à faire leur jonction avec le poème. Cela viendra sans doute.

9- Le regroupement autour d’éditeurs, de revues, ou sous forme de cercles, mouvements, est-il encore souhaitable ?

Bien évidemment. Toute l’histoire de la poésie moderne et contemporaine témoigne des regroupements par affinités électives, par porosité, par visée vers des objectifs recherchés dans un effort commun au-delà ou en deça de la personnalité de chacun. Et cela s’est produit, au XIXe siècle, notamment, et au début du XXe siècle dans tous les espaces poétiques : en France, en Russie, en Espagne, en Italie et dans le monde arabe. Deux exemples, tirés du domaine français, pour illustrer cette affirmation: les surréalistes de trois ou quatre générations groupés autour d’André Breton; les poètes de la revue L ‘Ephémère, groupés (plus ou moins) autour d’Yves Bonnefoy. Dans le monde arabe, la revue Shi’ir, fondée par Youssef El-Khâl et Adonis, a donné l’heure de la modernité arabe et de l’interdépendance de la création poétique au-delà des cultures et des langues. Souvent des peintres, des dramaturges, des musiciens, se sont rapprochés de ces groupes d’écrivains pour témoigner de leur complicité.

10- La poésie doit-elle témoigner de son époque, s‘engager ?

Il arrive que la poésie l’ait fait: en période de guerre, par exemple, et donc de résistance. On sait, en France, l’importance de la poésie de la Résistance, poésie engagée: Aragon, Eluard, Desnos, René Char et d’autres. Le poète peut aussi s’engager dans la défense de causes sociales: la poésie communiste, dans le monde entier et dans la diversité de ses langues, s’est exprimée en termes d’engagement: Maïakovski, Alexandre Blok, les poètes communistes français, les Allemands: Gottfried Benn ou Bertold Brecht, les Arabes: Jawahiri, et d’autres. La poésie arabe contemporaine s’est engagée tour à tour dans la lutte pour l’indépendance contre la présence coloniale, dans les luttes sociales et enfin, avec Mahmoud Darwich et quelques autres, dans la lutte pour la reconnaissance de l’existence du peuple palestinien. Reste que ce n’est jamais la cause qui fait le poète. C’est le poète qui, s’il est engagé par ailleurs, donne à son engagement une dimension hautement poétique. De toute façon, le poète est toujours “engagé” dans l’exploration de la condition humaine qui, elle aussi, sollicite une tension de tout l’être poétique en vue d’une élucidation par le langage du mystère central de l’être, ce « noyau infracassable de nuit» (André Breton).

La Résistance, les Résistances – un peu partout dans le monde – ont eu leurs poètes: Breytenbach, par exemple, lors du grave conflit sud-africain, mais aussi, bien avant cela, Federico Garcia Lorca, au moment de la montée du franquisme en Espagne, et, avant lui encore, aux Etats-Unis, Walt Whitman se battant à voix nue contre le puritanisme ambiant comme le feront après lui, devant l’écrasement par la pesanteur de la société mercantile et industrielle américaine, les poètes de la “Beat Generation”. Le poète est poreux à son temps et il ne peut pas ne pas suivre les inflexions majeures ou les durcissements opaques de l’époque et de la société dans lesquelles il est enfermé. Il est toujours, dans l’histoire, un agent de libération: Maïakovski, par exemple, appelle le socialisme de ses vœux puis, le reconnaissant d’intuition pour ce qu’il est, très vite il s’oppose à lui par ce témoignage tragiquement muet qu’est son suicide. Il arrive que les poètes infléchissent l’époque selon leur propre sentiment de l’avenir: les surréalistes ont inventé une grande partie de la sensibilité de leur temps et ont projeté celui-ci dans le futur.

11- Où en est la poésie aujourd’hui ?

Aujourd’hui, la poésie est occultée, absentée du cirque littéraire et social. Contrairement au rôle qu’elle a pu jouer au XIXe siècle et dans la première partie du XXe, elle n’a plus vraiment d’impact sur la majorité des lecteurs, notamment dans les sociétés occidentales entièrement orientées par les nécessités de l’efficacité économique et du progrès technique et technologique. Dans des sociétés moins avancées scientifiquement et plus attardées économiquement, la poésie reste une vocation majeure de l’homme, là surtout où il y a cause et problème: le poète a encore un statut social, souvent privilégié, dans les sociétés du Tiers Monde. Reste que la poésie, dans les sociétés occidentales, continue d’être l’exploratrice du monde intérieur de l’homme, du domaine immense qu’est l’inconscient producteur de fulgurations intuitives et d’images et que, chez les poètes les plus exigeants, l’art du poème, dans son inventivité et dans sa rigueur, se dresse comme un rempart contre la détérioration de la langue et sa ruine.

12- Etes-vous pour la traduction de la poésie ?

Oui, à condition:

– premièrement : que la langue de départ et la langue d’accueil appartiennent toutes deux à un même système linguistique, ou à des systèmes ayant, dans l’histoire, connu des proximités et des infiltrations réciproques. Dans tous les autres cas, la poésie traduite ne saurait être qu’une forme d’adaptation.

– deuxièmement: que le traducteur soit lui-même un poète et qu’il connaisse bien la langue d’en face.

Reste que beaucoup de traductions existent qui sont le fait d’érudits ayant une connaissance plus théorique qu’intérieure de la langue étrangère de laquelle ils veulent extraire la matière de leur traduction pour annexer cette dite matière poétique à leur propre langue. S’ils sont très savants et très consciencieux, ils peuvent fabriquer une équivalence du texte original qui peut n’être pas dénuée d’intérêt et qui permettra, de toute façon et au mieux, de “se faire une idée” du poème sollicité.

13- La fréquentation d’une poésie étrangère pousse-t-elle un poète à renouveler sa propre écriture ou au contraire renforce-t-elle son identité ?

L’un et l’autre. La rencontre d’une poésie étrangère (et il faut bien admettre qu’une poésie, pour étrangère qu’elle soit, n’est jamais étrangère à un poète qui, lui aussi, a souvent connu les émotions ou traversé les expériences dont lui parle le poème de l’autre langue), oui, la rencontre d’une poésie étrangère peut pousser un poète, du fait du dépaysement inévitable, à vouloir intégrer à sa propre inspiration certains des éléments de ce dépaysement de façon à accroître le champ de sa propre formulation ou de la conception qu’il se fait de son art personnel. On sait, par exemple, à quel point la rencontre d’Edgar Allan Poe a influencé Baudelaire et Mallarmé, jusque dans le regard qu’ils portaient sur leur poème. Parfois c’est une image “autre” qui incite le poète à inventer une forme inédite d’écriture : les Illuminations rimbaldiennes sont nées partiellement d’une assez mystérieuse expérience anglaise liée sans doute à un type d’illustration picturale, vue ou, plutôt, reconstituée et imaginée. Parfois, souvent, second aspect de la question posée, le poète au contact de la poésie étrangère, sent encore mieux ce qui constitue son identité, son originalité et celles-ci sortent renforcées de ce passage par la création de l’autre.

14- Que vouliez-vous dire quand il vous est arrivé d’écrire « la langue, et singulièrement la langue de la poésie, ancre la dérive spirituelle » ?

Nous nous débattons tous dans notre vie intérieure comme dans un songe. Un mauvais songe où les flux et reflux de la pensée, des émotions, des affects de toute nature s’organisent en nous et sans nous, puis ils se désorganisent à la façon dont se forment et se déforment les nuages. Tout cela nous resterait à la limite indéfinissable ou même indéchiffrable s’il n’était contenu par une possibilité d’aller à l’expression, une tentation de cela que les mystiques considèrent comme le territoire de l’âme de se doter d’une définition, si vague soit-elle, et d’une limite, si évasive soit-elle.

La tentation de langue est tout le temps présente chez l’écrivain, chez le poète, au cœur même de cette imploration continue des objets de l’émotion, objets plus ou moins formés et plus ou moins conscients, vers une formulation plus précise, une fixation et une détermination, vers – en somme – une prise de langue. Pour éviter de parler comme les sémanticiens, je dirai que ces objets-là sont animés de la nostalgie de la langue comme la langue est animée par la nostalgie de les appréhender ou, à tout le moins, de les apprivoiser en vue de les annexer à ses structures propres. J’en reviens à ce que je disais plus haut pour l’exprimer autrement : la poésie est ce qui, dans la langue, a pour fonction de dire avec précision les choses les plus imprécises qui, si elles n’étaient pas formulées poétiquement, risqueraient de rester étrangères à la conscience, non vues, non perçues, négligées, ignorées.

La nature de ces objets nécessairement mentaux ou affectifs dans la mesure où ils sont pris en compte par la subjectivité humaine, fassent-ils parfois de l’ordre du visible, cette nature est éminemment mobile, plus, bien plus que la nature de la langue même, considérée sous l’angle de sa mobilité, de sa fluidité. C’est une question, entre langue fluide et affects impalpables et décentrés, de degrés dans la densité, dans la fixité. La langue est plus structurée que les mouvements de l’esprit ou du cœur. Et c’est en ce sens que l’on peut dire qu’elle capte et fixe, chaque fois que besoin est, la dérive spirituelle.

15- Vos poèmes jouissent d’une grande dimension orale. Entre voix et alphabet, où situez-vous la poésie ?

Il ne faut pas que la parole se referme sur elle-même et sur sa seule dictée interne. je veux dire de la parole qu’il convient qu’elle aille de plus en plus vers les hommes, vers leur écoute. Elle s’exerce à y aller dans la soumission à l’ensemble de ses exigences intériorisées et intériorisantes et c’est peut-être la meilleure façon – pour moi à tout le moins – d’être fidèle au vœu de communication qui est celui de chaque poète. J’ai parlé tout à l’heure de secret. La poésie gère en effet tout ce qui, dans l’homme et dans la langue, constitue le noyau dur de leur secret. Elle est, face aux secrets matériels de l’univers et de la vie que la science tente de percer, celle qui gère tous ces autres secrets dans lesquels nous sommes impliqués. Tout secret sollicite de notre part un questionnement : nous voulons savoir pourquoi et nous voulons savoir le comment. Jusqu’ici la science, les sciences ont répondu, partiellement mais de mieux en mieux, à la question du comment laissant intacte la question du pourquoi. C’est la poésie qui prend en charge cette question et qui, parallèlement à l’institution religieuse que dominent les mêmes préoccupations, mais le plus souvent face à elle ou contre elle, répond à la question posée par une salve d’autres questions. De fait, les religions, les philosophies ont la prétention de répondre au pourquoi, chacune d’entre elles dans son cadre propre, selon ses prémisses et en considération de ses objectifs. La poésie répond à la question en la questionnant, allant jusqu’à dire, question et réponse absolues, à la manière d’Angelus Silesius: «la rose est sans pourquoi», ce qui, évidemment, pose encore plus fondamentalement la question de la rose et celle de son pourquoi. Il n’y a pas de chemin plus déterminatif que celui qui s’ouvre au cœur de l’aporie. «La rose est sans pourquoi » fait exploser atomistiquement le monde et sans nous rallier à une réponse qui nous serait enfin chemin et nous replacerait à tous les carrefours.

La poésie peut être alphabet, elle peut être voix, elle peut passer de l’un à l’autre et vice-versa, elle est, pour l’essentiel, ce rendez-vous en un lieu où s’annulent ses constituants pour faire place nette à sa présence intacte qui éclaire toutes les présences qu’elle a conviées à prendre place dans l’unité qu’elle induit et instaure. Le ciment de cette unité retrouvée est la langue, les mots de la langue, qui savent s’effacer ainsi pour laisser toute la place à ce surgissement vertical qui les intègre et les consume dans sa flamme. Ils ne sont plus alors ni mots, ni sons, ni sens dans le brasillement advenu. Vont-ils disparaître ? Oui et non : il sont là, toujours, mais comme vêtus d’une nouvelle identité, plus généreuse et plus génératrice, plus communicative en tout cas, je veux dire de ces mots qu’ils sont plus parlants. Mallarmé appelle cela, cette assez étrange opération lexicale : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu», voulant signifier par là que quand cesse le sens usuel de chaque mot commence pour lui une seconde vie où son vrai sens, lié à tous les autres sens épurés de tous les autres mots, enfin s’éclaire. Il me semble qu’on peut aussi bien réclamer de la poésie, s’agissant de certains mots ou ensembles de mots, rendus idéals ou idéels par une pratique par trop théorique et désincarnante, oui qu’on peut réclamer d’elle qu’elle les restitue à leur vraie nature, à leur splendide impureté originelle. C’est en tout cas, plusieurs fois énoncée par moi ici ou là, l’une des ambitions de ma poésie dans sa traversée de l’épaisseur. A mon point de vue, c’est dans la traversée inévitable de cette épaisseur que gît le secret de la transparence de la langue – si transparence au bout du compte il y a –, et c’est cette transparence durement acquise qui serait, dans le monde et dans l’homme, l’effet par diffraction de ce que nous appelons, à défaut de mieux, la poésie. Je ne sais pas si les antiques bardes arabes, les poètes de la djahiliya –, autrement dit “l’âge de l’ignorance”, celui qui a précédé la venue de Muhammad – auraient partagé mon analyse; de toute façon, ce n’étaient pas des analystes. Les hommes de ce temps-là, nous sommes au VIIe siècle de l’ère chrétienne, ont inventé un mot imaginaire, al-khounfouchâr, pour dire, en profil négatif ; la nommant ainsi arbitrairement, une fleur qui n’existe pas : «L’absente de tout bouquet» en quelque sorte, mallarméenne avant la lettre, mauvaisement mallarméenne puisque par elle se nomme une entité inopérante et parasitaire. Je rêve à cette mauvaise fleur, mauvaise d’exister dans un monde ou seul le réel compte, comme – semblable au ptyx qui porte et assume à lui seul tout son poids de vérité, sans autre référence, pour être et se manifester à la façon d’un Graal, que son évidence interne – comme, dis-je, à ce lieu intermédiaire entre le monde et la langue où viennent, par le fait de notre distraction coutumière, se réfugier toutes les absences provoquées que la langue de poésie réveillera en les restituant, fût-ce de façon fugitive, à l’éclat de l’être – étant enfin de l’être, par leur seule nomination heureuse et juste, – heureuse parce que juste. C’est là un fugitif qui se poursuit dans son signe inaltéré dans la parole, un éphémère qui persiste et signe ainsi la justification de son ensoleillement advenu. «L’éclair me dure», dit René Char.

