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Pierre Brunel « Il faut qu’une parenthèse soit ouverte sans être nécessairement fermée »

par Pierre Brunel
Paris IV Sorbonne

Il y a, vers la fin d’un recueil de Salah Stétié, un poème qui s’achève sur une parenthèse. Mais cette parenthèse ne se referme pas :

 » (Ses dents sont les poupées de la mort

C’est dans le livre publié aux éditions Gallimard en 1980, Inversion de l’arbre et du silence , sous-titré « poèmes », et c’est le poème XLV. La phrase entre parenthèses ne se prolonge pas dans le poème joint (XLVI). Par la suite, on trouve bien des parenthèses, mais elles s’ouvrent ou se referment sur un bref élément de langage ( » un scarabée « , XLVII, ( » cela « ), redoublant un premier cela, XLVIII. Or ce poème XLVIII reproduit aussi cela, je veux dire cette présentation insolite, et la parenthèse ouverte n’occupe plus cette fois-ci un seul vers, mais six, réduisant à la portion congrue, – quatre vers -, le début du texte.
Nous sommes ainsi introduits dans l’œuvre de Salah Stétié comme par une porte qui ne se refermerait pas. C’est , tout d’abord, un signe de différence :

 » (…) admise à la rupture
Et de cela ( cela) modulant
Demeure en la demeure en la maison « 

La littérature, selon les linguistes, se distingue de l’expression ordinaire par sa différence, sa singularité, ce que Roman Jakobson en particulier a nommé l’ écart . Claudel l’a dit simplement, et admirablement , dans l’une de ses Cinq grandes Odes :  » ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont pas les mêmes « . Il n’est pas de mot plus neutre que cela , et pourtant ce simple démonstratif prend un tout autre accent quand le poète, l’utilisant comme une manière de pivot, fait évoluer ou mieux musicalement évoluer le langage dans le vers. La parenthèse, isolant le mot, permet ainsi de l’accentuer, de le faire entendre différemment.
Baudelaire, à la fin du  » Rêve d’un curieux « , dans Les Fleurs du Mal , créait un suspens à la rime :

 » J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore « .

En réécoutant ces trois vers , on saisit le glissement, dans la parole, de ces mots qui sont apparemment repris, répétés, qui sont les mêmes, et qui ne sont pas les mêmes : cela – (cela) , demeure, verbe – demeure, substantif, demeure – maison, non plus par homonymie, mais par synonymie.
Ce glissement, c’est le glissement poétique par excellence, et dans sa subtilité, le poème de Salah Stétié nous y rend particulièrement sensible.
` Une telle parenthèse ouverte est aussi un signe d’abondance . Traditionnellement, et même mythologiquement, cette abondance est représentée par l’inspiration qui envahit le poète. Il se sent plein d’une parole autre, et elle est pourtant la sienne propre. Le début du poème XLVIII l’exprime admirablement, mais sans démesure aucune, avec cette sobriété qui est si caractéristique de Stétié, une économie de parole qui n’est jamais pauvreté et qui s’allie chez lui avec l’art de l’arabesque :

 » Sous l’orage accompli de la parole
Est la parole, est l’accomplie
Demeure pauvre lampe

Instituée (…) « .

L’orage est passé, ce que Claudel appelle la « déflagration ». Il faut en quelque sorte ramasser les restes, faire une glane de paroles pour constituer la parole poétique, se reconstruire une maison comme après un cataclysme, et mettre en place dans la nouvelle demeure une lampe qui l’éclaire.
Ce dernier motif, celui de la lampe, est remarquablement présent dans l’œuvre de Stétié . Plus discrète que la lampe de Psyché, mais plus sûre , plus secourable pour nous, elle se substitue à l’autre, trop fulgurante, trop dangereuse. Cette substitution est exprimée dans le poème XCVI d’une autre recueil, L’Être poupée, poème (Gallimard, 1983) :

 » (…) une lampe brûlante
Pulvérisée par l’éclat de la foudre
Suivie du déploiement d’une autre lampe
A peine brûlante (…) « 

Cette lampe, tout humaine, permet l’éclosion du poème, le déploiement d’une œuvre immense qui, depuis De l’autre côté du très pur (1973) jusqu’à Fièvre et guérison de l’icône (1999) force l’admiration. Et la parenthèse reste ouverte…
J’ai jusqu’ici employé à plusieurs reprises le mot recueil . Or je ne suis pas sûr que ce soit le mot propre. Car, avec Salah Stétié, c’est toujours de livres qu’il s’agit. Mais il est le premier à savoir qu’une livre, qu’une œuvre se tissent, comme la toile d’une araignée. Et ce n’est pas un hasard si cette image est centrale chez lui. Elle doit assurément être ajoutée aux « Quelques thèmes récurrents et essentiels » sur lesquels a insisté Béatrice Bonhomme dans Salah Stétié en miroir : le silence, le désert, le jardin, l’arbre, le rose, l’amande et le lys, l’épaule, la lampe de nouveau , le feu, le raisin, le vin, la femme, – poupée ou idole, rouge ou noire, Héléna, l’enfant d’enfance , l’ange.
D’une manière plus fine, on peut distinguer dans cette liste des figures (Héléna, l’ange), des thèmes (le silence, la mort), et des motifs (la rose, le raisin). Les motifs animaux sont à ranger dans cette catégorie, comme l’abeille ou cette araignée dont on nous dit qu’elle n’est pas un insecte, mais qu’elle appartient à la catégorie des arachnéïdes. L’araignée, une tisseuse, celle qui assure l’accroissement,  » accroissement (de la parole et, une fois encore, la parenthèse ici ne se referme pas.
C’est l’ « araignée de la parole », comme il est dit dans le poème LXIII de Fragments .

Stétié est avant tout un poète. Il a rarement été tenté par le récit, sauf peut-être dans Lecture d’une femme (Fata Morgana, 1988) , qui est tout au plus une fiction, le possible roman d’un roman. Il est en revanche un grand maître de l’essai. On ne sera pas surpris d’apprendre que, parmi ses grands livres de prose, Ur en poésie (1980), Rimbaud, le huitième dormant (1993), Hermès défenestré (1997), il en est un qui s’intitule L’Ouvraison (José Corti, 1995, avec des calligraphies de Ghani Alani). C’est bien un livre ouvert aux autres,  » à Rimbaud hors soleil « ,  » à Yves Bonnefoy « ,  » Saint Yves de la Sagesse « , au poète trop tôt disparu Christian Gabriel Guez Ricord , dans l’essai qui porte ce titre même,  » L’Ouvraison « . C’est un livre ouvert sur deux cultures, l’arabe et la française (et plus largement l’Européenne). C’est un livre ouvert sur nous par celui que j’appellerai simplement un  » témoin de l’essentiel « .

Michaël Bishop « Pour une ontologie stétiéenne »

Michaël Bishop
Dalhousie University
Canada

« Dans le cercle du cercle / Est le cercle »
(I, 116)

« Respirer puis respirer puis mourir / Ses cheveux de feu dans le chant » (A, 19)

« Voici la vie », écrit en 1994 le grand poète de La Terre avec l’oubli, Salah Stétié, à qui nous offrons ici nos analyses qui sont aussi des hommages.

« voici la vie avec les chambres de ce monde » (T,19). Et tout de suite, malgré l’infinie grâce et la clarté exemplaire du constat, on plonge dans la haute complexité de ce qui nous est donné, les mille nuances du manifeste, le caractère interrogatif de ce qui peut sembler s’encoder comme réponse. Ce que Stétié appelle, dans Fragments: poème, « la fleur fermée de l’être « (F, 58) celui-ci étant déjà à la fois flagrance et opacité, phénomène offert et phénomène se refusant cette fleur, j’aimerais chercher, ici, avec vous, à en pénétrer en quelque sorte le fragile mystère, la si noire et pourtant si lumineuse beauté. Je parlerai ainsi d’abord de Fragments: poème et procéderai chronologiquement jusqu’à La Terre avec l’oubli, ceci avec des insistances, au nombre de huit, très variables quant à leur longueur, très variées quant à leur mode.

LA PONCTUATION DE L’ONTOLOGIQUE
Le deux-points qui se trouve au cœur du titre de Fragments: poème peut être considéré comme étant un des grands emblèmes d’un ontos qui, à la recherche d’un logos adéquat aux besoins expressifs de celui-ci, ne cesse de s’articuler en se désarticulant. Signe à la fois de l’équivalence et de l’opposition, de ce même et de cette différence dont nous parle aussi Michel Deguy, le deux-points travaille dans le sens de la définition, de la révélation même, des phénomènes de l’être tout en optant pour une juxtaposition où l’interpertinence de A et de B, ici du fragmenté, du partiel, et du poétique, du créé, du totalisant, reste enfin implicite plutôt que dit. Le deux-points à la fin de l’avant-dernier fragment (F, 105), surplombant le vide, le blanc, le « vide papier » quasi-mallarméen pourtant paginé et numéroté, n’invite-t-il pas d’ailleurs l’impossible équivalence de la figuration et du néant, de la parole et de l’indicible, du déjà dit et de l’indéfinissable? Et, effectivement, très nombreux sont, chez le Stétié de Fragments: poème, les signes de ponctuation, tantôt conventionnels tantôt loin de tout usage normatif, qui semblent vouloir trahir, traduire, le rapport difficilement vécu de l’être et de la conscience de sa précarité. Permettez-moi d’en privilégier rapidement quelques-uns: 1. les tirets, les traits d’union inhabituels, les traits obliques, qui, tous, mettent en valeur le paradoxe, la question, du rapport, l’hésitation entre interdépendance et désunion; 2. les points d’interrogation qui, là encore, multiplient les incertitudes tout en insistant sur l’intensité des fascinations et des pénétrations ontologiques amorcées; 3. les points (cf. F, 30), les virgules (cf. F, 36), les deux-points (cf. F, 35), les points-virgules (cf. F, 32) qui ne viennent qu’au vers suivant, et ceci, souvent, et bizarrement, après un autre signe de ponctuation au bout du vers qui précède directement, le texte devenant ainsi un lieu d’indication et de contre-indication syntaxiques excessives, le site d’une dysfonctionalité implicite là où on s’attend à un éclaircissement, une orchestration lucide de certains aspects du sens et de l’être; 4. les parenthèses ou ordinaires ou complètement inattendues (cf. F, 22), qui peuvent même choisir parfois de ne pas s’ouvrir même si elles se ferment (cf. F, 93) et qui toujours compliquent et problématisent un discours déjà richement métaphorique et allégorique qu’elles cherchent ainsi, simultanément, à désambiguïser, à nuancer; 7. la séparation de l’article défini et du substantif souvent placé au début du vers suivant (cf. F, 24, 37), séparation qui déstabilise et déroute à l’intérieur pourtant d’une logique, d’une ontologie, de la continuité; 8. la virgule qui termine le poème (cf. F, 29, 55), tout en le suspendant au-dessus du vide, au bord d’un abîme d’inachèvement radical, virgule-pause coupée de cette plénitude ontologique que représente en principe toute phrase s’installant dans sa définitivité élocutoire; 9. les traits d’union qui surgissent là où ils ne sont pas pour ainsi dire nécessaires (cf. F, 42: « per-/-Dant pied, le ciel se re-/-Fermant sur / »; F, 68: « … Le corps a-/-Vec des lèvres » et qui reposent la question du caractère unifiable, fusionnable des fragments de l’ontos, celui-ci assumant une logique, une logie si j’ose dire à repenser, un monde à refaire, à refigurer comme disait Ponge; 19. les exclamations qui ponctuent certains fragments et qui manifestent non seulement cette intensification affective du discours de l’être, mais aussi ce sentiment d’impasse, d’incapacité qu’éprouve parfois Stétié face à l’épaisseur, malgré l’éloquence exceptionnelle de son œuvre car l’exclamation reste aussi le signe de ce qu’on n’arrive pas à verbaliser, le signe d’un ontos qu’on ne dit, imparfaitement, qu’à travers cet élagage en quelque sorte synecdochique; 11. les points de suspension qui marquent une ontologie de l’incomplétion tout en débouchant sur l’espace d’une riche virtualité à la fois auctoriale et lectorale; 12. ces espaces blancs qui peuplent et ponctuent, qui a-ponctuent, si je peux dire, les fragments du poème, rythmant, discontinuant et enchaînant, dénouant et coordonnant, tout comme ces vers qui, la ponctuation s’effaçant totalement, obligent à une lecture à la fois compactée, accélérée, et ralentie, lentement approfondie, et donc à une ontologie à jamais se repensant.

