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Charles Baudelaire

Conférence faite à la Sorbonne le 31 mars 2007 dans le cadre de la Journée de Célébration du 150ème anniversaire de la publication des Fleurs du Mal

LA DÉCISIVE RENCONTRE

Un adolescent de l’immédiat après-guerre à Beyrouth aimait la poésie. Il a quinze ans et il est en classe de seconde chez les Pères Jésuites du célèbre Collège Saint-Joseph de l’Université prestigieuse du même nom. Son manuel de littérature française, encombrant volume de plus de quatre cents pages et qui alourdira son cartable d’écolier de la classe de 3e à la classe de 1ère, manuel dont l’auteur est lui aussi un Jésuite réputé, ce manuel ne le satisfait plus. Il y a découvert Du Bellay et Ronsard, Racine et Corneille, Pascal (un peu), Bossuet (beaucoup), Lamennais (encore plus). Il y a découvert le malheureux Chénier de la pauvre Tarentine, mais non l’autre Chénier, celui du « Corse à cheveux plats » ; Hugo (beaucoup), Lamartine (encore plus) ; Musset (un peu), Vigny (beaucoup plus) ; Théophile Gauthier et Théodore de Banville ex- aequo ; l’Abbé Delille et Leconte de Lisle, victimes de leur homonymie relative et avançant l’un après l’autre à un siècle de distance près ; un seul poème sur « L’Azur, l’Azur, l’Azur ! » d’un certain Stéphane Mallarmé au-dessus duquel le Père Menassa, initiateur affiné, voire raffiné, fera à sa façon « le bond sourd de la bête féroce » ; un seul sonnet : « Je m’en allais les mains dans mes poches crevées » d’un incompréhensible voyou nommé Arthur Rimbaud expédié en un quart d’heure avec ses « souliers blessés » et « [son] pied contre [son] cœur » ; puis ce seront les grands, les très grands, les maîtres de la langue, de la pensée et de l’énergie du cœur : José Maria de Hérédia : Les Trophées ! Sully-Prudhomme : Le Cygne !, deux compères, ces deux-là, tous deux barbus et dont l’un, celui du volatile, a été honoré, nous fut-il dit, par un certain prix Nobel. Face à eux, et quoique catholique, un assez douteux Paul Claudel, distancé de loin par un magnifique et jamais lassé piéton d’alexandrins, toujours en quête d’une tapisserie, d’une Notre-Dame et d’une petite Jehanne de France : Charles Péguy. Après celui-ci, le déluge : la poésie française prenait définitivement ses grandes vacances devant cette borne en ciment armé.

Le petit Libanais, intuitif et rusé comme un petit Libanais sait l’être à l’occasion, ne croyait pas à une fin aussi piétonnièrement abrupte de la littérature et pressentait l’existence de trous noirs dans ce beau ciel à pléiades savamment équilibrées. Il va travailler à en avoir le cœur net, d’autant plus qu’il y a des poètes dans son ascendance et qu’il sait d’expérience que les poètes sont des désillusionnistes. Un vague parfum de découverte de l’Amérique, Amérique mentale s’entend, flotte autour de l’audacieux jeune homme. Il a un condisciple russo-iranien. Qui est, comme lui, fou de poésie et qui, à seize ans, a tout lu : cet ami lui remet discrètement, dans la cour de récréation – le surveillant en soutane distrait par un match de volley-ball – un petit ouvrage en bien mauvaise condition livresque et lui dit à voix basse : « Lis ça. Tu verras : ça change tout. » Notre ami libanais emporte le livre et le feuillette à la dérobée, chaque fois qu’il le peut, sous le battant du pupitre, son cœur lui aussi battant : c’est écrit sur la couverture la honte que cela pourrait devenir pour lui, ce livre, s’il était surpris à le lire : Les Fleurs du Mal. Auteur : Charles Baudelaire. Désormais Salah Stétié est perdu pour le scoutisme et colonisé à jamais (il le croit du moins) par le spleen. Il a enfin rencontré, d’un seul coup et en une seule lecture, sa part de feu.

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Rencontrer Baudelaire pour la première fois, c’est recevoir la première gifle absolue de la poésie. Un certain nombre d’intuitions décisives transforme l’amateur, le lecteur, qui découvre soudain que ce qu’il croyait être la parole en son pouvoir d’incandescence, « la parole en érection » comme l’affirme Séféris, n’était, dans la plupart des cas, que l’art, souvent d’ailleurs honorable, de faire des vers. L’amateur croyait au corps de la langue et que celui-ci était capable de prouesses et voici qu’il découvre une autre réalité, voire une autre vérité, vérité seconde, à savoir que ce corps est d’écorché. Que c’est dans sa fragilité et sa vulnérabilité que le corps de la poésie est essentiel et touche à de l’essentiel, que la fleur de splendeur couvre le mal mais qu’elle ne saurait l’éliminer, ni même l’escamoter, que le « parler vrai » de la poésie est, comment dire ? son « parler noir ». Quelque chose comme un goutte-à-goutte où ce qui goutte est le sang, peut-être ce « mauvais sang » dont parlera un jour Rimbaud qui prétendra, lui, « posséder la vérité dans une âme et un corps » et qui, sur fond « d’horrible arbrisseau », en viendra – chacun le sait – à déchanter, en désenchantant le monde et même le merveilleux vertige de son propre poème. Mais si, pour Rimbaud, « Baudelaire […], roi des poètes, est […] un vrai Dieu », il me faut voir ce qui, pour moi – pardon du rapprochement – aura également contribué à l’installation de la divinité de Baudelaire au seuil de toute parole de poésie, nouvelle, récente ou future. Je voudrais évoquer trois raisons, parmi tant d’autres possibles, qui font de l’auteur des Fleurs du Mal notre contemporain éternel.