16- Jâhiz, le célèbre écrivain arabe du VIII/IX° siècle, parlait de la poésie comme d’un instinct. Seriez-vous d’accord avec lui ?

Je ne saurais admettre aujourd’hui, après qu’a été si bien exploré, par le structuralisme notamment, le lien entre la poésie et les techniques du langage, qu’on puisse encore parler de la poésie comme d’un instinct ou d’une nature première. Je ne cesserai pas de le dire: la poésie est d’abord une communication verbale, un aboutissement de tout le substrat “intérieur” – flux des affects, interrogations existentielles ou philosophiques, que sais-je ? – dans une constellation langagière où c’est, en effet, la langue le lieu de l’impact, la source de l’émotion transmise. Cela dit, ayant rapidement éclairci ce point et rendu à la mise en forme dans la langue l’hommage qu’elle mérite, je maintiens également et j’affirme qu’il n’y a pas de poésie qui ne soit pas, dans un abord de son abord, une expérience et une prise de conscience directe, par l’intuition, d’un rapport éventuel entre l’expérience vécue et la nécessité de son élucidation pour en dégager le signe. L’expérience vécue, porteuse de ce signe enfoui dans les plis et replis de sa profondeur, est inévitablement accordée à la solitude de celui qui la subit et qui l’assume. Reste que celui-ci a le sentiment que ce qui est vécu par lui, dans l’exaspération de sa solitude, est communicable parce qu’au niveau où cela est vécu se trouve la nappe phréatique des émotions et des significations où tous viennent puiser. Dégager dès lors le signe qui traduit et enferme cette expérience devient un acte accompli au nom de tous et, dirais-je – empruntant le langage théologique mais dans un sens que je veux garder aussi laïque que possible – par l’une des formes les plus mystérieuses de la compassion. «Ce que je vis, dit le poète, vous l’avez vécu vous-même, ou bien vous le vivrez un jour, ou bien vous êtes aptes à le vivre: je ne m’exprime, puisque j’ai l’audace de m’exprimer, que pour servir, par ma langue, de révélateur d’une situation humaine tout à la fois spécifique et générale. J’ai, pour le dire, un certain pouvoir sur des mots qui vous appartiennent autant qu’à moi et c’est la raison pour laquelle il convient que je vous restitue ces mots qui sont notre “bien partagé”, qui sont notre malaise et notre mal, eux aussi partagés». C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, très au-delà de sa portée éthique, l’injonction de Baudelaire au lecteur – «mon semblable, mon frère» – dès le seuil des Fleurs du Mal, dont nous célébrons cette année le 150ème anniversaire de la publication. C’est en ce sens aussi que je comprends, de Pierre Jean Jouve, ce poème où il évoque les langes de son enfance portant brodée la lettre P «qui signifie», dit-il, «Pitié pour tout le monde». L’“instinct” du poète est là sans doute, essentiellement là: dans l’affinement d’une sensibilité qui, quoique étant propre à ce poète, – fût-elle bridée et tragiquement introvertie comme chez Artaud par exemple, et gesticulante, et imprécatoire –, n’en est pas moins une ouverture vers les autres et une façon de le ramener à soi (le soi du poète), à soi (leur soi propre: ainsi tendrement illuminé ou bousculé brutalement). Le poète est celui qui mime – singe pour les uns, admirable médiateur pour les autres – la tragédie inimitable de chacun ou, moins tragiquement, l’entrée de chacun dans le rayonnement de la vie – avec ses plus humbles objets— et de l’être.

17- En vous lisant, la poésie nous semble comme une sorte de passage : de l’oralité à l’écriture, de l’évidence à l’improvisation, à la réflexion et à la contemplation…

La poésie, en effet, est un passage comme cela fut notamment remarqué par Michaux. On passe d’un statut de la langue à un autre. On ne peut exclure que se fasse aussi, mais comme un va-et-vient dialectique, le passage d’un état pré-formé du poème qui serait de l’ordre de l’oralité à son inscription sur la page, en attendant que cette inscription elle-même retrouve, le moment venu, par la lecture à voix haute du poème, une nouvelle projection orale. Ce rythme binaire de la voix et de la main est présent dans toute écriture, particulièrement en poésie – même s’il arrive que la voix et son écoute restent “intérieures”. Dans le travail actif de mise en forme du poème en vue de son inscription finale dans un texte, toutes les approches sont possibles et toutes admises. Il y a, aussi bien, l’inspiration – la “dictée des dieux”, dictée momentanée – que la réponse fournie méditativement à une question restée secrète, que l’intervention par-ci par-là d’une apparence d’improvisation qui, le plus souvent, est le résultat d’une maturation interne et invisible à l’auteur lui-même, que la rencontre frontale d’une évidence longuement approchée par ailleurs, que des retours en arrière, des repentirs comme on dit en technique picturale et des mûrissements anticipés ou retardés. A un moment donné, jamais le même, l’état cru définitif se forme. En deçà de cet état, c’est encore le chantier, le désordre; au-delà, la fixité excessive, la rigidification, le trop d’ordre – peut-être même un effet d’académisme qui emprisonne l’émotion au lieu de la libérer – guettent. Jamais plus qu’en art ne se révèle vrai l’adage qui veut que «le mieux (soit) l’ennemi du bien» et qui fait écrire à Bonnefoy et quelques autres: «L’imperfection est la cime». La langue ne vaut que de rester vulnérable et poreuse à l’émotion qui lui a donné le branle. Il ne faut jamais qu’elle se transforme en piège mortel pour l’oiseau dont elle veut se saisir: cet insaisissable de nature, cet impalpable… Evoquant cet impalpable-là, Djelâl-Eddine Roumî, parlant de Dieu, affirme: «Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes». L’oiseau de poésie se pose, lui, parfois sur les signes – à condition que ceux-ci restent dans la captation et la capture, et non sans paradoxe, mystérieusement libérateurs. Le moment enfin où le poème s’écrit est celui-là qui fait l’exacte balance entre l’oralité, disons mieux: la nébulosité orageuse, et la saisie, souple et vivante, dans l’écriture finie, de ce qui pourrait sembler, tout traversé d’éclairs, de la nature de la palpitation infinie. Le texte spirituel, s’il est poétique, n’échappe pas non plus, s’il veut continuer à rester inspirant, à cette dialectique. La poésie qui dit le visible et l’invisible à la fois, « l’extérieur et l’intérieur », fait son feu unificateur de cette multiplicité de signes et d’éléments. Il reste que la pluralité de lectures rendue ainsi possible doit pouvoir être à un moment donné surmontée par une indication de sens fort, j’entends d’un sens plus déterminant que tous les autres et qui vient, sinon assujettir, du moins ramener à lui, pour une perception du poème qui soit une ascention dans l’unité, l’ensemble des indications secondes qui auront seulement joué leur rôle dans le trouble profond et nécessaire suscité par le poème en première lecture. La poésie habite toujours l’étage supérieur, suprême.

La poésie japonaise au miroir de la poésie occidentale

Conférence donnée à Kyoto à la Fondation Inamori, avril 2008

Tout dans la poésie est lié à une conception du temps et de l’espace. Ce sont là, espace et temps, les deux dimensions essentielles de l’être-en-poésie. Celle-ci, la poésie, n’est-elle pas, précisément, et avant toute autre délimitation de sa nature, le dit fondamental de l’homme, sa pulsion de vivre, son ex-pulsion dans le verbe qui est miroir de l’homme, sensible et vivant miroir ? C’est donc, avant toute autre analyse circonstancielle, à considérer ces deux dimensions à leur jointure et dans leur conjonction qu’il faut tenter la saisie de la palpitation poétique, sa pierre de fondation, sa raison d’être. À l’intérieur de ce cadre mental, et mystérieusement affectif, constitué par la philosophie, plus ou moins consciente, des deux dimensions par lesquelles l’homme et sa poésie sont régis. L’homme et sa poésie ? Il serait plus juste et plus légitime de parler de l’homme et sa condition, dont la poésie est la figure la plus intensément dévoilée dans la langue. Certes, le temps et l’espace sont nos deux déterminations primitives et premières, mais c’est à toutes les circonstances, à tous les événements – certains prétendus extérieurs, d’autres affirmés intérieurs – que la poésie alimente son feu et fait fulgurer sa glace. Car tout, de la poésie, est contradiction et paradoxe, paradoxe qu’il lui appartient de désarmer en vue d’un calme à obtenir, d’une réconciliation et d’une paix à signifier entre l’homme et le monde, entre l’homme et lui-même au travers des mots. L’objet de la présente réflexion, nécessairement difficile et périlleuse, car difficulté et péril sont dans la nature des choses, est de s’essayer à débrouiller cet écheveau fait de beaucoup d’impondérable et, entre Occident et Orient, entre poésie française et européenne, d’une part, poésie d’extrême Asie et plus précisément japonaise, d’autre part, de marquer affinités et divergences, – les divergences de toute façon, me paraissant plus remarquables que les accointances, alors même que celles-ci existent, et fortement.

L’existence du temps suppose le contrepoids d’un intemporel. Celle de l’espace le contrepoids d’une non-spatialité. À l’ici-maintenant qui est, depuis notamment Baudelaire, le site de la poésie française et, partant de lui, de la poésie européenne dans son ensemble, répond l’ici-toujours de la poésie japonaise (ou chinoise ou même indienne) qui semble avoir fait, depuis qu’elle s’inscrit dans la langue, un vœu d’éternité. Non pas vraiment d’éternité, d’intemporalité plutôt, mais au niveau d’une vie d’homme où dans le court laps que cette vie constitue, intemporalité et éternité se confondent. De par ce fait, l’ici de la poésie japonaise se métamorphose, éclairé à la lampe intemporelle de son toujours, en une sorte d’ailleurs, ailleurs-ici en quelque sorte, dans une relation complexe entre l’instant qui est l’occurrence du poème, waka, tanka ou haïku, et le dépassement de l’instant. Processus en forme d’éclair, miracle de l’intuition, nous en trouverons de saisissantes illustrations – Bashô, Buson, Issa, et tous les autres – dans la totalité du paysage classique de la poésie nippone ainsi que dans la perpétuation de celle-ci au sein de l’inspiration contemporaine. N’est-il pas vrai, en effet, que l’un des paradoxes de la pensée japonaise, et de la sensibilité qui lui sert de support, est l’attachement comme inébranlable de la permanence au cœur même de l’impermanence et l’ancrage de l’homme, malgré tout, dans les dilutions de l’instant, surtout si celui-ci est instant d’exception ? Ici, je ne peux m’empêcher de songer à certains aphorismes de René Char qui, par merveilleuse attenance, pourraient, au-delà d’Héraclite si souvent invoqué, rappeler – sur un autre mode, bien sûr, et pour une tout autre chambre d’échos – tel trait bref et brûlant contracté à la façon d’un haïku comme, à titre d’exemple, ce propos : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». La poésie traditionnelle japonaise n’a jamais rien dit d’autre.

