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Poésie libanaise : ce pouvoir des hauteurs

Conférence donnée à la XXVIe Biennale Internationale de Poésie de Liège sur le thème « Poésie, un autre langage ? », en partenariat et au sein de l’Université de Liège, Place du XX août. (6-9 octobre 2010)

La poésie dans ses langues

 POÉSIE LIBANAISE :

« CE POUVOIR DES HAUTEURS »

Liban est synonyme de poésie, cela se sait. La nature y est pour quelque chose. Les éléments sont là, puissamment présents, à travers leurs manifestations dans la splendeur concrète du visible et la poésie est toujours affaire d’éléments. Car c’est avec les éléments que le poète dialogue et c’est avec eux, et leurs combinaisons, qu’il crée ses images, ses symboles et ses mythes. Ce n’est pas sans raison qu’Aphrodite est née de l’écume de la Méditerranée entre Liban et Chypre ni sans raison non plus que le grand mythe fondateur qui met en scène le dieu Adonis, mort de la corne d’un sanglier et ressuscité par la douleur et les larmes d’Astarté, a vu le jour sur le rivage de l’oiseau phénicien, autre signe de la résurrection promise. On pourrait disserter à l’infini sur l’impact provoqué par nos dieux et nos héros, nous Libanais, sur l’imaginaire des hommes, Europe ou Câdmos, par exemple, pour ne citer que ces deux personnages du deuxième registre. La mer, la montagne (« toujours ce pouvoir des hauteurs », dit Hölderlin), les bosquets de cèdres et les bois de pins, l’azur si souvent impeccablement bleu enserrant un soleil rutilant comme une ismaïlieh d’or, les vents qui viennent de partout et font respirer tout cela : l’air, la terre, l’eau, le feu dont le cœur du poète a besoin pour fonctionner, systole et diastole, comme seul il sait le faire. Les jeunes filles et femmes du Liban aident ce cœur. L’amour immatériel aussi bien, dans un pays et une région du monde où les prophètes ont toujours été chez eux, carte d’identité à l’appui. Et, aussi, parce que le Liban a, quand il ouvre ses yeux sur la Méditerranée, toute l’Asie derrière lui, voici, sous la pression de l’histoire et de la géographie, la volonté violente chez tous les Libanais d’échapper à ces fatalités conjuguées pour s’ouvrir à tout ce qui vient à eux de l’espace et de l’avenir. On appelle cet appétit pour l’inconnu violeur : la modernité. Depuis un siècle au moins, les Libanais confrontés avec l’Occident sont des modernes. En langue arabe, comme en français ou en anglais, qui sont à des degrés divers leurs langues d’expression, ils appliquent spontanément et presque sans y penser la grande leçon d’Arthur Rimbaud : « Il faut être absolument moderne. » C’est au Liban qu’est née la modernité poétique du monde arabe : une première fois avec Gébrane Khalil Gébrane, auteur – en anglais – du Prophète, une seconde fois – en français – avec Georges Schehadé dont Les Poésies est l’un des joyaux absolus de la langue française, une troisième fois – en arabe – avec le groupe déterminé et déterminant de la revue Shi’ir, dont l’un des chefs de file fut Adonis.

Voici pour le panorama d’ensemble. Affinons. J’ai dit du Liban que j’ai défini dans l’un de mes livres comme une “terre de poésie” dans un livre qui vient de paraître[1] qu’il était au seuil de tous les paradoxes. Petit par la géographie, il est grand par l’histoire ; enfant du monde arabe, il est à sa manière le fils perdu de ce monde (quoi qu’il en dise) ; attaché à son antiquité et à ses coutumes, il n’a de goût que pour les draps neufs et l’arc-en-ciel futur ; fidèle à ce qu’il est, il est encore plus fidèle à ce qu’il n’est pas encore et qu’il se veut devenir. Dans une expression poétique, qui lui est langage premier mais lui est aussi conquête de ce langage second qui tient en réserve l’homme et son déracinement créateur, le Libanais, descendant de lignées de navigateurs et d’orfèvres, veut concilier la carte et l’aventure, le hasard et la nécessité, la tradition et l’inconnu, la matière précieuse et le traitement brut de cette matière infiniment délicate. Chacun y va de sa formule, chacun de sa synthèse personnelle : cela fait un bel orchestre de chambre que viennent exalter, selon l’instrument employé, les cavernes de la mémoire ou les majestés de la langue et ses raffinements. « Petit pays, grande idée », ai-je écrit une fois du Liban considéré au plan historico-politique et socioculturel. « Petit pays, grand poème », pourrais-je énoncer aujourd’hui à parcourir dans les deux langues (ou même les trois si l’on n’exclut pas Khalil Gébrâne) le diagramme de notre contemporanéité poétique.

La poésie, selon la vérité propre aux poètes, est une porteuse de pain, une porteuse de paix. Elle n’est jamais lénifiante : elle domine seulement les erreurs de l’homme et les horreurs de l’histoire par des mots où l’humain de l’homme – fût-il, cet homme, déchiré, blessé, révolté, agressif – trouve un premier calme et un ultime refuge. Qu’elle soit formulée en arabe ou en français, c’est par sa poésie que s’impose l’image la plus véridique du Liban : celle d’une diversité d’éveil, de variations de colorature, d’une inventivité venue d’une expérience sincère du réel et, mystérieusement, chez les uns et les autres, d’une unité sourcée sans doute, malgré les temps troublés que nous traversons, dans la prescience d’un futur partagé.

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Reste qu’un échange n’existe pas vraiment quand l’un seulement donne et que l’autre seulement reçoit. De même qu’il y a, dans l’univers contemporain, une détérioration des termes de l’échange sur le plan économique, il y a, dont les conséquences sont tout aussi dramatiques si moins spectaculaires, une détérioration des termes de l’échange sur le plan culturel.

Or, à ce sujet, il m’importe d’évoquer, en terre libanaise, ce dialogue permanent, quoique accidenté, de la langue arabe et de la langue française. La célèbre question : « D’où venons-nous, où sommes-nous, où allons-nous ? », plus qu’à tout autre c’est à l’intellectuel arabe qu’elle se pose, à l’écrivain à cheval sur deux langues. À cheval sur deux cultures, parfois même sur deux civilisations et que voici, semblable à la jeune fille de Giraudoux debout à la fenêtre avec une ombre pour la chambre et une autre pour la rue. Pourquoi écrire la langue de l’autre quand on est, comme moi, par exemple, fils de la langue arabe qui fut langue d’empire, au sens historique et géographique du terme, et qui continue de l’être d’une certaine manière par le pouvoir symbolique et l’ensemble des valeurs sacrées qu’elle irradie ? La péripétie historique n’explique pas, ou pas assez, puisque, parmi tous ceux de ma génération qui ont vécu la même situation globale, la plupart ont préféré se définir par la médiation de l’arabe, langue originelle, quelques-uns seulement optant pour le français. La langue originelle plonge ses racines dans l’affect, lequel est lié à tous nos atavismes, et qui, de ce fait, est le premier à modeler, avec notre sensibilité, notre identité de base, l’équivalent de ce qui chez l’embryon en gestation lui sera colonne vertébrale. On est d’une langue, au sens « maternel » du mot, comme on est d’un lieu. Rien n’y fera : on aura les yeux bleus ou noirs de son lignage. Cependant il peut advenir – c’est mon cas – qu’on ait envie, qu’on ait besoin même d’une complémentarité substantielle, qu’on ait envie – disons familièrement les choses – de se marier. Epouser l’autre, pour si autre qu’il fût, l’épouser et lui faire l’enfant du miracle, voilà bien le projet, voilà l’ambition. Et je dirai que, dans ce cas, le bonheur est que l’autre fût aimé, aimé d’amour, aimé non contre sa différence, mais à cause d’elle. C’est là peut-être l’une des clés du rapport entre francité et arabité, entre monde arabe et francophonie.

Pourquoi le monde arabe, pourquoi la langue française ? L’histoire et la géographie n’expliquent pas tout et, dans le cas d’espèce, il ne semble pas que la Méditerranée soit, pour justifier échange et osmose, une raison suffisante. En fait, quand il s’agit d’une sympathie de sens fort au niveau des contacts entre une culture et une autre, raison n’est pas raison. Peut-être convient-il d’employer le mot raison au sens le plus englobant du terme qui fait la raison apparente s’enraciner dans la totalité de l’irrationalité qui la porte. Un dialogue entre deux peuples, entre deux civilisations, doit être ainsi une mise en commun de tout ce qui se lit en sous-texte : ambiguïtés, ambivalences, bien-entendus et malentendus. C’est à ce niveau seulement, des racines, que deux conceptions de la vie, de la culture et de l’homme entrecroisent, pour le meilleur et pour le pire, leurs chances et leurs risques. J’ai appelé cela dans un de mes livres, La Unième nuit[2], “la conversation des limites”. Entre Machreq et Maghreb, d’une part, et France d’autre part, il y a eu au fil des âges, au fil des allers et retours plus ou moins pacifiques, plus ou moins belliqueux, tantôt croissades d’un côté, tantôt croisades de l’autre, au fil des œuvres aussi, pareille « conversation des limites ». Faut-il, pour expliquer un tel état des choses, faire appel, outre la Méditerranée, notre mère commune, au fabuleux héritage gréco-romain repris, revivifié et rénové par les Arabes et, par la suite, avant l’ère des mandats et des colonisations, au puisage des uns et des autres aux mêmes sources de l’inspiration abrahamique qui, par les mille circuits créés à travers l’histoire serviront de vecteurs à des échanges, certains matériels et réels, d’autres de nature imaginante, les uns et les autres trouvant leur lieu de synthèse dans les accomplissements esthétiques qui, de millénaire en millénaire, depuis les plus antiques apports de Sumer et de l’Egypte, ont façonné, formé et transformé la Méditerranée ? Voici la mer du milieu des terres, mer médiane et médiatrice, changée en un vivant bouillon de culture avec ses escales fabuleuses d’Occident, avec ses échelles merveilleuses d’Orient.

Pourtant les deux langues, l’arabe et le français, sont souvent à l’opposé l’une de 1’autre. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont pas la possibilité de se rencontrer : « Imaginatifs abstraits » dit, par exemple, Mallarmé pour caractériser les Français. Je ne suis pas sûr qu’une telle définition, pour élémentaire qu’elle soit, ne puisse également concerner les Arabes et mettre en évidence l’une des spécificités de leur être-au-monde. Les Arabes, eux aussi, sont des « imaginatifs abstraits », des algébristes. Et quoi de plus abstrait que l’algèbre mais quoi de plus imaginatif aussi que cette construction mentale, admirablement précise, incalculablement chimérique ? C’est pourquoi les Arabes sont également des conteurs inimitables, inépuisables, inspiration dont je ne veux pour témoin que ce monument littéraire, unique en son genre, dans lequel ils ont rassemblé les cycles et les épisodes dispersés dans tout l’imaginaire proche et moyen-oriental sur des siècles : Les Mille et une Nuits. Reste que le système des deux langues, l’une sémitique et parmi les plus antiques sans doute qui soient, l’autre latine et relativement jeune, se trouve être, par sa structure sémantique, par sa syntaxe, par sa grammaire, par la nature des harmoniques présente dans la résonance de chaque mot, fortement contrastant d’un idiome à l’autre.

