Étiquette : langue (Page 2 of 2)

Conférence à la Sorbonne octobre 2001

Le 31 octobre, à Paris, à la Sorbonne, Salah Stétié donna deux conférences dans le cadre du cycle des conférences de Pierre Brunel
– à 14h, dans l’Auditorium des Cours de la Civilisation française, entrée au 14, rue de l’Estrapade, Ve arrondissement :

le français, l’autre langue

– à 18h, dans la salle des Actes, entrée au 17, rue de la Sorbonne :

un fils de Rimbaud : Jean Genet

 

Le français, l’autre langue

Extraits de Le français, l’autre langue, éditions de l’Imprimerie Nationale, 2001

La langue française est l’une de ces langues dont beaucoup d’hommes et de femmes, disséminés sur les cinq continents, ont besoin pour vivre. Cela ne veut nullement dire que d’autres langues, et notamment la langue nationale de chacune des communautés humaines qui composent le monde et qui sont autant d’unités linguistiques, soient de moindre intérêt ou de moindre importance. J’ai pour chacune des cinq mille langues confirmées dont sont tributaires les principales cultures de la planète le plus grand respect et, au-delà même du respect, la plus vive des fascinations. Une langue, c’est une histoire, avec tout un vivier d’hommes et de femmes, c’est une mémoire, c’est une structure mentale, conscient et inconscient pris dans la nasse des mots, c’est une sensibilité spécifique et souvent vertigineuse, ce sont des concepts et des valeurs, ce sont des points d’arrimage et des objectifs immédiats ou lointains. C’est dire ainsi qu’une langue, une langue vivante, c’est – passé et avenir traversés par la même courbe de vie – un projet. Un projet qui tient de toute sa force à l’événement, passé, présent, futur car rien dans le futur qui ne vienne du passé, et c’est peut-être là l’un des plus hauts enseignements de toute la langue que cette admirable chaîne impalpable, que cette continuité dans la prise qui est de l’ordre de l’immatérialité spirituelle.
Donc, salut à toutes les langues et, aussi, aux idiomes moindres, aux dialectes et à leurs dérivations, aux patois, aux modulations diversifiées au sein de chaque langage, aux accents. Avant d’aller plus loin, puisque le mot langage a été prononcé, comment ne pas saisir l’occasion pour rappeler les vers célèbres de Paul Valéry ?:
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE Discours prophétique et paré, Belles chaînes en qui s’engage Le dieu dans la chair égaré Illumination, largesse! Voici parler une sagesse Et sonner cette auguste Voix Qui se connaît quand elle sonne N’être plus la voix de personne Tant que des ondes et des bois!
Valéry dit qu’une fois sa place affirmée dans le langage, la chose – idée ou sentiment évoqué – perd ses contours spécifiques, sa nature naturée, pour se fondre dans l’universalité conceptuelle qui permet la communication. Je ne veux pas trop m’attarder sur cette notion aujourd’hui battue en brèche aussi bien par la linguistique contemporaine que par ces manipulateurs exceptionnels de mots que sont les poètes et pour qui il n’existe pas, en poésie du moins, ni de mots à valeur généralisée et abstraite, ni de chose idéelle capable de se projeter d’une manière décorporée dans la langue. Georges Schehadé s’est-il mieux exprimé, en la matière, quand dans sa pièce de théâtre La soirée des proverbes , il fait dire à l’un de ses personnage, Argengeorge, figure du poète, à propos du livre qu’il lit, Le jet d’eau grammatical: “C’est une étude volumineuse sur le langage et ses accessoires: la ponctuation et les idées […] Un traité sur l’émancipation des mots. Depuis le temps qu’on les marie, à l’église ou à la mairie, à la plume ou au crayon, ils aspirent à plus de conscience, à la vie heureuse des oiseaux et des lions”.
[…]
J’ai dit au début de cet écrit que le français était une langue pour vivre. Je m’en explique. Je suis arabe et je tiens à mon arabité. Qui est la forme la plus profonde de mon identité, matrice originelle, en quelque sorte. Mon père s’appelait Mahmoud et ma mère Raïfé, l’un et l’autre de la vieille souche beyrouthine. J’ai grandi dans les rites de l’Islam, un Islam souriant et tolérant, et dans les fastes quotidiens de la langue arabe, mon père étant un poète de bonne facture classique et ma mère une lectrice impénitente. Mon père, qui était linguiste et grammairien aimait passionnément sa langue qui lui tenait lieu de nourrice affective. Il me plaça pourtant, à quatre ans, entre les mains d’une autre nourrice qui me deviendra mère, cette langue française que je ne devais jamais plus quitter. Plus tard, je rencontrerai comme si je l’avais écrit moi-même et comme s’il célébrait ma propre mère, mère mentale s’entend, le fameux vers de Du Bellay: “France, mère des arts, des armes et des lois”.
[…]