Le sentiment, voire la sensation instantanée, de la réalité réelle du paysage, la féminisation de celui-ci, et, en tout état de cause, son surgissement symbolique.

L’intense sensualité présente dans la négation même de la sensualité.

L’attestation du réel en tant que seul vrai lieu, éclairé cependant par le diamant surréel du souvenir.

J’envisagerai ces trois thématiques dans un continuum d’allées et de venues pour échapper au sinistre piège que l’on sait : celui de l’esprit du système qui fait tant de tort à la fluidité caractéristique de la réception poétique.

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L’une des premières découvertes qu’on puisse faire à la lecture de Baudelaire et dans l’innocence de cette lecture première, c’est, dirais-je, la vérité de sa préhension du paysage, que celui-ci fût urbain ou qu’il fût, comme il arrive parfois, exotique. Avant Baudelaire, beaucoup de poètes, notamment à l’époque romantique, avaient sorti leurs pinceaux et leurs mots pour « décrire », et ils le faisaient d’autant plus volontiers que commençait alors cette mystérieuse relation qui va s’établir entre les poètes et les peintres, relation que nous, poètes de la modernité immédiate, connaissons bien et que nous pratiquons à l’occasion dans le cadre d’un mariage entre un texte et une représentation, cela qu’on appelle couramment le « livre d‘artiste » et qui est l’un des modes de notre formulation créatrice. Il arrive même que tel poète pré-baudelairien soit lui-même un grand peintre : je pense à Victor Hugo et à ses prodigieux lavis à l’encre. Reste que ces paysages sont des paysages imaginaires et que le « défaut » des paysages littéraires hugoliens, du moins de beaucoup de ceux qu’il a retenus dans sa poésie écrite est qu’ils sont eux aussi imaginés et, de quelque façon, rhétoriques. Ces paysages, pour « beaux » qu’ils soient, sont essentiellement illustratifs : ils accompagnent l’émotion et lui adjoignent leur orchestration propre plutôt qu’ils ne la précèdent et ne la déclenchent. Ce sont des paysages à signification générale qui ne traduisent, dans la plupart des cas, rien que du général, frayant ainsi la voie au symbolisme à venir, si splendide soit-il dans ses évocations, celui de Mallarmé par exemple, où le détail des choses n’a de matérialité que juste assez pour que ces choses, plus songées que vues, demeurent à une frontière incertaine et brouillée où, comme le dit Hérodiade, « la beauté [n’est] que la mort. » Rien de cette fragilité, de cette vulnérabilité, de cette émouvante référence concrète prompte à se flétrir et à disparaître – de cette « présence réelle » en un mot – qu’on ne verra pénétrer les mots de la poésie que dans certaines des œuvres du XXe siècle, celles – je cite au hasard – d’Apollinaire, de Cendrars, de Jouve, d’Eluard, de Gustave Roud, de Follain et de Char ainsi que, bien sûr, de Bonnefoy, de Du Bouchet ou de Jaccottet. Nerval lui-même, l’immense Nerval des Chimères, nous donne à voir des paysages, merveilleux certes, mais ce sont là paysages de synthèse, de lumineuse et pathétique synthèse. Les paysages en prose de Sylvie et du Voyage en Orient, c’est tout autre chose : c’est aussi vu que « Les Choses vues » de Victor Hugo, que les grandes fresques paysagères de Lamartine, sorti pour une fois de son « Lac » pour aller, lui aussi, regarder vivre l’Orient de près. C’est Baudelaire pourtant qui, le premier, voit et formule à vue. Il faut relire dans Les Fleurs du Mal, puisque c’est de ce livre qu’il s’agit, il faut relire pour l’amour de Paris, et pour le terrible spleen qui fait l’âme et le mystère de cette ville, « Chant d’automne », il faut relire « Spleen » (LXXV) et l’autre « Spleen » (LXXVIII) et, bien évidemment, l’ensemble des Tableaux parisiens, notamment « Paysage » (LXXXVI), « Le Soleil » (LXXXXVII), « Le Cygne » (LXXXIX), « Les Sept vieillards » (LC), « Les Petites vieilles » (XCI), « À une passante » (XCIII), « Le Crépuscule du soir » (XCV), « Le Jeu » (XCVI), « Le Crépuscule du matin » (CIII), et les autres, tous les autres textes de ce très long poème à cent actes divers. Dans « Crépuscule du matin », par exemple, cette étonnante suite de notations vraies, happées sans caméra ni appareil enregistreur, suite en quoi la ville vit :

Les maisons ça et là commençaient à fumer Les femmes de plaisir, la paupière livide, Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ; Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids, Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
Puis la tonalité poétique s’accentue et s’amplifie :
C’était l’heure où parmi le froid et la lésine s’aggravent les douleurs des femmes en gésine ; Comme un sanglot coupé par un sang écumeux Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ; Une mer de brouillards baignait les édifices, Et les agonisants dans le fond des hospices Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux. Les débauchés rentraient, brisés par leur travaux.

En dernier lieu, ce finale, superbe, entre imaginaire mythique et réalisme désespéré et plat, – plat magnifiquement :
L’aurore grelottante en robe rose et verte S’avançait lentement sur la Seine déserte Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

Baudelaire est aussi, en poésie, l’inventeur de l’Île, paysage vécu et concept, ayant sans doute parmi ses proches inspirateurs antécédents Bernardin de Saint-Pierre et Évariste Parny, et parmi les plus illustres de ses descendants « insulaires », un peu Mallarmé, Rimbaud quelquefois et, somptueusement, André Breton, auteur de Martinique, charmeuse de serpents. Ainsi que, bien évidemment, selon son propre registre et sa thématique propre, le flamboyant Saint-John Perse. Baudelaire a eu, de l’île, une expérience aussi fascinée et violente que directe : son voyage de 1841 à Maurice et à la Réunion. Il avait vingt ans, et il ramènera de ce brûlant séjour, outre des souvenirs incomparables et une nostalgie que ne le quittera jamais, la syphilis. L’île est présente déjà en filigrane, et comme une promesse à honorer, dans le poème V de « Spleen et Idéal » : « J’aime le souvenir de ces époques nues… » ; elle est présente dans « La Vie antérieure » (XII), et surtout dans « Parfum exotique » (XXII) :

Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux ; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

Elle est présente, voluptueusement, dans « La Chevelure » (XIII), chevelure où le poète « hume à longs traits le vin du souvenir » ; elle est présente, à travers l’évocation de Jeanne Duval, « la chère indolente », dans « Le Serpent qui danse » (XXVIII) ; elle est là, aussi, bien sûr, en nostalgie maximale, dans « L’Invitation au voyage » (LIV), même si, dans ce cas, c’est la Hollande la figuration de l’île ; elle est là, également, dans « À une dame créole » (LXI) ; elle est là, sur le mode mythique mais à contre-jour et en contre-valeur, dans « Un Voyage à Cythère » (CXVI), qui ruine atrocement tout rêve d’un paradis perdu lequel serait resté intact de tout mal ; elle apparaît une dernière fois à travers deux ajouts à la troisième édition : « À une Malabaraise » (CXXXIII) et « Bien loin d’ici » (CLIV) :

C’est ici la case sacrée Où cette fille très parée Tranquille et toujours préparée
D’une main éventant ses seins, Et son coude dans les coussins, Ecoute pleurer les bassins ;
C’est la chambre de Dorothée – La brise et l’eau chantent au loin Leur chanson de sanglots heurtée Pour bercer cette enfant gâtée.
De haut en bas, avec grand soin Sa peau délicate est frottée D’huile odorante et de benjoin – Des fleurs se pâment dans un coin.

L’île, ainsi que la psychanalyse nous l’apprend, est l’un des symboles majeurs du féminin : par son isolement qui fait d’elle un inaccessible, par toute l’eau qui l’entoure, liquide lié au principe-femme, et par sa luxuriance supposée, espérée, sollicitée. Très souvent dans la poésie de Baudelaire, au-delà des éléments descriptifs concrets et quel que soit le thème du poème, c’est une femme qui condense le diamant du paysage, qui apparaît comme la pointe taillée qui en oriente le sens et l’éclat, à la façon dont cela – cette technique – se retrouvera plus tard dans certains poèmes paysagers de René Char, parmi les plus significatifs (à titre d’exemple : « Congé au vent », dans Fureur et Mystère). Chez Baudelaire, c’est la femme identifiée et identifiable (Jeanne Duval, Marie Daubrun, Madame Sabatier, la mystérieuse Berthe, Dorothée…), ou seulement l’anonyme hasardeusement présente, oui, c’est elle, la femme, qui prend en charge et donne son coeficient (positif ou négatif) à l’espace environnant : la négresse du « Cygne » par exemple,
…amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard… (LXXXIX).

Ce personnage inattendu, dans le lieu le plus noble qui soit, celui de la cour du Louvre – parmi palais neufs, échafaudages et blocs – tire à lui et concentre en lui toute l’histoire de la splendeur de l’Occident, convoquant du même coup ceux que ce même Occident écrase de son avancée. Et, au-delà de l’Occident, c’est le malheur général de notre condition qui est rappelé à travers l’ensemble de l’évocation, paysage en déconstruction et reconstruction reflété dans le ou les mythes de l’histoire en général et, par l’interpellation d’Andromaque ou la nomination d’Ovide, de l’histoire littéraire en particulier. C’est aussi pour le poète, à travers le prisme du souvenir, l’inscription dans sa mémoire blessée d’une magnificence de pierres marquées à jamais par le surgissement d’une pauvre inconnue. Mais « l’enfant », « la sœur » de « L’Invitation au voyage », « la noble enchanteresse » du « Beau navire », la « mère des souvenirs » du « Balcon », la propriétaire de la splendide « chevelure » dans ce pays – une île sans aucun doute – « où l’arbre et l’homme, pleins de sève / se pâment longuement sous l’ardeur des climats », la jeune femme de « Parfum exotique », toutes celles-là signent aussi le paysage et, sans leur présence, celui-ci, désérotisé, perdrait beaucoup, peut-être même le tout de son pouvoir de beauté évocatoire et incantatoire. Présence réelle de toutes ces femmes – des « passantes« , selon la terminologie du poète, et même des « fugitives » – qui confirment, par leur apparition, la vocation d’un endroit déterminé, d’un temps annoncé ou dénoncé, lesquels cependant, temps et lieu, connaissent, par la magie du poème, et pour éphémères qu’ils fussent, le suspens de ce que Breton appellera un jour une « explosante fixe ». « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel » dira, de son côté, René Char, résumant en une formule incisive ce qui aura été, pour Baudelaire, tout à la fois approche de vie, ontologie et esthétique. Et, comme elle le sera explicitement pour plusieurs, dont Claudel, Jouve, Breton et Char – peut-être aussi, avant eux et plus naïvement, pour Rimbaud, dans quelques poèmes des Illuminations : « Royauté » (IX), « Bottom » (XXIV), « H » (XXV), « Déviation » (XXXVI, « Fairy » (XXXVII) –, la femme aura été pour Baudelaire, consciemment et inconsciemment, la marque qui donne aux êtres, endroits et objets du monde la valeur et la signification qui les désignent, femme compensatrice et médiatrice, médiatrice pure quelquefois et plus souvent impure, – mais qu’y faire ? Saluons au passage le signe de la « pure » : « Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau », nous est-il dit (XLII), et aussi, dans « Le Flambeau vivant » (XLIII) :

Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés ; Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères, Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Engagement dans la réalité, attachement au paysage comme étant le cadre de tout le reste, féminisation de ce paysage pour des raisons intuitives de conversion et d’interprétation spirituelles autant que de concentration et de synthèse formelles, passage par la verticalité induite de l’instant à l’éternité, toute la modernité poétique – tout le destin et tout le sens de la poésie – est là, vécu, senti, pensé, exprimé par Baudelaire. Les Fleurs du Mal sont Bible et Évangile de toute écriture poétique responsable et lieu de recueillement pour tout poète capable d’une autre expérience que celle de cet émerveillement béat que certains prennent pour la poésie. « Mauvais poète tient boutique d’émerveillement », ai-je écrit. L’auteur des Fleurs du Mal ne fréquente pas cette boutique-là. Il ne fréquente, d’ailleurs, aucune boutique. Il est piéton dans les rues de Paris ; ses ailes de géant l’empêchent de marcher ; il est comme le roi d’un pays pluvieux, il sillonne gaiement l’immensité profonde ; sa jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage ; il est aux pieds d’une reine un chat voluptueux ; il sait l’art d’évoquer les minutes heureuses ; amoureux pantelant incliné sur sa belle, il pleure, insensé, parce qu’il a vécu ; et le vers rongera, pareil à un remords, la peau de celle qu’il aime.

Et, dans cela, dans tout ce réalisme à la fois cruel et magique, quelle place pour les « Correspondances », ces admirables et mystérieuses liaisons dont Baudelaire se trouve être, pour chacun de ses lecteurs, le révélateur et le prophète ? Le grand, l’étrange paradoxe est là. Le poète de la vérité du quotidien, avec les lourdeurs de celui-ci et ses opacités, ses cruautés, ses envols aussi et ses légèretés, ses haines et ses remords, est, en outre, – étonnamment, pleinement, paradoxalement (cela depuis toujours, depuis ses premiers vers) le poète du sens et de l’espace seconds, du temps second, d’ici l’ailleurs. L’intuition baudelairienne des correspondances, on sait que l’un de ses aspects théoriques nous est donné dans la lettre de l’auteur des Fleurs du Mal à Toussenel (le 21 janvier 1856) : « Il y a bien longtemps que je dis que le poète est souverainement intelligent, qu’il est l’intelligence par excellence, – et que l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance… ». Baudelaire n’est pas, on le sait, le premier – loin de là – des poètes de son temps ou du temps d’hier à formuler une telle intuition panthéistique et mystique : beaucoup de poètes, prosateurs, hommes habités par le spirituel ont, dès l’origine de temps proférateurs et souvent profanateurs, pressenti la présence de la plus vaste des toiles d’araignée, toile d’intelligence sensible, intelligence et sensibilité qui, du fait même de leur exhaussement intellectuel, ne s’expriment ordinairement qu’en termes généraux, si même, comme il arrive, ardemment philosophiques. Le miracle, le mystère de Baudelaire, de celui pour qui « tout […] devient allégorie », c’est que ce tout, précisément, qui s’épanouit en une considération d’essence générale – inévitable dans le cas d’un grand poète que cette propension à la généralisation –, que ce tout donc est enraciné dans le détail réel, dans l’immédiate expérience, dans le temps vécu et que c’est à partir de cet enracinement-là, d’un instant, d’un « éclair » dit Baudelaire, dira Char, que l’universel en vient à visiter la langue. C’est la leçon même, si l’on ose parler de leçon, de « À une passante » (XCIII) :
La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue, Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair– puis la nuit ! – Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
Ne parlons pas, à propos de ce poème célèbre, de symbolisme non plus que de correspondances, bien qu’en filigrane l’un et les autres existent en leurs deux dimensions, l’horizontale et la verticale.

Car, dans ce poème, symbolisme et correspondances restent discrets : moins significatifs en tout cas qu’ils ne le sont dans tant d’autres textes, de « Tout entière » (XLI), du « Cygne » (LXXXIX) aux « Chats » (LXVI), d’« Obsession » (LXXIX) aux « Aveugles » (XCII), d’un « Voyage à Cythère » (CXVI) au « Voyage » tout court (CXXVI). Plus riches et expressives que le symbolisme, dont la postérité sera si grande, ce sont les correspondances baudelairiennes qui retiennent et fascinent : on les retrouve dans les textes les plus intenses, les plus lyriques, les plus bouleversants, ceux qui sont le plus directement issus de la matrice mémoriale-immémoriale. Celle-ci est la mine, la veinée d’or, la productrice de lumière adamantine autant que crépusculaire. Le souvenir est le laboratoire central de la poésie baudelairienne, là où se tiennent, pour le dégagement de l’essentiel, cornues et alambics. Baudelaire ne voit que ce qui est derrière son dos, ce qui est déjà passé, ce qui fut et qui désormais ne rayonne plus que « dans les années profondes », invention de poésie qu’il transmettra après lui à Rimbaud, à Blaise Cendrars par moments et, de façon plus significative, à Pierre Jean Jouve. Ces poèmes sont connus de nous tous et chacun de nous, à son heure, se murmure comme faisant partie de lui-même et comme issu de sa propre mémoire, tel ou tel texte préféré. L’étrangeté miraculeuse du langage de poésie réside dans sa familiarité, dans le fait qu’il semble avoir été toujours là, inscrit dans nos circuits affectifs et mentaux, reproduisant des schèmes et des comportements qui sont, dans le temps suspendu, les nôtres, signes intégrés à la tapisserie impalpable de nos vies, évidences rayonnantes et obscures, – rayonnantes d’être obscures. Qui donc ne s’est réfugié, à l’occasion, comme en territoire personnel et intime, dans les mots (je cite au hasard) de « La Vie antérieure » (XII), dans ceux de « Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne » (XXIV) ou bien ceux du « Balcon » (XXXVI), ou ceux de « Réversibilité » (XLVI), ceux d’ « Harmonie du soir » (XLVII), ceux du « Beau navire » (LII), ceux – si déchirants – de « Chant d’automne » (LVI) et de tant d’autres joyaux absolus et mortels, en qui se retrouvent le profond paradoxe de notre condition et, au sein de cette condition, du seul paraphe du destin personnel de chacun, destin brouillé, destin identifiable ? Lire Baudelaire, c’est se pencher sur ce « Puits de vérité, clair et noir » (LXXXIV) qu’alimente, entre nous tous, une nappe phréatique commune, présente intellectuellement dans l’ensemble de nos mythes, et dont la psychanalyse, notamment freudienne, n’en finit pas d’explorer les coins, les recoins et les profondeurs.