Cela étant, il faut bien admettre que, séparées comme métaphysiquement au départ, les deux langues, la française et l’arabe, se sont pratiquement rapprochées et que, chaque jour désormais, elles le font un peu plus pour le plus grand bien des deux parties. Elles le font par la force des choses, liées que sont la France et le monde arabe par la proximité géographique et par les hauts et les bas historiques qui en découlent et qui vont, si on remonte les siècles, de 1’affrontement violent et du choc des armes à l’imprégnation civilisationnelle, aux échanges de toute nature, aux intérêts intellectuels et économiques, à l’indispensable complémentarité. Le rapprochement s’est produit, linguistiquement et culturellement, selon deux processus d’approche, en apparence seulement contradictoires : il y a eu un franchissement des frontières par le haut dû à l’effort vigilant de quelques admirables traducteurs qui ont su, par un souci de fidélité intellectuelle et spirituelle qu’il convient de saluer, trouver en eux, dans l’étendue de leur culture double mais aussi et surtout dans le trésor de leur sympathie pour l’autre, langue et pensée, la dynamique nécessaire à un patient travail d’intuition, de filtration et d’adaptation qui a abouti à une bibliothèque arabe, d’un côté, à une bibliothèque française de l’autre, avec, certes, bien des livres d’érudition, de spécialisation et de documentation, mais, d’un autre côté – c’est le plus important – à des livres de création : poésie, romans, essais, nouvelles, théâtre, etc. Une telle floraison a été rendue possible par l’invention et la mise en place de ce qu’on appelle désormais l’arabe médian, langue moins exigeante que la lugha (le logos des Grecs), et surtout nullement sacralisée, rendue désormais indispensable aux besoins de la communication ordinaire et aux échanges quotidiens entre les peuples arabes eux-mêmes, parcellisés en communautés dialectales au sein du grand corps de la umma. Cet arabe intermédiaire, sis entre classique et dialectal, cette tierce langue, a permis, par son élasticité, l’expression d’un large éventail de nouveaux sens possibles en se surhaussant dans certains cas – et la voici devenue langue du roman littéraire ou langue du poème familier – ou, dans certains autres cas, la voici demeurée au ras d’elle-même pour servir à l’usage médiatique – presse, radio, télévision –, ou même, se simplifiant encore plus, pour répondre aux besoins administratifs et aux nécessités utilitaires. En somme, la langue arabe, depuis trois quarts de siècle environ, se plie aux exigences d’un réalisme dont elle avait longtemps perdu l’usage et qui ressemble à ce processus d’adaptation continu aux réalités surgissantes qu’aura connu la langue française depuis grosso modo le XVIIe siècle et le célèbre propos de Vaugelas, souhaitant certes réguler la langue, mais aussi la faire évoluer en laissant à la vie, au discours de la vie, le soin de s’intégrer à la langue pour l’enrichir, pour l’assouplir au fur et à mesure, en rendant compte de la transformation inévitable des choses et des concepts : « Que le gascon y aille si le français ne peut ! », s’écria-t-il. Or, cet effort d’atterrissage qui est aujourd’hui celui de l’arabe, on peut dire qu’à défaut du gascon, c’est souvent le français – à côté, il faut le reconnaître, de l’anglo-américain – qui en est l’opérateur efficace. Le français aide l’arabe à désigner des réalités jusqu’ici innommées, cela en attendant peut-être que soit trouvé, en arabe médian, le nom définitif. Un tel travail d’altération, souvent heureuse, quelquefois malheureuse, de la langue arabe par le français, on peut le remarquer plus qu’en Orient dans les pays arabes d’Afrique du Nord qui ont, d’une part, subi plus longuement que les pays d’Orient la présence coloniale française avec les conséquences que l’on sait, et qui, d’autre part, sont représentés aujourd’hui en France même par près de six millions de Français d’origine nord-africaine. Ce qui, évidemment, ne manque pas de fournir un laboratoire incomparable pour l’osmose entre les deux idiomes, dont le résultat est parfois remarquable, d’autres fois plus douteux.

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De toute façon, il est très difficile de faire coïncider deux langues quand elles relèvent de systèmes aussi différemment générés que le français et l’arabe et que leurs points de contact se trouvent être liés à des hasards de l’histoire ou de la géographie, à des porosités occasionnelles, à des infiltrations épisodiques ou, parfois, à des enracinements parallèles dans le même tuf premier. Je songe, par exemple, au grec logos qui a donné langue en français et lugha en arabe. Le mot kyrielle également (que je cite ici parmi tant d’autres possibles), qui vient, comme on le sait, du grec kyrie eleison (« Seigneur, prends pitié ») pourrait bien avoir donné le jour – déduction euphonique – à rattala et ratloûn, “psalmodier” et “psalmodie” en arabe, concept déjà présent avec le même sens dans le Coran.  Mais une langue est aussi – et surtout – une métalangue : elle existe autant par ses mots que, derrière le voile du premier sens, par toutes les valeurs attachées à celui-ci, dans sa spécificité, ces valeurs étant nécessairement liées à tout substrat collectif, à ces sédimentations privilégiées qui font les civilisations, chacune pour ce qu’elle est, si heureusement dissonantes et consonnantes à la fois.

Je prends l’exemple du mot beauté : ce mot se dit jamâl en arabe, du vocable jamal : “chameau”. La justesse des proportions d’un chameau était ainsi canon de préférence esthétique pour les bédouins de la Jabiliya, l’ère préislamique et, dans les superbes poèmes de l’époque, les mu’allaquât, une femme bien-aimée devait tirer gloire d’être comparée à une chamelle. J’ai moi-même pour le chameau femelle une certaine fascination, je l’avoue.

“Encore”, se dit phonétiquement aïdan en arabe. En latin classique, il se disait etiam. Il est difficile de conclure à une contamination de l’un des vocables pour l’autre ou à une dérivation en bonne et due forme. Le monde latino-romain et le monde arabe se sont cependant longuement côtoyés. Je ne veux retenir ici, avec prudence, entre deux mots abstraits, que la proximité de son et de sens.

Le mot flamme – chou’la ou loughba en arabe – a, en français et en arabe, les mêmes connotations physiques et morales. La sensation de départ est la même parce que l’homme est semblable à l’homme : on se brûle, en arabe et en français, autant le cœur que les doigts : « Ô prince, je languis, je languis, je brûle… », le vers que Racine a mis dans la bouche de Phèdre aurait pu être placé dans la bouche de Leyla, amante désolée de Qaÿs, lui-même malheureux et fol errant… Les feux de l’amour, comme ceux de l’enfer, sont une image archétypale.

Inspiré, inspiration (réciproquement en arabe mulham et ilhâm) posent, dans les deux langues, la question de l’esprit inducteur qui souffle les premiers mots ou les premières décisions. Celui-ci est dit genus en latin ; en français, il reprend – avec le mot “génie” – le sens latin de divinité (sylphe, farfadet) qui influe, en bien ou en mal, sur notre destinée. L’arabe djinn, bien que le lien ne soit pas établi – mais il mériterait de l’être – désigne lui aussi un esprit invisible qui serait à l’origine de l’inspiration : tout poète préislamique avait son djinn personnel.

Nuance(s), c’est – en arabe – al-latâ’if, al-fârik, az-zahîd, autrement dit les variations, les atténuations, la différence minime. L’arabe me paraît ici plus catégorique que le français car il est langue de grand désert dans la nudité duquel, sous le soleil, les ensembles se dévoilent plus durement que les détails et sans doute faut-il attendre le crépuscule, ou la nuit, pour que fassent leur apparition les affinements et les raffinements de mot latif dont la poésie arabe est si friande, dont les Mille et Une Nuits regorgent et resplendissent. Sait-on par exemple (question de nuance) qu’il existe en arabe une dizaine de mots différents pour dire la nature du sable selon sa qualité ? Autre exemple intéressant : oiseau se dit ousfour. Comme en français on dirait que le vocable arabe épouse la légèreté de l’objet évoqué, sa fluidité. Et comme en français, l’oiseau a, au-delà de sa signification immédiate, une forte charge symbolique. Voyageant entre visible et invisible, on en arrive, dans les deux langues, à perdre sa trace dans les territoires de l’âme. Ce sont les mystérieux oiseaux abâbîl qui, dans le Coran, dispersent à coups de pierre lancées de leur bec l’armée de l’Abyssin Abraha monté, avec son éléphant, à l’assaut de la Mecque, en 570, un an avant la naissance de Mahomet. “Quelqu’un” – ahaduhum – c’est, en arabe, “l’un d’entre eux”. Il ne se détache pas tout seul. Il apparaît sur fond de multitude. Civilisation communautaire.

Utopie se dit en arabe utobia (le son “p” n’existant pas dans cette langue) ou, plus littérairement, at-touba. Sait-on que l’une de toutes premières “utopies” réputées comme telles est celle d’Abou-Bakr Ibn Tufayl, connu au Moyen-Âge sous le nom d’Abucer et qui, né à Cadix au début du XIIe siècle et mort à Marrakech en 1185, a été de son temps aussi célèbre dans l’Europe ciltivée que son contemporain Ibn Rochd (Averroès). Son chef-d’œuvre, Hay Ibn Yaqzân – “Vivant, fils d’Éveillé” – est une fable philosophique qui tourne autour d’un homme (“Monsieur Teste” avant la lettre qui se construit comme tel, avec les moyens du bord, dans une étrange île déserte : histoire de la naissance d’une conscience). Ce livre – on en est sûr – a été lu en traduction latine par Thomas More dont l’Utopia paraîtra en 1516.

As-safar, en arabe, c’est précisément le “voyage”. “Le voyageur” al-mussâfir ou al-rahhâla – est un des agents reconnus de la littérature arabe : qu’on se souvienne des fameuses relations de voyage d’Ibn Jubayr (XIIe siècle), d’Ibn Battouta (XIVe siècle), d’Ibn Khaldoun (XIV-XVe siècle). Qu’on se souvienne, aussi bien, des Voyages de Sindbâd le Marin, héritier en ligne directe d’Ulysse et légataire, à sa façon, de l’Odyssée. Qu’on se souvienne des pèlerins de La Mecque, des flots humains d’al-hadj…

C’est toujours une étrange émotion que celle qui naît de la traversée d’un pont mental. Les mots ne sont parfois, d’une rive à l’autre du monde, que de tremblantes passerelles. Un mot partagé et partageable est l’une des façons que les hommes ont inventées pour vaincre la séparation.

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Cela dit, et pour en revenir par ma conclusion (toujours provisoire) au français, la langue française n’est pas langue seulement ; c’est une vision du monde et c’est un humanisme. On me dira, non sans raison, que c’est le fait de toute langue. Reste qu’il est des langues qui, plus que d’autres, ont réussi à cerner avec précision leurs vues sur le monde et à donner à l’homme, et je veux dire aussi bien à la femme, l’importance à laquelle il et elle ont droit en fonction des valeurs auxquelles l’humanité aspire et qui définissent ce que nous appelons, affect et intellect imbriqués l’un dans l’autre, l’humain, l’univers de l’humain. La langue française a ce privilège de s’être employée depuis le seizième siècle, autrement dit depuis la Renaissance, à placer l’homme au centre de sa réflexion – en deça et au-delà de toute mythologie, de toute théologie, de toute idéologie. La littérature française de Ronsard à Proust ou bien à Claude Simon, la philosophie française de Descartes à Bergson ou à Deleuze, ont mis la question du sens en tête de leurs priorités. C’est le sens qui est porteur de l’avenir de l’espèce et c’est la recherche du sens qui est la voie. Les Grecs ont été, dans l’aire méditerranéenne, les premiers à le formuler, en s’aidant de l’alphabet mis au point par les Phéniciens, ces réducteurs des distances, puis la philosophie et l’inventivité grecques ont été transmises à l’Europe, après une longue éclipse, par les Arabes soudain surgis dans la clarté méditerranéenne. La France, avec d’autres, prendra le relais, poursuivant la longue et passionnante quête. Nous, Libanais, nous Arabes, qui sommes les héritiers de tant de legs (que nous avons fécondés), et pour qui la question du sens est vitale, nous sommes aussi les héritiers de cette quête-là. Et nous l’avons beaucoup fait, et souvent, à travers la langue française, notre alliée.

Pour en finir d’en finir, j’ajouterai ceci :

Pour le plus grand nombre aujourd’hui, la vive parole poétique n’est rien. Pour moi, elle est tout : le tout de la vie, le tout de ce qui rôde autour de la vie et dont personne ne sait vraiment le nom. Dans le déclin puis la chute des convictions et des credo, dans la dissipation du sacré, de tous les sacrés, un homme désemparé, désespéré, se raccroche à ce petit peu de musique qu’il entend toujours pousser et chanter au fond de lui, en son jardin de France, arbres et langue, à travers des mots qui lui viennent de son cœur ou de sa mémoire, mots qu’il

a rencontrés en chemin, mots qu’il a puisés dans des livres amis, livres fraternels, devenus sans prix à ses yeux et où se murmure pour lui, à son oreille intime, une ultime consolation, sans doute injustifiée. Mais cette conque invisible, à même son oreille, lui parle de la mer : la mer derrière lui, la mer autour, la mer devant lui, – la mer où un naufrage minuscule, le sien, manifestement se prépare.

Il fut jeune, et le maître du monde. Il aima et souffrit. Il connut des guerres ; il survécut. Il avait – ce fut son unique chance –, il avait dans le pays qu’il habitait une ruche, ruche diaphane sous la peau, avec des abeilles qui savent chercher loin sinon le sens, du moins la fleur évasive du sens, corolle vaine. Bientôt, avec le bourdonnement inaudible des abeilles et la fleur in-signifiée, il finit par se faire, ici et partout, une raison. Cette raison – à vrai dire rien d’autre qu’une façon de maison bâtie tout de guingois –, cette fausse raison mais vraie maison, il l’appela timidement la Poésie.

Salah Stétié

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[1]       Salah Stétié : Liban, Imprimerie nationale / Actes-Sud, photographies de Caroline Rose [2]            Salah Stétié, La Unième nuit, Paris, 1980, éditions Stock.