J’entrais dans la langue française comme chez moi et le couvent qu’elle me paraissait parfois, je rêvais de le transformer en sérail, je veux dire d’adapter à ma propre structure intime les éléments d’un bâti imposé mais ductile et transformable.Car en cela réside le plus grand pouvoir de cette langue: c’est qu’elle est si sûre d’elle-même qu’elle n’a aucune peine à se laisser apprivoiser. C’est langue de vaste accueil que le français, et tous qui, venus de l’extérieur de la langue, se sont approchés d’elle pour se l’approprier, vous le diront: elle se laisse faire, mais à une seule condition: c’est qu’elle ne soit pas défigurée, sinon par jeu. Elle se laisse faire par jeu, dis-je, mais le jeu a ses règles et il est bon que ces règles soient observées. Observées, certes, dis-je encore, mais pas trop. Vous voulez jouer avec moi, dit la langue, pourquoi pas ? Mais que m’offrez vous en échange ?” C’est en cela, oserai-je le dire ? que la langue française est féminine, est femme. “Tu veux ou tu veux pas ?” disait il y a plus de vingt ans une chanson célèbre. A quoi répondait, sur un autre plan, une autre chanson fameuse de la même époque: “Je t’aime. Moi non plus”.
[…]
Et c’est ainsi que la France est, par sa langue, par sa culture, cette entité dont beaucoup ont besoin pour vivre. A elle seule, elle est le microcosme qui autorise les voies du futur. Celui-ci, le futur, puisera dans ses contrastes la légitimité de sa revendication de n’être pas uniforme. Il puisera dans la sorte de dynamisme même né de ce déséquilibre créateur dont les asymétries sont porteuses l’espoir d’une convergence nécessaire au-delà et par-delà les contradictions et les fractures. Ce n’est pas un hymne d’amour que j’entame ici, moi que la France a pu blesser souvent, je ne dirai pas par quoi comme je ne dirai pas non plus comment mon propre pays, le Liban, a pu si souvent me meurtrir, si souvent me réduire au désespoir. Ainsi sont les choses qu’il faut savoir les traverser, les dépasser pour parvenir à l’essentiel.

C’est la langue qui m’a parlé

Extrait de Sauf Erreur, entretiens avec Frank Smith et David Raynal, éditions Paroles d’Aube, 1999

QUELLES LANGUES PARLEZ-VOUS ?