Revenons-en au père de toute la poésie française et européenne moderne, à Baudelaire. Avant lui, la poésie de l’Occident habitait, depuis la Renaissance – en France, en Italie, en Angleterre – une sorte d’empyrée. Idées platoniciennes, idées pures, récits fabuleux venus de l’Antiquité grecque et latine, mythologies hors saison, se mélangeaient avec conviction à certains événements de la vie vécue, celle des Français Ronsard et Du Bellay, de l’Italien Pétrarque, l’amant de Laure, des Espagnols Quevedo et Gongora, des Anglais John Donne ou Shakespeare – celui des « Sonnets » aussi bien que celui des admirables pièces – et alors, pour en revenir au domaine français, c’est ensuite le règne de la poésie désincarnée et comme d’absolue musique de Jean Racine. Pour dire la chair, le sang et le feu des passions. Poésie des tragédies de Racine qui annonce, à deux siècles de distance, le plus pur de Mallarmé et de Valéry et aussi, toujours la musique, poésie du violon mélancolique d’Apollinaire. Baudelaire, avec la publication il y a cent-cinquante ans des Fleurs du Mal, en 1857, avait brutalement cassé le moule antique et, malgré sa prégnante nostalgie platonicienne, décidé (a-t-il eu vraiment à décider ?) de rompre avec Platon et de réintégrer dans l’œuvre, outre le pauvre temps des hommes, leur pauvre lieu, leurs ici-maintenant boueux et sanglants, marqués du sceau du péché originel qui est, terrible, le signe de leur exil. Peut-être dans le livre-mère de la poésie française moderne, le texte qui exprime le mieux la violente déperdition d’être dont je parle est-il le poème LXXXIX, magnifique moment des « Tableaux parisiens », intitulé « Le Cygne » :

I

Andromaque, je pense à vous ! – Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L’immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. – Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel) ;
Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s’étalait jadis une ménagerie ; Là je vis un matin, à l’heure où sous les cieux Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le cœur plein de son beau lac natal : « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre ? » Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s’il adressait des reproches à Dieu!

II

Paris change ! mais rien dans ma mélancolie N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m’opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous, Andromaque, des bras d’un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ; Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard ; À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !

On voit par ce poème, symbolique de toute la modernité occidentale, marquée, ai-je dit, du signe du péché originel, à quel point la poésie se trouve mélangée au malheur de la condition humaine, exil terrestre de la créature faite de souffrance et de précarité parmi les ruines visibles et vérifiées du monde, représentatives de la dispersion et de la mutilation spirituelle advenues. L’humanité, prise au piège du temps et de l’espace, s’éprouve comme abandonnée, impuissante à découvrir en son for intérieur ou dans le grand dehors, les résistances dont elle a besoin pour subsister et trouver les appuis nécessaires à l’affirmation de son identité, humanité en creux, dirait-on, et qui, comme le Baudelaire du Spleen de Paris, rêve d’un « n’importe où hors du monde ». La poésie japonaise, elle, est au monde, c’est l’ici-maintenant son appui et le sens de son dit, – sa raison d’être sur quoi je reviendrai. Pour elle, toute de brisures pourtant et d’éclats brefs, il n’y a pas, comme pour l’auteur des Fleurs du Mal, d’« irréparable », d’« irrémédiable », titres de deux poèmes douloureusement fastueux.

« L’irréparable », « l’irrémédiable » sont catégories du temps : ils dénoncent un après qui aura disposé d’un avant et soulignent, entre les deux, la détérioration subie. Le poème japonais – haïku, waka ou tanka – évite, avec une remarquable légèreté, cet enlisement ou plongée négative, cette « chute dans le temps » comme aurait dit Cioran, lequel écrit par ailleurs, refusant les dons de la grâce immédiate : « Être, c’est être coincé »[1], ou encore : « Pendant quelques minutes je me suis concentré sur le passage du temps, toute mon attention rivée à l’émergence et à l’évanouissement de chaque instant. À vrai dire, mon esprit ne se fixait pas sur l’instant individuel (qui n’existe pas), mais sur le fait même du passage, sur l’interminable désagrégation du présent. On ferait cette expérience sans interruption pendant toute une journée, que le cerveau se désagrégerait à son tour ». Cette expérimentation du temps, liée à la subjectivité malheureuse, est aux antipodes de l’expérience de l’instant d’illumination concrète qui est la pratique constante du haïku, lequel parvient à consumer, rien que par le laps inducteur que constitue sa lecture, le fragment d’espace et de durée qu’il retient et restitue dans un éclair. Éclair dont on aimerait dire qu’il est « objectif », comme tente d’être objectif, dans la récente poésie française, tel texte bref de Francis Ponge – « L’œillet , la guêpe , le mimosa » par exemple[2] –, Ponge qui, contre le parti pris d’intériorité de notre poésie en général, a décidé de prendre, lui, une fois pour toutes, le parti des choses, exprimant le vœu que celles-ci parlent dans des mots enfin débarrassés de l’homme. Il y a de l’esprit du haïku dans cette conception « matérielle », je veux dire étrangère à tout investissement sentimental, lors même que la poésie pongienne ne doit qu’à la tradition française de la rhétorique descriptive, en l’espèce profondément renouvelée. Mais l’esprit du haïku, celui de la brièveté expressive qui caractérise la poésie japonaise, on le retrouve ici, toutefois pénétré de subjectivité chez des poètes occidentaux qui se sont trouvés, depuis la découverte de la civilisation nippone par l’Europe du XIXe siècle en contact direct ou indirect avec celle-ci. J’en cite quelques-uns : le Mallarmé des courtes pièces et des « petits airs », le charmant et si incisif Paul-Jean Toulet, le Rainer Maria Rilke de Vergers, brefs poèmes écrits en français par le grand poète allemand, Paul Éluard dans beaucoup de ses premiers textes et, bien évidemment, Paul Claudel qui fut ambassadeur de France au pays du Soleil Levant, qui réfléchit sur le haïku et même sur le populaire dodoitzu – « quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’un élytre de cigale », écrit-il –, et qui, dans ses Cent phrases pour éventail[3], définit ainsi son entreprise, ce coffret peint et fastueusement laqué dans lequel il accueille tout l’or et tout l’encens de ses illuminations japonaises : « C’est le recueil de ces poèmes […] que jadis, au Japon, à la recherche de leur ombre, j’ai essayé effrontément de mêler à l’essaim rituel des haï-kaï ». Haï-kaï approximatifs au regard de la règle stricte qui commande le style et le genre, haï-kaï pourtant joliment réussis autant qu’évocateurs :

Accroupi près du bocal Monsieur le chat les yeux à demi fermés dit : Je n’aime pas le poisson

Ou encore :

Le camélia rouge Comme une idée Éclatante et froide

Ou encore :

Trébuchant sur mes sandales de bois J’essaie d’attraper Le premier flocon de neige

Ou encore :

Dans la lune morte Il y a un lapin Vivant !

Ou encore, cette vision d’une belle comme dans une estampe d’Utamaro :

Les deux mains derrière la tête Et une épingle entre les deux Elle regarde de côté

Dans ces Cent phrases, c’est sur quelques définitions possibles et probables du haïku et ce qu’il est en esprit que je voudrais arrêter un peu mon attention, non pour commenter le dit, mais pour en savourer l’intention :

Voyageur ! approche Et respire enfin cette odeur Qui guérit de tout mouvement

Ou bien cet « Éventail » :

De la parole du poëte Il ne reste plus Que le souffle

Ou :

Entre ce qui commence et ce qui finit L’œil du poète a saisi cet imperceptible point Où quelque chose pique

Et, enfin, cette proposition admirable qui, par la nature de son intuition, vaut – bien au-delà du haïku – pour tout poème ajusté dans sa précision poétique :

Il faut qu’il y ait dans le poème Un nombre tel Qu’il empêche de compter[4]

Ce dernier haïku claudélien nous ramène à l’intemporalité dont j’ai déjà affirmé à quel point elle habitait l’instant poétique japonais et son expression dans la langue. La poésie occidentale se place, je l’ai dit de reste, au croisement d’un temps et d’un espace. Pour la civilisation occidentale, et du fait de l’incarnation christique, le fils de Dieu entrant dans l’histoire et se faisant homme, le corps, et donc nécessairement le lieu, prennent un sens, comme il advient désormais au temps lui-même. Nous voici, ce faisant, avec cette conception dirigée du temps et de l’espace, bien loin de la vision cyclique que les credos et les philosophies de l’Extrême-Orient privilégient. Vision cyclique qui explique, entre autres, l’importance du retour des saisons et leur évocation par la médiation du kigo, le mot clé qui légitime le haïku en l’installant dans le déroulement pacifié de l’année. À l’inverse d’une telle vue, la poésie occidentale, quant à elle, est soumise à tous les aléas du temps et de l’espace dont elle explore, usant de toutes les ressources de l’âme, – notamment par la grâce du je formulateur, je de celui qui parle en son nom propre et qui néglige ou ignore la pudeur simple de s’affirmer comme étant l’un parmi d’autres qui souffrent ou s’émerveillent –, la poésie occidentale, dis-je, apporte, dans chacune des langues dont elle dispose, sa longue séquence d’émotions, ses aveux mêlés à ses occurrences, en un mot tout ce qui constitue son lyrisme. L’ici et maintenant, le lieu et le corps, le temps extime et le temps intime, l’instant et la durée sont autant d’éléments et d’aliments pour ce qu’on appelle son chant. Et, puisque le temps est générateur de mémoire, une telle poésie ne saurait se passer de cette troisième dimension, à côté des autres et les complétant, que lui est le souvenir. Quant à la quatrième dimension de cette poésie, elle pourrait bien être la lancée en avant, dans quelque projet hors du “réel” qui serait une forme d’interpellation de l’inconnaissable absolu : ambition démesurée dont la poésie japonaise, dans sa forme traditionnelle du moins – et même dans des œuvres modernes ou contemporaines comme celles de Shiki Masaoka, de Natsume Soseki, de Hisajo Sugita ou de Koi Nagata, pour citer quelques noms de novateurs parmi lesquels celui, très déterminant, de Kenji Miyazama –, dont cette poésie « libérée » se désintéresse totalement. Peut-être est-ce une fois de plus à Baudelaire qu’il faut recourir pour que s’exprime dans sa forme majeure, en poésie occidentale, cette alliance ou cet alliage des trois dimensions, le temps, l’espace et la mémoire avec, en état de sous-jacence, l’absolu. C’est sans aucun doute le plus beau des poèmes du souvenir que « Le Balcon » de Charles Baudelaire, où toutes les notions, pour caractériser la poésie dans sa définition française et européenne, en sa double nature phénoménologique et érotico-spirituelle, se retrouvent nouées en une seule gerbe de paroles, dans la lumière de l’être, cela précisément, pour dire l’être et l’épuisement de l’être.

Le Balcon

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses Ô toi, tous mes plaisirs! ô, toi, tous mes devoirs! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m’était doux! que ton cœur m’était bon! Nous avons dit souvent d’impérissables choses Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! Que l’espace est profond! Que le cœur est puissant! En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison. Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur! ô poison! Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles, La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux. Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux? Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses!
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s’être lavés au fond des mers profondes? Ô serments! ô parfums! ô baisers infinis!

Avant de tenter une approche plus serrée du haïku et aussi, à travers lui, de l’ensemble de cette poésie japonaise qui dit la fragilité – fragilité des apparences embrayant sur les résistances de l’essence, mais la connaissance de l’être fait-elle vraiment partie de la panoplie philosophique japonaise ? –, oui, avant d’aller plus loin, je voudrais citer encore deux poèmes du domaine français, l’un de Paul Valéry et l’autre de René Char, où se reconnaît, me semble-il, et se reflète, par osmose, l’esprit admirablement elliptique du haïku. « Le Sylphe », premier des deux poèmes cités[5], sonnet qui pourrait sembler constitué de quatre haïkaï agrafés l’un à l’autre, formule l’esprit même de brièveté signifiante qui régit la presque totalité de l’inspiration poétique en pays nippon :

Le sylphe

Ni vu ni connu Je suis le parfum Vivant et défunt Dans le vent venu!

Ni vu ni connu, Hasard ou génie? À peine venu La tâche est finie!

Ni lu ni compris? Aux meilleurs esprits Que d’erreurs promises!

Ni vu ni connu, Le temps d’un sein nu Entre deux chemises !