L’ornement, lieu spirituel de l’islam

Conférence donnée lors du Colloque international organisé à Rouen par Robert Kahn et Serge Linarès (Centre d’Etude et de Recherche Editer Interpréter, CEREdI, Université de Rouen) et par Christophe Martin (Centre des Sciences de la Littérature Française, CSLF) du 14 au 16 octobre 2010 : « Vers en images : l’iconographie de la poésie occidentale » (manuscrits enluminés, imprimés illustrés, livres de dialogue)

 

L’ORNEMENT, LIEU SPIRITUEL DE L’ISLAM

À ma connaissance, aucun des principaux spécialistes de l’art de l’Islam ne l’a jamais mentionnée, ni même y a fait allusion dans le cours de ses analyses : et pourtant, il y a dans le Coran une sourate intitulée « L’Ornement » (XLIII). Elle tire essentiellement son nom des ayât(s) ou versets suivants :

Nous aurions placé, dans leurs maisons, [les hommes] des portes, des lits de repos sur lesquels ils s’accorderaient et maint ornement.

Mais tout cela n’est que jouissance éphémère de la vie de ce monde La vie dernière, auprès de ton Seigneur, appartient à ceux qui le craignent[1] (34 – 35)

On le voit : l’ornement a droit de cité dans le Coran qui est la parole même d’Allah révélée à son serviteur Muhammad. De ce fait, il a, malgré sa nature apparemment secondaire, un statut éminemment ontologique qui fait de lui, en Islam, une entité à part entière. On sait que le Coran, comme Platon auparavant, prend position contre les poètes qui sont « suivis par ceux qui s’égarent ». Et pourtant le Coran autour duquel a longtemps tourné, et tourne toujours, la vie spirituelle, intellectuelle et artistique des communautés et des peuples de l’Islam, est, entre autres, qu’il le veuille ou non, un livre de très haute portée poétique, ne fût-ce déjà que par la forme et le recours au verset assonancé, avec, en plus de cette caractéristique interne, un décor de présentation esthétique qui, très souvent, dans l’abstraction de ses signes plastiques et l’élégance de sa calligraphie, atteint au chef-d’œuvre.

L’ornement est surface, le monde profondeur. Ce serait là sans doute banalité s’il n’était justement arrivé à l’ornement, par la médiation de l’Islam, de devenir la profondeur du monde; si la surface, autrement dit, n’était devenue l’éclat de la dimension spirituelle. Tel est le sens, dans tout ce qui suivra, de mon propos : il s’agira pour moi, on l’aura compris, de montrer la logique cachée de cet étonnant paradoxe. Et puisque paradoxe il y a, ce n’est pas seulement à la doctrine islamique que je me contenterai de demander une illustration de l’ornement – dans son rapport avec le monde, ainsi qu’avec le livre – mais je ferai également appel à un texte poétique célèbre du romantisme allemand –, convaincu que je suis de l’existence de nombreuses et puissantes convergences dans l’imaginaire humain.

On lit, en effet, dans les Disciples à Saïs de Novalis :  « Peu après quelqu’un énonça : « L’Écriture Sainte n’a besoin d’aucune explication. Celui qui parle vrai, celui-là est plein de la vie éternelle et ses écrits nous paraissent être en prodigieuse affinité avec les authentiques mystères, car ils sont un accord de la symphonie de l’Univers. C’est assurément de notre maître que cette voix parlait, car il a l’intelligence de la synthèse et sait rassembler les traits qui sont pourtant épars. Un éclat particulier flamboie dans son regard lorsque, justement devant nous, les hautes runes se découvrent, et qu’alors il guette dans nos yeux et attend que se lève l’étoile, en nous aussi, qui doit nous rendre évidente et intelligible la Figure. »

Je reviendrai plus loin sur le rapport essentiel qui est celui, en Islam, de l’Étoile et de la Figure : autant du point de vue ontologique que du point de vue ornemental. Et, puisque se trouve évoquée la notion de figure, je dirai que la figure centrale de l’art islamique est, incontestablement, le polygone étoilé qui va accompagner de ses variations et de ses complications de plus en plus savamment élaborées, aussi bien en Orient qu’en Occident, tout le développement de cet art.

Mais revenons à Novalis : «Souvent il (le Maître) nous conta comment, lorsqu’il était enfant, son penchant à faire jouer ses sens, le soucis de s’occuper d’eux et de les satisfaire, ne lui laissaient aucun loisir. Il contemplait les étoiles et reproduisait sur le sable leur position et leur course. Sans repos il plongeait son regard dans l’océan des âmes, admirant sa transparence, ses mouvements, ses nuages, ses lumières ; et sa contemplation ne connaissait pas de fatigue. Il recueillait et assemblait des pierres, des fleurs, des scarabées de toutes sortes, les rangeait de diverses manières, en files, en séries. En lui il épiait le mouvement de ses pensées et de ses sentiments. Il ne savait pas où le poussait son immense désir.» Et pourtant si, dirai-je : il le sait. Novalis n’ajoute-t-il pas quelques lignes plus bas : « À présent il retrouve partout des choses connues – mêlées seulement et appariées étrangement – et ainsi, souvent, des choses s’ordonnaient d’elles-mêmes en lui, extraordinaires et rares. De bonne heure, en tout, il remarquait les combinaisons, les rencontres, les coïncidences. Il finit par ne voir plus rien isolément. Les perceptions de ses sens se pressaient en grandes images colorées et diverses : il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il se réjouissait à assembler les choses étrangères. Tantôt les étoiles étaient des hommes, tantôt les hommes des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes, […] il jouait avec les forces et les phénomènes ; il savait où et comment trouver ceci et cela, et il pouvait le laisser apparaître; et c’est ainsi qu’il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s’approchant des sons purs et des rythmes»[2]

Le point d’aboutissement de cette lecture de surface du monde par le Maître, c’est – par le long questionnement, par la lente incubation – l’apparition, sur cette même surface, iris de l’œil, tympan de l’ouïe, des « sons purs et des rythmes ». Plusieurs des opérations décrites par Novalis dans ce texte superbe et révélateur – au sens comme photographique du terme – me paraissent donner à l’ornement, au-delà de son statut épigraphique, sa dignité ontologique. Ne s’agit-il pas, d’abord, de s’investir totalement dans la longue contemplation du monde pour, en somme, s’en laisser pénétrer ? Puis, à partir de prises de détail(s) – une pierre, une fleur, un scarabée – d’imaginer les « files » et les « séries » en quoi et par quoi ces détails prendront figure d’ensemble, toute mise en forme d’une totalité exigeant immanquablement la disparition du détail en tant que tel, son abolition mallarméenne, son élévation à quelque rang plus pur de lui-même, son extraction suivie de son abstraction ? Le résultat de cette sorte d’alchimie ou d’algèbre mentale (et j’observe au passage qu’aussi bien le mot « alchimie » que le mot « algèbre » sont des mots d’origine arabe qui définissent, dans l’aire arabo-islamique, une postulation intellectuelle et/ou spirituelle) se trouve être une réversibilité d’une chose ou d’un objet en quelque autre : un pouvoir de métamorphose: les étoiles devenant des hommes, les nuages des plantes, et vice-versa. Dernière étape, au cœur de la métamorphose : le toucher de la « corde profonde », le dégagement du « rythme ». Ainsi, me paraît-il, Novalis, l’immense poète qu’est Novalis, dessine sans l’avoir réellement cherché une théorie de l’ornement, à la fois structurelle et ontologique, et qui fait de celui-ci, parcelle anonyme de la matérialité du monde confiée au soin de l’intelligence et de l’âme, le signe à la fin advenu de l’immatérialité du monde et l’irradiant témoin de la splendeur de l’Esprit, laquelle est – tous les intuitifs le disent et tous les poètes le savent – splendeur chiffrée. C’est en ce sens sans doute que Baudelaire peut écrire : « Le dessin arabesque est le plus idéal de tous ».[3]Je ne peux m’empêcher d’interpréter ici l’adjectif « idéal »– par tout ce qu’on sait du rapport de l’auteur des Fleurs du Mal avec l’art – comme l’équivalent pour lui de « spirituel ».

La théorie spirituelle de l’ornement est inscrite, en quelque sorte, dans l’ontologie de l’Islam et dans sa métaphysique. Elle fait partie de sa cosmologie, elle fait partie de sa mystique aussi bien. L’Islam étant globalité, en qui l’homme n’est jamais séparé de l’univers ni l’univers de Dieu, il ne saurait y avoir pour l’Islam de lecture séparée de n’importe lequel des aspects de l’Être. Et donc pas d’esthétique pure, mais point non plus d’interprétation des choses et des objets, des matières et des matériaux, des idées et des êtres dont on n’ose penser une seconde que puisse être exclue la beauté. Sens, témoignage, beauté : telle est la trilogie indéfiniment réversible en ses termes sur laquelle se fonde le système de réflexion de l’Islam. Réflexion qui, on le verra mieux plus loin, signifie tout autant le repli de l’intellect sur lui-même en vue de former le signe mental qui lui permet d’être en phase avec le monde que la réfraction de l’être dans le miroir où la chose et son double établissent entre eux un rapport d’identité en quoi chacun est la réalité et l’illusion de l’autre. Signe et miroir, jeux et feux croisés du Réel et de l’Illusion, symétrie d’apparence et brisure récurrente de cette même symétrie pour capter, par-delà l’ensommeillement visible de la forme en sa manifestation répétitive, le lieu sans forme où vient à se laisser piéger l’In-visible, voilà ce lieu spirituel de l’Islam en quoi peut se reconnaître, en termes de surface et d’immédiateté, une définition possible de l’ornement selon la vue que s’en fait le credo islamique. Faut-il encore citer Novalis, qui – je l’admets volontiers – n’aurait rien à voir avec notre problématique si ce n’est que, par le génie poétique, il a tout saisi de la relation existant entre les motifs de la superficie et les forces qui sont au travail dans les arcanes : « Les admirables collections et les Figures, écrit-il, […] me réjouissent; seulement, pour moi, c’est comme si elles n’étaient que […] les ornements rassemblés autour d’une merveilleuse image divine, et c’est à celle-ci que je pense toujours ». L’Islam étant, on le sait, aniconiste et, chaque fois qu’il a cru devoir l’être, iconoclaste, le mot « image », en principe du moins, ne fait partie de son vocabulaire que pour, aussitôt, être mis en cause. A ce mot, il préférera le mot « signe » – le signe lui-même étant déjà trop saturé pour lui de matière. Il faut savoir aller plus loin que le signe quand, derrière le voile que constitue celui-ci, se cache la Présence absolue. Parlant de Dieu, qui est le moteur des signes et Celui par qui ceux-ci nous sont rendus intelligibles, « Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur le signes » énonce, en un vers magnifique, le grand poète soufi du XIIIe siècle, Djelâl-Eddine Roumî. Savoir donc dépasser les signes, dépasser les ayât(s) – pour s’approcher au plus de ce que signes et ayât(s) à la fois camouflent et révèlent. On a défini l’art de l’Islam comme « une esthétique du voile ». Novalis – encore lui – pour une dernière fois : « Celui qui ne veut pas, qui n’a plus la volonté de soulever le voile, celui-là n’est pas un disciple véritable, digne d’être à Saïs ». Je ne m’appesantirai pas sur la Figure qui est la préoccupation essentielle des familiers du Maître de Saïs. Mais je parlerai des ayât(s).

*

Avant cela, il m’importe d’évoquer tel antique témoin au sujet de l’ornement qui, d’être complètement étranger à ce que sera plus tard la conception islamique en la matière, est apte à mieux éclairer celle-ci. Il ne me paraît pas que l’ornement, sinon par certaines  de ces projections byzantines puis islamiques – dans l’art roman d’abord, dans l’art gothique ensuite, et sans doute même dans l’art de la Renaissance – ait réussi à se hausser en Occident au statut ontologique qui aura été sien en Islam. Ce témoin, inattendu, c’est l’antique architecte romain Vitruve qui, dans le septième livre de son Traité d’Architecture, décrit, pour en réprouver l’usage, le recours à l’ornement, en qui il ne voit qu’artifice inutile, apparence menteuse et décor oiseux, en somme rien qu’irrationalité et que délire : « Cependant – écrit-il – par je ne sais quel caprice, on ne suit plus cette règle que les anciens s’étaient prescrite, de prendre toujours pour modèles de leurs peintures les choses comme elles sont dans la vérité : car on ne peint à présent sur les murs (mais c’est dire aussi bien sur les pages) que des monstres, au lieu des images véritables et régulières. On remplace les colonnes par des roseaux qui soutiennent des enroulements de tiges, des plantes cannelées avec leurs feuillages refendus et tournés en manière de volutes ; on fait des chandeliers qui portent de petits châteaux, desquels, comme si c’étaient des racines, il s’élève quantité de branches délicates, sur lesquelles des figures sont assises ; en d’autres endroits ces branches aboutissent à des fleurs dont on fait sortir des demi-figures, les unes avec des visages d’hommes, les autres avec des têtes d’animaux ; toutes choses qui ne sont point, qui ne peuvent pas être et qui n’ont jamais existé ». Cependant, poursuit Vitruve, « ces nouvelles modes prévalent tellement aujourd’hui, qu’il ne se trouve presque personne qui soit capable de découvrir ce qu’il y a de bon dans les arts et qui en puisse juger sainement ; car quelle apparence y a-t-il que des roseaux soutiennent un toit, qu’un chandelier porte des châteaux, et que les faibles branches qui sortent du faîte de ces châteaux portent des figures qui y sont comme à cheval ; enfin que de leurs racines, de leurs tiges et de leurs fleurs il puisse y naître des moitiés de figures ? Eh bien ! malgré l’évidente fausseté de ces compositions, personne ne réprouve ces faussetés, mais on s’y plaît, sans prendre garde si ce sont des choses qui soient possibles ou non ; tant les esprits sont peu capables de connaître ce qui mérite de l’approbation dans ces ouvrages ».