Je me demande, moi qui suis plein de carrefours linguistiques, si j’ai jamais réussi à parler. Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé. Ajoutez à cela le conflit entre deux langues, de directions, de valeurs et d’origines tout à fait différentes, l’arabe d’une part. le français de l’autre, et vous voyez combien le débat linguistique en moi-même aurait pu être violent.
Eh bien, curieusement, il n’en a rien été. C’est vrai, entre mes deux langues mères, j’ai assez miraculeusement évolué. Je ne me souviens pas d’avoir subi d’oppression dans ce domaine, et cela pourrait tenir ­– ce n’est là qu’une hypothèse – au fait que, professionnellement et poétiquement. j’ai toujours été un frontalier, un douanier-passeur, un contrebandier, sans crainte ni complexe. Ni vu ni pris : c’est peut-être là une définition du passage clandestin, de cet insaisissable dont me parlait une fois René Char, citant, si je ne m’abuse. Denys d’Halicarnasse : « Dans les bras du ravisseur, il y a toujours l’imprenable. »
Bref, langue pour langue, libre de toute systématisation linguistique structurée d’avance, j’aurai parlé ma langue ou, en tout cas, j’aurai essayé de le faire. Il me semble que. malgré les apparences, le langage de poésie est aujourd’hui plus essentiel que jamais. Dans la césure où, du fait des médias, des techniques, des technologies, du Web et de tout le reste, on assiste à la montée irrépressible de nouveaux langages codés, il apparaît qu’outre l’usage utilitaire de la langue qui. lui, va de soi, la langue créatrice, la langue créative, la langue de toute mémoire d’avenir (formule que je reconnais comme hautement paradoxale) ne peut être que la poésie : « la langue de la langue », comme il m’est arrivé de la définir.
On peut être créateur dans une langue sans être forcément poète dans cette langue. Après tout, un romancier, un philosophe, un essayiste a, lui aussi, comme matière première, la langue, et. lui aussi, par la porosité de sa langue au réel et sa capacité de captation de ce même réel, il s’oppose à la montée des codes.
Mais. j’y insiste, c’est le poète qui est l’agent le plus actif face aux langages plus ou moins momifiés de la technique et de la technologie. Le poète n’est pas seulement un utilisateur de la langue : par l’invention dont il charge ses mots, par la nouveauté dont se lustrent ses images, par la liberté qu’il impose aux liaisons existant entre la langue et le monde, il est celui qui restitue chaque fois à la langue sa fraîcheur première. C’était déjà Mallarmé qui voulait « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Et c’est Stravinski qui affirme que la nouveauté en art, c’est de « chercher une place fraîche sur l’oreiller ». C’est enfin Adorno qui parle « du muet dans la langue », autrement dit de ce silence interactif qui travaille autour d’un noyau central infracassable – comme le noyau infracassable de nuit de Breton – à faire rayonner sombrement. doublant leur lumière, le sens des mots, devenus chacun « soleil noir ».
Djelâl-Eddine Roûmi, le grand poète soufi du XIII° siècle, l’énonce à sa façon. Parlant de Dieu :  » Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes « , écrit-il.

 

Yves Bonnefoy « Deux langues mais une seule recherche »

fievre

Avant-propos au livre Fièvre et guérison de l’Icône, éditions de l’Imprimerie Nationale/éditions de l’UNESCO, Paris, 1998

On dit volontiers aujourd’hui que notre parole va son chemin sans rencontrer jamais d’aspects du monde ou de situations de la vie qui échapperaient à sa prise et néanmoins nous pénétreraient d’une vérité qui leur serait propre. Le réel ne serait selon cette vue que le produit du langage. Est-ce vrai ? Oui, pour ce qui est des objets, en cela artificiels, à l’aide desquels nous avons bâti notre lieu, mais ne s’attacher qu’à ceux-ci, et aux événements qui s’y articulent, serait ne pas tenir compte des moments pourtant innombrables qui, au contact de la réalité naturelle, bouleversent nos systèmes de représentation et nous font ainsi percevoir dans la profondeur de notre rapport à nous-mêmes des dimensions que recouvre la pensée qui se fait langage et, dans cet espace des mots, se voue au concept. Qu’une nuée se déchire, par exemple, qu’un rayon de soleil se glisse entre ces deux masses d’ombre, et voici que quelqu’un en nous s’éveille à une expérience de l’instant – du temps transfiguré par l’instant – qui à la fois nous dit notre finitude et comment celle-ci peut-être vécue comme autre que le manque et même l’énigme que l’existence qu’enchaîne le discours uniquement conceptuel croit devoir constater dans ce qui est.

Le vrai, c’est que le langage est environné par une réalité qui l’excède mais non sans le dominer de ses cimes, visibles du lieu même où nous nous cherchons parmi les mots et leurs choses; et c’est aussi qu’il y a entre ce premier plan, notre parole ordinaire, et cet arrière-plan, tout d’unité, de simplicité, mille chemins d’abord pavés puis herbeux sur lesquels la recherche humaine peut s’engager : une pente, bien vite abrupte, c’est sur, qu’on peut dire la poésie. – Et ce fait incite à une question, entre beaucoup d’autres, une question qui, dans ce champ de la conscience fondamentale, me paraît devoir être la réflexion obligée de toute poétique moderne, en ce temps où aucune langue n’existe plus, au fond de la vallée que j’évoque, sans une connaissance et une pratique toujours accrues de nombre des autres langues, que rapproche d’elle la multiplication des échanges.