L’ONTOS : UNE GÉOGRAPHIE LIMINAIRE
Lire l’œuvre poétique de Salah Stétié et je puise toujours pour le moment dans Fragments: poème c’est pénétrer dans un territoire ontique assez particulier. Si le corps et l’esprit restent, et dès le début, des figurants principaux (cf. F, 7, 9), l’arbre et ses fruits assument tout de suite une haute pertinence et ceci dans un monde conçu comme un microcosme familial emblématique mère, fils, etc. s’ouvrant pourtant sur un macrocosme qu’habitent anges et déesse. Si les conditions ontiques peuvent s’avérer heureuses limpidité, lumière et lampe elles semblent souvent se dégrader selon une vaste poétique de la faim, du froid, de la dureté où douceur et consolation, beauté et rayonnement risquent de se noyer dans une conscience implacable de la douleur, de la brûlure, des larmes et de la crucifixion. Si, ainsi, s’esquisse le geste d’un don fondamental où s’affirment la plénitude des apparitions et la soudaineté de « cela » qui émerge et qui, « encore étant » (F, 31), persiste, et si, aussi, se déclare la possibilité d’une nomination, d’une inscription du cri de l’être, il n’en est pas moins vrai qu’une poétique du désert, de l’absence, de la nullité, du « presque rien » installe, au cœur de toute cette énergie assertorique, une négation, une logique de la « défiguration » et de la non-poiesis ou de l’hésitation du poiein (cf. F, 52). Et, effectivement, une conception de ce qui est double (cf. F, 57) complexifie souvent la conception stétiénne de ce qui est. Ce qui ne devrait pas étonner: ce que j’ai appelé la géographie de l’ontos est fondée sur le principe d’équations mouvantes, d’une figuration instable, en perpétuel devenir. Tout ici est drame, théâtre, opposition, imbrication, traversée, passage, dispersion, rassemblement, dialectique, synthèse.
Fragments: poème est, en effet, très riche sur le plan ontologique. Parfois c’est l’être-là des phénomènes qui fascine (F, 11); à d’autres moments, c’est l’être-dans, « l’être dans les raisins » (F, 68) ou ce que Stétié a tendance à nommer l’être-par, « par le sel et la nuit et la barque amoureuse / Par la lune qui multiplie ses objets » (F, 17), par exemple. Mais toujours l’être se manifeste à la fois dans sa multiplicité (cf. F, 13), dans le caractère abrupt de son irruption (cf. F, 29, 34) et, paradoxalement, malgré une conscience du mortel, sur le mode d’une continuité, d’une présence se dépliant ici et maintenant, ceci et cela « étant », tout comme « la mort étant » (F, 31). Mais tout se complique rapidement: le ciel est « construit sur l’être » ni être-là, ni être-dans, ni être-par (F, 12); « le blé de l’être » (F, 15) se double de « l’autre blé de l’être » (F, 16); le paradoxe de « l’être du non-être » (F, 17) s’affirme; les choses telles qu’on les désigne habituellement sont et en même temps ne sont pas, « sa main étant, sa main n’étant » (F, 35); l’être qui reste « nuageux » ne cesse de « brill[er] dans le / Sommeil à venir (F, 68); la clarté de l’énigme ontique est si intense « De non-mourir étant mourir, dé si clair » que le jeu de sa lumière risque de nous aveugler; l’être, à la fois là, dans, par, sur, se transmute incessamment, ce qui explique pourquoi le « corps n’est plus le corps » et cette insistance anaphorique sur le sera, dans, par exemple, le fragment poétique XXXV (F, 41, cf. 56). D’ailleurs, chez Stétié nombreux sont les passages où les modes de l’émergence ou du maintien de l’être sont elliptiquement évoqués: l’être peut paraître dépendre d’un désir de création ou de modification (cf. F, 18); l’être peut sembler inexister sauf tel que nommé, en tant qu’être-comme (cf. F, 22) ; la représentation de l’être devient ainsi un processus où figuration, défiguration et refiguration sont le même acte (cf. F, 40); l’ontologie de la définition est ainsi, à son tour, une ontologie de l’interrogation (cf. F, 44).

QUELQUES FIGURES D’UNE CONSTRUCTION ONTOLOGIQUE
Toute l’œuvre de Stétié témoigne d’une grande sensibilité structurale et stylistique. Il ne s’agit pas pourtant d’un effort pour sculpter, ciseler et esthétiser une méditation qui dépasse visiblement des intentions axées ou sur le prestige d’une orchestration rationnellement dominée, logiquement élaborée, ou sur la beauté architecturale d’une grande quantité de figures, de construction et autres, qui, précisément, rompent avec l’ordre simple et la cohérence classique des mots et des notions qu’articulent ceux-ci. Non, les figures de construction et d’autres figures qui abondent dans Fragments: poème, et je ne parle pas pour le moment des figures de rhétorique toutes ces figures, principalement des ellipses, des attractions, des imitations, des anacoluthes, parenthèses, synchyses, tmèses, hypallages, répétitions, allitérations, anadiploses, anaphores, isocolons, paronomases, réduplications et synonymies toutes ces figures, dis-je, esquissent un mouvement, qu’on peut considérer comme naturel, intrinsèque, des formes de l’être-comme, du dit, du débit se structurant. La distance que crée la rupture, loin d’être factice, aberrante ou enracinée dans un orgueil banalement esthétique, cherche, mais spontanément, intuitivement, à mimer, mouler les plis et les replis, les compli-cations, d’une pensée se cherchant, s’ordonnant et se construisant, selon les rythmes irréguliers et ontiquement mimétiques d’une vieille langue qui ne cesse pourtant de se renouveler. Ainsi les ellipses réussissent-elles à dire, emblématiquement, les manques et les trous de l’être tel que celui-ci se manifeste; ainsi les anacoluthes, les synchyses et les tmèses constituent-elles ce qu’on peut même considérer comme étant une allégorie presque oubliée de ce qui, dans l’être, paraît discontinu, sans suite, confus, bouleversant, peu conforme à cause de ces disjonctions et coupures, à la conception rationalisante, idéalisante, humanisante que nous tentons d’imposer. Ainsi, l’hypallage, permet-elle de mieux apprécier, non pas la résolution d’un problème de désignation, mais, plutôt, les glissements et échanges de la langue qui, plus profondément, évoquent l’heureuse mais souvent si frustrante plasticité d’un ontos qu’on figure tant bien que mal. Ainsi, les répétitions, les allitérations, les anaphores et les anadiploses ne cherchent-elles pas simplement à décorer, à embellir, à s’installer dans la gloire d’une beauté toute de jeux de surface, de scintillements artisanaux, mais plutôt à nous faire comprendre la gamme infinie des moyens dont dispose l’être pour se renouveler, se ressourcer, se transformer en puisant dans ce qu’il est déjà, pour s’infinitiser en chantant ses propres forces composantes, les rythmes jamais arides, toujours à recréer, de sa poiesis, c’est-à-dire des jeux de l’ontos, de l’être. Ainsi l’isocolon, loin d’être une simple harmonisation des membres d’une période, le geste d’un esthète pour qui seuls doivent compter les raffinements du poème pensé, vécu comme phénomène d’excarnation ainsi l’isocolon devient-il le symbole d’une orchestration ontique magistrale où l’infinie distinction des éléments de l’être se double d’une harmonie et d’un équilibre qui étonnent. Ainsi les paronomases et les réduplications servent-elles moins à jouer, pour le prestige ou même le plaisir intellectuel, avec certains mots en rapprochant des paronymes on en répétant volontairement certains mots ou syllabes qu’à nous permettre de mieux saisir quelque chose de l’infinie complexité des jeux, des fonctionnements, d’un être qui, dans l’opacité de telles actions nous défie, tout en s’illuminant de cette lumière constructive qui lui est propre.

UN POÈME
Pour évoquer, et beaucoup trop succinctement, Inversion de l’arbre et du silence, j’ai choisi de parler du poème XXIV, « Lampe éveillée dans l’herbe » (I, 30). En voici le texte:
Lampe éveillée dans l’herbe
Selon l’espoir du sens
Et recueillie dans la lumière double

Ô épervier irradiant le dieu du sens
(Les serres serrant le sens)
-Le trèfle des prairies fixant l’envers du sens

D’aucun sens est le sens dit le sens
Allumé en foyer d’oubli ce peu d’herbe
Par mouvement de prairies dans la mort
Je n’insisterai pas sur l’élégance structurale des faux tercets, sur la pertinence des parataxes et des participes présents, sur l’absence quasi totale de verbes finis, le refus de toute ponctuation et le flottement sémantique qui en découle, sur la force des métaphores non contextualisées, sur l’ambiguïté de certaines fonctions grammaticales (: le dit de « dit le sens »). Qu’il suffise de dire que tous ces éléments, ici, comme partout ailleurs, problématisent et infinitisent à la fois une textualité pourtant très riche, paradoxale, jamais close quoique repliée en quelque sorte sur les délicatesses des osmoses qu’elle verbalise. Le poème débute par une insistance tout à fait caractéristique sur ce qui est là, s’illuminant abruptement, mais de façon implicitement intermittente. Cette irruption, cet éveil, semble d’ailleurs jaillir d’un sens qui mène, pour ainsi dire, sa vie à part, qui est source, qui espère où?, comment?, on ne sait pas: dans les choses, dans la conscience, dans le sens lui-même? au cSur, en tout cas, d’un être, d’un ontos qui, étrangement, semble avoir besoin de l’individu, semble vouloir s’offrir à une expérience donnée, à un moment de recueillement, de rassemblement langage et illumination se produisant pourtant dans cette « lumière double », révélée-secrète, accessible-indicible. … L’apostrophe « Ô épervier » , ce cri de reconnaissance allégorique, s’adresse, si directement, si impuissamment, et dès le début de la première strophe, aux choses, aux figurants de l’être, pris dans les serres de ce qui est / ce qui est figurant / ce qui est figure, toute la scène, mythique, allégorique, vue, vécue, s’opposant aussi à celle du « trèfle des prairies fixant l’envers du sens », où l’imaginable, le vu, arrive à saisir la face secrète de ce qu’on nomme le sens. Un sens invisible donc, mais pressenti et qui, dans son mystère, provoque simultanément, moins une crise de confiance (« d’aucun sens est le sens »), car la conscience reste de la possibilité de fixer « l’envers du sens », du moins conceptuellement, mentalement moins une crise de confiance alors, qu’une prise de conscience de l’infinité de tout ce qui « est le sens ». Mais ici l’ambiguïté grammaticale semble déstabilser l’équation dit, est-ce un participe passé ou un verbe fini? tout en finissant par ne rien déstabiliser, car si tout ce qui désigne mal, tout ce qui est mal vu mal dit, écrit Beckett, met en question la structure même de l’être, celui-ci ne s’efface pas pour autant, prenant tout simplement la forme d’un dire inadéquat à la réalité et aux structures de l’ontos. S’il s’agit d’un verbe fini, c’est le sens qui explique ce qu’il est ou n’est pas (« d’aucun sens »); s’il s’agit d’un participe passé, le poète réussit à souligner à quel point ce qu’on appelle le sens n’est précisément que « le sens dit le sens », reste c’est-à-dire sous le signe des signes, du dire… Et pourtant ce sens d’aucun sens qu’on appelle le sens… est vécu: il s’allume « en foyer d’oubli », lieu à la fois d’intensité, de centralité, et de spécificité ou de ce que Stétié appelle ailleurs « unicité » (I, 21), et lieu d’absence, d’oubli, parce que lieu de mots, de langage aussi: herbe, ici, ce peu d’herbe, herbe doublement, triplement dérisoire et néanmoins magnifique: dérisoire, car chose insignifiante, peu ou mal nommée, mortelle, que retiennent, que saisissent mal l’homme, la femme, et le langage; magnifique, car étant, car lieu d’illumination, car pris dans la vastitude du cosmos et le mystère de la mort, du non-étant, ce que Stétié appellera aussi « l’immortalité de ce mourir » (I, 117).

