Peinture et Poésie
affinités entre peintres et poètes
VIOLENTE ET DÉLICATE CATHERINE
C’est à Montparnasse que j’ai connu Catherine Bolle, ce Montparnasse inépuisable dès qu’il s’agit de peintres et de peinture. Nous n’avions même pas rendez-vous, c’était avec le brillant helléniste Jacques Lacarrière qu’elle avait affaire ce jour-là. Pour une raison que j’ignore, Jacques n’avait pu se déplacer. La Suissesse, avec son grand carton à dessins, semblait un peu perdue dans ce café où elle était assise, attendant. Elle nous adressa la parole, à Caroline et moi, ses voisins de table. Il y a des hasards heureux : Caroline étant la filleule de Jacques, Catherine, rayonnante, ouvrit son immense carton. Il y avait là de tout : des dessins, de splendides graphites, des encres sur du papier perforé d’ordinateur. Immédiatement, ce fut le coup de foudre. Catherine Bolle était, est un grand peintre, toute intuitive et toute expérimentale. Nous ferons plusieurs livres ensemble et j’écrirai sur elle et sur son vouloir-peindre, qui semble rien de moins qu’un vouloir-vivre, plusieurs textes admiratifs.
SOLEIL NOIR
« Ma grande, ma primitive passion », dit Baudelaire, parlant des Images.
Autant qu’il m’en souvienne, ma vie a été entourée d’images : il y avait à la maison des tableaux, des calligraphies surtout, et l’un de mes amis de collège étant peintre, et qui le restera, m’initiera, à quatorze-quinze ans, avec intelligence et sensibilité, au sens, au vrai sens de la peinture, me commentant la célèbre définition du tableau par Maurice Denis (« … des couleurs dans un certain ordre assemblées »), tout en l’appliquant, cette définition, aux toiles et aquarelles, aux gouaches et dessins que proposait deux fois par an, au printemps et à l’automne, à notre regard d’adolescents inspirés et émus, le salon officiel de peinture et de sculpture de Beyrouth. Car tout cela, cet apprentissage orphelin de musées, avait lieu pour nous dans la capitale d’un Liban juste devenu indépendant au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et duquel le seul musée existant était le Musée archéologique, magnifique il est vrai. Des collections d’art, souvent fabuleuses (celle d’Henri Pharaon par exemple), étaient connues mais ouvertes aux seuls privilégiés. C’est plus tard, quitté le Liban exsangue de la guerre pour un Liban doré sur tranches et fastueux, que viendra le musée Sursock de peinture, que s’ouvriront des dizaines de galeries, que la ville, avec ses critiques avertis, aura vocation à devenir le centre de rayonnement de l’art plastique, voire de l’ensemble des arts, dans tout le Proche-Orient arabe.
Voici planté le décor d’ensemble. Et de la première représentation imprimée, qu’en est-il ? De ces représentations-là, j’en avais évidemment vu beaucoup mais, recueillie du regard dans un livre ou une revue, aucune ne m’avait paru signifier suffisamment pour constituer autre chose qu’une référence à un original pour l’instant hors de ma portée et qu’un jour, à Paris ou ailleurs, je verrai “pour de vrai”. J’aimais essentiellement la couleur et, du coup, les figurations en noir et blanc et toute création basée sur cette dualité élémentaire m’intéressaient assez peu. Paraphrasant Paul Valéry en incipit à Monsieur Teste, j’aurais pu dire : « La gravure n’est pas mon fort ». Puis vint l’un de mes maîtres, Gabriel Bounoure, un génie de la subtilité critique.