Cette question, c’est – pour en rester à ma métaphore – celle des chemins, des sentiers qu’en chaque langue les poètes ont découverts ou frayés aux marges les plus lointaines de son emploi notionnel afin d’essayer d’aller vers ce grand réel indéfait et chargé de feux qui se profile au-delà de leurs moyens – de leur aliénation – linguistiques. Ces chemins sont-ils en toutes les langues les mêmes ? Certaines de ces dernières n’ont-elles pas, du fait de quelques-uns de leurs caractères – nés eux-mêmes d’une relation nécessairement singulière à leur lieu physique -, accès à des raccourcis, vers le haut rebord si abrupt ? Tandis que d’autres bénéficieraient de trajets plus longs mais alors ombreux et parfois presque riants vers la même cime à des moments dérobés sous le feuillage des choses ? En bref, n’y a-t-il pas autant de savoirs, de pratiques du monde, spécifiquement poétiques que de langues, ou de familles de langues ? Avec, ici ou là, des lambeaux d’expériences du grand objet extérieur qu’il serait aussi passionnant qu’utile d’identifier, par l’étude comparative des grandes œuvres de la poésie de chacune ?Je me pose cette question en pensant à Salah Stétié qui se l’est posée lui-même, et même qui a fait plus, puisqu’il n’a pas hésité à passer de la réflexion à l’acte, en quittant hardiment l’espace verbal du sein duquel s’élançait son regard premier pour entrer dans un autre dont il n’est pas douteux qu’il soit extrêmement différent. D’une part, dans la parole natale, les mots qui disent immédiatement, primordialement, le soleil, les pierres nues et les ombres dures, le décolorement des objets dans la chaleur de midi, le délice des sources, les voûtes fraîches où reparaît la couleur dans les à-plats de l’émail ; et de l’autre, dans la langue d’accueil, une tradition de sous-bois, d’eaux qui courent sous les racines, de ciels changeants, de choses clairement définies par une lumière ni très forte ni trop brumeuse, au jour de laquelle le regard peut se confier avec fruit à des pratiques en demi-teintes et léger relief qui sont aisément des bonheurs. En d’autres mots, peut-on imaginer univers plus différents que ceux de la langue arabe et du français ? C’est pourtant sur le pont à l’évidence vertigineux qui mène de l’un à l’autre que Salah Stétié s’est risqué ; et comme en poésie il ne s’agit pas de rester, tel un touriste de la parole, au plan superficiel des impressions fugitives, mais de découvrir en se souvenant, d’approfondir ce qui s’offre avec les moyens de qui l’on fut et demeure, il n’y a pas à douter que cette œuvre, qui est assurément poésie, ait de quoi répondre à la question que je pose. Ce qui me fait souhaiter quelle soit étudiée de ce point de vue aussi par une critique qui en a reconnu déjà l’originalité et la qualité.