(C’est également cette même économie de moyens – le moins signifiant le plus – qui anime cet autre poème de Valéry, « Le Vin perdu », où une liqueur précieuse jetée en petite quantité dans l’Océan « fait surgir dans l’air amer / Les figures les plus profondes. »[6])

Position intellectuelle que celle adoptée par le poète de Charmes, qui a toujours prôné l’art du retrait : « Entre deux mots, il faut choisir le moindre », a-t-il écrit. Chez René Char, rien d’intellectuel : poète imbibé, quant à lui, du rêve surréalisant du monde, même à l’heure où le surréalisme ne lui est plus directe matrice, son poème s’attache à exprimer, derrière la beauté première des choses, leur beauté seconde, celles-ci, les choses, mélangées, comme chez les Romantiques allemands, Novalis ou Jean-Paul, à leur beauté et à leur signification secondes. C’est haïku que le poème suivant, mais combien éloigné, dans l’éclat de son onirisme désespéré, de l’attaque franche des réalités “réelles” par des poètes de la tradition classique tels que Bashô ou Buson :
Le Loriot

Le loriot entra dans la capitale de l’aube. L’épée de son chant ferma le lit triste. Tout à jamais prit fin.[7]

Poème de l’illogisme apparent, de la logique secrète : haïku d’Occident. Le haïku d’Extrême-Asie étant, lui aussi, de rupture apparente et de couture cachée. La diversité de l’expression poétique, selon les continents, les pays, les langues et les hommes parlants – les diseurs – n’exclut nullement dans l’intériorité de l’homme un point de convergence. J’aimerais assez, d’ailleurs, que telle formule de Char pût servir à définir aussi, et avec quelle justesse, l’art illuminateur des piégeurs de haï-kaï : « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », note-t-il dans Feuillets d’Hypnos[8]. À qui mieux qu’à Bashô, Buson, Hokushi, Issa, Kikakou et leurs descendants, pareille définition pourrait-elle s’appliquer ?

En marge des deux poètes français que je viens d’évoquer dans la lumière égale et mystérieuse du haïku, que soit nommé un grand poète issu, lui, de la francophonie, le Libanais Georges Schehadé. De lui, je cite ce poème de concentration extrême où chaque élément du visible introduit instantanément à de l’invisible, usant des mots les plus simples de la langue :

Il y a des jardins qui n’ont plus de pays Et qui sont seuls avec l’eau Des colombes les traversent bleues et sans nid

Mais la lune est un cristal de bonheur Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair[9]

La poésie japonaise est-elle « objective », est-elle vraiment « réaliste » selon ce qu’on lit sous les meilleures plumes ? Oui, sans doute l’est-elle puisque ses créateurs eux-mêmes se revendiquent de cette objectivité et de ce réalisme et se veulent de leur propre aveu implicite les « conservateurs des infinis visages du vivant ». Chacun de ces créateurs est fidèle à la nature (je ne dis pas encore à l’être qui, pour l’essentiel, est de conception occidentale), à ses prises, à ses surprises, à ses ébats et ses débats, à ses jeux dont le je propre du poète se veut absent et réussit, d’ailleurs, à s’absenter. À s’absenter partiellement, puisque le je de chacun apparaît, transparaît derrière la figure imposée par la saison, par l’heure, par l’humeur et que chacun de ces poètes est l’objet – le sujet si l’on préfère – d’une inflexion, d’une accentuation qui le distinguent, le rendant reconnaissable entre tous ; d’un style : « Le moyen de cacher un homme ? », se demanda un jour, à juste titre, Jean-Paul Sartre. La Nature – ai-je dit : « la pensée du dehors » pour mieux dire encore, reprenant là, en la sollicitant un peu, une expression due à Michel Foucault – serait-elle le fin mot de la poésie japonaise, tanka et haïku notamment ? C’est poser ainsi la question fondamentale qui, par-delà même la convergence de surface repérée et soulignée, donne tout son sens à l’affrontement observable entre les deux approches poétiques : la nôtre, la leur, et des deux attitudes face au monde. Bonnefoy, réfléchissant sur la poésie japonaise note : « Cette impression – et aussitôt une rêverie qui me fait imaginer entre des sols et des climats, d’une part, et de l’autre des poétiques, la possibilité de rapports où joueraient des forces, ce qui expliquerait les grandes contradictions dont est affectée la parole sur terre. » [10] Et, de fait, alors que la poésie de notre monde occidental veut essentiellement signifier l’intégration ou la désintégration d’une conscience humaine comblée ou mutilée dans son rapport au monde qui l’entoure et dont, de toute façon, elle fait partie intégrante, la poésie japonaise est d’abord expérience spirituelle. « Le haïku est par essence plus qu’un poème, même au sens fort qu’on peut donner au mot, écrit Roger Munier. À l’égal des autres arts du Japon, tels que le Nô, le tir à l’arc, la calligraphie, la peinture, l’arrangement des fleurs, l’art des jardins, il est tout imprégné de bouddhisme Zen. Sa pratique, écriture et lecture, est en elle-même un exercice spirituel. Il n’est pas exagéré de dire que ce que propose un haïku achevé est une expérience qui s’identifie peu ou prou à celle du satori, de l’illumination ».[11] Mais c’est dans le témoignage direct d’un Japonais que je souhaite puiser le sens de cette poésie unique en son genre. Le célèbre moine Saigyô dont la vie et l’œuvre recouvrent une grande partie du XIIème siècle écrit, de manière éclairante : « Pour être en mesure de composer un poème, l’état doit différer grandement de l’état ordinaire. Touché par l’émotion que suscite une fleur, un coucou, la lune, la neige, tout ce qui a forme, soit-il fallacieux, occupe la place de l’œil et emplit les oreilles. Les mots arrangés en versets ne sont-ils pas la vraie parole (Shingon) ? En chantant une fleur la pensée ne s’arrête pas à la fleur, en chantant la lune, la pensée ne se fixe pas sur la lune. Mais la composition suit l’infinie variété des circonstances et se plie à l’état de l’émotion ».[12] C’est signifier que dès les origines, et quoi qu’on en ait dit, le poème japonais, prétendu réaliste, n’a jamais ignoré – que cela se fît d’une manière directe ou indirecte – la présence participative de l’homme ni sa capacité d’interprétation et même de symbolisation immédiate. Objectivité ? Soit. Mais elle aboutit, dans le semblant d’effacement de l’homme et le recours à un dire d’apparence impersonnelle, à une autre forme de panthéisme où ce qui joue à disparaître en tant que conscience individuelle se multiplie indéfiniment en tant que conscience collective : si, dans la poésie japonaise, je n’est pas un autre – par référence au « JE est un autre » de Rimbaud qui est la cime du dédoublement subjectif institué par le regard occidental sur soi dans le miroir contrastant du conscient de la personne et de l’inconscient de la langue –, il est pourtant, ce je, sans personne derrière lui pour l’assumer, foisonnement du tout. Comme dans ce tanka de Saigyô :

Multiplier mille fois le corps pour voir les fleurs s’épanouir et s’unir à elles une à une sur toute branche en toute montagne[13]

Poème de la multiplication, le poème japonais d’inspiration et de facture classique est aussi le poème de la multiplicité : usant de formes resserrées et strictes, il n’est – quel que soit l’épanouissement de ses thèmes – aucun des sujets de la poésie d’Occident, si déployé que soit de son côté l’éventail de ceux-ci – qui ne puisse y trouver place : les quatre saisons, l’amour, la séparation, les voyages, le rayonnement mystérieux des choses, l’amertume, l’exil, le vieillissement, le souvenir, la mort : celle des autres autant que la sienne propre. L’Occident, lui, qui, on le sait, ne connaît que rarement les supports d’immédiateté et dont le détour par la conscience du poète, souvent introspective, rompt le lien de saisissement entre l’homme et sa prise, l’Occident, la poésie de l’Occident, ne peut pas effectuer dans son développement lyrique – chargé d’images, de comparaisons, d’allégories, parfois d’oxymores et de symboles – l’économie d’une certaine rhétorique. Cette poésie qui veut dire l’âme, ce qu’on appelle l’âme, est d’abord une entreprise de conquête du visible aux rets duquel vient, par projection, se prendre, montée en chant et palpitante d’être piégée, la modulation de l’invisible. Cela est vrai des plus grands, des plus significatifs de nos poètes : ceux de la Renaissance, mais Baudelaire aussi, Mallarmé, Rimbaud, Claudel, Saint-John Perse, René Char ou Yves Bonnefoy. Ou même du plus abstrait de tous ceux là : André Du Bouchet. Cela est vrai de Novalis et de Rilke ; de Paul Celan. De Thomas Eliot. D’Ungaretti, lui-même pourtant lecteur de haïkaï et qui a su en capter la densité. Dans ses Cent phrases pour éventail, le seul Claudel a réussi, comme au mystique tir à l’arc, à mettre sa flèche au cœur vibrant des choses. Dans la fragilité de celles-ci “délivrées” par le poète japonais – Bashô, Buson, Issa, Shiki, Onitsura, Hagi-jo, Shirao, Gochiku, Ransetsu, Yahia, Chiyo-ni, Gyôdai, Michikiko, Yasei, Kyoroku, Isshô, Chora, Boncho, et tant d’autres – la parole proférée et durement refermée sur elle-même, au dessin de ses idéogrammes, tire et retient, au piège d’une fraction de seconde, mille reflets de présence au monde immédiat et, par un jeu d’interférences, au monde second. La fragilité apparente du poème est faite de ces passages, – ces retenus passages. Comme un diamant capture et consomme l’éphémère, voilà inscrit le sens, et la direction du sens. Le texte brille enfin de tous ses feux, qui maintiennent en lui, préservée, dans une simultanéité paradoxale, la nuit inaltérée des images. Car, de fait, sous l’acte de l’éclair il y a le surgissement de la nature et, sous-jacente à celle-ci, il y a l’illumination de l’Être : il n’y a pas de grande poésie qui ne dise l’Être et qui, en le disant, ne le fonde. La « réciprocité de preuves » entre l’Homme, puis son authentique « séjour terrestre » dont parle Mallarmé, rien ne l’atteste plus fortement ni avec plus d’évidence, voire de conviction, que la poésie dont je parle à travers ses expressions les plus élaborées, tanka et haïku. De ces formes dominées ne transparaît à l’extérieur que ce qu’elles veulent bien confier à ce feu qui les songe. Ce feu donc, dont j’ai parlé, tous les feux, et dessous eux la forme dominée, et, au cœur de la concentration formelle, la concentration ontologique, existentielle. Mais ce qui parvient à nous de cette forme forte est trace à peine captée, renouvelée sans cesse. Cela, oui, est passage, où vibre, sensible infiniment, cette vulnérabilité des êtres et des choses, laquelle contient peut-être l’absolu du monde. Absolu par incitation ou induction, par référence à un centre du centre jamais rejoint. Tout est dans tout, et l’ensemble dans le détail :

Le halo de la lune n’est-ce pas le parfum des fleurs de prunier monté là-haut ?

écrit Buson, semblant reprendre à son compte cette intuition des « correspondances » qui sera, dans la poésie française, l’apport fondamental de Baudelaire. Ou bien, autre citation, plus psychologique qu’ontologique, ce tanka de Saigyô :

Inoubliables traces de l’aimée dans la séparation ses mille traces palpitent sur la face de la lune

Tremblement de la lune “réelle”, trouble de ce qui agite l’âme…

C’est à ce jeu, tout de surprises, que – malgré son réalisme –, le poème classique japonais reste frère en nous des volutes de l’imaginaire, et fils de notre cœur. D’où le large accueil qui lui est fait dans les langues de l’Occident. Fragilité. Je dis de la fragilité – dont je ne sais pas très bien ce qu’elle est sinon l’objet, pour nous, d’un rapt et d’une rupture – qu’elle n’est pas philosophie seulement, qu’elle est délice et qu’elle est tendresse, – et substance. Karô par exemple :

Dans la lumière du soir L’ombre à peine Des ailes de la libellule

Léopold Sedar Senghor

Il y a dans le nom de Senghor le battement du sang
Il y a le souvenir de Gorée
Il y a – sans impertinence mais c’est référence parler – « Luitpold le vieux prince régent »
Il y a pour moi dans Sedar, abusivement, mémoire d’un cèdre du Liban

Il y a bien des Français qui parlent petit-nègre
Lui parle et écrit le français naturellement
Comme l’agrégé de grammaire qu’il est et comme le
Normalien qu’il fut et plutôt mieux que l’un et que l’autre
Parce qu’il a su désagréger la langue au bénéfice d’une langue plus forte, éternellement à venir, ô poésie, superbement, anormalement,
Un français châtié que le sien, mais non point puni pour autant,
Car il y a dans le nom de Senghor, à fleur de peau, le grand cri simplificateur, le cri du sang !

À fleur de peau, il est fils d’Afrique, de Sainte Afrique, sa mère est noire
Sa femme est blanche et sa mère est noire et c’est pourquoi cet homme est un pont
Un pont, à travers Gibraltar, entre Casamance et Normandie,
Entre Normandie et Casamance,
Un pont entre hier et demain et, entre Grèce et Bénin, à peine un détroit, un Hellespont.

Négritude est un mot de sa trouvaille, et de son invention aussi métissage
Nous serons tous demain nègres ou nous ne serons pas
Nous serons tous demain blancs ou nous ne serons pas
Nous serons jaunes, nous serons rouges, nous serons
Ces beaux métis par l’esprit et le cœur, délicieusement comblés par l’arc-en-ciel

Nous habiterons tous, Senghor, ta négritude
A seule fin d’habiter ta vastitude et la nôtre
Car les chambres étroites sont comme les fronts étroits :
L’homme et l’idée y respirent mal et s’y déplaisent

L’homme et l’idée avec toi vont leur libre chemin de langue
Leur chemin français vers tous les hommes et toutes les idées
Leur chemin sénégalais vers tous les hommes et toutes les idées.