L’inconscient, dont Baudelaire a pressenti la formidable pression, ce dont témoignent, entre autres, Mon cœur mis à nu et Fusées, mais aussi bien des fragments des Fleurs du Mal et même des poèmes entiers tel le surréalisant « Rêve parisien » (CII), l’inconscient est pour le poète, si lucide par ailleurs, si terriblement lucide, le lieu de tous les escamotages.

Baudelaire, poète désirant, chante fastueusement le désir quand celui-ci répond aux conditions de son exigence désirante, mais, par bien des moyens dont il dispose, il tente d’échapper aux effets (et aux méfaits) du désir si l’objet de celui-ci l’importune et le déçoit, lui qui, en fait, est si peu véritablement désirant et cela, entre autres motifs dont beaucoup d’avouables, pour les inavouables raisons physiologiques qu’on sait. Baudelaire échappe au désir de deux façons, et par le recours, dirai-je, à deux techniques moins improvisées que vaguement conscientes et volontaires. Il y échappe quelquefois par la sublimation et par l’excès qui, l’une et l’autre, désarment le porteur de désir, soudain réduit à ses minima subis comme tels ; ainsi, à titre d’exemple, de l’arrière-pensée présente dans « La Géante » (XIX) :
Du temps que la Nature en sa verve puissante Concevait chaque jour des enfants monstrueux, J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante, Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux,
le poète rêvant, en finale du poème, de « dormir nonchalamment à l’ombre [des] seins » de l’aimée démesurée, « comme un hameau paisible au pied d’une montagne ». La sublimation, ça peut être plus classiquement l’exaltation de l’aimée, avec majuscules à l’appui, comme dans le pièces XLII et XLIII, adressées à la Présidente et dans lesquelles Madame Sabatier, « flambeau vivant » est aussi « l’Ange gardien, la Muse et la Madone » ; ça peut être aussi, comme dans « Les Yeux de Berthe » (CLII), la célébration emphatique d’un détail significatif de l’aimée : « Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres / Beaux yeux de mon enfant… ». À l’inverse, le souligné d’un trait de caractère de l’aimée peut décourager la communion et provoquer une forme d’exaspération qui induit une prise de distance et même un contre-désir, désir substitutif, capable de déclencher « l’appareil sanglant de la Destruction », comme dans « À Celle qui est trop gaie » (CXXIX), poème en qui Baudelaire, avant de rêver à un mode criminel de rite sexuel, se laisse aller à cet aveu : « Je te hais autant que je t’aime ! ». C’est également cette même balance entre l’amour et la haine qui règle la machinerie complexe d’un texte comme « À une Madone » (LVII), pour citer un exemple parmi d’autres. Ainsi, dans les Fleurs du Mal, souvent désir et contre-désir se complètent et se contredisent dans un jeu subtil d’équilibre fragile en quoi la splendeur de la femme aimée est comme annulée par la déchéance de l’homme aimant : c’est cela qu’on peut lire dans «Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle / Femme impure ! » (XXV), dans « Semper eadem » (XL), dans le sublime « Réversibilité » (XLIV), dans « L’Aube spirituelle » (XLVI), dans « L’Irréparable » (LIV), dans « Causerie » (LV), dans « La Destruction » (CIX), tous textes déjà mentionnés. Mais la meilleure façon de ne pas se laisser piéger par le désir, l’inabouti désir, désir de désir en quelque sorte, ne serait-ce pas de créer autour de celui-ci le faisceau de raisons négatives qui, dès le départ, font de lui un mauvais gage et une occasion manquée ? C’est ici ruse négative justement, exact pendant de la sublimation, ainsi que forme accentuée de la dévalorisation de soi que l’inconscient baudelairien s’invente pour désaltérer l’amour à même l’eau saumâtre de la honte : plusieurs pièces des Fleurs du Mal portent témoignage de cette équation inversée. Je crois voir une telle équation dans « La Destruction » que je viens de citer ; mais je la vois avec plus de cruelle précision encore dans « Duellum » (XXV), dans »Le Flacon », dans la douloureuse pièce XXXII où le poète, dès le lancer du poème, exprime une irrémédiable volonté de défaite :
Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu, Je me pris à songer près de ce corps vendu À la triste beauté dont mon désir se prive.
Baudelaire, en amour et dans les entrelacs du désir, joue tragiquement au jeu de « qui perd gagne ». Il est, dans toute la poésie française et peut-être dans toute poésie, le seul à avoir pratiqué avec constance et conviction ce très sombre jeu-là. Amère victoire que la sienne et que rien au fond ne garantit comme salvatrice, – sinon que la poésie, que la beauté sont, dans l’inutilité probable de leur sens, les seules valeurs qui fondent l’homme en son humanité :
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité, Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité ! (« Les Phares », VI)
J’ajoute que je ne suis pas loin de penser que le poète des Fleurs du Mal est de ceux pour qui la victoire de la beauté, celle de la poésie – c’est même chose – est une victoire de l’Esprit. De quel Esprit s’agit-il ? Je n’en sais trop rien. Lui-même utilise souvent ce mot comme substantif ou sous sa dérivation adjective. Je suppose que l’Esprit est une étape, une oasis dans l’infini désert où se tient la Divinité, peut-être même est-il le lieu de résidence de celle-ci et se confond-il avec elle. L’Esprit est la force qui nous permet, dans le tragique de notre condition humiliée, de continuer à nous tenir à peu près debout. L’extrême modernité de cette position spirituelle de Baudelaire nous le rend encore plus proche que le fait même de sa poésie, – si moderne d’inspiration et de ton que soit celle-ci par ailleurs. J’ai parlé, évoquant cette poésie, de l’équilibre instable qui est si souvent le sien, tiraillée qu’elle est entre deux contraires. Parfois, les contraires se rejoignent et se dissolvent l’un dans l’autre, l’amour dans le désir, le désir dans l’amour, le temps dans l’éternité, le mal de vivre dans la sérénité de l’être, la lumière dans la montée du soir. Les poèmes les plus saisissants, le plus intensément lyriques de Baudelaire, sont ceux qui appartiennent à cette catégorie-là de son inspiration : je pense notamment – les ayant, déjà, plusieurs fois évoqués – à « La Chevelure » (XXIII), au « Balcon » (XXVI), à « Harmonie du soir » (XLVII), à « Causerie »(LV), à « Chant d’automne » (LVI). Dans quatre de ces cinq poèmes, est inscrit le mot « souvenir » et, dans le dernier des cinq, le souvenir est déjà là, s’apprêtant à cristalliser, en futur proche et déjà rétrospectif. Et l’aimée du « Balcon » n’est « maîtresse des maîtresses » que d’être, en premier lieu, la « mère des souvenirs » : c’est bien la mémoire le plus secret laboratoire baudelairien, celui en qui tout, fût-ce la boue, se convertit en or.