Je me contenterai, pour ma part, d’attirer l’attention sur un aspect de la poésie de Stétié qui me paraît important pour la réflexion sur le rapport des langues et de la réalité au-delà : un aspect d’ailleurs essentiel, ce que l’on pourrait dire son intense verbalité. Dans tout poème la matérialité du mot, sa nature de son, est là pour concurrencer par un souci de musique l’articulation des notions – et de leurs relations – que véhiculent ou instituent les éléments du discours, et c’est là une situation certainement aussi dangereuse que nécessaire à l’intuition qui s’ébauche en poésie. Affaiblie par la recherche des allitérations et des rythmes mais nullement effacée, simplement empêchée d’observer jusqu’au bout ce qui pourrait être sa rigueur propre, la pensée conceptuelle peut se laisser aller dans cette sorte de texte à des associations floues, à un pseudo-dire : à ce qu’on peut appeler du verbalisme. Mais quand ce risque est déjoué, et qu’alors le mot désigne la chose sans plus être tenté de la formuler – c’est-à-dire de lui substituer une essence, et rien d’autre en cela qu’une représentation incomplète -, le bénéfice est immense. Car c’est le plein de cette chose comme le regard la perçoit qui se porte du coup au premier plan de la dénomination, et peut inscrire dans le poème un peu d’immédiateté, un peu d’infini : un peu de mémoire de l’unité originelle perdue. Un mot qui montre, parce qu’il n’explique pas, un mot qui s’ouvre donc aux rapports silencieux que nous avons par en dessous la parole avec ce qui est, un mot pour voir – et aussi savoir – autrement : voilà ce qu’est la verbalité, au cœur de la création poétique.Stétié a cette verbalité. Ses poèmes frappent par leur pouvoir de miner par diverses voies et désagréger la notion. Retour d’abord de tel ou tel mot de son vocabulaire essentiel, par une itération qui affaiblit de son simple fait le contexte de significations où elle se produit, puisque ce contexte change et que le grand mot fondamentale lui, demeure : incantation qui coupe court aux virtualités du concept, creusant les strates du discours, retrouvant au-dessous, comme une source jaillit, l’évidence propre à la chose dite. Puis, souvent, ces groupes de mots – ainsi : « illuné par la lune », reprise du substantif par le verbe, apparente tautologie – qui, loin de mettre en relief accru les notions qu’ils ont à leur avant-plan, dans le cas présent « lune », ou « lumière », font de celles-ci, instruments habituels de l’explication du monde, les voies paradoxales de l’évidence au-delà. « Illuné par la lune », écrit Stétié, et voici exprimé de faon directe que l’apparaître sensible – l’enveloppement d’un arbre, disons, par la clarté de la lune – ne souffre aucune analyse, ne s’explique que par soi-même, est tout aussi impénétrable, mystérieux, que la lune elle-même, que la lumière : ce qui étend jusqu’au bout des ramifications de la phrase l’être-là du ciel de la nuit comme il s’offre en ces instants où, malgré les mots, notre conscience de l’autre se fait silence.

Et que d’oxymores, dés lors, dans ces pages de vue et non de vision qui transgressent le plan où la conceptualisation de l’objet eut obligé à choisir entre un attribut et son contraire ! Que d’images aussi, telle cette « rose de froid », qui pourraient paraître des métaphores – les cristallisations du givre sur une vitre, ce sont bien, en effet, des « roses de froid » – mais sont en réalité des déplacements dans le réseau des associations prévisibles jusqu’en un point où aucune de ces dernières n’est plus désormais concevable, ne sera plus attendue : si bien qu’on est alors tout à fait à l’avant de la parole, là où des parois d’invisible se resserrent, au sein même de l’évidence, autour de celui qui écrit. En somme, c’est dans la poésie de Salah Stétié comme si le texte en était une vaste draperie couverte d’images peintes, mais dans un vent qui la fait bouger, qui défait donc ces images, qui disqualifie l’idée du monde qu’elles auraient pu substituer au monde. La surface de la pensée en est remuée, nous sommes appelés à entrer dans l’inconnaissance – un mot que Stétié emploie quelquefois et qui ne signifie nullement que nous soyons voués sur ces voies à ne rien connaître. Car, c’est vrai, cette poésie ne décrit pas un lieu, n’écrit pas une vie, au moins de façon explicitable, n’évoque pas des événements ; ce poète ne semble se souvenir dans son poème d’aucun de ces moments de la conscience ordinaire. Mais les mots qui nous sont rendus par lui si ouverts nous aident à nous écrire nous-mêmes, ils sont notre lisibilité soudain possible de par l’intérieur de nos actes. Ils aident à transfigurer en présences, en participations à la présence du monde, nos objets, nos savoirs les plus quotidiens.

Une tapisserie dans le vent. Et, pour revenir à la question que je me posais, un premier élément peut-être pour la réflexion sur Stétié entre ses deux rives dans le langage. Cette impression de tapisserie gui bouge, de représentations qui se défont dans un grand remuement continu de la matière verbale, avec parfois même pour la conscience un sentiment de vertige, devant une réalité où manquent les points d’appui de la pratique ordinaire, c’est inusuel dans la poésie de langue française. Sans doute parce que notre lumière du jour ou de la nuit est sans violence trop grande, notre climat tempéré, ce qui sert la cause des choses devant l’esprit, par de multiples aspects, par des relations qui s’éploient avec détails et nuances, ce n’est pas dans le rapport direct à l’objet, c’est par des ensembles disséminés dans la nature ou à ses confins – la course du ruisseau dans les prés, par exemple, avec vallonnements, haies et fleurs, ou l’étendue de chemins, d’arbres, de maisons éparses ou un horizon circonscrit – que la réalité est perçue, son appauvrissement conceptuel remarqué, souffert, sa reconquête poétique effectuée ou à tout le moins désirée. Et il s’ensuit de ce rapport de foisonnement entre langue et réalité naturelle que des agrégats de représentations demeurent dans la parole en français, Une consistance du proche y résiste à la dissipation des figures. La tapisserie qui ailleurs défait les images qui y sont peintes ne bouge pas trop ici, dans le grand vent du désir de l’absolu. Et en revanche, s’il y a chez Salah Stétié cette verbalité plus marquée, avec partout dans son œuvre une radicalité qui en signifie le caractère fondamental, n’est-ce pas parce que ce poète nourri des impressions du désert a dans ses yeux la sorte d’objets que dans son pays la lumière brûle : lumière pure, consumation qui fait de la plupart de ces présences de choses le foyer aussi d’une absence, et maintient loin l’idée du néant dans l’épreuve des réalités qui auront à s’affirmer absolues ?