RHÉTORIQUE DE L’ONTOLOGIQUE
Noter, trier, cataloguer, les nombreuses figures de rhétorique on les appelait plutôt jadis figures de pensées, ce qui, déjà, convient un peu mieux à mes desseins faire un tel travail de classement ne m’intéresse que de façon très marginale. Si, ainsi, je me suis penché ici sur le rôle des métaphores, des métonymies, des antithèses, apostrophes, exclamations, interrogations, concessions, aposiopèses, paralipses, litotes, accumulations, descriptions, hypotyposes, déprécations, obsécrations, etc., c’est que je voulais, un peu comme je l’ai fait pour la ponctuation et les figures de construction, montrer la pertinence d’une telle appréciation des modes de pensée préférés de Stétié dans le contexte d’une étude sur la conception de l’être, les façons, c’est-à-dire, que peut avoir un homme de conceptualiser les modes de l’ontos. Faute d’espace, je serai, et sans doute heureusement, bref. Mon point d’ancrage, c’est Nuage avec des voix, mais les preuves sont partout dans cette œuvre poétique si splendidement conçue et méditée. Prenons quelques exemples: l’accumulation et l’énumération, jamais flagrantes chez Stétié nous sommes loin d’un Perse ou d’un Claudel à cet égard permettent pourtant de privilégier des facteurs de multiplication et de juxtaposition ontiques, facteurs qui invitent à l’élaboration d’un intelligible mais qui se replient sur la constatation d’une pluralité infinie; le paradoxisme, qui, au lieu d’autoriser une vision univoque, simpliste, ne cesse de rappeler tout ce qui, ontologiquement, échappe aux catégories, même complexes, de notre rationalité, comme un arbre dans la profondeur de son mystère fuyant nos équations socio-économiques, bio-physiques, etc. les plus sophistiquées; la description et l’hypotypose, là encore jamais si transparentes, car toujours plus contemplativement métaphorisées, allégorisées même, que chez Ponge ou le premier Deguy, et qui, tout en cherchant à évoquer, dire même le plus directement possible, les phénomènes qui sont, les choses de l’être dans la simplicité de leur présence, permettent de saisir la relativité, la qualité strictement et humainement symbolique, des désignations et dénominations; l’apostrophe et l’exclamation révèlent d’un côté l’apostrophe toute cette énergie celle du « sujet » regardant-parlant et/ou celle de l’objet regardé-parlé qui propulse le poète vers tout ce qui est manifeste ou même vaguement pressenti dans l’ontos, car l’apostrophe est appel, adresse, mouvement vers ce qui, étant, à son tour appelle et s’adresse; de l’autre je passe à l’exclamation toute cette même énergie du cri, face à ce qui est, ce qu’on est, exprimant l’émotion de cette convergence au cSur du langage de ce qu’on convient d’appeler le sujet et l’objet: mais l’exclamation, si elle est aussi, comme l’apostrophe, ce réflexe qui, immédiat, impulsif, spontané, donne l’impression d’un contact étonnamment prometteur avec l’ontos, reste également, peut-être finalement, le signe d’une inadéquation de la parole devant les « muettes instances », comme disait Ponge, des choses, des étants: l’exclamation débouche en effet sur un vide, un indescriptible, le non-dit de l’être, et si le discours reprend, toujours plus ample, rationalisé, autre, l’exclamation reste toujours le signe d’une aporie ontologique toujours ressurgissant; l’aposiopèse, cette interruption brusque et affectivement révélatrice d’une construction, et la paralipse, cette action qui passe sous silence pour, effectivement, mieux mettre en relief, voici des figures, certes distinctes l’une de l’autre, qui, pourtant, toutes les deux, parviennent et en ceci elles ressemblent à l’exclamation parviennent à dire un être qui s’esquive tout en mimant en quelque sorte la minimalité, le silence relatif, le caractère indicible, irrévélé de celui-ci: passer sous silence, s’interrompre brusquement là où on s’attendait à une plénitude enfin articulée, n’est-ce pas une façon de signifier ce sens d’aucun sens dit le sens qu’évoque le poème-fragment XXIV?; l’interrogation, figure fréquente chez Stétié, est le signe manifeste de l’instabilisabilité des rapports qui existent entre le moi qui cherche à dire et tout ce qui reste à dire: elle est la marque indélébile de tout ce qui, tout en paraissant solide dans son être-là, s’efface, devient provisoire, de nouveau réduit à zéro, à ce néant qu’en même temps l’interrogation se hâte de refuser, toute désignation s’offrant comme inacceptable quoique susceptible d’éphémère démonstration; l’antithèse, « l’antithèse universelle », disait Hugo, plutôt que d’inviter à une synthèse Kantienne plutôt tranquillisante, rassurante, tend, chez Stétié, à être comprise, de façon derridienne, je dirais, comme le signe de cette différence ontologique et ontique aussi, peut-être qui semble résider au cSur de la parole et qui, là encore, empêche celle-ci de stabiliser, de dire, quoi que ce soit, ontiquement parlant. Je n’irai pas plus loin, mais une étude de l’onto-logique de la métaphore, de la comparaison, de la métonymie, du chiasme, de la synecdoque pourrait donner, il me semble, des résultats parallèles.

NUAGE AVEC DES VOIX: SEPT REMARQUES SUPPLÉMENTAIRES
1: dès le seuil, ce livre de Salah Stétié se fonde sur une ontologie du don: ses absences, ses lacunes, ses « soupçons » (cf. N, 46) s’offrent, geste parlé d’être et de nuage, à un être, ici humain, qui motive reconnaissance, échange et célébration (même difficile). 2: la préposition du titre, avec, est non seulement le garant d’un accompagnement pluriel vécu, personnel, incontestable malgré le caractère non répétable de toute expérience solitaire, mais elle est aussi le symbole de tout ce qui permet de voir notre ontologie comme une ontologie des rapports, des relations, des imbrications donc d’une multiplicité, d’une infinité, même, là où on ne croit voir qu’un océan de phénomènes isolés. 3: la conception du divin chez Stétié est d’une grande « complexité céleste », comme écrit le poète (N, 44). Pour l’articuler pleinement, il faudrait parler simultanément de l’égarement de Dieu (cf. N, 17), d’une déshumanisation qui l’accompagne (cf. N. 21, 23), de sa qualité à la fois abstraite, « antique », « irraisonnée » (N, 44), et, si j’ose dire, métaphoriquement, métonymiquement, concrète, « habillée d’herbe, et d’herbe » (N, 44). Et il faudrait esquisser la logique des liens entre tous les phénomènes de l’ontos, expliquer par exemple ce qui autorise à dire « et je te dis inféodé à la nuée » (N, 36) ou à parler des « triangles imaginés » de « l’esprit de l’Être » (N, 18), expliquer comment les « joliesses [peuvent être] / reprises dans le souffle / en imbrûlée brûlure » (N, 25), et ainsi de suite. 4: l’ontologie de ce que Stétié appelle « l’incréé » (N, 15) reste aussi à approfondir: elle rejoint, me semble-t-il, nécessairement toute une série de fascinations stétiéennes, là encore à la fois abstraites et concrètes: celles du néant, du mourir; celles de l’éphémère et du devenir; celles de la mère et de l’enfant; celles de l’esprit et de la poésie, du poïein. 5: la soi-disant détérioration de l’être, l’atrocité de l’immanence telle que conçue à certains moments, oriente, paraît-il, à la fois vers ce que Stétié nomme le « très limpide » (N, 39) et vers ce qu’il choisit parfois d’appeler « le terrible chant qui va venir » (N, 59): simple mouvement de la mortalité humaine? apocalypse? catharsis? jugement et musique des sphères à la fois? Le glissement mortel, la chute dans l’informe, compris comme étant une antimaternité, une dé-naissance du dés-ordre cette psychologie (: car toute ontologie est aussi une psychologie), qui nous plonge « dans le flamboiment », comme écrit si pertinemment Stétié, « frôlés d’images » (N, 56), nous réserve tantôt, et peut-être toujours simultanément, une « fulgurance » éblouissante (N, 42), tantôt une attente de l’immense qui est synonyme de méditation (cf. N, 40), tantôt le sentiment de s’installer enfin « au seuil de l’origine » (N, 51); 6: la beauté des phénomènes qui sont est déjà considérée comme une écriture, immanente et transcendante à la fois, fondamentale et pourtant insuffisante dans la mesure où on la lit peu ou mal: elle ne peut donc qu’attrister (cf. N, 45) et Stétié incite à comprendre que toute reconnaissance axée sur l’extériorité doit aussi s’accompagner d’une reconnaissance de la beauté, du sens, de la profondeur de l’intériorité; 7: c’est dans cette optique que l’ontologie de l’amour, phénomène secret, enseveli, dirait-on, au cœur de toute expérience, toute logique, doit se déchiffrer, se faire, se défaire. Cette « absente colombe », comme Stétié le désigne à la fin de Nuage avec des voix, ne serait-elle pas cela qui permet de réconcilier « la tuerie éblouie » (N, 44) ou les « larmes/… accusées » (N, 41) et la « lumière en gestation métaphysique » (N, 41), « le dernier mot *_ s’éteindre +_ » et ce qui nous pousse à « l’accueill[ir] et l’aime[r]? L’amour, ne serait-il pas par excellence ce chiasme, au centre duquel l’absence redevient présence, sans lequel tout ce qui est n’est que cendre, doute et prière (cf. N, 25, 26) impuissante?

AFFIRMATION ET DÉNUEMENT, THÉTRE ET MUSIQUE
L’Autre Côté brûlé du très pur présente mille visages successifs et entremêlés et le portrait que je peux faire ici de ce beau recueil reste ainsi très partiel, très partial. L’ontologie qui s’y déploie se fonde peut-être surtout sur le caractère instable de la perceptibilité de l’ontos: « Où sommes-nous diurne ma divine / Plus simple que le simple simple fruit » (A, 29) et plus loin dans le même texte: « Où sommes-nous, où sommes-nous, apparence, / Cette nuit où l’amour, lui seul, brûle nos nids? » (A, 29): perceptibilité, simplicité, apparence, expérience inaliénable, d’un côté; de l’autre, mouvance, flottement, ce que Stétié appelle dans le même livre « tables inachevées du questionnement » (A, 70) et même présence « en formation de songe » (A, 59). Et, effectivement, l’ontologie stétiénne hésite toujours, et avec sagesse, entre l’affirmation de l’être comme un lieu de flagrance viscérale, à la fois illusoirement et authentiquement vérifiable, si je puis dire, et l’expérience de ce qu’il faut bien appeler l’être mais qui, comme cette « pensée / De la pensée devenue lampe vive / Enracinée dans le charbon de l’être » (A, 42) ou « ce nu dénué d’être » (A, 27), s’avère pénétré, mystiquement et Stétié est certainement un grand mais très sensuel mystique , de vide, d’absence, de néant, ou mieux d’atemporalité, d’aspatialité. Rien d’étonnant si le nuage chez Stétié s’offre « ailé de transparence » (A, 66), si l’oiseau qui « nous garde » devient « l’oiseau d’icône vide » (A, 67), si « le sens endormi est bien le sens » (A, 65). Tout comme le corps (cf. A, 61), mais aussi comme ce que Stétié appelle « le non-physique » (A, 16), l’être est un lieu, un non-lieu dirait Bernard Noël, de « théâtre », de théâtralité, de jeu, si l’on veut, de libre fonctionnement ontique, « labyrinthe / Formé fermé sur sa disparition » (A, 61), tout comme il s’ouvre à sa création, sa naissance, sa continuité. Cette notion de jeu, mallarméenne, mais aussi pongienne (: l’objeu, l’objoie), permet de déceler, au cSur de la poétique stétiéenne, une ontologie à la fois de ce qui est en jeu et des morceaux qu’on peut arriver à jouer, si l’on s’adonne à l’étude de ce qu’on est:  » L’homme habite une maison de verre « , écrit Stétié, « et le violon de ce qu’il est est son triomphe » (A, 86). Une telle musique ontique, une telle création/auto-création, ne doit pourtant pas être comprise comme se produisant à l’apogée d’une clarté et d’un accomplissement: la musique de l’être que nous sommes et qui est notre « triomphe » est surtout rythme, alternance, dialectique, cadence, mouvement. « Noble maison par le volubilis », écrit si magnifiquement notre adepte de la mystique soufie (cf. NU(e), 3, 12), « dans la maison de l’être / Écrite elle est lueur / Lueur dans la lueur / Elle est délaissement de la lueur » (A, 88). « Le vin d’été » et les « rossignols d’été » (A, 90), les choses du temps de l’être, du temps de ce qui a été, voici, certes, ce qui caresse, fait vibrer, les cordes de ce « violon de ce qu'[on] est », « nuages », comme dit Stétié ailleurs, « suspendus amoureusement dans la parole » (A, 91), mais celle-ci, notre musique ontique, ne s’accomplit-elle pas aussi, loin de toute prétention, « en attendant la réduction promise / Du nom qui est le nom derrière le nom / En qui s’effacera aussi le nom » (A, 89)?