*

« Je cherche l’or du temps », dira, après Baudelaire, André Breton. Tous cherchent. Quelques-uns trouvent.

Rita Bassil el-Ramy « Entretien avec Salah Stétié »

in L’Orient-Le Jour littéraire du jeudi 5 octobre 2006

Au seuil de ses 80 ans, Salah Stétié peut considérer avec satisfaction les cinquante titres qui ont jalonné sa vie poétique, de La Mort abeille (1972) à Arthur Rimbaud (2006) en passant par L’Eau froide gardée (1973), Inversement de l’arbre et du silence (1980) ou L’Autre côté brûlé du très pur (1992) … Dix ans après son ami Georges Schéhadé, il a obtenu le prestigieux Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie française. Surnommé « le poète des deux rives », cet ambassadeur du Liban – mais aussi du langage – a su étoffer la langue française d’images venues des confins de l’Orient. C’est au Tremblay-sur-Mauldre, dans les Yvelines, où il vit depuis 1992, entre les sculptures de César et les photos de grands écrivains et artistes de l’entre-deux-guerres, que le poète nous parle, avec émotion et éloquence, de sa poésie, mais aussi de son « Liban pluriel » et du « mystère » qui l’entoure.

Hormis vos vers qui exaltent les parfums de l’Orient, vous consacrez au Liban des ouvrages comme Liban Pluriel, ainsi qu’une poignée de préfaces d’ouvrages sur le Liban (dont notamment Le Guide Bleu). Quelle place occupe le Liban dans votre œuvre ?

Le Liban, qui vient de subir une nouvelle fois une terrible tempête, joue un rôle essentiel dans ma vie, même si je ne le nomme pas toujours directement. Toute ma poésie, depuis mon premier recueil chez Gallimard, Les Porteurs de feu, jusqu’à Fiançailles de la fraîcheur, paru il y a deux ans à l’Imprimerie nationale, est imprégnée de mes souvenirs d’enfance. Je suis beyrouthin mais j’ai passé mes vacances d’enfant dans la montagne libanaise, dans le Chouf notamment … Barouk était un petit village, un village comme au XIXe siècle. Les hommes des vignes portaient des tarbouches, les paysans allaient à dos d’âne, les médecins de campagne faisaient leur tournée quotidienne à cheval et étaient souvent rétribués avec des paniers d’œufs ou de figues. Ce Liban-là, que Georges Schéhadé a merveilleusement raconté à sa façon, ce Liban-là a profondément fasciné l’enfant poète que j’étais et a marqué, plus tard, l’homme mûr ou l’enfant poète que je suis resté inévitablement, parce que tout le secret de la poésie – c’est Nerval qui le dit – est dans l’enfance. Dans ma vie, j’ai beaucoup écrit sur le Liban, et je publie bientôt un grand album intitulé Liban. Il a été écrit avant les événements tragiques de juillet. J’ai juste eu le temps de faire ajouter une bande portant ces mots : « Juste avant », et de le dédier à l’ensemble des miens, c’est-à-dire au peuple libanais qui, une fois de plus, a fait preuve au quotidien d’un héroïsme exemplaire. Je suis à présent un vieil homme et on sait que les hommes,quand ils avancent en âge, se retournent de tout leur amour vers leur enfance : ils cherchent à retrouver les saveurs de leurs plats d’enfance, les images et les mythes de leur enfance … D’une certaine façon, ce livre raconte cela.

Que vous reste-t-il précisément de cette enfance, qui est en quelque sorte la « préhistoire » du poète ?

Il me reste beaucoup d’images, beaucoup d’émotions, mais aussi une certaine mélancolie dans la mesure où le paysage et les êtres qui ont habité le Liban que j’ai connu ne sont plus les mêmes. Le Liban a été profondément défiguré par l’absence d’une politique à la fois écologique et urbanistique. Quant aux êtres, lorsque je regarde derrière moi, à l’orée de mes 80 ans, je vois un immense cimetière hanté d’êtres poétiques et gracieux …

Vous parlez souvent du « mystère » libanais. Qu’entendez-vous par là ?