Une telle lecture, qui fait élection pour l’existence jour aprés jour de moins de biens que n’en désirent d’autres formes de poésie – mais ces biens en seront dés lors plus intensément aimés, l’esprit aura fait alliance avec eux pour y perpétuer un sacré -, j’imagine que la langue arabe l’a intériorisée à sa parole, je crois donc qu’écrivant comme il le fait, Stétié y est demeuré fidèle. Et je constate ainsi qu’en tant que poète en français il nous enrichit d’une conscience du monde qu’aucune traduction ne nous permettrait de revivre de façon aussi immédiatement partageable.

Mais je ne veux pas détourner vers l’aridité de réflexions sur la poésie et ses langues un lecteur qui a droit à la rencontre d’un texte. Et je me bornerai, saluant le livre d’aujourd’hui, à évoquer ces moments des années cinquante où le jeune Salah Stétié, tout frémissant de la fièvre de sa parole, me parlait des beautés et de la vérité poétique de la civilisation ancienne et toujours vivante que nous dénommons Proche-Orient : mais moins par ethnocentrisme – au moins veux-je croire – que parce que l’Orient c’est l’aube, que l’on a certes bonheur à savoir proche. Stétié était tout entier déjà cette intuition à la fois double et une dont s’est approfondie son écriture ultérieure. Et s’il conjoint deux langages, ce n’est certes pas aux dépens de l’unité de son existence.

Eric Naulleau « Salah Stétié, poète des deux rives »

in Le Monde Diplomatique, septembre 1996

LE Grand Prix de la francophonie 1995 a ceci de particulier que son lauréat, Salah Stétié, parvient à réconcilier trois notions passablement antagonistes dans l’esprit de beaucoup : l’arabité, la méditerranéité et la francophonie. Salah Stétié se veut avant tout beyrouthin, « c’est-à-dire malheureux », ajoute-t-il avec un humour frotté de mélancolie. L’auteur de Liban pluriel, éloquemment sous-titré Essai sur une culture conviviale (1), a maintes fois exprimé cette appartenance génétique à un monde pluriel, que symbolisèrent longtemps le pays des Cèdres et sa capitale, notamment dans ce passage où se mêlent les voix du diplomate (2) et du poète : « Sous croix et croissant, [ouvert] à bien des idéologies naissantes, dans l’édification morale et matérielle de ses structures engagées dans l’avenir, le Liban, où tout l’Orient venait hier à la rencontre de tout l’Occident… » Toutefois, l’« ultime port de la Méditerranée » et ses alentours ne sauraient ici dériver loin des sables d’Arabie. Difficile d’imaginer une œuvre plus consubstantielle à cet espace entre golfe et océans, suivant la vision consacrée.
Avec les quatre essais dédiés à la révélation mahométane et rassemblés sous le magnifique intitulé Lumière sur Lumière (3), le plus beau texte en prose de Salah Stétié pourrait à ce propos bien être Réfraction du désert et du désir (4), méditation enfouie au plus ancien de la mémoire méditerranéenne qui s’organise autour d’une scène capitale, jouée et rejouée par la qacida, poème arabe préislamique : « Le narrateur s’arrête en plein désert devant les vestiges d’un campement : il y a là les traces, cendres ou pierres, d’une présence qui fut en ces mêmes lieux couleur et vie avant de s’évanouir à l’horizon. (…) Et c’est là que brusquement l’équation, la redoutable et redoutée équation, s’inverse : du fond de l’absence, ce qui va soudain advenir en épiphanie sollicitée et miraculeusement produite par l’arbitrage du désir intensificateur, c’est la figure de l’aimée, qui fut l’hôte de ce campement. » La Méditerranée de Salah Stétié, une mer intérieure assurément.
L’œuvre de l’écrivain libanais est le lieu d’un ressac poétique, d’un questionnement immuable sous des apparences changeantes : poésie, essai, traduction. « La Méditerranée existe-t-elle ? », est-il demandé dans Les Porteurs de feu (5). Question emblématique d’une pensée qui n’a eu de cesse, en une trentaine d’ouvrages, de cerner une présence-absence, de capturer l’instant innommé entre flux et reflux, si bien qu’une revue a pu consacrer l’un de ses numéros à Salah Stétié et la Méditerranée noire (6). En plus des volumes exclusivement dédiés à des thèmes méditerranéens, le « vieux rivage » surgit au détour de tous les volumes d’essais, comme Le Nibbio et L’Ouvraison (7).