Il faisait, à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth, célèbre par lui et par son successeur Gaétan Picon, un cours très fluide sur la notion de “romantisme” où s’entrecroisaient Aloysius Bertrand, Nerval, Novalis, Hugo, Baudelaire, Jean-Paul, Isidore Ducasse et d’autres, jusqu’au graveur Meryon, jusqu’à Rainer Maria Rilke et ses merveilleuses Élégies. Et, remontant le temps, il y avait Properce, il y avait Jodelle et ses Contr’amours, il y avait Jean-Jacques, il y avait Goethe, il y avait Chateaubriand. Moi, dix-huit ans, et brutal : « Je ne comprends rien à cette pagaille d’auteurs et d’œuvres. Quel est le fil qui tient ensemble les perles de ce collier insolite ? » Bounoure souriant de cette impertinence apparemment sûre d’elle-même et adossée à une image voulue forte : « Sans doute, me répondit-il, la mélancolie… » Le lendemain, il me mit sous les yeux Melencolia, la magnifique et mystérieuse gravure de Dürer, que je ne connaissais pas. Ce fut véritablement le premier choc pictural de ma vie, mon image initiale, celle qui depuis m’accompagne et dont l’ange me regardera peut-être, à l’instant de ma mort, de ce regard aigu et distrait qui est le sien pour l’éternité.
Cet Ange – baptisons-le pour le moment “Ange”–, qui est-il ? Autour de lui, le monde est frappé de stupeur – immobilité y comprise – et, dirait-on, de mutisme. La respiration et la parole se sont de lui infiniment retirées. Sur la scène “médusée”, au sens étymologique du terme qui signifie pétrifiée par un œil pareil à celui de Méduse, tout se trouvant fixé comme par la mort, l’univers semble attendre on ne sait quoi, on ne sait qui, pour une intervention qui lui restituera, avec la plénitude de l’être, sa fluidité. L’œil médusant que j’évoque ne serait-il pas ce soleil qui rayonne noir sur noir au fond du décor sur la surface sinistrée d’une mer morte tandis qu’une chauve-souris suspendue dans l’air que rien, aucun souffle, n’agite, déploie une inscription qui fournit ou prétend fournir le mot de l’énigme : MELENCOLIA ? Mais, en fait, aucune explication ne nous est donnée quant à “ce soleil noir de la mélancolie” qui en viendra à imprimer sa marque indélébile sur l’imagination nervalienne ainsi que sur celle, antécédente, cosmique et toute d’abîmes, de Hugo. La clé éventuelle du secret est pendue, parmi d’autres clés, à la ceinture de l’Ange ; cependant, il n’en usera pas. Le théâtre étroit que figure la scène inventée, intuitivement mise en place par Dürer, est un théâtre surchargé de signes et de symboles. Théâtre cosmique. Théâtre intellectuel et moral. Théâtre ontologique. Il raconte, ce théâtre, le temps, l’espace, la mort, et peut-être le dépassement de la mort par l’éventualité d’un salut. Regardons bien les détails de cette image où je m’obstine à ne voir que de la métaphysique. Les instruments de la crucifixion sont là, du moins certains d’entre eux : le rabot et les clous au premier plan, ainsi que, dépassant de sous la robe de l’Ange, les mâchoires d’une tenaille et, plus loin, sous le polyèdre, le marteau. Dressée contre le polyèdre, l’échelle. Et, couché au pied de l’Ange, de qui la couronne, si elle n’est pas d’épines (comment aurait-il osé ?), est de buis, un chien famélique et qui dort, dernier vestige récupéré d’un troupeau perdu. Dort aussi, assis sur un bas-relief en forme, semble-t-il, de tête étrangement indifférente, l’angelot, – exténué d’avoir assisté, lui, de toute son attention, au plus terrible des spectacles. Non, le petit ange ne dort pas : il regarde du coin de l’œil, atterré, l’Ange prisonnier de son immense silence et, ce faisant, il paraît nous prendre, nous les spectateurs du monde mort, à témoin de cette désolation sans borne, de cette concavité de dépression qu’accuse l’œil solaire situé à l’infini, en point fixe, au-delà d’un faux arc-en-ciel fait comme de fer. La vedette centrale revient à l’Ange qui ne regarde personne, – qui ne regarde rien.