Car la langue après tout n’est que la langue et l’homme est plus :
Il est le citoyen de Babel
Il est celui par qui toute langue se délie et Babel ô Babel sa liberté !

Le français, une salve d’avenir

Colloque : « La langue française est-elle un agent actif de la restauration de l’identité culturelle ou bien porte-t-elle en elle le risque d’une aliénation de cette identité ? »
Université de Balamand (Liban), avril 2007

La langue française est l’une de ces langues dont beaucoup d’hommes et de femmes, disséminés sur les cinq continents, ont besoin pour vivre. Cela ne veut nullement dire que d’autres langues, et notamment la langue nationale de chacune des communautés humaines qui composent le monde et qui sont autant d’unités linguistiques, soient de moindre intérêt ou de moindre importance. J’ai pour chacune des cinq mille langues confirmées dont sont tributaires les principales cultures de la planète le plus grand respect et, au-delà même du respect, la plus vive des fascinations. Une langue, c’est une histoire, avec tout un vivier d’hommes et de femmes, c’est une mémoire, c’est une structure mentale, conscient et inconscient pris dans la nasse des mots, c’est une sensibilité spécifique et souvent vertigineuse, ce sont des concepts et des valeurs, ce sont des points d’arrimage et des objectifs immédiats ou lointains. C’est dire ainsi qu’une langue, une langue vivante, c’est — passé et avenir traversés par la même courbe de vie — un projet. Un projet qui tient de toute sa force à l’événement, passé, présent, futur car rien dans le futur qui ne vienne du passé, et c’est peut-être là l’un des plus hauts enseignements de toute la langue que cette admirable chaîne impalpable, que cette continuité dans la prise qui est de l’ordre de l’immatérialité spirituelle.

Donc, salut à toutes les langues et, aussi, aux idiomes moindres, aux dialectes et à leurs dérivations, aux patois, aux modulations diversifiées au sein de chaque langage, aux accents. Avant d’aller plus loin, puisque le mot langage a été prononcé, comment ne pas saisir l’occasion pour rappeler les vers célèbres de Paul Valéry :
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE Discours prophétique et paré, Belles chaînes en qui s’engage Le dieu dans la chair égaré Illumination, largesse ! Voici parler une sagesse Et sonner cette auguste Voix Qui se connaît quand elle sonne N’être plus la voix de personne Tant que des ondes et des bois! [1]Valéry dit qu’une fois sa place affirmée dans le langage, la chose — idée ou sentiment évoqué — perd ses contours spécifiques, sa nature naturée, pour se fondre dans l’universalité conceptuelle qui permet la communication. Je ne veux pas trop m’attarder sur cette notion aujourd’hui battue en brèche aussi bien par la linguistique contemporaine que par ces manipulateurs exceptionnels de mots que sont les poètes et pour qui il n’existe pas, en poésie du moins, ni de mots à valeur générale et abstraite, ni de chose idéelle capable de se projeter d’une manière décorporée dans la langue.

*

Reste que l’identité est profondément liée à la langue, et vice-versa. C’est là une vérité première qu’on ne rappelle ici qu’à titre de postulat qui commande un certain nombre de conséquences plus subtiles et plus dignes d’intérêt. C’est en effet la langue qui modèle, de chacun, les structures intellectuelles et mentales ainsi que l’organisation affective et ce dans la mesure où les sentiments eux-mêmes ont besoin d’être nommés par la langue pour être mieux définis, pour être distingués les uns des autres jusque dans leurs nuances les plus insaisissables et rendus ainsi plus aptes à être vécus dans toute leur spécificité, et formulés. On sait que c’est d’être formulées et dites que les choses prennent corps : Properce « invente » ainsi ce qu’on appellera à partir de lui la « mélancolie » et Proust ce qu’il décrit comme des « interruptions du cœur », lesquelles deviennent, à partir de lui, un élément décisif de toute préhension amoureuse. Ce sont là deux exemples parmi des centaines, des milliers d’autres, de ce rapport consubstantiel entre ces deux pôles dans la langue et dans l’homme que sont le signifiant et le signifié, l’homme étant partie prenante à la langue et la langue partie prenante à l’homme. C’est avec des mots que se fait l’homme et c’est avec de l’homme que se fait la langue. Il faut y ajouter que langue n’est pas langue seulement, qu’elle n’est pas exclusivement nominative, qu’elle est aussi syntaxe, c’est-à-dire logique, et allégorie, c’est-à-dire philosophie, ontologie, métaphysique, que c’est tout cela à la fois qui met en branle et fait avancer, selon ce qu’elle est au départ et ce qu’elle va devenir dans sa locution progressive, la très complexe machine de l’humain. A cela, qui est de l’ordre de la conscience claire, il convient d’ajouter cette énorme masse d’inconscient dans laquelle l’homme est immergé et de laquelle il se tire peu à peu, comme à la force du poignet, si j’ose dire. L’homme émerge de sa profonde nuit originelle par un acte d’élucidation, tout ensoleillé de langue. Mais celle-ci, la langue – Freud et Lacan nous l’ont appris, mais Baudelaire aussi bien, et Mallarmé, et Rimbaud – est tout enténébrée, à travers son souci d’être claire, de noir magma en arrière-fond. Quand Rimbaud écrit, par exemple : « Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a pas de sa faute », c’est sa manière à lui de dire que le cuivre, qui est matière du monde et force primitive, est la substance même du clairon qui peut à chaque instant, par le seul fait, facile, de se rendormir, se réimmerger dans la nature du cuivre, s’y refondre et s’y diluer jusqu’à disparaître.

Pour moi, venu de l’extérieur du français, la langue de l’invention, celle de la réinvention, sera le français justement. Je ne sais pas ce que représente pour d’autres la langue française. Je le sais un peu en ce qui me concerne. Dira-t-on que mon cas est exemplaire d’un certain mode d’expatriation linguistique et culturelle ? Il est en tout cas significatif non d’une fatalité, mais d’un choix.

Quand je parle de fatalité, j’entends évoquer cette pression d’événements et de circonstances, d’accidents et de précipitations dont l’enchaînement, contemplé du dehors, constitue ce que l’on appelle l’histoire. Il est rare qu’à l’échelle d’un homme ce tissu complexe et compliqué d’éléments dont chacun aurait pu sembler fortuit mais dont l’imbrication, l’implication l’un dans l’autre prend l’apparence du déductible et de l’inévitable, il est rare, dis-je, qu’à cette échelle limitée et dans cette perspective réduite, l’histoire n’acquière à nos yeux la figure impérieuse du bronze, celle-là même qui nous enchaîne poignets liés à son avancée conquérante. Conquérante, oui, et le plus souvent aveugle. Cette conception de l’histoire comme nécessité, comme fatalité, les enchaînés – j’en viens au colonialisme – la ressentent plus que les enchaîneurs, et les peuples dominés plus que les dominateurs. La langue de ceux-ci, et l’ensemble de leurs codes, semblent dès lors, au regard des vaincus, instruments d’un triomphe dont leur propre langue et leurs propres codifications, leur sémantique et leur sémiologie, sont des victimes obligées, victimes d’elles-mêmes en quelque sorte, et de la faiblesse interne de leurs structures confrontées à des structures plus fortes, cet affrontement donnant naissance à un intense doute qui peu à peu jouera à les éliminer. Tout se passe comme si les grandes langues, étant langues d’empire, se trouvaient soulevées par la légèreté relative de l’histoire — en ce qui les concerne motrice et créatrice – et s’imposaient, philosophiquement parlant, du seul fait de leur génie intrinsèque, lors même que leurs leviers et leurs ancrages sont de l’ordre de la conjoncture.

Notons ici que les puissantes civilisations expansionnistes, si elles portent leur langue au loin, sont à leur tour portées par ces mêmes langues, lesquelles, enracinées dans une problématique à vocation de prédominance, s’accordent, s’affinant au fur et à mesure de nouveaux acquis, les moyens de cette prédominance. Ces nouveaux acquis, quand il s’agit de langues fortes, comme l’on parle de monnaies fortes, sont, me semble-t-il, de deux types : acquis par renforcement du code interne de la langue qui, sûre d’elle-même, approfondit son emprise sur les objets mentaux et les concepts ; acquis par annexion des territoires intellectuels et spirituels d’autrui, résultant du contact produit. Ainsi est-il advenu que le latin, pour un surplus d’élaboration et de subtilité, s’emparât du grec; que l’arabe s’emparât du persan ; que le français, au temps des croisades s’emparât de l’arabe comme l’arabe, au temps des colonies, s’emparera à son tour du français ; que le japonais s’emparât du chinois après que celui-ci, au fil des millénaires, se fût emparé de tout ce qui lui était voisinage ; que l’anglais, aujourd’hui notamment en sa variante américaine, fît main basse d’une façon ou d’une d’autre sur bien de nos médias banalisés. J’ajoute que des langues fortes, si elles se compliquent à l’excès, peuvent devenir moins opérantes et perdre une partie de leur sveltesse : ce fut hier le cas de l’arabe qui, de s’être trop chargé d’histoire et de pouvoirs, se trouve aujourd’hui mal préparé à se saisir, linguistiquement parlant, d’un certain nombre de réalités modernes ; ce fut et c’est toujours le cas du chinois et du japonais, qui, par des voies différentes, travaillent – assez dangereusement, me semble-t-il — à se simplifier ; c’est le cas de l’américain, langue mondiale des affaires, qui, pour aller vite, élague. On le voit, la situation n’est pas simple au niveau des prédominants ni, bien évidemment, à l’étage des dominés, d’autant qu’une langue n’est pas une machine abstraite qui fonctionne dans du vide aseptisé, qu’elle est, au contraire, porteuse de valeurs et de microbes, de substances et de virulences et, donc, qu’elle ajoute au conflit purement linguistique plus ou moins explosif ou explosé un conflit de nature philosophique mettant aux prises les choses et les idées sur les choses.

C’est à ce périlleux confluent linguistique, interlinguistique, à l’endroit où la langue n’est pas seulement la langue, que – pour en revenir à mon cas personnel – je me situe. Et je ne suis pas seul à me tenir à ce seuil d’incertitude. La célèbre question : « D’où venons-nous, où sommes-nous, où allons-nous ? », plus qu’à tout autre, c’est à l’écrivain à cheval qu’elle se pose. A cheval sur deux cultures, parfois sur deux civilisations et que voici, autre image, semblable à la jeune fille de Giraudoux, debout à la fenêtre, avec une ombre pour la chambre et une autre pour la rue. Pourquoi écrire la langue de l’autre quand on est, comme moi, fils de la langue arabe qui fut langue d’empire, au sens historique et géographique du terme, et qui continue de l’être d’une certaine manière par le pouvoir symbolique et l’ensemble des valeurs sacrées qu’elle irradie ? La péripétie historique n’explique pas, ou pas assez, puisque, parmi tous ceux de ma génération qui ont vécu la même situation globale, la plupart ont préféré se définir par la médiation de l’arabe, langue originelle, quelques-uns seulement optant pour le français. La langue originelle plonge dans l’affect, et l’affect, lié à tous nos atavismes, est le premier à modeler, avec notre sensibilité, notre identité de base, l’équivalent de ce qui chez l’embryon en gestation lui sera colonne vertébrale. On est d’une langue, au sens « maternel » du mot, comme on est d’un lieu. Rien n’y fera : on aura les yeux bleus ou noirs de son lignage. Cependant il peut advenir — c’est mon cas — qu’on ait envie, qu’on ait besoin même, d’une complémentarité substantielle, qu’on ait envie — disons familièrement les choses — de se marier. Epouser l’autre, pour si autre qu’il soit, l’épouser et lui faire l’enfant du miracle, voilà bien le projet, voilà l’ambition. Et je dirai que, dans ce cas, le bonheur est que l’autre fût aimé, aimé d’amour, aimé non contre sa différence, mais à cause d’elle. Qu’est-ce que l’amour, qu’est-ce que l’amour de l’autre, et quoi donc le justifie ? Montaigne, une fois, fit réponse en forme d’énigme : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Dira-t-on l’explication un peu courte ? Elle l’est, comme le sont toutes les explications qui prétendent élucider un mystère dont l’ombre portée, elle, est longue. Tant que la langue française était langue du colonisateur, cette ombre était lourde, était opaque. La colonisation ayant reflué pour faire place à une complicité de tendresse, cette ombre est désormais transparente et légère, l’écrivain autochtone ne faisant plus figure — usant de la langue considérée naguère comme oppressive — de collaborateur de l’oppression. Certes, la situation de cet écrivain reste, pour le moins, ambiguë. D’où vient-il ? d’ici et de là; où est-il ? ici et là-bas; où va-t-il ? si la langue est plus forte que l’identité, il risque de perdre son identité en cours de route et, coupé de ses racines, de n’aller que là où l’on n’a pas nécessairement besoin de lui ; si, au contraire, les racines sont plus fortes, plus prégnante l’identité, alors il transportera cette identité dans la langue de l’autre, la cernant mieux peut-être grâce à ce regard en lui dégagé, à la fois intérieur et extérieur, accordé quoique libre, la délimitant, cette langue, dans ce qu’elle est, mais aussi l’enrichissant d’harmoniques neuves et de diaprures conquises et, de ce qu’elle est, faisant non ce qu’elle n’est pas mais ce qu’elle ne se savait pas être, ce qu’elle ne se savait pas contenir. La vieille et retentissante polémique entre Gide et Barrès sur la nécessité ou non pour un arbre d’être transplanté de son terreau d’origine pour mieux prospérer et s’épanouir, cette éternelle dispute autour de l’enracinement indispensable et du déracinement irremplaçable, approfondissement d’une part, mais aussi épuisement et appauvrissement, risque d’inadaptation d’autre part, mais aussi renouvellement et vigueur, cette querelle, le problème que nous considérons en fournit une illustration inédite. Aux écrivains venus de 1’«ailleurs», la langue française propose un grain qui, par sa délicatesse et toutes les finesses attachées à un vieux tuf riche en subtilité créatrice, leur permet d’exprimer jusqu’au plus obscur et au plus délié d’eux-mêmes; au territoire mental du français, un peu gris parce qu’il est de vieille et prudente Europe, ces écrivains issus le plus souvent d’intenses confins ou surgis d’autres terres elles aussi antiques mais brisées, moulues et remoulues par l’histoire, ces écrivains apportent, dis-je, une autre poussière, éclatante, des couleurs fastes et vives, des saveurs moins élaborées peut-être mais plus fortes, un éblouissement inconnu, le souffle court ou long d’une autre respiration. Me faut-il ajouter qu’à l’horizon planétaire et cosmique qui est désormais le nôtre aux portes du nouveau millénaire, ces écrivains donnent la plénitude du monde à une France précieuse qui n’est plus guère que l’extrême pointe du cap avancé prédit par Valéry ? Ils lui cèdent l’essence de leurs rêves. Par la langue et ses infinis miraculeux rouages aptes à capter le plus fluide de l’être et de l’univers, la France leur propose en retour le moteur juste et rapide d’un mode de dire.