SALAH STÉTIÉ a désiré que sa parole poétique l’une des plus hautes de ce temps s’énonce en français. Il insiste volontiers sur ce choix, d’ordre amoureux, qui distingue les écrivains arabes francophones de leurs homologues belges ou suisses. Dès lors, ses recueils Inversion de l’arbre et du silence (8) ou Obscure lampe de cela (9) évoquent autant de ponts sonores jetés d’une rive à l’autre de la Méditerranée entre les poètes arabes des temps anciens et Mallarmé. Les textes en prose révèlent plus clairement encore combien la langue française se trouve payée de retour par cet amant généreux, sous les espèces d’une syntaxe électivement gauchie, comme pour souligner une plus haute exigence de l’expression. « Comme si rien n’eût mérité qu’on ne désigne que Lui, tout alentour du doigt tendu des mosquées, qui promène une longue ombre heureuse, c’est la grisaille indéfinie, on ne sait quoi, la matière merveilleusement inexacte. Émerge parfois, de tant de pierre extrême ou de vapeur, pour une absence plus vaste encore, une Porte. On la dirait le monument d’une oreille (10). » Un disciple d’André Breton ne pouvait ignorer qu’avant de s’échouer dans la jungle et de prêter le flanc aux métamorphoses les plus fécondes la locomotive doit tout d’abord quelque peu dérailler.

(1) Liban pluriel, Essai sur une culture conviviale, Naufal, Beyrouth, 1994.
(2) Salah Stétié fut ambassadeur du Liban au Maroc et aux Pays-Bas.
(3) Lumière sur Lumière, Les Cahiers de l’égaré, Le Revest-des-Eaux, 1992.
(4) Réfraction du désert et du désir, Babel, Arles, 1994.
(5) Les Porteurs de feu, Gallimard, Paris 1972. Prix de l’amitié franco-arabe 1973.
(6) « Salah Stétié et la Méditerranée noire », Aporie (669, route du Colombier 83200 Le Revest-des-Eaux). 1990.
(7) Le Nibbio et L’Ouvraison, José Corti, Paris, 1993 et 1995.
(8) Inversion de l’arbre et du silence, Gallimard, Paris 1981. Prix Max-Jacob 1981.
(9) Obscure lampe de cela, Jacques Brémond, Remoulins-sur-Gardon, 1979.
(10) Extrait d’Un suspense de cristal, Fata Morgana, Saint-Clément-la-Rivière, 1995.