On le voit : c’est au nom de la vérité, au nom d’une certaine rationalité en art que Vitruve s’élève contre l’ornementation fantastique, si présente dans l’illustration médiévale et, plus tard dans l’illustration romantique et dans l’illustration surréaliste. L’Islam aussi, ai-je dit, fera, le jour venu, de la figuration ornementale le lieu de la figuration du Vrai, mais d’un Vrai modifié et qui maintient la primauté incontestée du Véridique, le problème étant plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Et l’on verra bientôt l’Islam, tout en poursuivant sur la page manuscrite, mais aussi bien ailleurs, sa quête spirituelle à travers l’ornement, recourir, pour des raisons diamétralement opposées à celles qui provoquent la colère de Vitruve, à des créations de nature irrationnelle et à la fantasmagorie délirante, comme contrepoids, serais-je tenté de dire, à son dessein de vérité et à sa volonté affirmée de mainmise sur la globalité du Réel. Autrement dit encore : il va se situer au point d’intersection et d’osmose des deux dimensions simples : la matérielle et la spirituelle, celle qui est finitude du corps et celle qui est infinitude de l’âme.

Ici, il me faut tenter d’expliciter le mot âya (pluriel : ayât(s)). Ce mot, qu’on traduit généralement en français par « verset », veut dire en fait, signe ou symbole, forme visible en quoi se trouve énoncé, je crois l’avoir déjà noté, un in-visible. Le visible n’est là que pour exprimer cet invisible qu’il recèle et qu’à la fois il révèle, le signe n’étant que le témoin d’un signifié. Ce signifié absorbe le signe et le dévore et c’est de transformer le signe en énergie que vivent signe et signifié dans une symbiose active qui les fait rayonner l’un et l’autre, l’un par l’autre. Une âya peut être naturelle, elle peut être intellectuelle, elle peut être linguistique, elle peut être sonore ou plastique : elle est la preuve monstrative plutôt que démonstrative de ce qu’il conviendrait d’appeler la Présence. Présence de l’Intemporel dans le temps, présence de la Transcendance dans l’espace ; présence de l’absolu du Verbe dans la langue. Un paysage de ce monde est une âya et, à vrai dire, c’est l’univers entier, témoin de la splendeur de Dieu, qui est un tissu indéfectible d’ayât(s) rayonnantes. Mais c’est le livre aussi, le Coran, qui est la parole d’Allah incarnée dans des signes – seule incarnation, d’ailleurs entièrement abstraite, que l’Islam veut bien consentir à reconnaître –, c’est donc le livre, dis-je, qui se trouve ainsi tissé d’ayât(s) « insurpassables » : cette insurpassabilité étant, au regard des Musulmans, la preuve de l’origine divine de la Parole communiquée par Allah à son Prophète « en langue arabe claire » (XXVI,195). La première parole adressée par l’Ange au pauvre homme, Muhammad, ployé sous une dictée, est : « Lis ! » (XCVI,1). Mais lui est un illettré, illettré majeur et duquel soudain on exige un déchiffrement :

Lis au nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’un caillot de sang. Lis !… Car ton Seigneur le Très-Généreux Qui a instruit l’homme au moyen du calame Et lui a enseigné ce qu’il ignorait.

        (XCVI, 1-5)

Parole déterminante : face au théâtre de la Création, qui est l’oeuvre de Dieu, face au théâtre de la communication qui est l’entreprise de Dieu vers l’homme par la médiation du calame, la pointe du roseau taillée en biseau qui est dorénavant l’achèvement de tout enseignement et le début de toute re-création. Il y a le cirque du devenir où l’homme, porteur à son tour du calame, de lui instruit et par lui motivé, va s’élancer – avec l’aide de Dieu – à la conquête de tous les possibles. Ainsi, dès le premier mot prononcé par l’Ange, l’univers de l’Islam est un univers à vocation sémiologique, entièrement fait d’ayât(s), de signes et de symboles. Comment un tel univers pourrait-il être traduit dans une langue : univers en puissance de dématérialisation, langue en prise d’univers ? Y aurait-il là l’effet d’une contradiction ? Le Coran la devance, et la dépasse. Il est le Dit de Dieu fait pour être lu : son nom même, Qur’ân, signifie Lecture ; il est la Lecture par excellence. Toute lecture est générative. Elle pourrait n’être qu’un épiphénomène – sauf s’il advient qu’elle soit remembrance : c’est-à-dire qu’elle soit, au-delà du signe verbal, épaisseur ontologique. Le Coran est lu et relu : il est la mémoire vivante, en progressive accumulation, du peuple de l’Islam. Mais d’être « incréé », le Coran s’allège de tout recours à la médiation de l’humaine voix et s’inverse (se reverse) dans une autre oralité. C’est cette oralité autre, cette scansion de l’informulable que l’Islam va tenter par la médiation de ses artistes, de ses artisans et de ses calligraphes, celle aussi de ses ornementalistes de toutes disciplines et en tous genres, celle aussi bien de ses miniaturistes, oui, c’est cette oralité-là où la voix semble vouloir se retirer dans sa source éternellement présente, c’est-à-dire éternellement absente et non dite, que l’Islam, par les mille calames et instruments variés qu’il a à sa disposition, va tenter d’inscrire ses signes dans un espace et dans une durée qui, eux-mêmes, n’existent que comme projections immédiates et médiates d’un absolu réservé. Réservé, comme ces “Tables réservées” sur lesquelles est inscrit le Coran de toujours. Quand je parle d’“oralité”, j’entends aussi bien évoquer le rythme visible que saisit le regard au sens où Paul Claudel, parlant de peinture,  peut intituler son livre L’Œil écoute. D’être incréé, pour le Coran, spiritualise excessivement la langue spécifique dans laquelle il lui a bien fallu prendre corps afin d’être communiqué, peut-être même afin d’être pensé : puisque toute pensée, fût-elle pensée de Dieu, suppose et supporte une médiatisation. Le sacre de la langue arabe – sacre essentiel puisqu’il va être le point de départ de l’extraordinaire efflorescence de la calligraphie et de l’arabesque dans la totalité du décor islamique, ornementation, calligraphie, et tout l’ensemble du décor attesté, – est que cette langue est le support nécessairement physique du verbe divin ; d’où s’induira pour cette langue, et pour toutes ses projections dans le visible, un statut hautement privilégié, miroir de son élection nonpareille. Et c’est pourquoi l’art de l’Islam est un art de la lumière et pourquoi aussi il ne semble se refermer sur l’inscription de son être essentiel dans le visible que pour, à l’extrême pointe de ce refermement, interrompre la clôture annoncée par une ouverture, essentielle, elle aussi, qui relance la scansion du temps dans une figuration de – et vers – l’éternel. Art du vide et du plein, du plein dans le vide et du vide dans le plein, l’un étant le contrepoint de l’autre et son révélateur aussi bien – le vide n’étant qu’une occultation instantanée du plein et le plein qu’une condensation momentanée du vide – ce type d’art, saisi par la métaphysique, vise à produire le surgissement de la Présence par la mise en contact de deux propositions de sens inverse et leur élimination fulgurante l’une par l’autre. Haute civilisation du signe, du Monde/Langue et de la Langue/Monde, de la forme ouverte d’être fermée et fermée d’être ouverte, du vide/plein et du plein/ vide, l’Islam « tel qu’en lui-même » se trouve être, avec force et détermination, la civilisation du livre. C’est très souvent dans l’ornementation du livre que la splendeur signifiante s’exprimera avec le maximum d’intensité.

*

Ayant ainsi planté le décor spirituel de l’Islam en m’appliquant à identifier, à travers ses directives d’ensemble, quelques-uns de ses signes majeurs, je souhaiterai m’intéresser de plus près, les extrayant de leur tissu ontologique d’ensemble, à un certain nombre de ses signes et symboles. Ce sera inévitablement de ma part un regard limité à quelques formulations seulement. Pourquoi ces formulations plutôt que d’autres ? Parce qu’elles me paraissent les plus caractéristiques du répertoire inépuisable des thèmes et des motifs illustrés par la civilisation islamique et qu’aussi bien ces thèmes et ces motifs – qui se perpétuent jusqu’à nos jours en terre d’Islam – ont eu, dans l’Occident chrétien, aux époques romane et gothique, c’est-à-dire sur une période de huit siècles, une influence décisive. Il me semble donc particulièrement bienvenu d’observer les ornements suivants : l’Arbre de vie, le polygone étoilé, l’arabesque et son décor, la miniature et sa complicité avec l’enluminure, la structure en miroir. Détaillons un peu.

L’un des premiers signes qui méritent, ai-je dit, d’être observés est l’Arbre de Vie. Il est présent pratiquement depuis les origines dans toutes les mythologies, dans toutes les spiritualités, dans l’ensemble des systèmes symboliques sous toutes leurs formes. Il est omniprésent dans le décor de l’Islam qui est, pour l’essentiel, un décor végétal.

L’Islam, on l’a dit, est une “civilisation de la fraîcheur”.[4] Quand les polythéistes eurent jeté Abraham, le premier Musulman selon le Livre et le père fondateur de l’Islam, dans une fournaise spécialement aménagée à cet effet : « Nous dîmes (c’est Allah qui parle) : “O feu ! sois pour Abraham fraîcheur et paix » ». Et dans la mesure où l’Islam est une religion scripturaire, profondément attachée aux indications venues de l’ordre divin et par cet ordre tout le temps modelée et modulée, c’est à créer cette impression de paix et de fraîcheur que vont concourir, en convergence de finalité, toutes les expressions artistiques de son génie. Et quoi de plus frais, de plus vrai aussi, puisque l’art a pour dessein la vérité – fût-ce à travers l’évocation et l’appel à la poésie – que la fleur, que l’arbre, que la tresse et que l’arabesque feuillue, que l’eau et la représentation de l’eau, que la couleur unie contrastant avec d’autres couleurs unies en oppositions à la fois joyeuses et vives, que la nudité de l’espace préoccupé exclusivement de rythmer l’ombre méditative et la lumière filtrée, que le souvenir de l’élément liquide solidifié dans les alvéoles et les stalactites des muqarnâs, que l’accompagnement du texte manuscrit de lettrines et de guirlandes fleuries et, dans les exemplaires précieux du Coran, la séparation des versets par de petites rosaces d’or qui font de la page une prairie abstraite. Le décor d’une page (ou d’un tapis), outre l’Arbre de Vie, qui souvent est là stylisé, est envahi d’un semis de figures métamorphosées en gemmes, selon ce qu’en dira Louis Massignon dans son bref essai majeur sur « les méthodes de réalisation artistique des peuples de l’Islam », paru dans la revue Syria en 1921. Si l’interdiction de toute représentation de figure animée est la règle (l’orientaliste suisse Titus Burckhardt[5] parle de « l’aniconisme » de l’Islam), reste que certains sujets rencontrent moins d’opposition que d’autres : ceux où ne résident aucun esprit vivant, « arbres, fleurs et choses ». A partir de quoi une habile exégèse, se fondant sur certains hadîths, a étendu le champ de la représentation : pour placer dans une miniature, par exemple, et au milieu de cet espace en fleurs que généralement elle représente, l’image d’un être animé, il suffira – si l’on peut dire – de le « géométriser », de le mutiler ou de le rendre inidentifiable en lui ôtant tout caractère particulier, ne retenant de lui que le plus général, le privant de toute épaisseur, de manière à le rendre manifestement inapte à exprimer la vie dans sa tonalité vibrante et chaude. Retenons le propos du célèbre jurisconsulte Ibn-Abbâs en réponse à un miniaturiste qui l’interroge : « Mais quoi ? Ne pourrai-je plus peindre d’animaux ? Ne pourrai-je plus exercer mon métier ? » – « Que si », lui dit Ibn-Abbâs, « mais tu dois décapiter les animaux pour qu’ils n’aient plus l’air vivant et tâcher de faire qu’ils ressemblent à des fleurs ». Dans tous les arts musulmans, et même en poésie, il y a ce que Massignon a superbement baptisé « une descente de la métaphore ». C’est là un processus paradoxal dont l’objectif est d' »inanimer » l’animé : l’homme est comparé à tel ou tel animal, l’animal à une fleur, la fleur à une pierre précieuse : « Une tulipe est un rubis ». Quand, par exemple, le poète Imrou’el Quays qui est antérieur à l’Islam – mais l’imaginaire arabe est une continuité – évoque telle « fleur tachetée », c’est en fait la plaie sanglante d’une gazelle, tirée à l’arc qu’il entend décrire.