LA TERRE AVEC L’OUBLI
D’abord, une petite série de remarques consacrées à ce grand poème, publié en 1994; ensuite, et pour terminer, une analyse compactée de la dernière séquence de la partie IX. 1: La Terre avec l’oubli, comme d’autres poèmes de Salah Stétié, constitue le poème se donnant comme poème du don, de la révélation, poème de ce qui s’offre comme… poème, comme mots (rose…, cela…). Ce qu’il y a dans le monde, qui est déjà le monde de l’esprit devient ce poème qui, par hypotypose, et circulairement, évoque la présence extraordinaire du manifeste devenant mots (plis et replis de la rivière, un cheval perdu, les collines, la lune, etc.) et dialectisé par la perception-imagination à la fois double et unifiée du banal et de l’angélique le tout étant simultanément « stérilité » et création (cf. T, 8), « bouche d’herbe / Qui dit le très peu qu’elle dit » (T, 9) mais qui, comme l’air et l’eau, reste cette « enfant [magique] du songe » (T, 11). 2: Ce don, qui est à la fois don des choses et don de la parole, constitue le don ontique d’une mémoire qui, en quelque sorte, est le réservoir et l’avenir, l’incréé, de l’être flottant « au-dessus de la rivière de l’oubli »: celui-ci n’arrive jamais, effectivement, à freiner le mouvement de ce don infiniment resurgissant. 3: la femme, la fille, reste toujours ici métaphore de fertilité et de création: elle est lieu d’enfantement, d’abondance, d’illimitation, symbole d’une totalité paradoxale mais synthétisée, « toute douleur toute douceur en elle » (T, 14), « la femme étant n’étant que flèche et biche » (T, 16), site et symbole c’est-à-dire d’une onticité autonome, parfaitement suffisante. « Elle écarte les jambes », écrit Stétié, « et la nuit infinie l’éclaire avec le jour / Ensemble et le matin / Elle est la lampe du présent dans le futur / Et ce qu’elle est: biche de flèche et lampe » (T, 17). 4: soulignons le caractère étonnamment présent, intrinsèquement intégral, parfait, non contingent de tout phénomène, de toute existence dans l’ontologie stétiéenne et ceci malgré tout ce qui semble s’opposer à cette définitivité, à cette plénitude inaliénable: souffrance, angoisse, mort, précarité, atrocité, etc. et contentons-nous de citer ce passage somptueux de la première suite du poème:

Et toute bête immaculée sous l’arc
Est profonde, elle est absolue par l’esprit
Comme une étoile qui s’égare et se retrouve
Plus pure d’être et plus nue dans la neige
Pareille en soi à fille désirante
À la chute du jour
À la tombée de la rosée sur le monde (T, 13)
La neuvième suite de La Terre avec l’oubli (T, 51-4) se compose de quatre séquences où tout le mystère de l’être se déploie comme pour la première fois l’effarement que peut susciter l’être, l’impossibilité de rationaliser son « pourquoi », celui-ci se consumant dans le feu d’une antiréponse, l’étrangeté de nos sentiments d’abandon et d’oubli face à la conscience de cet absolu qui pénètre partout. Voici la dernière séquence:
Ses mains s’en vont sans lui vers la brûlure
Pour caresser la femme inachevée
Entre elle et lui il y a l’épée des larmes
Femme elle va selon sa solitude
Comme une étoile éblouie par les prairies
D’où le cheval a disparu et seulement
Il y a il y a une rosée qui tombe
Il n’y a rien: la terre avec l’oubli (T,54)
Voici le poème, d’abord, de l’ontologie d’un mouvement ontique loin de nos conceptions réductrices, et loin de tout contrôle physique. Et pourtant l’ontologie qu’esquisse le poème est celle d’un inachèvement qui est synonyme d’une continuité à venir, d’une caresse à réaliser là où les intentions paraissent futiles. La variabilité infinie des états ontiques ne cesse, d’ailleurs, de frapper, paradoxale, complémentaire; et ceci malgré l’unicité de chaque conscience, chaque entité ou être. L’ontologie, enfin, de la disparition, du néant, s’imbrique dans celle du résidu, du vestige ontique qui persiste, même si ce qui reste s’avère négativement défini: ce rien qu’il y a, qui est/qui n’est pas: Salah Stétié, en disant cette simultanéité, cette équivalence peut-être, et même cette séquence il y a > il n’y a rien > la terre avec l’oubli, ne nous permet-il pas de rester au cSur de cette lumineuse énigme de ce qui est mais quoi au juste?; de ce qu’il y a: mais où?; et comment se fait-il qu’un verbe être ou avoir, ici soit possible, qu’un verbe soit?

Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours

DICTIONNAIRE DE POÉSIE de Baudelaire à nos jours
PUF 2001

 SALAH STÉTIÉ par JEAN- LOUIS JOUBERT

STÉTIÉ Salah, né en 1929
« Un poète de langue arabe qui écrit en français » : c’est la définition que le grand poète syro-libanais Adonis donne de son compatriote Salah Stétié, diplomate, poète, essayiste, traducteur – passeur infatigable entre l’Orient et l’Occident.
Salah Stétié est né à Beyrouth, le 28 décembre 1929, donc dans la période du protectorat français sur le Liban : tout naturellement, il a suivi une scolarité qui l’a conduit à la maîtrise de la langue française, qu’il apprend au collège protestant français de Beyrouth, puis chez les jésuites.
Mais, issu d’une famille de la petite bourgeoisie musulmane, depuis longtemps installée à Beyrouth, il a reçu de son père, enseignant et volontiers poète en langue arabe, une solide initiation à la culture arabo-musulmane.
Deux maîtres ont eu une influence essentielle sur lui : Gabriel Bounoure, rencontré au Liban, et Louis Massignon dont il a suivi, pendant ses années parisiennes, les cours du Collège de France sur les grands mystiques musulmans. Le Liban de son enfance est resté pour Salah Stétié le lieu essentiel de son imaginaire. Les poèmes de son premier recueil poétique, L’Eau froide gardée 1973), sont comme la condensation de moments passés, pendant les vacances dans la villégiature familiale de Barouk, dans la montagne libanaise.
Mais Paris est l’autre pôle de son univers mental : il a découvert Paris et la France après la Seconde Guerre mondiale, pendant ses années (« paresseuses », selon le poète lui-même) d’études à la Sorbonne, souvent délaissées pour partir à la recherche de livres rares dans les librairies du quartier Latin. La rencontre de quelques êtres exceptionnels (Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy, André Pieyre de Mandiargues …) a profondément marqué le jeune poète, qui publie confidentiellement en 1964 un premier recueil, La Nymphe des rats.

De retour au Liban, Salah Stétié crée et anime L’Orient littéraire, supplément culturel de L’Orient, le grand journal francophone de Beyrouth. Il est un temps enseignant à Alep, ville à laquelle il devait consacrer plus tard une belle méditation (Le Voyage d’Alep, 1991). Il enseigne aussi à l’Université libanaise. Puis, dans les années 1960, il entre dans la carrière diplomatique et occupe des postes de premier plan : conseiller culturel à Paris, délégué du Liban à l’UNESCO (il jouera à ce titre un rôle majeur dans la politique de sauvegarde des monuments de Nubie lors de la construction du barrage d’Assouan), ambassadeur du Liban au Maroc et aux Pays-Bas, secrétaire général des Affaires étrangères du Liban.

Parallèlement, une œuvre d’une grande ampleur s’est déployée : une dizaine de recueils poétiques, un grand nombre d’essais, de méditations, de livres d’aphorismes…
Toujours ouverte sur le double paysage intérieur de Salah Stétié, oriental et occidental, cette œuvre est l’une des plus remarquables contributions du Liban à la culture moderne. Le Grand Prix de la francophonie, décerné par l’Académie française, lui a été attribué en 1995.

La même année que les textes en prose de La Mort Abeille (1972), qui glissent de l’essai au poème (« Avant l’invention du café par un vieil alchimiste d’Arabie, l’univers était sans parfum »), paraît chez Gallimard, sous le titre Les Porteurs de feu, une suite d’essais sur la poésie arabe contemporaine, soulignant la révolution opérée par les nouveaux poètes de langue arabe qui ont mené une contestation radicale de la forme vieillie, sclérosée, refermée sur elle-même de la qacida pour retrouver un contact régénérateur avec le monde, pour introduire la modernité dans la littérature arabe.

Mais c’est en français que Salah Stétié a choisi d’écrire.
Ses premiers poèmes frappent par l’extraordinaire économie des moyens mis en œuvre, comme s’il fallait le moins de mots possible pour dire « la plus dense des densités ».
L’ambition du poète de L’Eau froide gardée (1973) et de Fragments : poème (1978) est de saisir dans l’éclat, la brisure, l’abrupt de la syntaxe (qui suit peut-être un ordre venu de la langue arabe), l’expérience vécue illuminante et l’inépuisable luxuriance du monde visible, ramassée dans l’évidence épurée de quelques mots.
Il dira plus tard que la poésie doit être « la traversée d’une expérience vécue » (Fragments : poème) :

La fleur et le volcan du soir
Sous l’impérieuse absence du nom
Ô sécheresse

Dessèchement d’amour visible
Si brille l’huile impossible
Dans le non-vrai nuage

La vérité est dans le crépuscule
Que divise et rassemble
Une respiration
Détruite

L’expérience première que ces poèmes invitent à retrouver est celle du chaos, de la douleur, de la déréliction, de la menace qui rôde partout.
Quelques images, reprises au long de l’œuvre, disent ce malheur inévitable : le cerf traqué par les chasseurs ( » Ô cerf marchant vers l’arbre oh perdant pied, le ciel se refermant sur / Ton approche « ) ; la lampe de vie submergée par les ténèbres, enfermée dans la glace ( » Dure lampe de poésie d’arrachement / De la lumière et ses roches rompues « ) ; l’oiseau ( » Un seul oiseau / Traverse avec épuisement le paysage / Éparpillé « ) ; l’épée ou l’arc ( » Et les amants de l’arc / Ont tué la poupée au cri de l’origine « )…

Mais la poésie ouvre aussi un chemin vers l’absolu.
À sa manière, parallèle à la méditation des grands mystiques, elle prépare ses révélations par le rêve et le silence qui conduisent à la saisie de l’Être, dans le jeu parfois de subits renversements :

l’abstraite la fermée l’imaginée
La contre-morte la plus morte l’immortelle
Avec le feu du volcan de nature
Dans la profondeur de ses terres
L’unique aimée de terre
L’étoile de sa terre ayant meurtri
Sa marche du côté des vieux joncs
Et quelle étoile ayant saisi sa terre ?
Elle crie vers la parole
Et la parole est terre accrue de terre
Elle crie le corps fermé
Unique et long dans la respiration

Cette poésie de l’intensité tourne le dos au développement, à la poussée lyrique. Elle veut aller le plus loin dans la brièveté sans mourir dans le dessèchement.
Nulle sensation à partager, comme parfois chez Rimbaud ou René Char mais, par la nudité du mot, une ouverture sur le « très pur » de l’être.
Cette esthétique de la « sécheresse lyrique  » se continue dans les recueils de la maturité : Obscure lampe de cela (1979) ; Inversion de l’arbre et du silence (1980) ; L’Être poupée, suivi de Colombe aquiline (1983) ; L’Autre Côté brûlé du très pur (1992) ; Fièvre et guérison de l’icône (1996)…
Leurs titres, par l’éclat énigmatique des images, affichent le goût de l’ellipse. La ponctuation devient un élément essentiel de l’esthétique de la nudité et de la brièveté.
Un aphorisme de Signes et Singes (1996) le signale : « Mettre un point à la fin d’une phrase évite l’inondation. » Les blancs de la typographie, le découpage des mots enjambant les vers, la place incongrue de virgules, comme des silences au début ou à la fin d’un vers, l’usage hors norme des tirets, des parenthèses, des crochets, des deux points, imposent une lecture hachée, hésitante.
La poésie de Salah Stétié nécessite l’écriture (une calligraphie occidentale) pour rendre sensibles ses décrochements, ses arabesques, où certains cri-tiques ont voulu voir la quintessence de sa manière d’être poète.