Il a assisté à la Passion : le bâtiment classique derrière lui est un caveau funéraire, – de cela on ne saurait douter. Il paraît avec son compas ouvert ne prendre que la mesure mentale de la catastrophe qui est aussi mesure de sa lassitude. Autour de lui la sphère, l’équerre, le polyèdre, la disposition graduelle des objets en perspective formulent la toute-puissance de l’espace ; la cloche et le sablier suspendus au mur funéraire expriment, quant à eux, la dimension tragique du temps ; la table des nombres – dont les alchimistes savent qu’elle est le carré magique de Jupiter, miroir du chiffre 34 liant le fini à l’infini – cette table ne signifierait-t-elle pas aussi les mesures objectives d’un univers pourtant démesuré ainsi peut-être que le compte fuyant, et tout de subjectivité, de nos jours, ce que Bergson appellera plus tard notre durée ? La balance matérialise et confirme le jour incontournable du Jugement. L’Ange, fils de la Renaissance, laquelle est en train de prendre forme et de s’installer dans le présent/avenir, est-il vraiment un ange ? Oui et non : c’est également une femme et cette femme est une Muse, un Génie comme beaucoup plus tard dans le poème de Rimbaud. Le buis de sa couronne, c’est sans doute aussi du laurier. Entre le passé d’hier, lourd d’un Christ, et les lendemains angoissants de la science naissante, elle est, comme dut l’être Dürer en 1514, quand il abandonna peinture et gravure sur bois pour les raffinements incisifs du burin, oui, elle est profondément perturbée. Contrairement à ce que j’en ai dit, ce théâtre est donc aussi psychologique, une fois le métaphysique induit. Qui a raison, de la tradition spirituelle – meurtrie au sens fort du mot, et meurtrissante – ou bien de la chanson qui s’apprête à chanter au-delà, bien au-delà du très pesant couvercle ? C’est cet interminable tourment contemplatif – lié au doute terrible d’avant le “dégagement rêvé” (Rimbaud) – que saisit cruellement le burin halluciné de Dürer.
Mon interprétation de cette œuvre admirablement gravée avec la précision d’une page de musique vaut ce qu’elle vaut : les poètes ont ce droit, celui d’interpréter. « Qui verra vivra », pensent-ils. Ma grande, ma primitive passion pour les images en forme d’énigme date du jour où Dürer me la révéla.
Albert Woda est un peintre comme on n’en fait plus : attaché au sujet, épris de la nature, savant dans l’art de peindre. Rien de ces improvisateurs qui font l’actualité des médias et pour qui une idée et quelques graffiti, ou encore un objet inventé de toutes pièces et dont l’évidence est liée à la subjectivité de son créateur, ou encore une surface plane chargée d’abstraction(s), suffisent à exprimer le fond des choses et la plénitude de l’expérience. Woda, lui, est bien plus modeste et sans doute est-il aussi plus orgueilleux : il veut saisir par tous les moyens de l’émotion, de la méditation, de la contemplation — prenant ainsi le relais des anciens peintres dont il renouvelle l’ambition — le secret des choses et des êtres qui l’entourent et qui, repliés sur le mystère de leur permanence, inscrite pourtant dans l’éphémère du temps et de l’espace, n’attendent que d’être aimés, interrogés attentivement, pour livrer simultanément leur part de nuit et leur part de soleil.
