Étiquette : l’express

Daniel Rondeau « Deux poètes, une ville, un ciel »

in L’Express novembre 2005

Les poètes, écrit Salah Stétié, «ont un art de se conjoindre au monde par les racines». Ou par D’autres astres, plus loin, épars, répond Philippe Jaccottet

Quand un auteur compose une anthologie de poésie, il rassemble en écoutant son goût quelques flammes qui lui sont nécessaires pour les faire vivre sous un même toit. Georges Pompidou inventa en son temps une anthologie de professeur, à la fois confiante et rassurante, où le lecteur retrouve ce qu’il connaît et qu’il aime. Son principe répondait à l’inverse du souci de Gide travaillant à la sienne. L’auteur de Paludes préférait les pépites cachées. De Genève nous vient aujourd’hui le précieux bréviaire d’un poète. D’autres astres, plus loin, épars rassemble des poètes européens du XXe siècle, choisis par Philippe Jaccottet. Cette anthologie traduit sa vision du ciel, «cette douce habitude de la nuit», où de «hauts astres» rayonnent.

Le livre de Jaccottet s’ouvre sur Constantin Cavafy et se referme avec Joseph Brodsky. Nous sommes au pays des vies intérieures et des exilés dans leur pays et dans leur temps. «Je m’en suis allé un soir», écrivait Ungaretti. Voici Anna Akhmatova, la «muse acérée» de la poésie russe, et Marina Tsvetaïeva, la femme salamandre, oiseau phénix qui aimait les anges, mais aussi ces «Autrichiens» nommés Trakl, Celan ou Christine Lavant. Beaucoup d’Italiens aussi (Bertolucci, Montale, Caproni). Tous ont traversé la vie en laissant derrière eux des guirlandes de mots tendues entre leur propre présence et l’infini du monde. Leurs lumières ont été les points fixes du chemin lyrique de Jaccottet; ils sont maintenant son offrande à notre ciel d’hiver.

Les poètes, écrit Salah Stétié, «ont un art de se conjoindre au monde par les racines». C’est en voyant qu’il est entré dans le mystère d’une ville qui est plus qu’une ville, le miroir d’un peuple et d’un empire. Salah Stétié a posé ses yeux dans les pas de Claudel et déchiffré les signes d’une ville où les dieux sont partout. Son livre rompt la conspiration du silence qui entourait Kyôto. Chaque ville porte en elle les rêves et les crimes des générations qui l’ont bâtie et habitée. Stétié nous dit ce qui est à la fois signe et monde, les toits retroussés, les triangles des frontons, les temples dispersés, les maisons de thé, les jardins, ce rapport de chair entre le dehors et le dedans, l’organisation minutieuse de la ville et sa dispersion dans l’espace. «A Kyôto comme à Venise, écrit-il, la vérité et la beauté, pour faites qu’elles soient de grandes masses fluides, d’air, de ciel et d’eau, sont déployées, soutenues et livrées à l’investigateur passionné jusqu’en leur moindre détail». Son Kyôto, enrichi de magnifiques photos d’Alexandre Orloff, traduit l’émerveillement et la lucidité du poète devant une ville habitée de puissances invisibles.

Daniel Rondeau « Poète et prophète »

 in L’Express, 14 décembre 2000.

Un Mahomet inattendu nous arrive en ce temps de l’avent et du ramadan.
Non pas à dos de chamelle, ni sur un fringant coursier, mais livré à domicile, en 360 pages, par un poète ayant pris l’habit du biographe, et qui s’amuse en passant de nous rapporter le peu d’amabilité du Coran pour les poètes : «Ils sont suivis par ceux qui s’égarent.» Ou encore : «Ils divaguent dans chaque vallée.» Un portrait est venu d’une ancienne place forte d’Afghanistan, autrefois occupée par Alexandre et pilonné il y a peu par les taliban, Herat, orne la couverture du livre.
Salah Stétié se tient à l’entrée de son livre comme à la porte de sa maison, quand Beyrouth était encore Beyrouth. Il murmure un vers de Claudel en guise de bienvenue : «Ô Dieu qui est en moi plus moi-même que moi», cite le nom de Massignon, qui exprime à lui seul, disait Aragon, un grand désir de réconciliation entre le juif, le mahométan et le chrétien, «comme une image de l’humanité future».
L’auteur se présente d’un mot – «humaniste» – et confesse s’être lancé dans cette aventure sur les pas de Lamartine, qui écrivit Une vie de Mahomet dans son Histoire de la Turquie, pour saisir à son profit «une possible image […] bien amarrée (en lui et en dehors de lui) comme un aimant à ses épingles de fer».
Voici donc l’histoire d’un homme, Mohamed (570-632), rien qu’un homme, berger puis caravanier de son état, aimant «les femmes, les parfums et la prière». C’est la nuit (en Orient, la nuit est toujours la saison de la parole), sous les astres brûlant froid de l’Arabie, dans le désert qui enserre La Mecque, qu’une voix lui dit : «Lis !» On pense au «Tolle ! Lege !» de saint Augustin, à cette différence essentielle que Mohamed est illettré (en état d’enfance propre à recevoir l’illumination, disent les exégètes français). La voix appartient à Dieu le Très Généreux et le livre que que l’inculte est appelé à déchiffrer est celui qu’il reçoit sous la dictée divine. La révélation dure pendant vingt-deux ans. Le Coran (récitation, lecture et prédication) contient l’ensemble des messages transmis d’en haut par l’ange Gabriel, «en langue claire arabe», ainsi élevée au rang de langue sacrée. Mohamed est invité à les communiquer à ses semblables.
Avec lui, les Arabes ont enfin trouvé leur prophète, «un prophète ethnique, écrivait Michel Hayek, originaire des Nations qui n’ont pas reçu d’écriture». Mohamed se place dans la lignée d’Abraham. Il continue Moïse et Jésus. Chef d’un petit groupe de fidèles, devenu chef d’état, briseur d’idoles, législateur, guerrier, époux de quelques femmes, dont Khadija et Aïcha, le premier musulman de l’Histoire fonde la troisième religion monothéiste, qui compte aujourd’hui un milliard de fidèles, soit le sixième de l’humanité . Mohamed, «illettré majeur», est sorti du désert au bon moment, quand les patriarches de l’Orient chrétien se déchiraient et que les hommes pieux d’Arabie commençaient à se lasser d’adorer des pierres. La terre entière s’est ouverte «au déploiement de sa signature».
L’Orient du pétrole et des fanatismes a remplacé celui des fins sublimes. L’islam est devenu une «citadelle assiégée». «Assiégée par les autres, mais surtout par lui-même», écrit Stétié. A Alger, au Caire, à Kaboul, il est confisqué par des prêcheurs de guerre et des lanceurs de poignard. Et tout autour de Jérusalem, la ville trois fois sainte, à Gaza et dans les territoires occupés, l’Histoire a rompu le pain de la haine.
C’est sur ce fond d’incertitude tragique («Un Orient sans sagesse, un Orient sans force, un monde sans bonheur», disait déjà Morand) que Salah Stétié a voulu inscrire son Mahomet, «prophète ravagé par le dire de Dieu et ployé sous sa dictée». Un poète écrit sa fidélité à la foi de son enfance, à la lampe de ses parents, qui brûle sans que le feu la touche. Il «refuse de quitter le navire», mais embarque pour des navigations spirituelles ses amis Vigny, Bataille, Rimbaud et Maître Eckart. Il n’oublie pas non plus la Schéhérazade des Mille et Une Nuits.
Son dernier mot ? Lumière.

© 2024 SALAH STETIE

Theme by Anders NorenUp ↑