Ce que montrent ces jeux d’écriture, c’est qu’une poésie de l’épure, de la densité, presque minérale dans les brisures des vers, est aussi une poésie du surgissement difficile, du lent bégaiement des mots, pour faire apparaître la mystérieuse immanence de l’être (Inversion de l’arbre et du silence) :

A moitié dans le cercle de la mort
Est la mort. La fillette
Ses seins, l’un et l’autre.
L’un est bleu, l’autre est bleu, et l’un
A cause de ce qui, ce qui peut-être
Brille ici au pli de l’observance
De la mort. Ceci, vivifié :
Le fruit, tous les fruits de la fillette
Ô pierreuse — et tous les fruits bleu pomme

La sensualité, si éclatante dans beaucoup de poèmes ( » ô Nathalie sortie dans le bruit de ta robe / Avec pour ville un instant d’arbres, ô Nathalie / Et l’ombre amoureuse de dalle et quelle dalle / Colore assez ta joue de Nathalie ? « ), donne sa couleur particulière au seul texte « romanesque » de Salah Stétié, Lecture d’une femme (I985)

Mais comme beaucoup de poètes modernes, Salah Stétié a surtout consacré ses essais en prose a un approfondissement de sa réflexion sur la poésie.
Au départ, il y eut peut-être une méditation sur la condamnation coranique de la poésie car les poètes, ces « divagateurs » comme les appelle le Coran, ont un pouvoir de parole quasi magique qui égare loin du lieu de vérité, de ce dialogue permanent avec Dieu que doit réaliser la parole animée du souffle divin qui est la vie. Au fond, les poètes procèdent à un détournement du pouvoir de la parole.
Empruntant l’image de son titre au livre sacré, Salah Stétié a commenté longuement cette critique de la poésie dans Lumière sur lumière (1992). Il y développe son idée de la poésie comme « parole de la parole », comme « outre-dit » : expérience qui vise à atteindre au-delà des mots ce vide ou cet absolu que la langue postule. Une mystique de la poésie.

Ur en poésie (1980) avait déjà présenté cette thématique : « La poésie est liée consubstantiellement à la mort. De la nuit à la nuit court le frémissement – la vibration du dit. Mais la nuit, quelle est-elle ? Elle est d’abord fille de l’étonnement : oui, devant la profondeur de l’être et son impalpable unité, l’esprit s’étonne — et que, d’énigme en énigme, il y ait ce point fragile et résistant, cette beauté de fer. […] Ce passage de la nuit à la lumière et ce retour de la lumière au sein de la nuit, tel est le cycle poétique, allégorie peut-être du cycle naturel dont l’esprit le moins léger s’imprime. »
Pour Salah Stétié, la poésie a donc une vocation ontologique. Son seul devoir est de dire l’être, de ramener l’homme à l’essentiel, de dégager du fouillis enchevêtré des expériences « cette totalité de sous-entendus en sous-texte, dont l’affleurement constitue de résonance en résonance le véritable champ affectif et mental du poème » (dans l’essai L’Interdit, 1993).

Une telle conception de la poésie a une conséquence importante pour le lecteur : impossible de lire des poèmes isolés, même si la fragmentation est affichée en principe ; chacun n’a sens que par les souterraines connexions qui l’unissent à tous les autres. La construction même des livres de poésie de Salah Stétié le manifeste: non pas des recueils de hasard, mais des ensembles structurés par des formes dominantes qui donnent une spécificité à chaque volume ; ensembles de trois quatrains dans Fragments : poème ; suites de trois strophes, qui sont souvent des tercets, dans Inversion de l’arbre et du silence ; stances (souvent de huit vers) qui sont souvent des alexandrins dans L’Être Poupée… La parole est à la fois ramassée et interminablement reprise, comme psalmodiée dans un infini jeu d’arabesques.

Un dialogue ininterrompu avec des poètes vivants ou morts a peu à peu modelé l’art poétique de Salah Stétié.
C’est la méditation sur Rimbaud (Rimbaud, le huitième dormant, 1993).
C’est dans Le Nibbio (1993) Une suite de textes qui confrontent Ésope, les fabulistes chinois et les conteurs arabes, les poètes sumériens, Baudelaire, Pierre Jean Jouve…
C’est aussi Hermès défenestré (1997) qui balance de la lecture de grands textes arabes à celle de Maeterlinck, Mallarmé ou Rilke, qui commence par un beau texte sur « l’homme du double pays » qu’est Salah Stétié (« non seulement quelqu’un qui relie et conjoint ses deux exils, mais quelqu’un qui permet de passer : par le passage qu’il est devenu lui-même, lui-même transformé justement, en passeur-médiateur » : Salah Stétié a été ce passeur en traduisant lui-même de l’arabe en français Les Poèmes de Djaykoûr de Badr Chaker es-Sayyâb, ou de l’anglais au français Le Prophète de Gébrane Khalil Gébrane).
Le livre se termine sur le texte, « Hermès défenestré », qui prête son titre à l’ensemble du volume, et qui est une nouvelle et émouvante affirmation, au soir de la vie du poète, du pouvoir de la poésie :

[…] Mais l’éclair est en train de se former dans l

La beauté est peut-être le sens de l’univers

« La beauté est peut-être le sens de l’univers »

Peu avant l’hommage que lui rend la Bibliothèque Nationale de France qui se terminera par un colloque le 4 avril, le poète Salah Stétié accorde un entretien exclusif avec le futur site http://www.LeNouveauCombat.fr . Dernière partie : « La beauté est peut-être le sens de l’univers ».


Salah Stétié – « La beauté est peut-être le sens… par lenouveaucombatfr

Yves Bonnefoy

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana 2013

BONNEFOY MAIN PURE, MAIN SOUCIEUSE

Nous avons été quelques-uns, au début des années cinquante, à recevoir la poésie d’Yves Bonnefoy en plein visage comme un gifle de vent. Certes, il y avait René Char et Michaux, Saint-John Perse et Pierre Jean Jouve – mais nous savions déjà que leur œuvre était, pour l’essentiel, derrière eux, et que leurs grands soleils s’apprêtaient magnifiquement à s’endormir. Les derniers jeux surréalistes ne nous semblaient plus directement accordés à cela que nous pourrions appeler, au sens le plus noble du mot, un chant. Ce chant, voix sourde montée de la profondeur, ce fut la voix d’Yves Bonnefoy.