La preuve par le fruit

Extrait de « La Preuve par le Fruit », in Le Nibbio, éditions José Corti 1993

Comme le fruit se fond en Jouissance Comme en délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt… Paul Valéry (Le Cimetière Marin)
Plus que toute autre langue, ce qui distingue le français, c’est son fruité. Un fruité profond et simple comme celui d’une pomme reinette. Il est des langues plus que le français solennelles, il en est de plus mélodieuses peut-être, ou de plus capables de rêve : il n’en est point de plus riches en parfum, de plus délicates en saveur. Racine est une corbeille de fruits, tout de limpidité, et sous ces fruits, on le sait de reste, un serpent s’est glissé qui, endormi, se réveillera. Syllabe aprés syllabe, l’on déguste Racine apparemment avec facilité – « comme en délice il change son absence » -, et quel miraculeux épanouissement dans la bouche à travers chacune de nos papilles ! Jusqu’à ce que se manifestent les terribles sucs agissants. Ce que je dis de Racine, je pourrais le dire de Stendhal, je pourrais le dire de Nerval, je pourrais le dire de Baudelaire et de tous autres prestigieux « manieurs de mots », tant le Jardin à la française me paraît, en réalité, un verger. Un verger ou, à tout le moins, cette « orangerie » en qui, sous le Grand Siècle, on préservait à l’automne et en hiver les précieux arbustes. Oui, il y a un rapport, et qui n’est pas gratuit, entre cet usage prudent du fructifère et le soin avec lequel chacun des écrivains français d’importance prétend ensoleiller la langue de telle lumière qui lui est propre et, tout à la fois, la préserver du mal qui pourrait lui venir si, par hasard, elle était trop exposée. Le fruit, le fruité, sont le résultat d’une balance intérieure, trébuchet à peser on ne sait quel or invisible, qui autorise la langue à retenir assez d’elle-même pour se nouer, pour se former en tant que substance, et, simultanément, pour libérer d’elle-même et en elle-même le fluide et le volatil en d’étranges spécificités insubstantielles. J’entends : en autant d’affirmations spirituelles que le français, hexagonal ou multi-continental, compte de formulateurs, chacun gardien d’un arbre et d’un terreau.
Cette dialectique du noué et du dénoué, cet équilibre du substantiel et du spirituel, de l’imprudence et de la prudence, ce risque calculé, ce balancier mystérieusement tenu entre le spécifique et l’universel, cette langue qui doit rester assez neutre là où elle s’organise objectivement en système de signes abstraits pour que, là elle se « désorganise » subjectivement, du fait de Pierre et de Paul, elle puisse se colorer en transparence de la couleur précise de l’un ou de l’autre – cette dialectique, je ne vois point qu’une autre langue en autorise avec autant d’assurance le subtil et puissant maniement. L’anglais absorbe l’anglophone ; l’arabe, langue sacrée, langue du Coran, convertit l’arabophone aux valeurs immuables dont il a charge. L’anglais est naturellement anthropophage, et, à travers notamment sa version américaine, il en arrive à être autophage (grande langue pourtant que celle-là et dont on mesure la grandeur précisément, ce type d’ « impérialisme » fascinateur qu’elle exerce, par des voies diversifiées, sur l’entière planète en ses communautés contrastées, – fascinateur, certes, et, quelque part, dévastateur…). L’arabe, langue rituelle de prés d’un milliard d’hommes, attire elle aussi et fascine, mais son emprise, essentiellement méditative, est de nature culturelle et, d’aucune façon, elle n’a cette domination utilitaire qu’a l’anglais devenu, par la force des choses, la langue privilégiée des réalismes.
Le français hexagonal comme un diamant, et multi-continental comme un diamant plus gros, le français joue de toutes ses facettes, étincelle de toutes ses ambiguïtés. Et, à y réfléchir, le français n’existe pas. Ou, s’il existe, ce serait à l’état de projet, de projet perpétuel. Je veux dire que cette langue, à la fois jeune et vieille, jeune par une latinité en elle impérissable, vieille comme une écorce d’arbre qui s’accroît année aprés année, anneau aprés anneau, que cette langue, donc, est simplement, est organiquement vivante. Comme tout ce qui est vivant, elle tâte, elle tâtonne, elle bricole, elle se bricole. Elle bricole au fil des temps et des jours, au jeu nuancé des espaces et des ethnies, des instruments ici de plus en plus perfectionnés, là mystérieusement rudimentaires encore, pour toucher la totalité du réel et le capter selon qu’il est captable. Généralités, peut-être, que tout cela, que ces considérations qui ne s’embarrassent pas de preuves. La marche, aprés tout, se prouve en marchant. Et qui prétendra que ce fruit, par-delà ou en deçà du long nocturne travail qui va le chercher dans la terre, oui, qui prétendra qu’il se doit de fournir au jour une autre preuve que sa succulence ?

Newer posts »

© 2024 SALAH STETIE

Theme by Anders NorenUp ↑