Albert se fait ainsi dans ses Pyrénées et ailleurs le confident discret des arbres, des forêts, des grands paysages nus, des solitudes humaines qui les traversent, souvent accablées. Il reprend de la sorte, sous les grands ciels d’orage et leurs nuages tourmentés et fluides, la leçon des merveilleux Hollandais du XVIIe siècle, celle en particulier de Ruysdael et d’Hobbema que j’aime tant. Rien de servile dans son attachement à la dictée de ces maîtres, mais un compagnonnage, un partage. Les signes de nos civilisations se métamorphosent, évoluent, disparaissent, sont remplacés par d’autres, souvent plus agressifs dans leur modernité toute relative : le cœur de l’homme ne change pas ni son regard sur les arbres, les prés, les saisons qui, eux aussi, difficilement mais calmement, sereinement, se maintiennent. Non pas contre vents et marées, mais avec la complicité de ceux-ci. Il faut, oui, il faut que tout cela qu’on aime et qui est menacé — menacé par l’annexion et la colonisation du paysage du fait de l’urbanisation conquérante, menacé par l’annexion et la colonisation de l’homme par le travail abrutissant, le règne de l’économie, le plein pouvoir de l’informatique, la foire aux vanités qui nous exile, nous écartant de l’essentiel, il faut, se dit Woda que tout cela soit sauvé.
L’essentiel pour le peintre, fils en cela de l’immense Cézanne, est — une fois l’émotion accumulée dans son âme comme une nappe d’eau* — de nettoyer ses pinceaux et ses godets, de nettoyer ses yeux aussi pour en faire des miroirs de clarté, de s’installer face à l’arbre, à la personne à portraiturer, au paysage déployé ; et plus tard, si besoin est, il reviendra à tous ces motifs par la médiation des photographies sincères qu’il en aura prudemment faites. L’émotion, la nappe d’eau, commence à couler goutte à goutte, à la façon d’une source qui se prépare à sortir au jour, à jaillir en couleur, sobrement, silencieusement.
Car il est besoin de silence, de beaucoup de silence pour peindre à la Woda. Ces précautions prises, les arbres, les paysages peuvent venir habiter la toile, cette vie seconde.
Allocution prononcée le 6 octobre 2013 à la Maison Elsa Triolet/ Aragon à l’occasion d’un Hommage rendu au peintre Kijno dont plusieurs toiles sont exposées en permanence dans la maison-musée.
LAD, HOMME AU GRAND CŒUR, avait quatre cœurs. Je veux parler d’abord des deux premiers. L’un était pour le ciel, et l’autre pour la terre, ses deux patries. Entre les deux, libre de tout, l’Ange Couleur, celui qui peint avec sa propre plume. À chaque tableau qu’il imagine sur soixante-dix ans de création jamais ralentie, jamais interrompue, toujours renouvelée par son respir, l’Ange Couleur allait, venait, tournant autour du peintre pour l’aider à configurer le monde. Le monde de Lad dans le monde de l’ange, comme par la radiographie permettant de voir le fœtus encore endormi mais bientôt réveillé dans le sein de sa mère, le monde de l’Ange dans le cœur et l’intelligence de Lad, créateur et créature s’épousant et s’épuisant dans le même combat sous la même enveloppe. Car Lad croyait à l’Intelligence, c’est-à-dire aux liens étroits entre les choses et l’Esprit. Car le visionnaire était aussi un philosophe qui avait lu Aristote et Thomas d’Aquin et qui, dans sa jeunesse, avait d’idées et d’intuitions échangé des lettres avec l’immense Paul Claudel. Comme Paul, et comme Thomas, il croyait à l’Animus et à l’Anima, l’Anima la substance originale et féminine de l’Âme que l’Animus, l’Esprit, le Modeleur inspiré, formulateur et normatif, venait achever selon sa propre règle, participant aussi avec les propres moyens de l’homme, si pauvres fussent-ils, à la création universelle, celle qui derrière l’homme retrouve l’ouvrier, ce contributeur à la vision du Grand Tout.
Lad détache une plume de l’aile du Compagnon obligé, aile qui l’éventait du vent dont il avait besoin pour ne pas étouffer, pour ne pas se sentir en prison. Et cette plume était entre ses doigts une clé d’or pour ouvrir la chambre où il se trouvait, pour ouvrir la fenêtre et faire exploser les limites de l’horizon. Son imagination était un arbre substantiel, reliant, je l’ai dit, le ciel et la terre, chaque arbre se façonnant, tout et détail, selon la poussée de sa sève singulière, racines, tronc, écorce, branches, feuillages et dentelure de chacune des feuilles, et pigmentation de la feuille et de la fleur et, le moment venu, du fruit selon la religion du soleil et de la lune, selon la pluie et selon la neige et selon les quatre saisons de l’année reproduisant symboliquement les Quatre Évangiles.