Elle venait à nous comme un orage qu’aurait traversé, par-ci par-la, des limpidités. Il faut se souvenir que les années dont je parle traînaient encore derrière elles l’ombre d’une immense tragédie et que, assez énigmatiquement, tout ce qui n’embrayait pas d’une façon ou d’une autre sur cette tragédie – dont nous voulions cependant, et de tout notre élan vital, nous distraire – apparaissait de la nature d’une trahison. L’époque était sombre mais n’aspirait qu’à s’éclairer et, fiévreusement, qu’à se brûler à quelque nouveau rêve. Bonnefoy est arrivé et ce qu’il disait avec gravité – une gravité soudain plus déterminante que la pesanteur du tragique – avec des mots sombres et clairs, plus sombres d’être clairs et plus clairs d’être sombres, pareils en cela au ciel tumultueux dont j’ai parlé, ce qu’il disait, dis-je, c’était, gravement, le songe, le merveilleux songe du réel. Je n’emploie pas ici le mot « merveilleux » au sens d’ une exaltation quelconque du pâle donné, de tel « épanchement du songe dans la vie réelle » dont Nerval, par exemple, a été l’acteur fasciné et la victime. C’est bien plutôt d’une dialectique serrée entre les deux termes d’un équation vivante, eux-mêmes interchangeables, la vie étant la sœur mirante de la mort, que le poète tirait son lieu et sa ressource. « Du mouvement et de l’immobilité de Douve[1] », c’était cela : un rappel du fondamental, de cette pierre d’assise qui retient l’eau du monde, pierre fondatrice. La voix qui s’était mise à parler, pour ne plus se taire par la suite, était de pierre, était de fluidité, était, par le puissant calme noir qui émanait d’elle, liée au mystère d’une durée comme éternelle. L’ayant eue une seule fois dans l’oreille, on ne pouvait plus l’oublier. Cette voix, pourtant, s’inscrivait en nous comme l’aboutissement d’une quête. Poésie inaboutie philosophiquement, puisque la parole ne semblait vouloir se fermer que pour rendre encore plus visible sa déchirure. La question posée par le poème restait ouverte et cela, ce battement d’un volet sous l’action du vent, dans la sorte de haute mesure venue du repos de la parole en elle-même après qu’elle eut parlé, cela ne faisait qu’ajouter à l’incertitude et, sinon à l’angoisse, du moins à l’interrogation anxieuse. De fait, dans le texte de Bonnefoy, il y a, bien plus saisissante encore que la dialectique existentielle tantôt évoquée, une contradiction déterminante qui fait le charme singulier de cette poésie là même où le charme s’enracine dans l’incantation et dans son accentuation entre toutes identifiable. Cette contradiction qui est aussi est celle de Saint-John Perse pourrait se satisfaire de seulement cristalliser superbement, en reléguant dans la lumière qu’elle est la nuit de ses blessures, mais la voix souveraine de Bonnefoy refusait la trahison que ce lui aurait été de se réfugier dans l’éclat de la beauté en laissant monter en elle, de façon seulement évasive, les infiltrations douloureuses du sang et les fragilités de l’obscur. L’extraordinaire était que le risque pris à ne pas vouloir la poésie orpheline de la pesanteur du monde n’entravait pas la fluidité du chant ni ne privait celui-ci, par quelque excessif recours au réel, à l’indispensable réel, de sa capacité de transparence. Et, dès lors, le problème se posait dans une sorte d’âpreté lancinante, une urgence qui est l’une des caractéristiques les plus remarquables de la poésie de Bonnefoy : lequel, du réel et du chant, est-il premier et lequel est-il l’occurrence de l’autre ? Pour l’auteur d’Anti-Platon, on pourrait croire que la réponse va de soi. Voire. Il me semble que le poète n’a tellement réfléchi sur les causes et les circonstances de la poésie – la démarche des autres poètes venant éclairer la sienne propre – que parce que Platon, et tous les rêveurs de l’achèvement, continuent d’obséder notre langue, notamment en ce temps où l’histoire se défait et se démaille, tout en nous démaillant nous-mêmes : plus que jamais, dans l’éclipse des certitudes, nous sommes en mal d’un sol et d’un pays – je veux dire en quête de stabilité. Le drame, le profond drame de la poésie moderne, c’est, depuis Baudelaire, sa prise de conscience de cette fracture intime qui fait de chacun de nous un dérivant. Face à cette dérive et pour tenter de la contenir, le port, la rive, le salut en un mot, c’est la forme et c’est la figure. La poésie baudelairienne, si terriblement divisée, et qui avoue sa division – les deux postulations simultanées, ceci qui lui est boue et cela qui lui est or – se veut, dans une manière d’empierrement, idole et statue d’une Beauté excessivement menacée, le haïssent, par « le mouvement qui déplace les lignes ». Mallarmé, quant à lui, est séduit par une organisation rituelle du monde et de la langue et, à portée d’une rêverie ou fonctionne déjà, se préparant, la catastrophe d’Igitur, il imagine celle, princesse, sur qui aucune main d’homme ou de femme ne saurait se porter, absolu songe se mirant dans autant d’apparences à vocation d’absolu, même si – mais sans doute est-ce trop tard – monte aux lèvres d’Hérodiade la confession brûlante et l’affreux trouble. Il faut se rendre à 1’évidence : Hérodiade est une exilée volontaire et c’est l’image, c’est l’icône sa protection. Et c’est dans la stimulation des images, « grande et primitive passion », que la poésie se ressource et c’est par elles, les images, qu’elle agit. Nombre de poètes ont poussé et se sont régénérés à ce « très grand arbre du langage » qui effeuille sur nous, l’une après l’autre, les produisant au fur et à mesure, semblances et ressemblances. Entre les deux univers osmotiques du corps et de l’esprit – ce qu’on appelle le corps, ce qu’on appelle l’esprit – les images créent des porosités, réduisent des opacités, aménagent des transparences, allègent et libèrent, jouant ce rôle qui est le leur et qui les apparente aux anges, de qui elles sont les émouvantes médiatrices. L’Ange est une figure emblématique de toute poésie idéelle, idéale ou spirituelle : il fait partie du théâtre baudelairien –, en quoi Baudelaire est sans doute le dernier des Romantiques français – avant l’explosion baroque du surréalisme qui se passera d’anges mais non point d’images ; au contraire. Si révolution il y a par l’impact de l’œuvre de Bonnefoy, elle est dans le fait que ce poète – face à Baudelaire qui est l’une de ses références centrales, et face aux surréalistes auxquels, ardemment, il s’oppose – prévoit de mettre fin au règne de l’ange, fût-il génie platonicien, et de désamorcer l’énergie haute et plus décisive, celle qui seulement est induite de l’image mais qui ne saurait être enfermée dans celle-ci, devenue, pouvoir et puissance, mystérieuse échelle immatérielle de Jacob avec sa cargaison invisible, icône infigurante, symbole sans référent. « Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes », dit magnifiquement, parlant de son Dieu, le soufi Djelâl-Eddîne Roûmi au XIIIe siècle. De cette divinité intérieure qu’inévitablement tout poète attache à son poème, quoi donc pourrait tenir lieu chez Yves Bonnefoy ? Peut-être une niche vide taillée à même la parole si admirablement friable de n’être pas de marbre, peut-être l’acuité de la question, mémoire d’un arrière-pays, leurre d’un seuil. J’ai dit à quel point dans le démantèlement de l’époque nous avions besoin d’une patrie et, par l’avertissement que nous aura adressé Hölderlin, d’un habitat. Peut-on habiter un arrière-pays – duquel, de plus, le seuil nous est interdit ? Interdit, non, mais retiré. C’est le pari tremblant de la poésie et, tout compte fait, de la pensée de Bonnefoy, que de hanter ainsi les confins d’une absence, – absence présente, formidablement, d’être cette négation-là. Sommes-nous dans un nada, dans un désert, dans quelque obscure nuit d’ici, domaine fruité, substantifié, simplifié, sensuel, ouvert comme une étoile sur l’étendue des perspectives possibles ? Le poète fait de toute sa force retour (il vient, ne l’oublions pas, de Platon) vers un jeu d’apparences, aimées d’être reconnues comme telles. Aimées passionnément même de mettre fin, au sein de l’ambiguïté, fût-ce au sein de l’ ambiguïté, à ce lieu d’exil qui fut double : exil ontologique, exil imaginal pour reprendre l’adjectif d’Henry Corbin. L’effort de la poésie de Bonnefoy me paraît se situer dans une démarche inverse de celle qui, de Villon à Baudelaire et à Jouve, tradition hautement française et chrétienne, prétend obtenir du poème une sorte de transsubstantiation salvatrice et transformer par lui la boue donnée en or obtenu. Cette alchimie, je serais tenté d’écrire cet alchimisme pour souligner qu’il s’agit là de l’inscription d’un itinéraire comme philosophique, n’est pas, pour Bonnefoy, le lieu de sa propre évidence poétique. Lui, il me semble que, venu de Platon, intime ennemi, c’est d’un lieu d’or qu’il vient, paradis toujours intact d’une enfance, souvenir jamais altéré d’un arrière-pays toujours actuel et présent, et que, comme de quitter un labyrinthe limpide, l’issue à trouver – à trouver nécessairement si l’on ne veut pas trahir l’ontologie ni rater le rendez vous avec l’être – est du côté précisément de la souffrance et du malheur, d’une forme de pesanteur qui serait privée de grâce, à moins que la grâce ne vienne à se poser par instants sur les choses, éblouissement éphémère en qui ne saurait s’abolir le devoir d’une rugueuse réalité qu’il importe d’étreindre, si l’on entend dire vrai. Ai-je parlé d’ange ? Il m’apparaît que l’ange de la poésie de Bonnefoy c’est atterrir qu’il veut et c’est souiller, de toute la boue des Nombres et des Êtres, sa plume immatérielle et sa soie pure. Je me souviens que le premier poème que m’ait lu Yves Bonnefoy au début de notre amitié, il y a de cela un demi-siècle, était, d’une voix rauque et que je ne lui connaissais pas, un sonnet de Jodelle : « Des astres, des forêts et d’Achéron l’honneur ». Or que veut Jodelle ? Ce qu’il veut, lui aussi, c’est laisser derrière lui un âge d’or où tant d’Amours faciles auront fleuri et, au nom d’une sorte de grandiose réalisme, qui n’exclut pas les mythes, eux-mêmes puissamment intégrés à l’imaginaire collectif, organiser un poème en un cérémonial du contr’amour, comme il dit, et en une chute « gênante » (c’est-à-dire infernale) dans la difficulté du temps vécu, forcer Diane à faire l’impur travail de trahison à notre égard, nous réduisant autant qu’elle peut à confesser notre néant, mauvaise déesse,

Ornant, quêtant, gênant, nos dieux, nous et nos ombres.

 

Ce vers admirable de Jodelle, j’aimerais pouvoir le placer en exergue à toute l’œuvre d’Yves Bonnefoy.

[…]


[1]    Première édition, Mercure de France, 1953.

Odysseas Elytis

Extrait du livre Sur le cœur d’Isrâfil, éditions Fata Morgana, 2013

ELYTIS LE « SOLEICULTEUR »

Elytis est un poète global et c’est pour moi façon de dire que sa poésie contient le Tout. Il part de la terre grecque et de la mer grecque, qui est mer ouverte, notre mer, de la langue grecque en ses deux versants, le scolastique et le démotique, et entre ces deux pôles toutes les variations possibles et toutes les inventions surgissantes. Au-delà de ce premier espace où son poème s’installe et auquel il s’agrippe de toute sa violente vie, d’autres espaces s’ouvrent à la parole elytéenne qui est une parole-monde et cela non parce qu’Elytis amasse de l’extériorité, annexe les étrangetés inévitables à qui se quitte et s’en va loin de lui-même, non plus parce qu’il veut ajouter d’autres domaines à son domaine propre (comme le firent les poètes « cosmopolites » et comme à un niveau plus significatif le firent à leur tour le poète américain Ezra Pound ou, comme Elytis lauré lui aussi du Prix Nobel, le poète russe Joseph Brodsky), mais parce que le domaine d’Elytis, c’est la Grèce, mère de toute intelligence, de toute sensibilité et de tout art et, en outre, parce que le monde entier – terre, ciel et cosmos – vient se prendre à la mesure immense de la Grèce, démesurée mesure. Sans aucun nationalisme étriqué, le poète grec respire naturellement l’air de sa patrie comme étant l’air de tous et de chacun. Et s’ouvre à lui l’ensemble des espaces, parce qu’il est Grec justement et que c’est son pays qui a donné naissance à la pensée philosophique et à la plus haute poésie épique et lyrique, en sachant accueillir en leur temps tous les dons qui lui furent proposés par l’Orient ancien, pour être repensés à leur tour, dons qui, ainsi renouvelés et revivifiés, seront offerts par l’Hellade à l’univers. Elytis, en fixant les racines premières de sa poésie, et de la pensée l’accompagnant, dans le sol grec, a le sentiment, étant à la source, d’être rivière et fleuve et mer partout, pour tous, – cela dans l’honneur d’exister et dans la gloire simple de dire : en somme d’exister pour dire. De dire en grec justement, la langue-mère, langue de toute mémoire. Eluard qu’Elytis a rencontré quand il a été brièvement surréaliste, Eluard qu’il aima d’ailleurs parce qu’il n’était pas entièrement surréaliste – mais contrôlé, conscient, maîtrisé – disait en 1946, à la suite de son seul voyage en terre hellénique : « J’ai trouvé en Grèce une mémoire qui va toujours de l’avant. » Elytis actualise cette mémoire, voire l’éternise quand, de son côté, il écrit : « Les îles de l’Égée flottent sur les mers du monde entier. » Il le fait activement, dressant une basilique de métaphores dans son œuvre. Toutefois, et moins métaphoriquement, le poète dit aussi dans son grand poème symphonique Axion esti :

Grecque me fut donnée ma langue ;

Grecque mon humble maison sur les sables d’Homère,

Unique souci ma langue sur les sables d’Homère

Unique souci ma langue, parmi les toutes premières louanges !

Unique souci ma langue parmi les premières paroles de l’Hymne !

 

Je me suis arrêté, indiquant l’échelonnement des limites de cette œuvre, chercheuse d’illimité, à ses frontières cosmiques. Mais c’est beaucoup plus loin qu’il faut aller car, avec ce grand poète qui est comme un puissant arbre de mots, feuillu d’images, de réalités, d’idées, de sentiments, de symboles, de mythes, et capable d’étendre sa prise de parole sur toutes les horizontalités du verbe et sur toutes les verticalités de la vie, de la vue et de la vision, c’est l’ontologie qui constitue le lieu sans lieu de la création. Son temps n’a pas le temps : il est temps retrouvé au sens où Rimbaud, qu’il admirait de toute sa force complice, s’écriait : « Elle est retrouvée. / Quoi ? L’Éternité. » La suite, d’ailleurs, pourrait être cosignée par Elytis : « C’est la mer mêlée / Au soleil. »

La mer, le soleil … Comme le poète français, le poète grec est un « fils du soleil » et, pareil à son astre propre, il est magnifiquement un « soleiculteur », l’accompagnateur du soleil (disons mieux : son compagnon), traversant tous les niveaux de l’Être, qui sont autant d’antinomies opposables par définition mais convergentes par leur infinition, niveaux dont se détachent particulièrement la lumière, la transparence, la pureté, la nuit. Et s’il est vrai que dans son itinéraire Elytis a été provisoirement fasciné par le surréalisme, c’est peut-être, et seulement, à la manière de cette rhétorique profonde et point seulement verbale dont Gérard de Nerval, à qui il lui arrive de me faire penser, évoque ce qu’il appelle, parlant de son travail, son surnaturalisme, autrement dit l’accomplissement de la nature à travers et au-delà de tout ce qu’elle rassemble en elle d’objets pour les projeter, ces objets, dans une réalisation spirituelle qui rend soudain cette nature plus grande, plus invraisemblable, plus mythique, plus mystique et finalement vraie.

[…]

Oedipe et le mirliton

Comment m’est venue la poésie ?

Par osmose, par hypnose.
Mon père et ma mère étaient poètes. Mon père écrivait, ma mère écoutait, approuvait, refusait. L’enfant que j’étais était stupéfait, fasciné.
De quoi parlaient-ils, ces deux-là ?
Pourquoi ces mots, ce langage incompréhensible, cette sorte de cadence qui semblait chantonner, peut-être même chanter distraitement avec – nous sommes en langue arabe et dans un registre classique, voire académique – des retours de sonorités dont j’apprendrai plus tard, beaucoup plus tard, que c’étaient des rimes. L’enfant, qui adorait sa mère, va vouloir imiter son père (première manifestation visible et identifiable du complexe d’Œdipe) : avec le vocabulaire français dont il dispose, peut-être une centaine de mots en tout, il va rimer, lui aussi, il va à tout le moins assonancer.
Pour dire quoi ?
Qu’il est heureux, que maman est la plus jolie, que l’enfant l’aime à la folie, merci mon Dieu. L’enfant de sept ans est si fier de ses vers qu’il les montre à sa maîtresse d’école qui, elle-même, les montre à Madame la directrice : il ajoutera ce jour-là à son vocabulaire un mot difficile à retenir pour un amoureux des vers, de ce qu’il appellera un jour la poésie : le mot mirliton. J’avais fait, comme Monsieur Jourdain de la prose, des vers de mirliton, dixit Madame la directrice.
Fallait-il en être fier ?
Je mettrai des années à apprendre que non. A treize ans, j’ai abordé Lamartine, Hugo et Vigny. Un an plus tard, c’était les premiers poèmes de Verlaine et de Rimbaud :
« Je m’en allais les poings dans mes poches crevées / Mon paletot aussi devenait idéal… »
J’étais sauvé.