Le Liban est un mystère parce que c’est un pays qui a toujours été en contact avec les dieux. Plusieurs dieux sont nés au Liban et ont hanté nos forêts avant d’émigrer ailleurs. Je pense en particulier à Astarté, à Adonis. Il y a aussi un autre mystère au Liban qui est celui de l’intercommunicabilité libanaise. Ces familles spirituelles qui habitent le Liban – chrétiens, sunnites, chiites, druzes …  – constituent un pays où, quoi qu’on dise, le dialogue existe et est intense. Ce pays, s’il n’avait été détruit par ses nombreux ennemis, aurait pu être un exemple pour le monde de demain qui ne peut continuer à vivre ou à survivre qu’à travers ce qu’on appelle le dialogue interculturel et le dialogue interspirituel.

Le mysticisme est un thème récurrent de votre œuvre. Vous avez consacré un livre à Mahomet …

Mon livre sur Mahomet répondait à mon désir de comprendre un homme qui a joué dans ma vie, que je le veuille ou non, un rôle important puisque je suis né musulman et que, sans avoir jamais été un fanatique du religieux, je suis, à l’exemple du Liban, un mélange : je suis issu d’une famille sunnite de Beyrouth, mais j’ai fait mes études au Collège protestant français, puis chez les pères jésuites ; et j’ai été très lié, tout au long de ma vie, aux milieux internationaux et interreligieux. Ce qui est remarquable chez Mahomet, c’est que toute la civilisation de l’Islam est née de l’intuition d’un seul homme, qui a été le transmetteur d’un livre sacré qui est le Coran où l’on retrouve tous les éléments qui organisent l’espace musulman aussi bien sur le plan du visible que sur le plan de l’invisible. J’ai voulu interroger cet homme à la fois passionnant par son caractère, par la nature de son intuition et par le pas considérable qu’il a fait faire à l’humanité.

Yves Bonnefoy attire l’attention sur la « verbalité » de votre poésie, sur ce « mot qui montre parce qu’il n’explique pas ». Pourquoi n’avez-vous jamais écrit de romans ? Le récit exhibe-t-il ce que voile le poème ?

Je n’ai pas écrit de roman parce que je suis un amateur du langage vertical, c’est-à-dire le langage qui résume le visible et l’invisible des choses, le visible et l’invisible de l’homme, le visible et l’invisible de l’amour … Le roman est essentiellement d’analyse. Il veut expliquer l’homme et le monde en les décrivant minutieusement étape par étape, comportement par comportement, sentiment par sentiment. Le poème me semble contracter tout cela dans une forme de synthèse fulgurante où tout ce qui, chez le romancier, est raconté sur plusieurs pages, peut être dit par le poète en un vers. C’est une question de vitesse ontologique. Au fond, il y a peu de poètes qui aient eu la possibilité d’écrire des romans ou des récits. Il y a Victor Hugo qui est une exception qui confirme la règle. Les poètes qui ont ma préférence : Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, René Char, Yves Bonnefoy … ont été quelques fois tenté par le roman ou le récit, mais le poème reste le vrai lieu de leur formulation, et c’est là qu’on est le plus en phase avec ce qu’ils ont à nous dire. J’ai moi-même été tenté par des récits. J’ai ainsi publié un récit poétique intitulé Lecture d’une femme (Fata Morgana) : je me suis dit que l’amour et la mort sont les deux ressorts de tout roman et j’ai essayé de les mettre face à face dans une sorte d’incendie aussi bref que brûlant. J’ai aussi écrit quelques nouvelles, comme Le Chat Couleur et La mer de Koan qui doit paraître prochainement. Mais en les écrivant, je l’avoue, je ne suis pas aussi heureux que lorsque j’écris un poème qui traduit davantage mon intériorité. Revenons à ce mot  de « verbalité » qu’utilise Bonnefoy dans sa préface à mon livre Fièvre et guérison de l’icône. Je pense que ce qu’il entend par là, c’est à la fois l’importance que j’accorde au mot, dans le sens de Mallarmé pour qui « la poésie consiste à donner l’initiative au mot », et la sonorité des mots, leur volume. C’est un fait que, comme lui d’ailleurs, je donne dans ma poésie beaucoup d’importance à la musique du verbe, ce qui me rapproche sans doute de la poésie arabe. Car la poésie arabe est une poésie verbale, où le mot a son ampleur à la fois au niveau de ce qu’il veut signifier, au niveau mythologique ou symbolique, et au niveau musical. La poésie arabe de la haute époque (celle de la jahiliyya) me paraît être une des sources de mon inspiration poétique, tout comme l’est aussi la langue du Coran qui est une langue admirablement verbale.

La réflexion sur le langage et le réel revient souvent dans votre poésie. Or la poésie apparaît éloignée de la réalité. Comment expliquer ce « paradoxe » ?

La poésie que je tente de pratiquer est une poésie du réel. La poésie est pour moi le contraire même de l’évaporation féerique, de la démission de la conscience devant le monde. C’est une erreur de penser que la poésie est un refuge, un retrait des difficultés du réel pour créer un monde imaginaire. J’ai écrit dans mon Carnet du méditant, un livre d’aphorismes paru chez Albin Michel, la pensée suivante : « Mauvais poète tient boutique d’émerveillement ». Et l’un de mes derniers titre, Brise et attestation du réel, traduit chez moi cette volonté d’approcher le réel. Sans la confrontation de l’homme et du réel, il n’y a pas de poésie. Il faut donc que la parole recouvre le réel, et il faut que le réel, à travers la parole, trouve sa capacité de rayonnement par le souvenir, par l’intensité du vécu ou par l’espérance. Le langage s’empare du réel et le modifie pour lui faire dégorger sa possibilité de lumière au même titre que les choses prennent leur relief et leur présence en étant éclairées par le soleil. Le langage est ce qui fait rayonner l’intérieur des choses. S’il n’y a pas une traversée de l’opacité, il n’y a pas de lumière gagnée. Ou alors la lumière est fausse ou empruntée. Et ce n’est pas une quête facile. C’est pourquoi, d’ailleurs, la poésie est parfois dangereuse, parce qu’elle côtoie les abîmes. Rimbaud s’est tu parce qu’il a eu peur de devenir fou, il le dit. Il a écrit qu’il a peur de la folie qu’on enferme. Un des plus grands poètes libanais d’expression française a été Fouad Gabriel Nafah, qui a malheureusement passé sa vie entre des moments de lucidité admirable et des moments de schizophrénie …

Vous dîtes : « Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé ». Vous vous inscrivez dans la lignée des écrivains-diplomates comme Saint-John Perse, Roman Gary ou Paul Morand … Comment expliquez-vous ce phénomène ?