Il n’est pas étrange que Lad, ce fils de mineur, cet approfondisseur par nécessité, ait choisi très vite et comme d’instinct d’attaquer la réalité prétendue sous tous ses angles, avec pics et pinceaux, pour lui faire rendre gorge et la contraindre, à la force du poignet et rien qu’avec ses dix doigts à restituer au jour, qui est couleur et lumière, la chose noire que cette réalité économise, depuis des millions d’années, couche après couche, dans sa profondeur muette, la houille chaleureuse, le noir capable du plus intense rouge, venant absorber les nuances après les avoir révélées, pour établir sous un projecteur soudain éblouissant dans l’espace, un geste délicat et décisif à la fois, l’amphithéâtre tragique où s’affrontent, à travers toutes les expressions dont il est capable, l’homme et son destin. « Il y a en moi quelque chose de noir à contenter », avait prophétisé Eugène Delacroix, phare parmi les phares. Lad Kijno avait rencontré et retenu la haute leçon qu’il avait adaptée, selon son style fourmillant d’inventivité, à notre modernité intransigeante dont il s’est, dès qu’il a commencé à peindre, imposé comme l’une des références incontournables. Lad, cet arbre puissamment poussé par sa propre dynamique interne et le terreau que son secret colonise, arbre inversé, est un terreau infiltré par tous les sucs où il puise, entrecroise et mélange avec autorité, avec subtilité, pour en former sa sève à lui, riche de tous les apports des temps (sa culture picturale et artistique et monumentale et svelte, comme l’était sa taille longtemps effilée comme la flèche d’une cathédrale, ces cathédrales médiévales qu’il aima d’amour aussi physique que spirituel dont s’illuminaient encore plus les vitraux quand il les regardait et qu’ils finit par illuminer lui-même du regard de ses yeux en dédiant à l’une de ces grandes structures millénaires sa magnifique rosace vitrée traversée par la seule lumière intérieure à la lumière qu’on appelle, faute de mieux et par incompétence du vocabulaire humain, la lumièrede l’esprit). Ce Polonais, né à Varsovie, croyait-il à l’Esprit ? Il y croyait : c’était, je crois, pour lui, dans le repli de sa conscience la plus intime, le seul nom de Dieu auquel il pouvait croire au-delà du religieux, au-delà de l’institutionnel, quel qu’il fût. C’est par là, et c’est pour cela que battit le premier des deux cœurs de Lad : celui qui regarde vers le Ciel. C’est ce cœur-là, allié à l’instinct créateur qui inventa tous les rêves, toutes les formes, toutes les lignes, toutes les images, tous les matins et tous les crépuscules, cela qui rend identifiable chacune des œuvres de Lad, quelle que fût la technique employée, quelle que fût la période envisagée. Ce cœur de Lad selon ce qu’en pourrait dire Mallarmé, est celui qui chante “l’hymne des cœurs spirituels” :
Car j’installe par la science,
L’hymne des cœurs spirituels
En l’œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels
Prose pour Des Esseintes.
Cet inventeur, ce réinventeur du regard sur la couleur et sur la forme et qui traverse avec une désinvolture superbe et sérieuse toutes les métamorphoses de l’absolu créateur au XXe siècle, absolu qu’il sut illustrer à sa façon, croyait-il aux grand combats de la lumière et de la nuit, et sur les chemins de la peinture et de l’art, mieux que batailles d’Uccello confrontées à celles de Manès-Zarathoustra, sage pour qui tout est mis en balance : le Jour et la Nuit, le Bien et le Mal, le Clair et l’Obscur ?