Invité en Inde décembre 2011

Série de conférences et lectures en Inde

Invité par l’ambassade de France, l’Institut français et l’Alliance française à faire une tournée de lectures et conférences en Inde (du 6 au 20 décembre 2011 à New Delhi, Chennai et Pondichery), Salah Stétié s’est adressé à divers auditoires, universitaires et grand public, évoquant différents thèmes liés à la Méditerranée et à la poésie :

Méditerranée et Poésie

Questions sur un très vieux rivage

Sur la poésie

Méditerranée et poésie

Méditerranée et Poésie

Texte écrit à l’occasion d’une série de conférences en Inde, du 6 au 20 décembre 2011 (New Delhi, Chennai, Pondichery)

Aujourd’hui par tous les problèmes qu’elle pose, la Méditerranée se trouve au centre des préoccupations de la planète. Longtemps on l’avait crue morte, devenue aux yeux des civilisations plus actives et plus dynamiques du Nord, une Méditerranée-musée, un espace monumental voué aux grands raffinements des plus belles créations esthétiques du passé, vaste dépôt des plus ingénieuses inventions de cultures, voire de civilisations désormais effondrées sous leur propre poids prestigieux : l’Égypte, la Grèce, l’Empire romain, Byzance, l’Andalousie, l’Empire turc, Venise, les grands Empires occidentaux – espagnol, français et anglais, notamment –, établis par la force des armes, par le pouvoir de la technique et de la technologie, sur les rives sud et orientale de la plus féconde des mers. Mer où sont nés tous les mythes qui nous gouvernent, mer des trois credos abrahamiques, mer où la grande poésie épique et lyrique a vu le jour, mer des philosophes, penseurs de l’un et du multiple, qui n’ont cessé de nourrir, et aujourd’hui encore, notre pensée sous toutes ses formes.

Non, la Méditerranée n’est pas morte et le poids de ses cultures contrastées et complémentaires ne l’a pas tuée. Finie l’emprise coloniale après la fin de la seconde guerre mondiale, voici qu’elle se réveille, comme parfois ses volcans, avec violence, qu’elle réclame sa place dans le nouveau concert des nations, qu’elle veut l’indépendance, la reconnaissance de ses identités multiples, la justice, l’égalité avec l’Europe, continent orgueilleux prétendant, non sans difficulté, rétablir sa suprématie sur le monde malgré son unité toujours point reconquise. Les revendications de l’autre rive se font dans l’irrationalité souvent, dans le désordre et dans le sang, le tout, longtemps attisé par l’aveuglement et l’incompétence des plus puissants (au premier rang desquels les États-Unis) et par l’impéritie des autres, les États européens en particulier. C’est cela que traduisent à leur façon les actuelles “révolutions arabes”.

Comment dans ces conditions, résoudre les questions nouvelles et souvent terribles qui se posent et ne trouvent pas, depuis un demi-siècle ou des dizaines d’années selon le cas leur solution ? L’interminable conflit israélo-arabe, la montée des intégrismes, l’éclatement du Liban, les effets du terrorisme en Afrique du Nord, l’instabilité et les impasses de l’ex-Yougoslavie, la volonté de la Turquie de faire partie intégrante de l’Europe… et, dans la proximité de tout cela, les guerres d’Irak et d’Afghanistan, point encore vraiment dépassées, issues d’une mondialisation mal pensée et mal faite.

L’analyse politique le dispute à la poésie multimillénaire d’un monde à qui nous devons une part essentielle de notre être-au-monde, au-delà de l’histoire inimitable de cette mer humaine, où culture et violence convergent, mère des prophètes, des poètes, des philosophes et de quelques autres prodigieux visionnaires. Un tel monde placé à la source des mythes et des principes immémoriaux rêve désormais et dessine le projet d’un nouvel équilibre entre les rives nord et sud d’une mer partagée géographiquement, historiquement, culturellement, poétiquement.

*

Entre Méditerranée et poésie, il y a depuis toujours, une sorte de pacte. Peut-être parce que la mer, et justement cette mer-là, suffisamment engageante et familière pour que 1’homme de 1’aube des temps osât s’y risquer, fut la première à ouvrir devant la rêverie 1’espace du voyage. Et la poésie, d’abord, est voyage. Peut-être parce qu’à travers les risques du voyage, et 1’inévitable désenchantement, cette mer ouvre aussi, comme se forme un sillage, 1’espace nostalgique d’un retour. Et la poésie, ensuite, est retour.

Tel est, me semble-t-il, l’un des sens possibles de cette double postulation contradictoire, enfermée dans ces tout premiers monuments poétiques de l’humanité – de l’humanité qui fut, d’abord et avec détermination, méditerranéenne –, monument aux deux ailes déployées, dont l’une est l’Iliade, l’autre l’Odyssée.

Le lieu sans lieu de la poésie se trouve ainsi dangereusement défini. Au point d’intersection des forces, elle est la déroutée, la déconcertée, la déchirée par excellence, la fiévreuse, la non-apaisée. Et cela ne veut pas dire que son chemin n’existe pas, mais que tout chemin qu’elle trace est traversé par un chemin contraire. Ainsi va-t-elle et son ivresse n’est point jouée.

*

Mais la Méditerranée précisément, la Méditerranée de la vigne et du vin, refuse 1’ivresse. D’autres régions du monde, avec leurs peuples, feront de la poésie 1’occasion de grandes ferveurs paniques. Puisque déroute il y a, sembleront-elles dire, qu’elle soit du moins complète ! L’homme de la Méditerranée, dans son trouble, continue de tenter de maîtriser son pas. Navigateur, oui, jeté par son propre vertige et cette soif aiguisée par l’air salé dans les incertitudes de 1’univers, il a appris très vite, par besoin de salut, à repérer dans 1’énigmatique foisonnement les quelques points fixes à quoi accrocher tout le visible, et tout l’invisible, et le fugace, et le fuyant. Ainsi, par défi à l’angoisse informe de la mer, est née la géographie calme du ciel. Ainsi la poésie, j’entends celle des Méditerranéens, nous enseigne à contenir nos doutes jusqu’à les réfléchir dans quelque interversion qui, sans les dénaturer, les consomme et les consume dans le feu des figures. Celles-ci, pour être stables, n’en sont pas moins lointaines et, surplombant le destin qu’elles orientent et guident, elles maintiennent âprement, entre 1’homme et son inaltérable étoile, toute la profondeur nocturne, 1’agitation périlleuse et la substance combien altérable de ce destin.

*

De la confrontation que je viens de définir surgit l’idée, hautement poétique, de la mort. L’idée de la mort, comme l’idée du salut, peut-être est-ce à la Méditerranée qu’elles doivent leur contour le plus rigoureux. Tout compte fait, la statuaire, qu’elle fût égyptienne ou grecque, est l’une des inventions le plus proprement méditerranéennes, et la statue parle toujours le langage de la mort. Invention méditerranéenne, la colonne est également statue. Que disent les basaltes et les marbres dressés? Qu’il n’y a de salut pour 1’homme, matière périssable, que dans la pierre, qui est la chair des dieux. Ainsi, par le détour de l’invisible, les Méditerranéens ont redécouvert le poids et le prix du visible, mais c’est pour aussitôt recharger la parcelle concrète, ce matériau, de tous les pouvoirs de 1’invisible. Après le lieu marin, voici la pierre transmuée à son tour en lieu d’ambiguïté. La poésie méditerranéenne, je la vois comme une pierre levée sur un rivage, une colonne oubliée. Entre la colonne et la vague s’institue un dialogue d’éléments. L’une qui est forme et définition, semble nier le règne de l’autre, qui n’est que 1’informe infinitude de la chose respirante dans le temps. Mais, à y mieux regarder, par 1’ambiguïté que j’énonce et dont la pierre, au même titre que la mer, est traversée, par cette action simultanée de 1’aller dans le retour et du retour dans 1’aller, par l’intuition du dieu qui enfante la statue qui, à son tour, règle le dieu, la colonne et la vague ouvrent profondément l’une sur l’autre, et toutes deux, par-delà leur conflit apparent, façonnent le même signe spirituel. La poésie méditerranéenne, qui, plus qu’une autre, aime la surface du monde et jouer avec 1’éclat des contrastes, est dans sa secondarité muette, sur les rives de quelque Styx mental, habitée de l’unique fantôme. La fertilité des apparences, leur variété heureuse, et ce chant qui les fait palpiter et miroiter comme les feuilles de l’arbre couvert d’olives, ont pour contrepartie un sol calciné. La poésie, je veux dire la plus grande, se complaît dans les bienfaits de l’intensité : que l’apparence soit au maximum d’elle-même, toute vibrante et miraculeuse de prestiges, mais aussi que, bien dessinée, fortement frappée dans le métal du monde, elle soit en fin de compte dénoncée comme cendre et poussière, et reversée au néant ! C’est bien là, me semble-t-il, la morale, au sens poétique du mot, de ce plus beau poème de Valéry – l’un des plus  beaux  de  la  langue  française – qu’est “Le Cimetière marin”, enclos où se retrouve cet échange, à la fois confus et précis, de la mer et de la pierre, sous l’égide de la mort, en quoi je crois déceler ce mouvement  mystérieusement traversé et contredit qui, de la contemplation des choses dans leur figuration calme et sereine, conduit l’homme à la mauvaise énigme de son silence. Et quand l’homme aura épuisé les pouvoirs de sa mélancolie, à 1’instant même où celle-ci croira gagnée la partie jouée contre le vivant-absent, celui-ci dans un sursaut, invoquera le règne du  vent, et s’ébrouera, admirablement frileux, dans l’écume d’un nouveau commencement… “Le Cimetière marin” me paraît dessiner un chemin d’essence contraire à l’itinéraire d’Euridyce : Orphée, en un lieu de réflexion privilégié, à l’instant de rendre tout le visible au soleil des funérailles – dépossédé de strophe en strophe des biens nombreux qu’il avait pensé  accumuler  –,  le  voici  soudain frappé d’illumination et, par une brusque volte-face, le voici, regard vif sur le présent et 1’immédiat avenir, qui se délivre, chaînes et charmes et qui, du pied, rejette le passé (longueur et logique méditative) à quelque vaine tombe philosophique.

Le vent qui se lève en conclusion du “Cimetière marin”, c’est peut-être le même vent, cet autre vent, vent inverse que guettaient avec exaspération les marins d’Agamemnon à l’heure de se lancer, tous étendards déployés, dans le premier grand poème méditerranéen, sous l’action de leur même et triple obsession ou mirage : de la mer, de la mort et – parce que Hélène est définitivement la survivante, la triomphatrice au sourire ambigu –  de  cela  qui  subsiste  et  se maintient sur cendres après la guerre de l’homme, et qui est peut-être l’amour.