Echanges de services ? — si l’on veut; à certain niveau seulement. Les uns ont besoin des autres, et vice-versa. À travers le français, à travers la civilisation de la France, ce ne sont pas seulement les Français qui accueillent ceux qui viennent à eux, hommes de plume mais aussi spécialistes de toute nature et technologues; ce sont ceux-là aussi, tous ceux-là qui, dans leur diversité d’origine et de formation, se retrouvent entre eux comme en terrain déjà visité et connu, dans l’air immense d’une patrie spirituelle partagée, avec, depuis Descartes et Pascal, ses articulations logiques familières, avec ses incurvations psychologiques qui, de Racine à Proust, pour prendre des repères parmi d’autres, tracent une géographie sentimentale et sensible où l’homme des lointains se promène comme en ses propres mystères, avec ses idéalités libres et fraternelles en qui les peuples n’ont pas cessé de se chercher et, parfois, contre la France elle-même, de se trouver. Et voici que l’échange de services n’est plus guère un simple échange de services, mais une aventure courue ensemble, un « nous sommes tous embarqués », avec ses souffrances et ses joies, ses certitudes et ses interrogations, ses sérénités et ses angoisses, ses périls et ses triomphes, — en vue d’un même rivage à atteindre, d’une identité à mettre au jour plus profonde que l’identité de chacun, d’une couleur plus unie et plus rayonnante que les couleurs qui nous dessinent et nous distinguent et parfois nous divisent, d’une communication comme d’un cœur invisible entre les uns et les autres plus expressif que langues et que dialectes et par qui l’homme parvient à transmettre à l’homme ce qu’il a, jusque dans son silence, de plus secret. On appelle cela, d’un terme finalement assez vague, l’humanisme. Rares sont les langues qui ont cette vocation œcuménique. Œcuménique, le latin l’est et le fut, sur un plan distinct; l’arabe l’est, et le fut, sur son propre plan. Le français l’est aujourd’hui et là où il est humaniste, œcuménique, rassembleur d’idées et d’hommes, de nuances d’idées et de variétés d’hommes, il est irremplaçable.

Irremplaçable pour les hommes des lointains, j’entends pour tous ceux que rien ne prédisposait, dans le dispositif abstrait de l’histoire et de la géographie, à rencontrer Rabelais ou Vaugelas. Comment rendez-vous a été pris, comment s’est faite la soudure, c’est l’œuvre de la fatalité que j’ai évoquée au début de ce propos. Faire de cette fatalité liberté, de cette pesanteur légèreté, c’est la contre-expertise, œuvre de l’amour. Je vois un miracle moindre à ce que des écrivains aussi considérables que Beckett ou Cioran, pour ne citer qu’eux, usent du français de préférence à l’anglais pour l’un, au roumain pour l’autre : après tout, ce qu’ils ont à dire, avec l’immense talent que l’on sait, c’est discours d’Européens à l’intention d’autres Européens, tous fils des mêmes valeurs. Et si ce discours va bien au-delà de son lieu d’incubation, c’est qu’il est dru, ontologiquement dru, hors terroir. Fils de son origine, il n’est pas prisonnier de son origine : c’est aussi définition de l’humanisme.

Mais le miracle est plus grand de ceux qui viennent au français avec leur arabité ou leur négritude, leur asiatisme ou leur insularité, leur expérience autre de l’histoire et du monde, leurs mythologies autres, leurs astres autres. Qui y viennent avec leurs dieux ou leur Dieu, salés par des océans qui ne sont pas les mers frileuses d’ici brodant le plus grand pourtour de l’Hexagone. Ils savent déjà, ceux-là, parce que les chiffres parlent, que le français, langue des Français, n’est pas, n’est plus le trésor des seuls Français. Ils savent aussi, parce que le français les a aidés à savoir qui ils sont, qu’ils ne seront jamais des Français. Ils le savent, et ils s’en réjouissent. Ils savent que la langue française, chaque fois qu’elle aura été à son zénith, pensée et poésie mêlées, a été l’agent actif d’une liberté et d’une libération, dont ils sont désormais, avec les Français de souche, les témoins et les légataires, les possesseurs et les nouveaux inventeurs.

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Parce qu’elle a su, au temps des colonies, respecter les terres qu’elle a gérées, la France, langue et culture comprises, reste aujourd’hui inscrite dans l’avenir des États issus de son Empire, maintenant que, partout dans le monde, les anciens contentieux politiques ont cessé d’exister.

J’ai souvent réfléchi au statut privilégié du français dans les régions qui furent longtemps des colonies ou des dépendances. La présence française a établi dans ces régions un mode de pensée qui, à partir des valeurs de la langue, a permis aux populations de s’émanciper intellectuellement en attendant de se libérer politiquement. La célèbre trilogie “Liberté, Égalité, Fraternité” ne s’enseigne pas sans effet, et c’est au monde entier que la France a donné ce type de haute leçon. Par son extension coloniale sur les cinq continents, la France a, de son côté, appris à connaître les autres, tous les autres, de l’intérieur en quelque sorte, tout en se faisant connaître d’eux. Plus que n’importe quel pays au monde, la France, continentale et maritime, ayant en outre une double façade atlantique et méditerranéenne, la France qui est – au plan intellectuel au moins – la tête chercheuse de l’Europe, est l’un des seuls pays capables de donner et de recevoir, dans le cadre de ce dialogue des cultures que chacun appelle de ses vœux, à l’heure incontournable de la mondialisation et de la globalisation, de l’uniformisation et de la standardisation, de l’anonymat généralisé sous l’égide des Etats-Unis. Pour dialoguer avec l’autre, il convient de pouvoir dialoguer avec soi-même. C’est précisément le cas de la France. Pour dialoguer avec soi-même, un pays doit être capable de s’ouvrir aux failles spirituelles et politiques qui le constituent. Seul un pays comme la France – riche de son passé, de son expérience actuelle et de son ouverture sur le devenir – peut, face aux tout-puissants États-Unis, proclamer l’état d’exception culturelle en vue d’échapper à l’équarrissage général, à l’atomisation du sens et des consciences, des valeurs et des besoins. C’est cette étonnante diversité, spécificité française, que voulait signifier le Général de Gaulle quand il s’écriait, sur le mode humoristique : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 285 variétés de fromages ! ».

Grâce à l’exemple donné par la France dans un certain nombre de domaines, on peut affirmer que la fatalité de la mainmise américaine sur nos cultures n’est pas inévitable et que l’on peut, si l’on s’y prend à temps et avec détermination, sauver les meubles et peut-être même la maison. Mais il n’y a plus un instant à perdre. Il faut très vite identifier chacune de nos cultures, qui font de grandes cultures, même et surtout si ce sont des cultures traditionnelles, et les renforcer de l’intérieur par tous les moyens disponibles, – muséologie, muséographie, collecte et transcription des traditions orales, sauvegarde des monuments et des vestiges, études en tout genre, relevés, etc. Pour cela, la France, directement ou indirectement, peut apporter son concours, sans que soit négligé pour autant, dans le cadre d’un développement raisonné, le soutien résolu aux évolutions nécessaires et aux indispensables modernisations. La technique et la technologie doivent être plus généreusement partagées. Sur ce point, je m’adresse à tous les pays développés, mais je lance plus particulièrement un appel à la France, pays de tradition humaniste dont la responsabilité à l’égard des pays ex-colonisés est certaine. Par ailleurs, tous les francophones savent que ce bien précieux qu’ils ont en partage, la francophonie, est pour eux tous, par les valeurs qu’elle charrie et transmet, un bouclier et un rempart, et que, face à l’aberrante simplification de la pensée américaine dans le domaine politique notamment, la France, la francophonie, sont créatrices d’un autre pôle magnétique qui peut aider au rééquilibrage de la planète.

Quel est, le rôle que peuvent jouer la France et sa langue dans le développement et l’évolution des pays entièrement ou partiellement francophones ? J’ai déjà souligné l’importance de l’impact des idéaux démocratiques sur ces pays. Là où la démocratie est occultée, refusée, il ne saurait y avoir de véritable développement, car le développement économique reste stérile s’il ne s’accompagne pas d’un développement intellectuel et moral. Il est indéniable que, dans un pays où le dialogue interne est suspendu, il ne saurait y avoir d’échange égalitaire avec l’autre, avec l’extérieur et l’étranger, et donc de dialogue des cultures, celui-ci se définissant en tant que partage de valeurs. Or seuls cet échange et ce partage sont fondateurs de civilisation.

Échange : mot clé. Aujourd’hui, le dialogue des cultures passe nécessairement par la traduction. Depuis environ cent cinquante ans, la langue française est l’une des principales plates-formes de la traduction en Europe, beaucoup d’orientalistes et de spécialistes du XIXe siècle ayant transcrit en français, souvent de manière admirable, certains textes majeurs des communautés des autres rives : chinoise, japonaise, arabe, persane, africaine, précolombienne, d’autres encore. Mais la traduction du français vers d’autres langues, notamment les langues du tiers-monde, se fit longtemps de manière très épisodique, anarchique et hasardeuse. Aujourd’hui, les choses ont profondément changé : les maisons d’édition françaises traduisent beaucoup et de mieux en mieux, et de nombreux auteurs français, ou traduits en français, sont traduits dans d’autres langues. Je témoigne à partir de mon expérience personnelle : étant Libanais, j’appartiens par mes origines à un pays intensément traducteur, le plus actif de tous les pays arabes en ce domaine. J’ai traduit moi-même en français quelques textes importants de la modernité arabe et j’ai, à partir du français, étant un écrivain de langue française, eu moi-même le privilège d’être traduit dans une quinzaine de langues.

Pourquoi un écrivain du tiers-monde, par exemple un écrivain issu du monde arabe, a-t-il besoin soit d’écrire en français, soit d’être traduit dans cette langue ? L’arabe est, certes, une grande langue ; mais il reste d’un usage réservé au seul monde arabe. En revanche, le français, au-delà même de sa valeur proprement littéraire, est une langue de communication internationale. Écrire en français ou être traduit dans cette langue, c’est s’inscrire évidemment dans un patrimoine privilégié, mais c’est aussi, comme je viens de l’évoquer, pouvoir espérer un transfert vers d’autres aires linguistiques. C’est s’assurer ainsi, outre le lectorat français et francophone, avec souvent à la clé une mise en perspective critique de l’œuvre, une audience internationale. Cette audience est d’autant plus précieuse que, fréquemment, l’écrivain dont je parle est en mal de public dans son pays d’origine, soit pour des raisons économiques (le livre est trop cher), soit pour des raisons intellectuelles (le public est peu formé culturellement ou déformé idéologiquement), soit pour des raisons politiques (l’auteur est interdit de public ou censuré).