Passons maintenant à cette autre figure prédominante de l’art de l’Islam : le polygone étoilé. Comme son nom l’indique, ce type de polygone a pour référence l’étoile et l’on sait, comme pour l’Arbre de Vie, le rôle majeur joué par l’astre dans nos histoires, nos cultes et nos légendes. L’étoile à cinq branches est le symbole du microcosme humain ; l’étoile à six branches, avec ses deux triangles inversés, dit l’étreinte de l’esprit et de la matière, des principes actif et passif, le rythme de leur dynamisme, la loi de l’évolution et de l’involution. Unissant le carré et le triangle, l’étoile à sept branches participe du symbolisme du chiffre sept, chiffre prégnant, s’il en est, et, pour l’essentiel, elle exprime l’harmonie du monde et tout ce qui relève d’un rapport juste entre les choses, entre les êtres, entre les êtres et les choses, ou encore entre la terre et le ciel. Dans le domaine islamique, telle sourate du Coran est intitulée L’Etoile (LIII), telle autre l’Astre Nocturne (LXXXVI) et telle autre Les Constellations (LXXXV). Le polygone, comme d’ailleurs le polyèdre, dont l’ornementation architecturale de l’Islam fera grand usage, naît de la combinaison d’un carré et d’un cercle (ou d’une sphère), et des nombreuses formes qui peuvent dériver de cette combinaison initiale. Cette mise en relation de deux figures élémentaires fait du polygone étoilé ce qu’Ernst Diez a appelé un « art de la simultanéité »[6]. Jacques Berque y perçoit même, par « la virtuosité poussée jusqu’au sophisme »[7] , une dimension baroque introduite dans le géométrisme de l’espace du fait de la tension provoquée par ce mariage inattendu, tension maintenue, amplifiée même par la redondance et la récurrence du motif.

J’ai déjà à plusieurs reprises dans le cours de cette réflexion, évoqué l’arabesque, et j’y reviendrai encore en conclusion de cet exposé, quand je parlerai de la calligraphie. L’arabesque, comme son nom l’indique, est lié à ce qu’il y a de plus fondamental dans l’art et le décor arabo-islamiques. Elle est signe et symbole, abstraction, durée sans épaisseur s’inscrivant dans le temps sans temps, horizontalité porteuse de verticalité ontologique et, de ce fait, annulant l’espace qui lui sert d’appui et de support, ligne dénoncée à mesure qu’elle est énoncée et à nouveau s’énonçant à l’instant qu’elle semble s’effacer, calame de l’homme faisant réponse au calame d’Allah, lui aussi, lui surtout, inépuisable :

Si la mer est une encre pour écrire les paroles de mon Seigneur la mer serait assurément tarie avant que ne tarissent les paroles de mon Seigneur même si nous apportions encore une quantité d’encre égale à la première.

(XVIII, 109)

L’arabesque, on le sait, vient de plus loin que l’art proprement arabe, qui pourtant lui aura donné son nom. Si l’arabesque à formes végétales, comme l’a noté Titus Burckhardt, semble dériver de l’image de la vigne « dont les rinceaux entrelacés – écrit-il – et les pampres enroulés se prêtent tout naturellement à une stylisation en formes ondulées et spiraloïdes », il n’en reste pas moins qu’avant d’être la projection sur une surface plane de l’Arbre de Vie », de la frise bacchique ou du chapiteau corinthien, elle existait déjà dans les arts de l’Asie centrale, dans « l’art zoomorphe » (Tierstil) des Scythes et des Sarmates et dans la double spirale du symbole chinois du yin-yang. Vagues de la mer ici, se déroulant l’une à la suite de l’autre, pourchas l’un de l’autre d’animaux identiques indéfiniment recommencés, pampres et vrilles helléniques et hellénistiques attendant d’être intégrées au symbolisme chrétien, l’arabesque va envahir, mêlée ou non à la calligraphie tout le décor de l’Islam, notamment en matière de l’illustration du livre. Intense dessèchement lyrique de telle écriture volontairement dépouillée, luxuriance fleurie de telle autre dont chaque lettre se fait hampe végétale, corolle déployée, plante épanouie. Souvent abstraite au début, l’arabesque se changera, selon le génie géométrique qui est souvent le sien, de références visuelles identifiables et, sinon la scripturaire qui est de par sa nature liée à la reproduction aussi lisible que possible des versets du Coran, de toutes sortes d’allusions aux modes de la vie, dans leur pouvoir de « cristallisation » algébrique ou logarithmique en quoi se retrouve cette notion de rythme si fondamentale à l’art de l’Islam. Il faudrait dire aussi que, du fait du retour progressif de l’Islam à sa pureté originelle sous la pression des rigoristes de plus en plus exigeants, l’arabesque, vers la fin de son développement millénaire, semble parfois, ici ou là, retrouver le chemin du dépouillement le plus sévère, au risque de voir se stériliser sa puissance inventive. Il faudrait enfin rappeler l’extraordinaire prégnance de cette projection décorative sur l’art médiéval européen, roman aussi bien que gothique, surtout gothique, et plus tard – malgré le retour de l’art gréco-romain  et malgré l’intrusion de la perspective – dans l’art de la Renaissance. Pour ce qui est de l’art médiéval, je renvoie au beau livre de Jurgis Baltrusaitis, Le Moyen-Age fantastique : antiquités et exotismes dans l’art gothique[8] qui me paraît, en deux chapitres (II et IV), constituer un répertoire complet des thèmes, motifs ou figures empruntés par la chrétienté à l’art arabo-musulman.

« Dans le domaine du décor de la vie, l’Orient jouit d’un prestige légendaire », écrit notamment Baltrusaitis, citant pêle-mêle les clerici transmarini, l’enseignement du « sarrazinois », les traités d’astrologie arabe, ceux de médecine, de mathématiques ou d’optique, les grands philosophes arabes transmetteurs, entre autres, de l’antique philosophie grecque – sans compter tout ce qu’offre à l’Europe l’Andalousie si proche. Dans le domaine proprement ornemental, voici les frises du Psautier de Saint-Louis (1254-1270), celles de l’Apocalypse de Saint-Sever (1028-1072), voici les bandeaux portant les mots Mach’Allah, « ce qu’Allah veut », sur la porte de bois de la Voûte-Chilhac, voici les émaux de Limoges (vers 1225-1230) décorés de fleurs et de rosaces, voici les lettres gothiques ornées de fleurons et de palmettes à la manière des lettres coufiques, les entrelacs, les polygones étoilés et les carrés polylobés de l’Islam, les tondi, gruppi di cordi, gruppi mouschi, urabeschi ou cordelle alla damaschina qui fascinèrent jusqu’à Bramante (coupole de Sainte-Marie-des-Grâces de Milan), Léonard de Vinci (plafond de la Sala delle Asse du château Sforza) et Dürer qui les recopiera chez Léonard. Peut-être faut-il encore citer le caractère en demi-feuille rûmi si présent partout dans l’art gothique, les ornements à franges du Missel de Luçon (fin du XIXe siècle), ou ceux du Bréviaire de Belleville, par Jean Pucelle (1330-1340). Baltrusaitis parle en outre fort savamment des monstres hiératiques, des entrelacs vivants, du rûmi zoomorphique, des bêtes sans membres, des rinceaux à têtes et à troncs, du naskhi, style d’écriture anthropomorphe, du wakwak, d’autres thèmes fantastiques, et de ce fait profondément poétiques déjà surréalistes en quelque sorte, comme l’arbre du Soleil et de la Lune, l’arbre héraldique du Mal, l’arbre alchimique, l’arbre du conflit de l’âme . Dans le décor proprement épigraphique, de tels motifs inscrits en marge de l’illustration centrale sont l’oeuvre du mudhabbib ou doreur, à ne pas confondre avec le miniaturiste — comme l’art gothique, lui aussi, suivant en cela la tradition islamique, distinguera, du miniaturiste, l’enlumineur.

J’ai déjà évoqué l’art de la miniature qui accompagne de ses illustrations somptueuses tant d’évocations de textes sacrés et poétiques que des chefs-d’œuvre de la littérature arabe ou persane ou indienne du nord, le Voyage Nocturne de Mahomet et les Mille et Une Nuits d’une part ou l’épopée du Chah-Nâmeh d’autre part. J’ai dit quelques-unes des spécificités que cet art revêtait en Islam. Malgré son nom minimaliste, la miniature est un art majeur, avec une histoire, avec des variations et des influences, avec des styles. Certains historiens de l’art ont même été jusqu’à réduire à la miniature, art considéré par eux comme le plus représentatif, l’ensemble de la formulation plastique arabo-islamique. Quelle erreur, et quelle vue courte ! C’est – on ne le dira jamais assez – du jour où il acheta une miniature persane sur les quais de la Seine qu’Ingres deviendra Ingres (de même, d’ailleurs, qu’un siècle plus tard, c’est à contempler des tapis au soleil de Kairouan, en Tunisie, que Klee deviendra Klee). Du jour où il acquit cette œuvrette dans une échoppe du quai Malaquais, le maître du « Bain turc » allait découvrir ceci : que la ligne avait une existence autonome et que, porteuse d’un dynamisme propre, elle était féconde solitairement et, à la façon de l’arabesque – cette arabesque qu’aimera tant Matisse après lui – : elle pouvait n’être que rythme, c’est-à-dire le tout de l’art. Ce jour-là, pour Ingres et sa postérité, tout devenait possible – et les plus excessives déformations, les deux vertèbres ajoutées, par besoin de fluide et longue harmonie, à l’épine dorsale de l' »Odalisque », les saisissants télescopages de Picasso, le sein pointant du sommet de l’épaule…

La miniature arabo-islamique n’appartient donc pas seulement au domaine du sacré, loin de là. Cependant elle participe de l’ambiance générale de l’art islamique qui est, on le sait de reste, polarisé par l’abstraction. Alors que l’art occidental, notamment à partir de la Renaissance, va s’efforcer de donner une vision prétendument « objective » du monde, réalisme et perspective – mais ce « réalisme » n’est que dans l’œil du peintre et la « perspective » n’est que l’effet accidentel de sa propre position face aux choses : une convention « mentale » comme le souligne Léonard de Vinci –, le regard de l’artiste musulman sur le monde sera, délibérément et dès l’origine, un regard libre de toute sujétion à l’égard de quelque « réel » que ce soit. L’espace de la miniature est à deux dimensions et il est arbitrairement divisé ; la couleur y est pure et point modulée ; les objets et les êtres sont vus et définis non selon des signes distinctifs, mais en leur qualité de représentants anonymes d’une catégorie existentielle. Ce qui est vrai des personnages des Mille et Une Nuits l’est aussi des personnages –  des miniatures. De ces personnages, littéraires ou picturaux, j’ai écrit dans mon livre Archer aveugle[9] : «[…] Ce sont autant de figures d’un jeu d’échecs, figures emblématiques, que l’on verra manoeuvrer dans le cadre du récit, qu’il fût fragment des Mille et Une Nuits, maqamât de Harini ou de Badi ez-Zamâne el-Hamazâni, ou même, puisque leur ensemble fut récupéré par l’imaginaire arabe qui s’y plut à s’y reconnaître, fables du Baïdaba (Pilpay). Figures symboliques et comme interchangeables, à la manière de celles qu’on voit délicieusement peintes dans les miniatures persanes et turques où chacun, le faste plus ou moins grand du costume mis à part, ressemble, dans sa tranche d’âge, à chacun. Ainsi l’espace islamique est-il, comme le temps islamique, une catégorie immuable où jouent seulement, au regard de l’attention, d’exquises variations pareilles à ces précipitations qui courent, en musique, à la périphérie du thème.

Une représentation figurée particulièrement inattendue est celle qui concerne l’arbre à têtes, dérivé de l’Arbre de Vie : entrelacs, tresses, frises, arabesques, rinceaux, tissus, vont se peupler d’éléments zoomorphiques ou anthropomorphiques. Certes, ce sont toujours des créatures rendues fantasques ou fantasmatiques, c’est-à-dire inaptes à la vie, par le style même de leur figuration : forme semi-animales, semi-végétales entremêlées, bêtes sans pattes, bustes humains greffés sur des lettres en demi-feuilles, écriture naskhi (à savoir cursive) apprivoisant un vrai bestiaire onirique.