Mallarmé place à l’origine de « l’hymne des cœurs spirituels » qui est la formulation poétique en son aboutissement, une science que je crois toute d’intuition, une patience qui est cet art de faire par quoi – à tort selon moi – Valéry définit le tout de la création poétique qui est – selon moi toujours – un entêtement contre le mauvais ordre des choses, une rébellion, un ajustement rectificatif. Bien plus spiritualiste est, chez Lad, la conception créatrice éclairée par ce soleil spirituel qui lui a toujours tenu compagnie et qui est de l’ordre de ce premier cœur que j’ai évoqué au début de cette prise de parole.
Qu’on permette au poète que je suis, que j’espère être, de donner voix à l’un de mes amis italiens, Mario Luzi, grand poète, mort il y a quelques années, après avoir frôlé le Prix Nobel de littérature. Trois citations extraites du même recueil intitulé : À l’image de l’homme, ici magnifiquement traduit par Jean-Yves Masson. Ces trois citations me paraissent correspondre étroitement aux vues de Lad Kijno sur le sens et la finalité de la création d’art mûrie au soleil de l’expérience spirituelle la plus sincère, convaincue et convaincante :
1ère citation :
Monde, je ne suis pas limité à moi-même
Tu as voulu que nous soyons chacun
un projet de vie
dans le projet universel.
Je sais bien que nous devons toi et moi
réciproquement grandir ensemble –
c’est écrit sur l’ultime pierre
milliaire de son chemin
Et tout au-dedans de lui. Amen.
2ème citation :
Vent et lumière
L’éclat doré
des platanes s’installe dans le ciel
il n’a ni heure
ni saison,
ou c’est cette exaltation
qui le possède
et les brûle
c’est cette invincible alchimie
qui les exalte en clarté,
les unit et les purifie
à l’essence
lumineuse de la fin
et du commencement.
3ème citation:
Printemps omniprésent,
fleuve vert, herbe verte,
vert presque turquoise
de l’air sur le sommet des dernières collines
à l’horizon
rudoyé par l’orage,
par le soleil reverdi
et brûlant dans sa grâce blessée ;
où est-il – impossible de le situer,
il n’a son siège nulle part, mais l’âme
ne lui manque pas – il y a
un travail subtil et acharné
dans le monde qui devient ce qui est.
Et moi l’art, j’en suis
un peu l’obscure, un peu la lumineuse part.
Ô peine ô grâce.
Ô peine, ô grâce : l’art est, par la participation de l’artiste à la re-création, à l’accomplissement de la création du monde – pour Mario Luzi ce monde est un don de Dieu, don inachevé qu’il appartient à l’artiste, au poète d’achever, c’est aussi le point de vue du puissant correspondant mystique du jeune Lad, Paul Claudel, qui intitule un de ses poèmes les plus célèbres : “La Muse qui est la Grâce”, mais ce monde est-il pour Lad vraiment donné par Dieu ? On le pense. On n’en est pas sûr, malgré la pudeur de l’approche. Reste qu’il y a chez notre ami une avancée au départ plus romantique, plus symbolique au sens baudelairien du terme, des significations parallèles, jusqu’à un certain point inabouties et cependant convergentes des signes de ce monde, ce que le poète des Fleurs du Mal appela les “Correspondances”. Le monde est formé de couches comme géologiques et structurelles qui s’interpellent, s’interpénètrent et, dit Baudelaire, se « répondent dans une ténébreuse et profonde unité » : couleurs, parfums, sons, à l’horizon du grand tout, dans ce qu’il m’est arrivé de surnommer un jour “l’outre-sens” ou encore “l’outre-lumière du dit”. Lad écrit en 1957 ce texte révélateur : « Le monde est élastique, sphéroïde et constamment en expansion ; il y a plusieurs mondes, la matière est multiple, comme stratifiée. On part d’une machine et on arrive aux rythmes d’un figuier ou aux fonds marins : inversement, on part de la croupe d’un cheval, d’une courbe de violon, d’un sein ou d’un