On peut également citer Pablo Neruda, Octavio Paz, Georges Séféris, Paul Claudel et, au Liban, Toufic Youssef Awad qui fut un écrivain et diplomate de qualité. Le diplomate et le poète ont le même « matériel » qui est le langage Sauf que, dans le cas du diplomate, le langage n’est pas sa propriété, il est la propriété de l’Etat qu’il représente : il doit donc l’utiliser avec beaucoup de prudence. C’est pourquoi on a souvent remarqué que le langage diplomatique est un langage « neutralisé », presque gris. Du coup, quand il se retrouve seul avec lui-même, le diplomate-poète prend sa revanche sur cette langue qui l’a dominé pendant son activité diplomatique, et se venge en la brisant, en lui faisant dire enfin ce qu’elle ne voulait pas dire quand il l’utilisait en tant que diplomate !

Vous avez réussi à réconcilier « l’arabité, la méditerranéité et la francophonie » …

Oui, tout à fait. C’est-à-dire les valeurs qui constituent mon patrimoine personnel et intellectuel, que j’aurais pu défendre en langue arabe mais que je crois avoir mieux défendues en langue française. Pour un écrivain d’origine arabe, utiliser une langue étrangère lui permet de surmonter plusieurs obstacles : d’abord, dans la plupart des pays arabes, la liberté de l’écrivain est restreinte, ce qui n’est pas le cas si vous vous exprimez en langue étrangère dans un pays qui ne connaît pas de censure politique ou religieuse. En second lieu, vous n’avez pas de lecteurs suffisants si vous souhaitez approfondir une question dans le monde arabe, soit parce que le lecteur n’a pas la possibilité d’acheter le livre pour des raisons économiques, soit parce que le lecteur n’est pas suffisamment exercé au niveau de la liberté de penser pour accepter les thèses audacieuses ou novatrices que vous avancez. Troisièmement, vous n’avez pas en face de vous un pouvoir critique, tandis qu’en Occident vous avez affaire à des gens avec qui vous pouvez rompre des lances. Et en dernier lieu, avec une langue étrangère de vaste circulation, vous bénéficiez de nombreuses possibilités de traductions, ce qui se vérifie rarement à partir de l’arabe. Prenons l’exemple de Naguib Mahfouz : il est traduit en français, et à partir du français, traduit dans les autres langues ! Pour toutes ces raisons, il me paraît nécessaire qu’il y ait aux avant-postes du monde arabe des auteurs qui écrivent dans des langues étrangères, tout comme il y avait, du temps où la langue arabe était une grande langue de civilisation, des écrivains afghans, turcs ou persans qui écrivaient en arabe. Aujourd’hui, dans un monde globalisé, il faut encourager les écrivains qui ont cette possibilité de formuler leur monde qui est nécessairement lié à leur origine dans une langue étrangère qui est d’un plus vaste accès.

« Le poète est le langage secret du peintre. Le peintre est le langage secret du poète (…) Je ne veux pas qu’on dise qu’un peintre illustre un poète, ils fusionnent, ils font l’amour » C’est ainsi que le peintre Kijno qualifie le travail qu’il réalise avec vous. Vos œuvres sont souvent accompagnées d’illustrations. Le langage est-il donc indissociable de l’image ?

J’ai toute une production de livres avec des peintres comme Tapiès, Ubac, Kaliski, Yann Voss ou Kijno … J’ai toujours été fasciné par la peinture. Publier des livres accompagnés de peintures est un bonheur parce que le mariage entre la parole poétique et l’œuvre plastique sa passe amoureusement comme le dit si bien Kijno. Ma collection de livres avec des peintres a été déjà exposée trois fois. Il est question d’une exposition prochaine à l’Institut du monde arabe.

Vous avez brillamment dirigé L’Orient Littéraire entre 1954 et 1961. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

L’Orient Littéraire et Culturel a été une grande aventure : c’était un journal complet, qui comptait parfois 18 pages. C’était l’époque où le Liban se trouvait à son apogée politique, culturel et économique. Il y avait alors nombre d’écrivains et de peintres novateurs ; on assistait à l’essor du théâtre, au début du roman et à l’éclosion de la nouvelle poésie arabe … C’était passionnant ! Georges Naccache, qui était un immense journaliste, et moi-même qui était son collaborateur, avons alors jugé que le moment était venu de créer un supplément à L’Orient dont la vocation serait à la fois culturelle et littéraire. L’Orient Littéraire avait une vingtaine de correspondants dans le monde : au Canada (Naïm Kattan, un être remarquable, journaliste et romancier), à Paris (Chérif Khaznadar), en Syrie, en Egypte … Il proposait des chroniques dans toutes les disciplines, y compris la peinture et la musique. Ayant été nommé en 1961 conseiller culturel du Liban en Europe occidentale, j’ai dû malheureusement abandonner mes fonctions de rédacteur en chef du supplément. Le journal a peu à peu décliné et a finalement été supprimé. Je me réjouis aujourd’hui de sa résurrection !

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