Voici l’Arbre de Vie transformé en arbre de la Mort, en arbre de l’Enfer. L’animal, l’homme du Mal lui-même vont trouver une vélocité nouvelle et une alacrité saisissante dans ce théâtre de la dérision : « L’animal n’est pas anéanti par l’abstraction. – écrit Baltrusaitis – Tout au contraire, les angles et les courbes semblent l’inciter à la mobilité. Aussi la bête ne tardera-t-elle pas à s’évader de ces méandres réguliers et à défaire la tresse où elle est née ». Et plus loin : « Les têtes les plus diverses s’attachent aux tiges : têtes barbues, cornues, à longues oreilles de lièvre, têtes d’âne, de renard, de chien, de bœuf, têtes de serpents ou de poisson, têtes d’hommes. fixées sur les rameaux flexibles, elles s’y balancent comme d’énormes fruits. Il suffit bien d’une plante, monstrueusement épanouie et non d’un animal-rinceau ou demi-feuille […] Les bourgeons explosent sur toutes les branches. Les gueules se multiplient, se pressent en cohue. Sur le plumier de la collection Marquet de Vasselot, on en compte vingt, par groupe de deux rinceaux, et sur le bassin d’un sultan ayyoubide (1249), une rosace polylobée en comporte à elle seule vingt-six. Depuis longtemps, floraison aussi sauvage ne s’était vue.» Parmi les animaux ou les plantes fantastiques, il y a, qui auront, eux aussi, une postérité considérable dans l’imaginaire occidental, les animaux et les motifs floraux « affrontés », accouplés dans la symétrie et placés, pour l’éternité, en miroir. Surréalisme, donc, avant la lettre.

L’Islam est de fait une civilisation du miroir : miroir l’algèbre, miroir la géométrie, miroir les indéfinies, les infinies récurrences de l’art islamique dans la diversité de ses inspirations et de ses techniques. Quoi de plus matérialisant et quoi de plus dématérialisant que le miroir qui ne recueille le donné du réel que pour, ce réel, réduit à l’apparence, le rendre plus illusoire encore ? Le monde est le reflet de Dieu, disent les textes de tous les grands maîtres soufis. Je ne retiendrai qu’un seul témoignage de ce type de vision, c’est un étonnant apologue de Djelâl-Eddine Roumî tiré du Mathnavî qui, mieux que toute analyse, parvient à formuler l’essentiel de ce qui fait la lumière et le mystère de l’art islamique, art qui, derrière le voile de la forme abstraite ou semi-figurée, attend tout de la lumière d’en-haut ou de celle d’en face : « Un jour, un sultan appela à son palais des peintres, venus les uns de la Chine, les autres de Byzance. Les Chinois prétendaient être les meilleurs des artistes ; les Grecs, de leur côté, revendiquaient la précellence de leur état. Le Sultan les chargea de décorer à fresque deux murs qui se faisaient face. Un rideau séparait les deux groupes de concurrents qui peignaient chacun une paroi sans savoir ce que faisaient leurs rivaux. Mais, tandis que les Chinois employaient toutes sortes de peintures et déployaient de grands efforts, les Grecs se contentaient de polir et lisser sans relâche leur mur. Lorsque le rideau fut tiré, l’on put admirer les magnifiques fresques des peintres chinois se reflétant dans le mur opposé qui brillait comme un miroir. Or, tout ce que le Sultan avait vu dans le mur des Chinois semblait beaucoup plus beau, reflété sur celui de Grecs ».

*

Concluons.

J’ai évoqué quelques-uns des signes de l’Islam, dans leur projection dans l’art – art interne à l’Islam, art externe – et je me dis à nouveau et pour me résumer, que celui-ci est, au-delà de toute cette substance et à travers bien des paradoxes, la civilisation du signe.

La calligraphie arabe, très particulièrement, l’une des plus déterminantes, artistiquement parlant, dans le décor de la vie et du livre, se trouve être le témoin privilégié du surgissement de l’esprit et de son accession à l’immanence. La sérénité de la main, et son élégance, traduisent à leur façon la pesanteur et la légèreté des permanences. Le retour du signe sur lui-même, autrement dit son élaboration qui, parfois, se complique harmoniquement jusqu’à l’illisibilité – illisibilité du premier niveau mais lisibilité majeure au second et au troisième niveau, celui de la préhension par le rapt d’aigle du regard tourné vers le dedans – cette élaboration complexe et compliquée exprime assez, par l’annulation obtenue de la figure immédiate, la majesté de l’intemporel. Et lorsque vers la fin de la grande période classique le calligraphe s’adonne quelquefois à l’art de mimer savamment par l’écriture le signe épiphanique de l’objet ou du concept évoqués, il cède à une tentation de nature nominaliste, assez présente dans le déploiement des stratégies philosophiques de l’Islam où la chose désignée et le nom désignant tendent à se confondre. Une dernière observation à ce sujet, pour énoncer qu’il n’est rien de plus contraire à l’esprit du calligraphe islamique que celui du calligraphe zen, lui aussi agent et témoin d’une tradition spirituelle de haute volée : là où le musulman veut signifier, par le tour et le détour de la ligne, la patience de l’éternité, le mystique japonais, aujourd’hui très en faveur auprès des amateurs d’art, veut, comme par le geste bref du voleur de feu – brusque déchirement du tissu invisible au profit d’une parousie du mental – dire l’intuition d’un instant radical en qui se résument et se résolvent les contradictions dramatiques de l’Être, et le geste lui-même du calligraphe participe à cette dramatisation. J’affirme, en revanche, que la main du calligraphe musulman est médiatrice d’un calme en infinitude.

Ce même calme, cette même infinitude, règlent le rituel mille fois semblable à lui-même de l’arabesque, reprise de la vague par la vague pour exprimer symboliquement en surface la profondeur incommensurable de l’Océan : « Tant de sommeil sous un voile de flamme », écrit, dans un autre contexte, Paul Valéry. J’ai moi-même noté dans mon ouvrage La Unième Nuit[10], que l’arabesque, interruption interrompue, rupture indéfiniment réunifiante, était l’une des clés modulatrices de l’imaginaire islamique, à la manière, pourrait-on penser, des Mille et Une Nuits, récit dans le récit, mise en abîme d’un réel qui, d’être ainsi réfléchi de miroir en miroir, devient mythique. Le peu de réalité, c’est la réalité frappée de nullité par la nostalgie dévorante de l’Être. Revenant à l’arabesque, je dirai que l’une des inventions les plus saisissantes de la créativité plastique de l’Islam aura été l’intégration l’une dans l’autre de l’arabesque et de la calligraphie, magnifiquement complémentaires et convergentes dans leur vœu d’unité.

Cette même convergence, cette même cohérence des signes, c’est cela qui distingue une culture et qui en constitue, face à d’autres convergences, à d’autres cohérences, la spécificité. Certes, il n’y a pas lieu de s’appesantir sur la correspondance des signes entre les civilisations et les cultures comme sur autant de feux qui se répondraient d’un rivage à l’autre et, pourquoi pas ? d’un monde à l’autre : énoncé approximatif pour exprimer la division seulement d’apparence là où n’existent qu’une continuité, qu’une  instantanéité ontologiques. Et l’instant, en Islam, n’est pas l’instant : il est, aussi bien, le Tout. L’image, aussi bien, n’est pas l’image, l’ornement n’est pas l’ornement : ils sont, par la médiation de toute création « imaginaire », le point de fulguration de l’inimaginable et de l’inimaginé ou, mieux, de l’inimagé. Il reste que, civilisation négatrice et négatrice doublement pour une meilleure affirmation par la shahâda, par le lâ illah illa’ Llâh, de la pérennité du Seul Perdurable, l’Islam – qui inventa entre autres l’algèbre – n’a à sa disposition, pour communiquer et pour se communiquer, que le dessèchement admirablement fertile de ses signes déployés à tous nos horizons essentiels.

Salah Stétié

[1] Traduction due à Denise Masson, la Pléiade, Gallimard. [2] Traduction d’Armel Guerne. [3] Charles Baudelaire : Fusées. [4] La formule est de Gabriel Bounoure. [5] Cf. son remarquable ouvrage : L’art de l’Islam, langage et signification, paru aux Editions Sindbad en 1985 [6] Ernst Diez, Simultneity in Islamic art, Art Islamica, tome IV, 1937. [7] Jacques Berque, De l’Euphrate à l’Atlas, tome 2 : Histoire et nature », Sindbad, 1978. [8] Armand Colin, édit. [9] Salah Stétié : Archer aveugle, Fata Morgana, 1985. [10] Salah Stétié, La Unième Nuit, Stock, 1980, repris dans En un lieu de brûlure, anthologie d’œuvres de l’auteur, paru dans la collection « Bouquins », Robert Laffont, 2009.

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L’ORNEMENT, LIEU SPIRITUEL DE L’ISLAM

À ma connaissance, aucun des principaux spécialistes de l’art de l’Islam ne l’a jamais mentionnée, ni même y a fait allusion dans le cours de ses analyses : et pourtant, il y a dans le Coran une sourate intitulée « L’Ornement » (XLIII). Elle tire essentiellement son nom des ayât(s) ou versets suivants :

Nous aurions placé, dans leurs maisons, [les hommes] des portes, des lits de repos sur lesquels ils s’accorderaient et maint ornement.

Mais tout cela n’est que jouissance éphémère de la vie de ce monde La vie dernière, auprès de ton Seigneur, appartient à ceux qui le craignent[1] (34 – 35)

On le voit : l’ornement a droit de cité dans le Coran qui est la parole même d’Allah révélée à son serviteur Muhammad. De ce fait, il a, malgré sa nature apparemment secondaire, un statut éminemment ontologique qui fait de lui, en Islam, une entité à part entière. On sait que le Coran, comme Platon auparavant, prend position contre les poètes qui sont « suivis par ceux qui s’égarent ». Et pourtant le Coran autour duquel a longtemps tourné, et tourne toujours, la vie spirituelle, intellectuelle et artistique des communautés et des peuples de l’Islam, est, entre autres, qu’il le veuille ou non, un livre de très haute portée poétique, ne fût-ce déjà que par la forme et le recours au verset assonancé, avec, en plus de cette caractéristique interne, un décor de présentation esthétique qui, très souvent, dans l’abstraction de ses signes plastiques et l’élégance de sa calligraphie, atteint au chef-d’œuvre.

L’ornement est surface, le monde profondeur. Ce serait là sans doute banalité s’il n’était justement arrivé à l’ornement, par la médiation de l’Islam, de devenir la profondeur du monde; si la surface, autrement dit, n’était devenue l’éclat de la dimension spirituelle. Tel est le sens, dans tout ce qui suivra, de mon propos : il s’agira pour moi, on l’aura compris, de montrer la logique cachée de cet étonnant paradoxe. Et puisque paradoxe il y a, ce n’est pas seulement à la doctrine islamique que je me contenterai de demander une illustration de l’ornement – dans son rapport avec le monde, ainsi qu’avec le livre – mais je ferai également appel à un texte poétique célèbre du romantisme allemand –, convaincu que je suis de l’existence de nombreuses et puissantes convergences dans l’imaginaire humain.

On lit, en effet, dans les Disciples à Saïs de Novalis :  « Peu après quelqu’un énonça : « L’Écriture Sainte n’a besoin d’aucune explication. Celui qui parle vrai, celui-là est plein de la vie éternelle et ses écrits nous paraissent être en prodigieuse affinité avec les authentiques mystères, car ils sont un accord de la symphonie de l’Univers. C’est assurément de notre maître que cette voix parlait, car il a l’intelligence de la synthèse et sait rassembler les traits qui sont pourtant épars. Un éclat particulier flamboie dans son regard lorsque, justement devant nous, les hautes runes se découvrent, et qu’alors il guette dans nos yeux et attend que se lève l’étoile, en nous aussi, qui doit nous rendre évidente et intelligible la Figure. »

Je reviendrai plus loin sur le rapport essentiel qui est celui, en Islam, de l’Étoile et de la Figure : autant du point de vue ontologique que du point de vue ornemental. Et, puisque se trouve évoquée la notion de figure, je dirai que la figure centrale de l’art islamique est, incontestablement, le polygone étoilé qui va accompagner de ses variations et de ses complications de plus en plus savamment élaborées, aussi bien en Orient qu’en Occident, tout le développement de cet art.