visage et on arrive finalement à une géométrique mécanique mentale. Des choses nous échappent nous glissent constamment entre les doigts, imperceptiblement, comme du sable ; impossible de rester dans l’objet : il y a des transmissions secrètes et contradictoires, des courants ascendants, des forces magnétiques, des marées motrices, un va-et-vient constant : tout cela bouge, tout cela craque, tout cela se tient et il faut en rendre compte sur cette petite surface à deux dimensions qu’est la toile. » C’est partant de là que Lad décrit, mais c’est une création qui n’a rien d’une description. Nikos Kazantzakis avait vu juste quand il note, peut-être faisant allusion de loin au premier travail de son ami Lad, cette observation visionnaire : « Ce n’est pas mon cœur qui bat et bondit dans son sang, c’est la terre entière. Se retournant en arrière, elle revit sa terrible ascension à travers le chaos. » Frank Elgar, un critique ami de Lad commente subtilement : « Il fallait pour l’artiste rendre le frémissement de la matière, le tragique des éléments, le pouvoir fascinateur du chaos et pourtant faire œuvre de création. Il y a parfaitement réussi. Il ne décrit pas, il évoque, suggère, transfigure, métamorphose les données naturelles. »
Voici longuement, car c’est là que tout commence, pour le premier cœur de Lad Kijno : le cœur spirituel. Mais très vite Lad découvre que l’esprit n’est pas tout, voire qu’il n’est rien s’il ne s’incarne pas dans le combat des hommes, si l’esprit n’est pas combat social, sens de la justice, participation à l’ordre de la société en vue de la réalisation de la paix, ici et maintenant, par les armes qui permettent de conquérir ces idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qui sont la base de la conscience humaine et la morale sociale, avec ou sans Dieu. Désormais, son combat le plus profond, le plus significatif s’inscrit non pas en marge, mais en compagnonnage avec le Parti communiste en France certes, mais aussi dans le monde. Il prend parti pour les grandes causes lumineuses dont il sait que leur lumière est celle du chemin. Et du coup, sa peinture va cesser de baigner dans une rêverie existentielle pour épouser la forme simple, se rapprochant avec une grande simplicité, qui n’est pas simplification, des formes premières qui rappellent les premiers gestes des hommes sur les premières matières, et aussi ces premières matières elles-mêmes, les transformations que le travail des hommes, difficile au quotidien, leur fait subir, le mariage des matériaux et de la dignité de la création en général, la création comme rêve collectif et comme noblesse acquise. Son père, cet émigré, avait été mineur et, à la fois, professeur de violon. Dorénavant dans la vision amplifiée, engagée, lutteuse de Lad Kijno, le deuxième cœur de celui-ci prend sinon la place laissée par le premier (l’espace de ce cœur est si vaste qu’il est toujours là à battre éternellement) du moins par se transformer en fer de lance de sa sensibilité et de son imagination, en accompagnant par un grand songe simplifié dans sa thématique, ses formes et ses effets, le dialogue avec tous cœurs que son art cherche à rencontrer et qu’effectivement il rencontre. C’est le second cœur de Lad.
Kijno ne s’est pas exilé, loin de là, de sa recherche méditative fondamentale qui est toujours la quête de la vérité dans la justice, la paix et l’espace intérieur de l’homme – ce lointain intérieur dont parle Henri Michaux, un méditant et un autre grand poète, les routes et les sentiers de Lad étant tout le temps traversés de poètes, ces êtres au diapason desquels il résonne plus encore que des peintres, souvent plus formels, plus formalistes, plus évasifs et plus perdus dans leur songerie colorée.