À l’écrivain persécuté ou censuré, la langue française proposera donc un espace de liberté. En français – directement ou par les voies de la traduction –, cet écrivain peut exprimer ce qu’il n’aurait pu dire dans sa langue et dans son pays d’origine. C’est là également une victoire de la démocratie. La diffusion éventuelle de son propos dans d’autres langues – propos qui est toujours lucide ou courageux s’agissant d’un écrivain contestataire, parfois même révolutionnaire – ne peut qu’ajouter à cette victoire.

Parce que la langue française s’est toujours adaptée aussi vite que possible aux réalités du monde contemporain, elle propose à son utilisateur un instrument nuancé et inventif pour aller plus loin dans l’exploration et la formulation d’idées neuves, de concepts inédits, de sentiments ou de sensations difficilement identifiables pour cause de subtilité extrême. Ce faisant, la langue française permet de sortir des sentiers battus, de stimuler en chacun, par l’oxygène qu’elle apporte, tous les dynamismes créateurs. Je l’ai définie comme espace de liberté. La liberté ouvre sur le futur, tous les futurs. « À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir », affirme René Char. La France, histoire et légende, est de la sorte un pays-poème.

Miracle du français : l’Arabe que je suis, l’assoiffé d’eau nocturne et de ciel nu, l’itinérant compliqué par bien des mythologies dont certaines continuent de gouverner les hommes de cette planète dans leur cheminement visible et invisible, le rêveur qui a derrière lui et autour de lui et comme à sa disposition des siècles de culture et de civilisations arabo-musulmanes, celui-là n’est pas perdu face à la langue française et dans le beau duel qui l’oppose à elle. Cet Arabe-là, non délié de ses appartenances et bien plutôt inspiré par elles, trouve au sein de la langue française, et comme spécialement fait pour l’accueillir, un endroit chaud. Il ne doute pas un seul instant que, là aussi, il est chez lui : parvenu là avec toutes ses valeurs héritées et toujours en lui actives, il n’hésite pas, à cet endroit-là, de chaleur, à se sentir heureux. Il sait que ce que la langue française lui donne, lui, et parce que c’est lui, elle ne le donnera à aucun autre ; il sait aussi que ce qu’il donne de lui-même à la langue française, elle ne saurait le recevoir de quelque autre que lui. Cela énoncé en toute modestie comme l’une des règles imparables du jeu subtil que j’évoque, – jeu mystérieux qui est bien autre chose qu’un jeu. « On n’habite pas un pays, on habite une langue », écrit, avec finesse, Cioran. Le poète, homme d’exil, est pourtant chez lui partout, même s’il n’est chez lui nulle part. Il lui suffit pour cela de tirer à lui toutes ses terres, de traîner avec lui tous ses pays. S’il est d’une langue, et si cette langue lui est amour, il lui suffira pour échapper à l’exil de se reposer un peu plus longuement dans cette langue, à la façon des grands oiseaux migrateurs.

*

En cela réside le plus grand pouvoir de cette langue : c’est qu’elle est si sûre d’elle-même qu’elle n’a aucune peine à se laisser apprivoiser. C’est langue de vaste accueil que le français, et tous qui, venus de l’extérieur de la langue, se sont approchés d’elle pour se l’approprier, vous le diront : elle se laisse faire, mais à une seule condition : c’est qu’elle ne soit pas défigurée, sinon par jeu. Elle se laisse faire par jeu, dis-je, mais le jeu a ses règles et il est bon que ces règles soient observées. Observées, certes, dis-je encore, mais pas trop. « Vous voulez jouer avec moi, dit la langue, pourquoi pas ? Mais que m’offrez-vous en échange ? » C’est en cela, à mon estime, que la langue française est féminine, est femme. Au-delà de l’allégorie, c’est dire une certaine forme de l’équation de charme; c’est dire aussi, gravement, l’ambiguïté.

Ambiguïté de cette langue qui est, c’est évident, langue d’accueil, mais qui n’en veut pas moins que soient énoncés, dans l’impertinence, un certain nombre de lois de l’hospitalité. La langue française n’est pas l’auberge espagnole de la formule : on ne peut pas y apporter ce qu’on veut, comme y consent si souvent la langue anglaise dans sa version américaine, ce qui compte à ses yeux, c’est ce qu’elle veut, elle, qu’on lui apporte, et qu’elle supporte. Qu’elle supporte jusqu’au masochisme inclus, à l’intérieur d’un jeu dont les règles auront été plus ou moins édictées par les deux hôtes, eux-mêmes plus ou moins conscients de cette activation du miroir double. L’hôte qui accueille et l’hôte qui est accueilli ne sauraient oublier les grands lustres du Palais de Versailles, même si celui qui arrive à des pierres plein les poches pour casser du cristal. «Tu casses, dit la langue, ce qui est cassable, mais pas l’irremplaçable qui est l’âme et la lumière de ce cristal.» Et c’est ainsi que, dans le grand jeu de la création en langue française, celle-ci, la langue française, a accueilli le dadaïste Tristan Tzara, qui était Roumain, les lettristes Ghérasim Luca et Isidore Isou, qui étaient Roumains eux aussi, le prestidigitateur Eugène Ionesco, Roumain iconoclaste pour cause d’absurdie et, pour même cause d’absurdie, le très raffiné Belge Henri Michaux. Mais bien des barbares étaient issus du coeur même, splendide de la langue, André Breton et les grands surréalistes, Antonin Artaud, Aimé Césaire et tant d’autres destructeurs prophétiques. Destructeurs tous aujourd’hui intégrés, réintégrés à une langue dont ils ont repoussé les limites tout en ajoutant leur pierre à l’édifice. Édifice baroque: toute langue vivante, fut-elle celle de Racine ou de Rousseau ou de Chateaubriand ou de Claudel, de Saint-John Perse aussi, et de René Char, de Kateb Yacine et de Schehadé, de Cioran aussi, qui est Roumain, et de Nathalie Sarraute, qui est Russe, de Blaise Cendrars, qui est Suisse, ou de Guillaume Apollinaire qui est un mélange réussi de Polonais et d’Italien pontifical, toute langue vivante, sa façade fût-elle classique, est un édifice visiblement et invisiblement baroque. Le secret de toute langue vivante est dans sa capacité d’asymétrie éventuelle, — elle, la langue, sachant que son équilibre à venir est au prix de ces déséquilibres successifs dont elle est la radieuse victime.

Cette capacité d’accueil qu’a la langue française, aucune autre langue ne l’a au même degré. Aucune autre langue n’a non plus, au même degré, cette capacité d’ouverture aux signifiés que nécessairement les mots charrient quand, issus de l’extérieur, ils en viennent à s’intégrer à la langue d’accueil. L’anglais, me dira-t-on. Je réponds aussitôt qu’il y a deux anglais : celui de l’Angleterre proprement dite ou de ce qui s’est appelé longtemps Grande-Bretagne, à savoir l’ensemble insulaire qui recouvrait aussi l’Irlande. Cet anglais là est de racine germanique, comme on le sait, mais il reste, depuis Guillaume le Conquérant qui régna aussi sur une partie de la France, fortement imprégné de français ou de latin, via la langue française. Il y eut, régnant sur l’Angleterre, aux côtés de leurs époux, treize reines françaises — ce qui n’est pas peu, surtout en ces temps où le français était langue de coeur et de cour. « Snobisme » est un mot anglais tardif: souvent le snobisme aura été l’un des meilleurs vecteurs linguistiques. Il le fut dans la haute aristocratie anglaise au plus grand bénéfice du français, comme il sera plus tard, beaucoup plus tard, l’un des rouages efficaces qui aideront à l’extension du français dans toute l’Europe de la culture, et ailleurs. La plus grande entreprise de destruction créatrice de la langue de Shakespeare, c’est un Irlandais de génie qui la conduira: James Joyce, l’auteur d’Ulysses. James Joyce est, à l’égal de Rabelais pour le français, celui par qui le scandale arrive, mais aussi par qui se répand le magma brûlant des mots créés, du verbe recréé. Quant à l’anglo-américain, je ne sais trop qu’en penser et je reste à son égard dubitatif. On connaît la boutade de Bernard Shaw: «L’Angleterre et l’Amérique sont deux pays séparés par la même langue». Ce mot n’est qu’un trait d’esprit: il étincelle plus qu’il ne dit vrai. Il y a de grands, d’admirables romanciers américains, d’immenses poètes: Hawthorne, Melville, Faulkner, Hemingway, pour n’en citer que quelques-uns, et je ne saurais oublier qu’Edgar Poe, l’un des maîtres de Baudelaire, est Américain, que Walt Whitman est Américain, que Henry James est d’origine américaine, d’origine également américaine T.S. Eliot.

Reste que mon doute sur l’Américain concerne surtout ce langage utilitaire qui a cours aujourd’hui partout à la surface du globe et où deux cents mots pour le pire, cinq ou six cents pour le meilleur, mots souvent rafistolés (qu’on me pardonne cette expression familière) à partir d’autres mots étrangers à l’anglais et adoptés, adaptés à la hâte, que deux cents à cinq cents mots permettent à des hommes d’affaires, parfois à des spécialistes ou même à des savants, de s’entendre tant bien que mal, de Chinois à Italien, de Péruvien à Congolais, d’Allemand à Iranien dans le pire anglais qui soit, ce que Molière aurait appelé un sabir. Cet anglais-là, amputé de ses valeurs morales et de ses affinités intellectuelles, m’inquiète, et je dirai même qu’il angoisse le poète, le manipulateur de mots en chambres d’échos que je suis.

L’une des caractéristiques de la langue française, qui fait sa richesse, est, précisément, qu’elle ne peut pas se résumer à quelques centaines de mots, qu’elle ne saurait se proposer à qui entend l’assumer et la faire sienne sous forme de “digest” comme ont dit. Le français est un tout, une totalité, une globalité (vocabulaire, syntaxe, grammaire, et le reste) à prendre ou à laisser. On ne peut non plus prendre la langue sans en coloniser, du même coup, toutes les valeurs, toutes les significations, toutes les propositions: les évidentes, les apparentes, les induites. “Langue de caissier, précise et inhumaine”, disait Léon Daudet: il avait tort. Précision, oui; inhumanité, non. Aucune langue n’est plus que celle-ci aussi apte au dialogue et accrochée à lui. Je ne veux pas faire de linguistique de Café du commerce, mais connaît-on d’autre langue où le commerce, précisément, à savoir l’échange de denrées, puisse également s’entendre comme étant l’échange des idées, celui des civilités, cet admirable “commerce des hommes” où se lit en filigrane, à travers la formule qui semble toute faite, l’expérience de chacun mise au regard de l’expérience d’autrui, la curiosité de ce qui fait l’altérité de l’autre, l’attention toujours éveillée et comme à l’affût de la surprise possible et bienvenue quand quelqu’un, en face de vous, vous offre un don inattendu et inespéré, l’urbanité enfin, la courtoisie, la diplomatie en tant qu’art de séduire et de capter, — en un mot, en un seul beau mot: l’humanisme ? Recourir à la langue française dans ses rapports avec les autres et, aussi, avec leurs idées, c’est hériter spontanément de cette longue tradition d’humanisme où la confrontation et les oppositions paradoxales délimitent, de la langue, le premier espace du discours. On ne peut hériter de Pascal sans hériter simultanément, et dans le même mouvement, de Montaigne; on ne peut s’arrêter à Voltaire et ignorer Rousseau, ni s’occuper de Descartes en maintenant dans l’ombre Mallarmé, ni opposer Sartre à Claudel et le Nouveau Roman à Stendhal ou Balzac. Oui, bien sûr, on peut le faire en théorie, mais ce serait se priver de l’ombre portée qui fait la profondeur de l’esprit et de l’âme. La langue française vaut par ses clairs et ses obscurs comme le « Temps Perdu » de Proust ne prend sa résonance pleine et entière qu’à la lecture du « Temps Retrouvé ». Ainsi est cette langue, ainsi est cette culture française qu’on ne saurait épouser l’une des jeunes filles de la maison, celle dont l’ombre est en fleur, sans épouser aussi, bien ou mal, toute la famille. Apprendre le français, lire en français, c’est non seulement faire partie, un peu, de la famille France mais c’est désormais, et de plus en plus, entrer dans l’immense famille francophone qui groupe des Blancs, des Jaunes, des Noirs, des Arabes et tout le complexe système d’interférences et d’interculturalités avec l’infinie variété des métissages, ce métissage sur qui se fonde nécessairement, inévitablement, la grande civilisation de demain. Léopold Sedar Senghor avait vu juste quand, il y a cinquante ans, il écrivait: « La civilisation à venir sera métissée ou ne sera pas ».