Mais revenons à Novalis : «Souvent il (le Maître) nous conta comment, lorsqu’il était enfant, son penchant à faire jouer ses sens, le soucis de s’occuper d’eux et de les satisfaire, ne lui laissaient aucun loisir. Il contemplait les étoiles et reproduisait sur le sable leur position et leur course. Sans repos il plongeait son regard dans l’océan des âmes, admirant sa transparence, ses mouvements, ses nuages, ses lumières ; et sa contemplation ne connaissait pas de fatigue. Il recueillait et assemblait des pierres, des fleurs, des scarabées de toutes sortes, les rangeait de diverses manières, en files, en séries. En lui il épiait le mouvement de ses pensées et de ses sentiments. Il ne savait pas où le poussait son immense désir.» Et pourtant si, dirai-je : il le sait. Novalis n’ajoute-t-il pas quelques lignes plus bas : « À présent il retrouve partout des choses connues – mêlées seulement et appariées étrangement – et ainsi, souvent, des choses s’ordonnaient d’elles-mêmes en lui, extraordinaires et rares. De bonne heure, en tout, il remarquait les combinaisons, les rencontres, les coïncidences. Il finit par ne voir plus rien isolément. Les perceptions de ses sens se pressaient en grandes images colorées et diverses : il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il se réjouissait à assembler les choses étrangères. Tantôt les étoiles étaient des hommes, tantôt les hommes des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes, […] il jouait avec les forces et les phénomènes ; il savait où et comment trouver ceci et cela, et il pouvait le laisser apparaître; et c’est ainsi qu’il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s’approchant des sons purs et des rythmes»[2]

Le point d’aboutissement de cette lecture de surface du monde par le Maître, c’est – par le long questionnement, par la lente incubation – l’apparition, sur cette même surface, iris de l’œil, tympan de l’ouïe, des « sons purs et des rythmes ». Plusieurs des opérations décrites par Novalis dans ce texte superbe et révélateur – au sens comme photographique du terme – me paraissent donner à l’ornement, au-delà de son statut épigraphique, sa dignité ontologique. Ne s’agit-il pas, d’abord, de s’investir totalement dans la longue contemplation du monde pour, en somme, s’en laisser pénétrer ? Puis, à partir de prises de détail(s) – une pierre, une fleur, un scarabée – d’imaginer les « files » et les « séries » en quoi et par quoi ces détails prendront figure d’ensemble, toute mise en forme d’une totalité exigeant immanquablement la disparition du détail en tant que tel, son abolition mallarméenne, son élévation à quelque rang plus pur de lui-même, son extraction suivie de son abstraction ? Le résultat de cette sorte d’alchimie ou d’algèbre mentale (et j’observe au passage qu’aussi bien le mot « alchimie » que le mot « algèbre » sont des mots d’origine arabe qui définissent, dans l’aire arabo-islamique, une postulation intellectuelle et/ou spirituelle) se trouve être une réversibilité d’une chose ou d’un objet en quelque autre : un pouvoir de métamorphose: les étoiles devenant des hommes, les nuages des plantes, et vice-versa. Dernière étape, au cœur de la métamorphose : le toucher de la « corde profonde », le dégagement du « rythme ». Ainsi, me paraît-il, Novalis, l’immense poète qu’est Novalis, dessine sans l’avoir réellement cherché une théorie de l’ornement, à la fois structurelle et ontologique, et qui fait de celui-ci, parcelle anonyme de la matérialité du monde confiée au soin de l’intelligence et de l’âme, le signe à la fin advenu de l’immatérialité du monde et l’irradiant témoin de la splendeur de l’Esprit, laquelle est – tous les intuitifs le disent et tous les poètes le savent – splendeur chiffrée. C’est en ce sens sans doute que Baudelaire peut écrire : « Le dessin arabesque est le plus idéal de tous ».[3]Je ne peux m’empêcher d’interpréter ici l’adjectif « idéal »– par tout ce qu’on sait du rapport de l’auteur des Fleurs du Mal avec l’art – comme l’équivalent pour lui de « spirituel ».

La théorie spirituelle de l’ornement est inscrite, en quelque sorte, dans l’ontologie de l’Islam et dans sa métaphysique. Elle fait partie de sa cosmologie, elle fait partie de sa mystique aussi bien. L’Islam étant globalité, en qui l’homme n’est jamais séparé de l’univers ni l’univers de Dieu, il ne saurait y avoir pour l’Islam de lecture séparée de n’importe lequel des aspects de l’Être. Et donc pas d’esthétique pure, mais point non plus d’interprétation des choses et des objets, des matières et des matériaux, des idées et des êtres dont on n’ose penser une seconde que puisse être exclue la beauté. Sens, témoignage, beauté : telle est la trilogie indéfiniment réversible en ses termes sur laquelle se fonde le système de réflexion de l’Islam. Réflexion qui, on le verra mieux plus loin, signifie tout autant le repli de l’intellect sur lui-même en vue de former le signe mental qui lui permet d’être en phase avec le monde que la réfraction de l’être dans le miroir où la chose et son double établissent entre eux un rapport d’identité en quoi chacun est la réalité et l’illusion de l’autre. Signe et miroir, jeux et feux croisés du Réel et de l’Illusion, symétrie d’apparence et brisure récurrente de cette même symétrie pour capter, par-delà l’ensommeillement visible de la forme en sa manifestation répétitive, le lieu sans forme où vient à se laisser piéger l’In-visible, voilà ce lieu spirituel de l’Islam en quoi peut se reconnaître, en termes de surface et d’immédiateté, une définition possible de l’ornement selon la vue que s’en fait le credo islamique. Faut-il encore citer Novalis, qui – je l’admets volontiers – n’aurait rien à voir avec notre problématique si ce n’est que, par le génie poétique, il a tout saisi de la relation existant entre les motifs de la superficie et les forces qui sont au travail dans les arcanes : « Les admirables collections et les Figures, écrit-il, […] me réjouissent; seulement, pour moi, c’est comme si elles n’étaient que […] les ornements rassemblés autour d’une merveilleuse image divine, et c’est à celle-ci que je pense toujours ». L’Islam étant, on le sait, aniconiste et, chaque fois qu’il a cru devoir l’être, iconoclaste, le mot « image », en principe du moins, ne fait partie de son vocabulaire que pour, aussitôt, être mis en cause. A ce mot, il préférera le mot « signe » – le signe lui-même étant déjà trop saturé pour lui de matière. Il faut savoir aller plus loin que le signe quand, derrière le voile que constitue celui-ci, se cache la Présence absolue. Parlant de Dieu, qui est le moteur des signes et Celui par qui ceux-ci nous sont rendus intelligibles, « Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur le signes » énonce, en un vers magnifique, le grand poète soufi du XIIIe siècle, Djelâl-Eddine Roumî. Savoir donc dépasser les signes, dépasser les ayât(s) – pour s’approcher au plus de ce que signes et ayât(s) à la fois camouflent et révèlent. On a défini l’art de l’Islam comme « une esthétique du voile ». Novalis – encore lui – pour une dernière fois : « Celui qui ne veut pas, qui n’a plus la volonté de soulever le voile, celui-là n’est pas un disciple véritable, digne d’être à Saïs ». Je ne m’appesantirai pas sur la Figure qui est la préoccupation essentielle des familiers du Maître de Saïs. Mais je parlerai des ayât(s).

*

Avant cela, il m’importe d’évoquer tel antique témoin au sujet de l’ornement qui, d’être complètement étranger à ce que sera plus tard la conception islamique en la matière, est apte à mieux éclairer celle-ci. Il ne me paraît pas que l’ornement, sinon par certaines  de ces projections byzantines puis islamiques – dans l’art roman d’abord, dans l’art gothique ensuite, et sans doute même dans l’art de la Renaissance – ait réussi à se hausser en Occident au statut ontologique qui aura été sien en Islam. Ce témoin, inattendu, c’est l’antique architecte romain Vitruve qui, dans le septième livre de son Traité d’Architecture, décrit, pour en réprouver l’usage, le recours à l’ornement, en qui il ne voit qu’artifice inutile, apparence menteuse et décor oiseux, en somme rien qu’irrationalité et que délire : « Cependant – écrit-il – par je ne sais quel caprice, on ne suit plus cette règle que les anciens s’étaient prescrite, de prendre toujours pour modèles de leurs peintures les choses comme elles sont dans la vérité : car on ne peint à présent sur les murs (mais c’est dire aussi bien sur les pages) que des monstres, au lieu des images véritables et régulières. On remplace les colonnes par des roseaux qui soutiennent des enroulements de tiges, des plantes cannelées avec leurs feuillages refendus et tournés en manière de volutes ; on fait des chandeliers qui portent de petits châteaux, desquels, comme si c’étaient des racines, il s’élève quantité de branches délicates, sur lesquelles des figures sont assises ; en d’autres endroits ces branches aboutissent à des fleurs dont on fait sortir des demi-figures, les unes avec des visages d’hommes, les autres avec des têtes d’animaux ; toutes choses qui ne sont point, qui ne peuvent pas être et qui n’ont jamais existé ». Cependant, poursuit Vitruve, « ces nouvelles modes prévalent tellement aujourd’hui, qu’il ne se trouve presque personne qui soit capable de découvrir ce qu’il y a de bon dans les arts et qui en puisse juger sainement ; car quelle apparence y a-t-il que des roseaux soutiennent un toit, qu’un chandelier porte des châteaux, et que les faibles branches qui sortent du faîte de ces châteaux portent des figures qui y sont comme à cheval ; enfin que de leurs racines, de leurs tiges et de leurs fleurs il puisse y naître des moitiés de figures ? Eh bien ! malgré l’évidente fausseté de ces compositions, personne ne réprouve ces faussetés, mais on s’y plaît, sans prendre garde si ce sont des choses qui soient possibles ou non ; tant les esprits sont peu capables de connaître ce qui mérite de l’approbation dans ces ouvrages ».

On le voit : c’est au nom de la vérité, au nom d’une certaine rationalité en art que Vitruve s’élève contre l’ornementation fantastique, si présente dans l’illustration médiévale et, plus tard dans l’illustration romantique et dans l’illustration surréaliste. L’Islam aussi, ai-je dit, fera, le jour venu, de la figuration ornementale le lieu de la figuration du Vrai, mais d’un Vrai modifié et qui maintient la primauté incontestée du Véridique, le problème étant plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Et l’on verra bientôt l’Islam, tout en poursuivant sur la page manuscrite, mais aussi bien ailleurs, sa quête spirituelle à travers l’ornement, recourir, pour des raisons diamétralement opposées à celles qui provoquent la colère de Vitruve, à des créations de nature irrationnelle et à la fantasmagorie délirante, comme contrepoids, serais-je tenté de dire, à son dessein de vérité et à sa volonté affirmée de mainmise sur la globalité du Réel. Autrement dit encore : il va se situer au point d’intersection et d’osmose des deux dimensions simples : la matérielle et la spirituelle, celle qui est finitude du corps et celle qui est infinitude de l’âme.

Ici, il me faut tenter d’expliciter le mot âya (pluriel : ayât(s)). Ce mot, qu’on traduit généralement en français par « verset », veut dire en fait, signe ou symbole, forme visible en quoi se trouve énoncé, je crois l’avoir déjà noté, un in-visible. Le visible n’est là que pour exprimer cet invisible qu’il recèle et qu’à la fois il révèle, le signe n’étant que le témoin d’un signifié. Ce signifié absorbe le signe et le dévore et c’est de transformer le signe en énergie que vivent signe et signifié dans une symbiose active qui les fait rayonner l’un et l’autre, l’un par l’autre. Une âya peut être naturelle, elle peut être intellectuelle, elle peut être linguistique, elle peut être sonore ou plastique : elle est la preuve monstrative plutôt que démonstrative de ce qu’il conviendrait d’appeler la Présence. Présence de l’Intemporel dans le temps, présence de la Transcendance dans l’espace ; présence de l’absolu du Verbe dans la langue. Un paysage de ce monde est une âya et, à vrai dire, c’est l’univers entier, témoin de la splendeur de Dieu, qui est un tissu indéfectible d’ayât(s) rayonnantes. Mais c’est le livre aussi, le Coran, qui est la parole d’Allah incarnée dans des signes – seule incarnation, d’ailleurs entièrement abstraite, que l’Islam veut bien consentir à reconnaître –, c’est donc le livre, dis-je, qui se trouve ainsi tissé d’ayât(s) « insurpassables » : cette insurpassabilité étant, au regard des Musulmans, la preuve de l’origine divine de la Parole communiquée par Allah à son Prophète « en langue arabe claire » (XXVI,195). La première parole adressée par l’Ange au pauvre homme, Muhammad, ployé sous une dictée, est : « Lis ! » (XCVI,1). Mais lui est un illettré, illettré majeur et duquel soudain on exige un déchiffrement :

Lis au nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’un caillot de sang. Lis !… Car ton Seigneur le Très-Généreux Qui a instruit l’homme au moyen du calame Et lui a enseigné ce qu’il ignorait.