Lad est toujours en quête du sens. À l’occasion d’un séjour au Japon, il le trouve, lui semble-t-il, dans la lumière du Bouddha et c’est son long nouveau cheminement dans le visage aux yeux fermés de celui, un homme comblé d’humanité jusqu’à atteindre les rivages d’un certain divin fait d’accueil, de compassion, de tolérance et de justesse d’âme, un long cheminement qui est pour Lad, pour qui l’aventure spirituelle ne se distingue plus en rien de la recherche plastique, une halte d’émerveillement dans son double développement unifié. Mais l’Histoire, que le Bouddha a espéré dépasser, l’Histoire occidentale notamment, ne ferme, elle, jamais ses yeux épouvantés au fond de la conscience du peintre, de plus en plus semblable à lui-même, de plus en plus visionnaire. C’est là que s’ouvre dans sa carrière toujours active, jamais apaisée, cette extraordinaire conjonction qui met face à face l’horreur goyesque de l’Histoire figurée symboliquement (retour, mais dramatique, à la case départ) par ces admirables cathédrales de la noirceur du temps que sont les Lithurgies brûlées, ces apocalypses qui disent leur nom et, d’autre part, autre terme de la conjonction, la découverte de la page, de la peau, des lignes de la matière, des lignes de la main et de leurs infiltrations réciproques par la caresse distordue et cependant harmonique et harmonieuse où l’univers chante sur le papier que l’harmonie suprême est peut-être dans la disharmonie risquée : haute leçon d’esthétique mêlant l’avant-garde la plus incisive à la tradition de l’hymne grecque sous sa forme la plus proche de la lumière obscure et diaphane des Mystères. C’est la période, véritablement unique dans le génie de la création picturale contemporaine, ces merveilleux papiers froissés de Kijno que j’ai beaucoup de plaisir à explorer tandis qu’il continuait à les inventer, surpris lui-même par le sourire de son œuvre, le sourire de la matière spiritualisée par une caresse. « D’une seule caresse / Je te fais briller de tout ton éclat », écrit Paul Éluard dans un distique du plus limpide amour. Cette période si violemment antithétique dans l’existence de Lad, ce chevalier épique de l’inventivité contemporaine, ce face-à-face dramatique entre les Lithurgies brûlées et les papiers si bienheureusement froissés correspond au troisième cœur mi-lumineux mi-ténébreux de Lad. J’aurais beaucoup à dire encore sur cette physique-métaphysique du grand peintre, notre ami qui vient de nous quitter, mais je m’arrête là car pour cela il nous faudrait des heures.
J’ai dit que Lad avait quatre cœurs en un seul, qui, en fait, a réussi le miracle de réunir à lui les trois autres dans l’unité suprême de l’amour. « Il n’y a pas deux amours », dit saint Augustin. Lad était fils de mineur, il remontait métaphoriquement comme son père de la nuit de la terre ; Malou, était une fille de l’air, elle avait vocation de voler. Une fois, comme dans les contes de fée, le fils de la terre regarda vers le ciel : il vit une déesse du ciel, une jeune hôtesse de l’air dont l’avion a pris feu, et qui tombait vers la terre. Comment ces deux-là ont-ils fait pour se rencontrer et vivre sur des dizaines et des dizaines d’années d’un éternel amour ? C’est le quatrième cœur de Lad et c’est le premier d’entre eux tous, c’est là aussi le premier et l’ultime cœur de Malou.
in Magazine Littéraire, mars 2013
Le Musée Paul Valéry (Sète) accueille
du 8 décembre 2012 au 31 mars 2013
l’exposition Salah Stétié et les peintres
Consultez le superbe diaporama de Nja Mahdaoui !
ou le film d’Enan Burgos :
Exposition réalisée par l’Institut Français d’Athènes réunissant peintres et écrivains
Fondation Theocharakis – Athènes
à cette occasion Salah Stétié composa un poème exposé à côté d’un tableau de Pierre Alechinsky
Lire l’article de Pierre Assouline
http://carolinefourgeaudlaville.com/index.php?page=la-republique-des-livres-de-pierre-assouline
Lire la préface du catalogue
http://carolinefourgeaudlaville.com/index.php?page=paris-peinture
Une exposition présentée par l’Espace 1789 à Saint-Ouen, dans le cadre de la 7ème édition de Peinture et Poésie, du 23 mars au 23 avril 2006.
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