Les évangiles de Rimbaud

propos recueillis par Luc Chatel
in Témoignage chrétien, novembre 2004
 

Chatel

Pour les 150 ans de la naissance de Rimbaud, Salah Stétié présente les dessous mystiques de son œuvre à l’occasion de la publication de :

Rimbaud d’Aden, Fata Morgana, 2004
Fils de parole – un poète d’Islam en Occident
Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Albin Michel, 2004


Témoignge chrétien : Vous publiez un livre sur le périple de Rimbaud à Aden, au Yémen. Que nous apprend-il ?
Salah Stétié : Quand il part pour l’Afrique, Rimbaud est un homme trompé. Il pensait, à 17 ans, que la poésie allait changer la vie. Or elle n’a rien changé : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée… », écrit-il. Après avoir cherché l’or absolu dans la poésie, il va chercher l’or banal. Il devient trafiquant en Afrique. Là, il réussit à peu près, et revient en France avec l’équivalent de 150 000 euros. Mais cela ne le satisfait pas. Le Rimbaud réaliste, après le Rimbaud poète, a échoué. J’ai voulu mettre ces deux phases en continuité alors qu’on a l’habitude de les opposer.

En quoi cet adolescent fut-il exceptionnel, hors normes ?
À l’adolescence, nous avons tous été plus intègres, plus violents, plus purs que nous ne le serons jamais. Mais lui l’a été jusqu’au bout. C’est un révolté. Il veut casser la baraque. La poésie fut pour lui une expérience de la langue et de la vie dans sa totalité. C’est un être absolu.

Cette quête d’absolu, pourquoi ne l’a t-il pas menée dans la religion ?
Parce qu’il rejetait l’institution.

Mais il aurait pu devenir un grand mystique…
Rimbaud est un mystique ! Claudel a reconnu avoir été converti au christianisme en grande partie grâce à la lecture de Rimbaud. À travers lui, il a senti l’existence de l’esprit. Comme les religions du Livre, Rimbaud a cherché « la vérité dans une âme et un corps ». Cette vérité, il a pu la déceler dans une sorte d’explosion de l’être individuel au sein de l’être naturel et cosmique. Il se décrit lui-même comme une « étincelle d’or de la lumière nature » ou comme un « fils du soleil ». Il met tout son espoir dans une forme d’harmonie entre l’homme et le monde, entre le désir de l’homme et la saveur du monde, entre le rêve de l’homme et la beauté du monde…

Cette fusion avec la nature pourrait le rapprocher d’un saint François d’Assise…
Rimbaud reconnaît être porteur d’une « charité merveilleuse ». Comme François d’Assise, il parle avec une sorte d’innocence et de tendresse des objets les plus humbles. Il ne se frotte pas aux grandes réalités tonitruantes et mobilisatrices à la manière d’un Hugo qui proclame : « Et si vous aboyez, tonnerres, je rugirai ! » Non Rimbaud, c’est la magie de l’edelweiss. Sa poésie est beaucoup plus inventive que les merveilleux poèmes naïfs de saint François d’Assise, mais il a la même approche compassionnelle. Tous deux croient en l’esprit et quittent tout pour se mettre au service de ce qui peut les conduire à l’esprit. Rimbaud dit : « Par l’esprit, on va à Dieu ». Quel Dieu ? Cela, c’est une autre affaire…

Et son rapport au Christ ?
Il pense que le Christ a échoué à changer la vie. Il l’appelle « le voleur des énergies ». Mais il l’obsède. Rimbaud semble entrer en compétition avec lui. Ses deux chefs-d’œuvre, Une saison en enfer et Illuminations, résonnent comme des évangiles. Dans le premier, il décrit une vision de l’enfer qu’il veut éliminer. Dans le second, dont le titre a également une forte connotation chrétienne – ne dit-on pas que Dieu est lumière – il présente sa vision du paradis. Ces évangiles annoncent un homme réhabilité, hors péché originel, un homme éloigné de la croix, cet « horrible arbrisseau », comme il la décrit à la fin d’Une saison en enfer. Je ne voudrais pas, moi, musulman, tirer Rimbaud vers le christianisme, mais à travers son terrible voyage à Aden et en Abyssinie, puis son retour pendant lequel il fut porté de longues semaines sur un brancard de fortune, il a connu à sa façon une forme de passion christique.