Lire aussi en anglais, English version

Sur la poésie

Conférence donnée à l’occasion d’une série de conférences en Inde du 6 au 20 décembre 2011 (New Delhi, Chennai, Pondichery)

La poésie est un ensemble complexe où interviennent simultanément le tout de l’expérience d’un homme et le tout de l’expérience d’une langue. Il faut à la fois exprimer les sentiments, les sensations, les idées s’il y a lieu et, par la même occasion, faire briller les mots de tout leur éclat, même et surtout si ces mots sont parmi les plus simples, ce qui est souvent le cas dans ma poésie. Personnellement, vous l’avez sans doute remarqué, j’ai le plus souvent recours aux mots qui désignent les permanences : ciel, terre, amour, désir, arbre, herbe, étoile, sable, mort, etc. Peut-être deux mille mots reviennent chez moi d’une façon récurrente, un peu à la manière des jeux de l’arabesque. Il y a eu d’ailleurs une thèse soutenue sur moi sur le thème : « Salah Stétié, une esthétique de l’arabesque ». Il faut noter que ces mots, qui, comme je l’ai dit, expriment les permanences sont utilisés par moi, dans le cadre de ma propre vision de la vie et de la mort, en fonction de mon expérience propre, de ma traversée des apparences, et qu’ils se colorent à mes propres couleurs, qu’ils formulent mon itinéraire le plus singulier et que c’est là, sans doute la fonction des mots d’un poète : l’exprimer comme un être singulier dont les mots sont communicables aux autres au sein d’une expérience susceptible d’être partageable et partagée. Finalement, en ce qui me concerne, toute poésie qui compte est une parole partagée.

Bien évidemment, mon œuvre a changé car l’expérience de l’écriture est celle d’une exploration, d’une avancée et donc, nécessairement, d’une transformation et d’une métamorphose. Il y a, d’une part, l’élucidation d’un certain nombre de questions qui, au début, apparaissaient obscures, indéchiffrables et qui, par leur mise en écriture, s’éclairent partiellement ou, du moins, acquièrent une certaine cohérence interne qui n’est pas de l’ordre de la logique, mais de celui de la résonance en écho, de la réverbération d’un mot dans l’autre, d’une image dans l’autre et d’un sentiment dans l’autre comme cela se produit en musique, par exemple. À côté de cela, de ces éclaircissements par la médiation de l’harmonie, il y a, dans l’évolution d’un homme, d’un écrivain, d’un poète d’autres zones de sa vie ou de sa sensibilité au monde qui s’obscurcissent, qui s’opacifient au fur et à mesure de son avancée dans la vie. J’ai souvent dans ma poésie utilisé l’image de 1a lampe. Je suis comme un homme qui avance dans la caverne – non pas celle de Platon, mais ce long couloir ténébreux où nous tâtonnons tous – comme un porteur de lampe. Les régions que ma lampe atteint par son rayonnement lumineux se dégagent de la nuit ou elles sont plongées pour le temps où elles sont illuminées par ce rayonnement, les régions derrière moi retournent à l’obscurité qui fut la leur et, bien qu’intégrées à l’écriture, on les devine qui retournent au mystère de leur origine, les régions qui sont devant moi s’éclairent à leur tour selon le même processus : elles prennent leur place dans la lumière de la langue, qu’elles illuminent de l’intérieur, mais ces régions-là, elles aussi, replongeront dans la grande nuit qui leur est substance. J’ai donné tout à l’heure une définition approximative de la poésie. Celle-ci n’est pas formulable à la manière d’un théorème mathématique, elle qui embraye sur tout le physique et tout le métaphysique d’un homme, sur le visible et l’invisible des choses aussi bien concrètes qu’abstraites qui font notre environnement, nous entourent et partagent a leur manière notre destin. Laissez-moi vous donner une autre définition : « Le mystère en pleine lumière », écrit Barrès.

J’ajoute à tout ce que je viens de dire qu’à côté de mon travail de poète, j’ai beaucoup réfléchi aussi sur la nature de la poésie. C’est là le sujet d’une vingtaine d’essais où je tente de définir ma poésie directement ou de comprendre la poésie des autres.

photo-8Je suis un écrivain à cheval sur deux conceptions du monde et sur des sensibilités, non pas étrangères l’une à l’autre, mais plutôt et le plus souvent complémentaires au-delà de leurs divergences : Orient-Occident, Europe-monde arabe, lslam-non-lslam, langue arabe des origines, langue française du point d’arrivée, etc. C’est tout cela que j’ai dû aborder et gérer dans mon œuvre et, aussi, dans mon imaginaire, J’ai pratiqué, chaque fois que je l’ai pu, des modulations et des interférences, j’ai lancé des passerelles et ouvert des passages. Il est d’ailleurs arrivé qu’on me définisse comme un « passeur ». A-t-on le droit de se citer soi-même ? Dans mon petit livre L’Interdit, publié en 1993, j’écrivais ce qui suit : « Comment, oui, comment avec des mots, rien que des mots, arriver à dire, rageusement, que les mots sont cependant substance et quelle preuve avancer par quoi la substance se trouve à la fin prouvée, confirmée et prouvée, par les seuls mots ? Rageusement je dis que la poésie n’a pas à fournir d’elle-même, de sa vérité essentielle, de son rayonnement substantiel que, seulement, ce rayonnement improbable, que, seulement la simple et simple lumière de sa nudité vulnérable. En quoi peut-être elle apparaît ainsi liée au plus féminin de notre être qui, lui aussi, ne se satisfait de rien que de son rayonnement de lampe apaisée. Au-delà ou bien en deçà de tous les tourbillons de la vie et de l’amour, il y a, mystérieusement liées, mieux : mélangées l’une à l’autre, les deux paix communicantes de la femme et de la lampe qui, en un point précis d’elles-mêmes, femme et lampe, se conjoignent. Comme à cet endroit en Haute-Égypte, à Abou-Simbel précisément, se rejoignent, – sous la convergence féconde et fécondante des profils de Ramsès Il et de son épouse Néfertari se retrouvant idéellement au point déterminé par la rencontre de leurs regards d’éternité fixe – le Nil Blanc et le Nil bleu. Dialogue de l’élément liquide à jamais transformable et changeant et d’un absolu figuré, qui insiste mais qui se refuse à dominer : il faut que le plus vulnérable et, en un sens, le plus imparfait de la vérité humaine soit saisi : c’est lui qui porte le plus nu de nous et le plus émouvant. Sous la terrible douche de la lumière, mystérieusement donc, en un point réciproque d’elles-mêmes, les deux paix de la lampe et de la femme n’en font qu’une. Au-delà et en deçà de tous les tourbillons, ainsi nous est, par la parole, portée la profondeur de la paix. La plus tourmentée poésie est, sans que l’on sache très bien ni le comment ni le pourquoi de l’impossible conversion, une plaine étendue interminablement dans la dimension de sa paix. Ce sentiment de paix qui tombe et qui prolonge le poème, c’est probablement ce que celui-ci a de plus inexplicable à nous dire et il nous faut bien admettre que, de lui, nous ne pourrons jamais en savoir plus ».

Au sujet de cette paix qui nous vient de la poésie, et du mystère résidant en cette paix, paix aussi évidente qu’elle est incompréhensible, je voudrais faire appel au témoignage d’un autre poète, de ce Djelâl-Eddine Roûmi, mystique du XIIe siècle, fondateur de l’ordre des Derviches Tourneurs, l’un de mes principaux référents, allié substantiel s’il en est. Il note dans ses Maktûbât, ses “Écrits”, sous le titre : « L’ombre de l’arbre inconnu », ce beau simple récit : « Un jour, un homme s’arrêta devant un arbre. Il vit des feuilles, des branches, des fruits étranges. À chacun il demanda ce qu’étaient cet arbre et ces fruits. Aucun jardinier ne put répondre ; personne n’en savait ni le nom ni l’origine. L’homme se dit : “Je ne connais pas cet arbre, ni ne le comprends ; pourtant je sais que depuis que je l’ai aperçu, mon cœur et mon âme sont devenus frais et verts. Allons donc nous mettre sous son ombre » ». Ce sont là, on s’en rend compte, paroles d’alliance avec le monde, indicatrices d’une forme de tendresse cosmique.

Oui tendresse de la parole de poésie. Le plus absolu des négateurs, Antonin Artaud par exemple, – même lui –, reste, qu’il le veuille ou non, celui par qui le pauvre cœur des hommes formule, avec l’on sait quel égarement perdu, sa longue et longue plainte. Face à l’univers plein de crocs et d’accrocs, le cri terrible d’Artaud s’achève en un murmure. Artaud pleure à mi-voix, il pleure à évoquer Van Gogh, « le suicidé de la société ». Écoutez, oui, écoutez sous le cri le murmure : alors seulement vous êtes habitant/habité, logé en poésie : alors seulement vous justifiez Hölderlin pour qui, ici, c’est poétiquement que l’homme habite. Alors, vous justifiez aussi la langue arabe en qui, de toute éternité, le vers se dit « bayt » : « maison ». C’est poétiquement que l’homme, dit Hölderlin, « habite sur cette terre », donnant ainsi leur juste poids a la substance de vivre qui est inévitablement d’ici et de maintenant, pauvres choses glorieuses d’ici et de maintenant issues de cette substance, – noire mais solaire –, qui, autour de nous, autour de notre cœur, tissent leurs toiles d’araignée, pauvres choses qui trouvent refuge dans nos mots et se prennent avec nous aux rets de notre poème lequel, seul, en nous prouvant, les prouve. Sous le murmure le cri, sous le cri le murmure : nouvel épisode de cette ambiguïté vivante qui tend l’arc du poème à travers l’attention et la tentation de la flèche dont personne ne sait plus, à l’instant du tir, ni de qui est l’arc ni de qui est la flèche : « Si ton ami souffre d’une flèche – énonce un aphorisme zen –, n’attend pas de tendre l’arc, tire la flèche ». Ambiguïté, donc, et paradoxe, dans cette saisissante contraction de l’espace-temps qui fait du poème une donnée réelle ontologique.

Ainsi pour moi, la poésie est fondamentalement paix, paix ontologique, « salâm ». C’est l’idéologie qui est guerre. Une de mes compatriotes, la poétesse Nadia Tueni, l’a dit admirablement, terriblement, quand le Liban était encore à feu et à sang : « On tire sur une idée – écrit-elle –, et on tue un homme ». La poésie, à l’inverse de l’idéologie, est celle qui se refuse à tuer et qui, humblement, merveilleusement, aide la vie à être, à mieux être, l’aide à se vivre en plénitude. « Les grands événements – écrit Nietzsche – viennent toujours à nous à pas de colombe ». Et la poésie, colombe aquiline, comme il m’est arrivé de la définir, la poésie est un grand événement.

J’en aurai terminé une fois que je vous aurai fait part de mon testament. Il est court, et ce n’est rien qu’un post-scriptum à ma vie. En effet l’équation Vie égale Poésie est bien évidemment la mienne, depuis toujours. C’est dire que je ne souhaite pas opposer vie et poésie, que la première m’apparaît taire le nid de la seconde et qu’aussi bien c’est la poésie qui donne à la vie des ailes. Des ailes, c’est-à-dire un espace, c’est à dire une direction (toutes les directions à la fois), c’est-à-dire un sens (tous les sens possibles). Mais, et c’est peut-être le principal argument en faveur de la poésie, celle-ci, la poésie, en arrive à ramener toutes les directions à une seule, tous les sens déployés au seul sens qui vaille. Il s’agit, à travers l’ensemble des offrandes que nous fait la vie, certaines heureuses, d’autres chagrines ou malheureuses, d’aller là où la parole allume une lampe et, autour de cette lampe qui nous retire à la confusion universelle, de voir subordonner pour le peu de temps que nous l’habitons la violente chambre cosmique. Poète est celui qui voit double : il voit les choses et, simultanément, il voit leur ombre limpide dans le plus noir d’un miroir paradoxal. J’ai écrit quelque part (on me pardonnera une nouvelle fois de me citer moi-même) : « Par défaut de nuit, beaucoup de ce qui s’écrit manque de langue, beaucoup de ce qui s’écrit manque de nuit. » C’est au point de rencontre de la langue et de la nuit que s’enracine le poème. Et c’est la sans doute, en cet isthme, que la vie, pour réussir son passage, se fait la plus intense, la plus délicate, la plus forte, la plus vulnérable. « Une rose dans la fatigue », ai-je également écrit.

Non, je ne suis pas pour la vie recluse en poésie. Je suis pour que portes et fenêtres soient ouvertes et que les milliers de présences du monde viennent agresser la langue. Je suis même pour que la maison brûle et que d’elle ne subsiste que ce que le feu et la flamme n’ont pu dévorer ni réduire à l’état de cendres. « La poésie est l’incendie des aspects »: cela fut dit.

… Or voici que le poète a vieilli. A-t-il parlé de lampe ? « La fin de la vie apporte avec elle sa lampe », écrit Joubert

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