Et c’est ainsi que la France est, par sa langue, par sa culture, cette entité dont beaucoup ont besoin pour vivre, comme je l’ai dit. A elle seule, elle est ce microcosme d’où s’élancent les voies du futur. Celui-ci, le futur, puisera dans ses contrastes la légitimité de sa revendication de n’être pas uniforme. Il puisera dans la sorte de dynamisme même né de ce déséquilibre créateur dont les asymétries sont porteuses l’espoir d’une convergence nécessaire au-delà et par-delà les contradictions et les fractures. Ce n’est pas un hymne d’amour que j’entame ici, moi que la France a pu blesser parfois. Ainsi sont les choses qu’il faut savoir les traverser, les dépasser pour parvenir à l’essentiel.

L’essentiel est en ceci désormais: il y a une seule puissance planétaire, et ce sont les Etats-Unis d’Amérique. Ils dominent le monde économiquement, politiquement, scientifiquement, médiatiquement, militairement, linguistiquement. Ils pourraient, étant donné leurs moyens, le dominer culturellement, ce qu’ils tentent de faire, ce qu’ils réussissent en partie à faire par l’impérialisme de leurs médias et notamment de leurs médias audio-visuels. Mais la culture n’est pas seulement un outil de puissance, de toute-puissance. La culture est une vulnérabilité, une porosité, une faculté d’écoute et une capacité de dialogue. La France qui a besoin de dialoguer avec elle-même pour exister est mieux armée que n’importe quel autre pays pour aider à l’instauration de ce nouveau dialogue dont le monde a besoin; la France et, derrière la France, cette Europe en train de se former et dont la France, je l’ai dit, est la tête chercheuse. Il y a la France, il y a l’Europe et il y a les pays entièrement ou partiellement francophones.

Le français, grande langue internationale ouverte à toutes les directions de la rose des vents, a un rôle déterminant à jouer pour ces pays qu’elle aide à mieux respirer. C’est toujours une étrange émotion que celle qui naît de la traversée d’un pont mental. Les mots ne sont parfois, d’une rive à l’autre du monde, que de tremblantes passerelles. Un mot partagé et partageable est l’une des façons que les hommes ont inventées pour vaincre la séparation.

Plaidoyer pour la langue française

Allocution prononcée le 6 avril 2003, au Palais du Luxembourg

 

Plaidoyer pour la langue française

Aujourd’hui plus que jamais, le monde a besoin de la langue française et j’ajouterai qu’il en a besoin au premier degré. Utilisé au premier degré précisément, l’anglais est aujourd’hui la langue la plus communicante du monde, celle dont font généralement usage les négociants, les industriels, les scientifiques, les banquiers, les assureurs, les diplomates, les internautes, les courtiers et représentants en tout genre… Mais cet anglais-là est ce qu’il est : 1 000 à 2 000 mots qui n’engagent ni la culture de l’homme, ni sa profondeur, ni ses valeurs. Anglais ? Plutôt, anglo-américain, que ses utilisateurs mondiaux connaissent généralement assez mal, qu’ils emploient sans illusions, le prononçant et l’écrivant d’une manière souvent fautive et se refusant à espérer de lui plus qu’ils ne lui demandent : le rendez-vous utilitaire avec l’autre. Oui, l’anglo-américain n’est axé sur rien d’autre que l’efficacité. On connaît la boutade de Bernard Shaw : « L’Angleterre et l’Amérique sont deux pays séparés par la même langue. »

Où que le français se parle ou s’écrive – en France même, en Afrique, dans les pays arabes, au Québec, aux Antilles, dans l’Europe francophone (Belgique, Suisse romande ou Roumanie), ou encore là-bas, très loin, au Viêt Nam et aux antipodes –, la France est présente par sa culture, c’est-à-dire par l’essentiel. Là où s’enracine le français, s’enracinent ses valeurs, les idéaux qu’il sécrète ou qu’il définit, son combat bicentenaire pour la démocratie, ses leçons d’éthique ou de politique, même si celles-ci restent parfois abstraites et pèchent par défaut d’adhérence au dur usage de la réalité. Partout sont présents et rayonnent ses écrivains, ses philosophes et ses poètes, mais aussi, parce que le fait culturel est un fait global, ses peintres, ses musiciens, ses créateurs de toute obédience. On ne peut être francophone sans épouser la France dans sa totalité. Sinon, comme dit joliment la langue, on « baragouine » ou l’on dérape.

 Parce qu’elle est non seulement un fait linguistique, mais aussi un fait culturel de première importance, la langue française ne me paraît pas, loin de là, être dans une situation désespérée. Les utilisateurs de l’anglo-américain sont sans doute près de 2 milliards : ils n’ont, à l’égard de l’anglais, aucune dépendance culturelle, si, directement intéressés, ils ne sont pas eux-mêmes de nationalité anglaise ou américaine. Les utilisateurs de la langue française sont environ 300 millions et ils doivent presque tout à cette langue française, qui est le toit de la maison, même si les murs de celle-ci sont le plus souvent bâtis avec des éléments de la culture originelle. Au cours de l’Histoire, la langue française a rarement cherché à détruire les cultures premières dans les pays où la France s’est attribué une mission, à l’inverse de ce qui s’est produit dans les régions qui furent dominées notamment par les Espagnols, par les Portugais ou, de façon plus spectaculaire, par les Anglais d’Amérique du Nord : partout où cette domination s’est produite, de grandes civilisations, des modes de croyance et de vie ont mordu la poussière. Poussière des chevaux des conquistadores en Amérique du Sud, poussière des fameux cow-boys en Amérique du Nord. La France, plus sage, a moins insulté l’avenir. Parce qu’elle a su respecter les terres qu’elle a gérées, la France, langue et culture comprises, reste aujourd’hui inscrite dans l’avenir des États issus de son Empire, maintenant que, partout dans le monde, leurs contentieux politiques ont cessé d’exister.

 J’ai souvent réfléchi au statut privilégié du français dans les régions qui furent longtemps des colonies ou des dépendances. La présence française a établi dans ces régions un mode de pensée qui, à partir des valeurs de la langue, a permis aux populations de s’émanciper intellectuellement en attendant de se libérer politiquement. La célèbre trilogie « Liberté, Égalité, Fraternité » ne s’enseigne pas sans effet, et c’est au monde entier que la France a donné ce type de haute leçon. Par son extension coloniale sur les cinq continents, la France a, de son côté, appris à connaître les autres, tous les autres, de l’intérieur en quelque sorte, tout en se faisant connaître d’eux. Plus que n’importe quel pays au monde, la France, continentale et maritime, ayant en outre une double façade atlantique et méditerranéenne, la France, qui est – au plan intellectuel au moins – la tête chercheuse de l’Europe, est l’un des seuls pays capables de donner et de recevoir, dans le cadre de ce dialogue des cultures que chacun appelle de ses vœux, à l’heure incontournable de la mondialisation et de la globalisation, de l’uniformisation et de la standardisation, de l’anonymat généralisé sous l’égide des États-Unis et la tyrannie du dollar. Pour dialoguer avec l’autre, il convient de pouvoir dialoguer avec soi-même. C’est précisément le cas de la France. Pour dialoguer avec lui-même, un pays doit être capable de s’ouvrir aux familles spirituelles et politiques qui le constituent. Seul un pays comme la France – riche de son passé, de son expérience actuelle et de son ouverture sur le devenir – peut, face aux tout-puissants États-Unis, proclamer l’état d’exception culturelle en vue d’échapper à l’équarrissage général, à l’atomisation des sens et des consciences, des valeurs et des besoins. C’est cette étonnante diversité, spécificité française, que voulait signifier le général de Gaulle quand il s’écriait, sur le mode humoristique : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromages ! »

Grâce à l’exemple donné par la France dans un certain nombre de domaines, on peut affirmer que la fatalité de la mainmise américaine sur nos cultures n’est pas inévitable et que l’on peut, si l’on s’y prend à temps et avec détermination, sauver les meubles, et peut-être même la maison. Mais il n’y a plus un instant à perdre. Il faut très vite identifier chacune de nos cultures, qui sont de grandes cultures, même et surtout si ce sont des cultures traditionnelles, et les renforcer de l’intérieur par tous les moyens disponibles – muséologie, muséographie, collecte et transcription des traditions orales, sauvegarde des monuments et des vestiges, études en tout genre, relevés, etc. Pour cela, la France, directement ou indirectement, peut apporter son concours, sans que soit négligé pour autant, dans le cadre d’un développement raisonné, le soutien résolu aux évolutions nécessaires et aux indispensables modernisations. La technique et la technologie doivent être plus généreusement partagées. Sur ce point, je m’adresse aux pays dits évolués et je lance plus particulièrement un appel à la France, pays de tradition humaniste dont la responsabilité à l’égard des pays colonisés est certaine.

 Quel est, par ailleurs, le rôle que peuvent jouer la France et sa langue dans le développement et l’évolution des pays entièrement ou partiellement francophones ? J’ai déjà souligné l’importance de l’impact des idéaux démocratiques sur ces pays. Là où la démocratie est occultée, refusée, il ne saurait y avoir de véritable développement, car le développement économique reste stérile s’il ne s’accompagne d’un développement intellectuel et moral. De plus, il est indéniable que, dans un pays où le dialogue interne est suspendu, il ne saurait y avoir d’échange égalitaire avec l’autre, avec l’extérieur et l’étranger, donc de dialogue des cultures, celui-ci se définissant en tant que partage des valeurs. Or, seuls cet échange et ce partage sont fondateurs de civilisation.

 Aujourd’hui, le dialogue des cultures passe nécessairement par la traduction. Depuis environ cent cinquante ans, la langue française est l’une des principales plates-formes de la traduction en Europe, beaucoup d’orientalistes et de spécialistes ayant transcrit en français, souvent de manière admirable, certains textes majeurs des communautés des autres rives : chinoise, japonaise, arabe, persane, africaine, précolombienne, et d’autres encore. La traduction, du français vers d’autres langues, notamment les langues du tiers-monde, se fit longtemps de manière très épisodique, anarchique et hasardeuse. Aujourd’hui, les choses ont profondément changé : les maisons d’édition françaises traduisent beaucoup et de mieux en mieux, et de nombreux auteurs français, ou traduits en français, sont traduits dans d’autres langues, notamment l’arabe – qui est ma langue. Je témoigne à partir de mon expérience personnelle : étant libanais, j’appartiens par mes origines à un pays intensément traducteur, le plus actif de tous les pays arabes en ce domaine. J’ai traduit moi-même en français quelques textes importants de la modernité arabe et j’ai, à partir du français, étant un écrivain de langue française, eu moi-même le privilège d’être traduit dans une quinzaine de langues de la planète.

 Pourquoi un écrivain du tiers-monde, par exemple un écrivain issu du monde arabe, a-t-il besoin soit d’écrire en français, soit d’être traduit dans cette langue ? L’arabe est, certes, une grande langue, mais il reste d’un usage réservé au seul monde arabe. En revanche, le français, au-delà même de sa valeur proprement littéraire, est une langue de communication internationale. Écrire en français ou être traduit dans cette langue, c’est s’inscrire évidemment dans un patrimoine privilégié, mais c’est aussi, comme je viens de l’évoquer, pouvoir espérer un transfert vers d’autres aires linguistiques. C’est s’assurer ainsi, outre le lectorat français et francophone, avec souvent à la clé une mise en perspective critique de l’œuvre, une audience internationale. Cette audience est d’autant plus précieuse que, fréquemment, l’écrivain dont je parle est en mal de public dans son pays d’origine, soit pour des raisons économiques (le livre est trop cher), soit pour des raisons intellectuelles (le public est peu formé culturellement ou déformé idéologiquement), soit pour des raisons politiques (l’auteur est interdit de public ou censuré).

 À l’écrivain persécuté ou censuré, la langue française proposera donc un espace de liberté. En français – directement ou par les voies de la traduction –, cet écrivain peut exprimer ce qu’il n’aurait pu dire dans sa langue et dans son pays d’origine. C’est là également une victoire de la démocratie. La diffusion éventuelle de son propos dans d’autres langues – propos qui est toujours lucide ou courageux, s’agissant d’un écrivain contestataire, parfois même révolutionnaire – ne peut qu’ajouter à cette victoire.

 Parce que la langue française s’est toujours adaptée aussi vite que possible aux réalités du monde contemporain, elle propose à son utilisateur un instrument nuancé et inventif pour aller plus loin dans l’exploration et la formulation d’idées neuves, de concepts inédits, de sentiments ou de sensations difficilement identifiables pour cause de subtilité extrême. Ce faisant, la langue française permet de sortir des sentiers battus, de stimuler en chacun, par l’oxygène qu’elle apporte, tous les dynamismes créateurs. Je l’ai définie comme espace de liberté. En effet, si, depuis deux siècles, le français a été sans doute la structure langagière la plus malmenée, cette structure aura également été la plus traversée de formes neuves. « Rossignol désaccordé pour l’honneur de la musique », disait de Pierre Boulez mon compatriote Georges Schéhadé. Langue de notre modernité récurrente, le français est ce beau rossignol-là, désaccordé, mais sans cesse réaccordé pour l’honneur de l’esprit.

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