        (XCVI, 1-5)

Parole déterminante : face au théâtre de la Création, qui est l’oeuvre de Dieu, face au théâtre de la communication qui est l’entreprise de Dieu vers l’homme par la médiation du calame, la pointe du roseau taillée en biseau qui est dorénavant l’achèvement de tout enseignement et le début de toute re-création. Il y a le cirque du devenir où l’homme, porteur à son tour du calame, de lui instruit et par lui motivé, va s’élancer – avec l’aide de Dieu – à la conquête de tous les possibles. Ainsi, dès le premier mot prononcé par l’Ange, l’univers de l’Islam est un univers à vocation sémiologique, entièrement fait d’ayât(s), de signes et de symboles. Comment un tel univers pourrait-il être traduit dans une langue : univers en puissance de dématérialisation, langue en prise d’univers ? Y aurait-il là l’effet d’une contradiction ? Le Coran la devance, et la dépasse. Il est le Dit de Dieu fait pour être lu : son nom même, Qur’ân, signifie Lecture ; il est la Lecture par excellence. Toute lecture est générative. Elle pourrait n’être qu’un épiphénomène – sauf s’il advient qu’elle soit remembrance : c’est-à-dire qu’elle soit, au-delà du signe verbal, épaisseur ontologique. Le Coran est lu et relu : il est la mémoire vivante, en progressive accumulation, du peuple de l’Islam. Mais d’être « incréé », le Coran s’allège de tout recours à la médiation de l’humaine voix et s’inverse (se reverse) dans une autre oralité. C’est cette oralité autre, cette scansion de l’informulable que l’Islam va tenter par la médiation de ses artistes, de ses artisans et de ses calligraphes, celle aussi de ses ornementalistes de toutes disciplines et en tous genres, celle aussi bien de ses miniaturistes, oui, c’est cette oralité-là où la voix semble vouloir se retirer dans sa source éternellement présente, c’est-à-dire éternellement absente et non dite, que l’Islam, par les mille calames et instruments variés qu’il a à sa disposition, va tenter d’inscrire ses signes dans un espace et dans une durée qui, eux-mêmes, n’existent que comme projections immédiates et médiates d’un absolu réservé. Réservé, comme ces “Tables réservées” sur lesquelles est inscrit le Coran de toujours. Quand je parle d’“oralité”, j’entends aussi bien évoquer le rythme visible que saisit le regard au sens où Paul Claudel, parlant de peinture,  peut intituler son livre L’Œil écoute. D’être incréé, pour le Coran, spiritualise excessivement la langue spécifique dans laquelle il lui a bien fallu prendre corps afin d’être communiqué, peut-être même afin d’être pensé : puisque toute pensée, fût-elle pensée de Dieu, suppose et supporte une médiatisation. Le sacre de la langue arabe – sacre essentiel puisqu’il va être le point de départ de l’extraordinaire efflorescence de la calligraphie et de l’arabesque dans la totalité du décor islamique, ornementation, calligraphie, et tout l’ensemble du décor attesté, – est que cette langue est le support nécessairement physique du verbe divin ; d’où s’induira pour cette langue, et pour toutes ses projections dans le visible, un statut hautement privilégié, miroir de son élection nonpareille. Et c’est pourquoi l’art de l’Islam est un art de la lumière et pourquoi aussi il ne semble se refermer sur l’inscription de son être essentiel dans le visible que pour, à l’extrême pointe de ce refermement, interrompre la clôture annoncée par une ouverture, essentielle, elle aussi, qui relance la scansion du temps dans une figuration de – et vers – l’éternel. Art du vide et du plein, du plein dans le vide et du vide dans le plein, l’un étant le contrepoint de l’autre et son révélateur aussi bien – le vide n’étant qu’une occultation instantanée du plein et le plein qu’une condensation momentanée du vide – ce type d’art, saisi par la métaphysique, vise à produire le surgissement de la Présence par la mise en contact de deux propositions de sens inverse et leur élimination fulgurante l’une par l’autre. Haute civilisation du signe, du Monde/Langue et de la Langue/Monde, de la forme ouverte d’être fermée et fermée d’être ouverte, du vide/plein et du plein/ vide, l’Islam « tel qu’en lui-même » se trouve être, avec force et détermination, la civilisation du livre. C’est très souvent dans l’ornementation du livre que la splendeur signifiante s’exprimera avec le maximum d’intensité.

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Ayant ainsi planté le décor spirituel de l’Islam en m’appliquant à identifier, à travers ses directives d’ensemble, quelques-uns de ses signes majeurs, je souhaiterai m’intéresser de plus près, les extrayant de leur tissu ontologique d’ensemble, à un certain nombre de ses signes et symboles. Ce sera inévitablement de ma part un regard limité à quelques formulations seulement. Pourquoi ces formulations plutôt que d’autres ? Parce qu’elles me paraissent les plus caractéristiques du répertoire inépuisable des thèmes et des motifs illustrés par la civilisation islamique et qu’aussi bien ces thèmes et ces motifs – qui se perpétuent jusqu’à nos jours en terre d’Islam – ont eu, dans l’Occident chrétien, aux époques romane et gothique, c’est-à-dire sur une période de huit siècles, une influence décisive. Il me semble donc particulièrement bienvenu d’observer les ornements suivants : l’Arbre de vie, le polygone étoilé, l’arabesque et son décor, la miniature et sa complicité avec l’enluminure, la structure en miroir. Détaillons un peu.

L’un des premiers signes qui méritent, ai-je dit, d’être observés est l’Arbre de Vie. Il est présent pratiquement depuis les origines dans toutes les mythologies, dans toutes les spiritualités, dans l’ensemble des systèmes symboliques sous toutes leurs formes. Il est omniprésent dans le décor de l’Islam qui est, pour l’essentiel, un décor végétal.

L’Islam, on l’a dit, est une “civilisation de la fraîcheur”.[4] Quand les polythéistes eurent jeté Abraham, le premier Musulman selon le Livre et le père fondateur de l’Islam, dans une fournaise spécialement aménagée à cet effet : « Nous dîmes (c’est Allah qui parle) : “O feu ! sois pour Abraham fraîcheur et paix » ». Et dans la mesure où l’Islam est une religion scripturaire, profondément attachée aux indications venues de l’ordre divin et par cet ordre tout le temps modelée et modulée, c’est à créer cette impression de paix et de fraîcheur que vont concourir, en convergence de finalité, toutes les expressions artistiques de son génie. Et quoi de plus frais, de plus vrai aussi, puisque l’art a pour dessein la vérité – fût-ce à travers l’évocation et l’appel à la poésie – que la fleur, que l’arbre, que la tresse et que l’arabesque feuillue, que l’eau et la représentation de l’eau, que la couleur unie contrastant avec d’autres couleurs unies en oppositions à la fois joyeuses et vives, que la nudité de l’espace préoccupé exclusivement de rythmer l’ombre méditative et la lumière filtrée, que le souvenir de l’élément liquide solidifié dans les alvéoles et les stalactites des muqarnâs, que l’accompagnement du texte manuscrit de lettrines et de guirlandes fleuries et, dans les exemplaires précieux du Coran, la séparation des versets par de petites rosaces d’or qui font de la page une prairie abstraite. Le décor d’une page (ou d’un tapis), outre l’Arbre de Vie, qui souvent est là stylisé, est envahi d’un semis de figures métamorphosées en gemmes, selon ce qu’en dira Louis Massignon dans son bref essai majeur sur « les méthodes de réalisation artistique des peuples de l’Islam », paru dans la revue Syria en 1921. Si l’interdiction de toute représentation de figure animée est la règle (l’orientaliste suisse Titus Burckhardt[5] parle de « l’aniconisme » de l’Islam), reste que certains sujets rencontrent moins d’opposition que d’autres : ceux où ne résident aucun esprit vivant, « arbres, fleurs et choses ». A partir de quoi une habile exégèse, se fondant sur certains hadîths, a étendu le champ de la représentation : pour placer dans une miniature, par exemple, et au milieu de cet espace en fleurs que généralement elle représente, l’image d’un être animé, il suffira – si l’on peut dire – de le « géométriser », de le mutiler ou de le rendre inidentifiable en lui ôtant tout caractère particulier, ne retenant de lui que le plus général, le privant de toute épaisseur, de manière à le rendre manifestement inapte à exprimer la vie dans sa tonalité vibrante et chaude. Retenons le propos du célèbre jurisconsulte Ibn-Abbâs en réponse à un miniaturiste qui l’interroge : « Mais quoi ? Ne pourrai-je plus peindre d’animaux ? Ne pourrai-je plus exercer mon métier ? » – « Que si », lui dit Ibn-Abbâs, « mais tu dois décapiter les animaux pour qu’ils n’aient plus l’air vivant et tâcher de faire qu’ils ressemblent à des fleurs ». Dans tous les arts musulmans, et même en poésie, il y a ce que Massignon a superbement baptisé « une descente de la métaphore ». C’est là un processus paradoxal dont l’objectif est d' »inanimer » l’animé : l’homme est comparé à tel ou tel animal, l’animal à une fleur, la fleur à une pierre précieuse : « Une tulipe est un rubis ». Quand, par exemple, le poète Imrou’el Quays qui est antérieur à l’Islam – mais l’imaginaire arabe est une continuité – évoque telle « fleur tachetée », c’est en fait la plaie sanglante d’une gazelle, tirée à l’arc qu’il entend décrire.

Passons maintenant à cette autre figure prédominante de l’art de l’Islam : le polygone étoilé. Comme son nom l’indique, ce type de polygone a pour référence l’étoile et l’on sait, comme pour l’Arbre de Vie, le rôle majeur joué par l’astre dans nos histoires, nos cultes et nos légendes. L’étoile à cinq branches est le symbole du microcosme humain ; l’étoile à six branches, avec ses deux triangles inversés, dit l’étreinte de l’esprit et de la matière, des principes actif et passif, le rythme de leur dynamisme, la loi de l’évolution et de l’involution. Unissant le carré et le triangle, l’étoile à sept branches participe du symbolisme du chiffre sept, chiffre prégnant, s’il en est, et, pour l’essentiel, elle exprime l’harmonie du monde et tout ce qui relève d’un rapport juste entre les choses, entre les êtres, entre les êtres et les choses, ou encore entre la terre et le ciel. Dans le domaine islamique, telle sourate du Coran est intitulée L’Etoile (LIII), telle autre l’Astre Nocturne (LXXXVI) et telle autre Les Constellations (LXXXV). Le polygone, comme d’ailleurs le polyèdre, dont l’ornementation architecturale de l’Islam fera grand usage, naît de la combinaison d’un carré et d’un cercle (ou d’une sphère), et des nombreuses formes qui peuvent dériver de cette combinaison initiale. Cette mise en relation de deux figures élémentaires fait du polygone étoilé ce qu’Ernst Diez a appelé un « art de la simultanéité »[6]. Jacques Berque y perçoit même, par « la virtuosité poussée jusqu’au sophisme »[7] , une dimension baroque introduite dans le géométrisme de l’espace du fait de la tension provoquée par ce mariage inattendu, tension maintenue, amplifiée même par la redondance et la récurrence du motif.

J’ai déjà à plusieurs reprises dans le cours de cette réflexion, évoqué l’arabesque, et j’y reviendrai encore en conclusion de cet exposé, quand je parlerai de la calligraphie. L’arabesque, comme son nom l’indique, est lié à ce qu’il y a de plus fondamental dans l’art et le décor arabo-islamiques. Elle est signe et symbole, abstraction, durée sans épaisseur s’inscrivant dans le temps sans temps, horizontalité porteuse de verticalité ontologique et, de ce fait, annulant l’espace qui lui sert d’appui et de support, ligne dénoncée à mesure qu’elle est énoncée et à nouveau s’énonçant à l’instant qu’elle semble s’effacer, calame de l’homme faisant réponse au calame d’Allah, lui aussi, lui surtout, inépuisable :

Si la mer est une encre pour écrire les paroles de mon Seigneur la mer serait assurément tarie avant que ne tarissent les paroles de mon Seigneur même si nous apportions encore une quantité d’encre égale à la première.

(XVIII, 109)

L’arabesque, on le sait, vient de plus loin que l’art proprement arabe, qui pourtant lui aura donné son nom. Si l’arabesque à formes végétales, comme l’a noté Titus Burckhardt, semble dériver de l’image de la vigne « dont les rinceaux entrelacés – écrit-il – et les pampres enroulés se prêtent tout naturellement à une stylisation en formes ondulées et spiraloïdes », il n’en reste pas moins qu’avant d’être la projection sur une surface plane de l’Arbre de Vie », de la frise bacchique ou du chapiteau corinthien, elle existait déjà dans les arts de l’Asie centrale, dans « l’art zoomorphe » (Tierstil) des Scythes et des Sarmates et dans la double spirale du symbole chinois du yin-yang. Vagues de la mer ici, se déroulant l’une à la suite de l’autre, pourchas l’un de l’autre d’animaux identiques indéfiniment recommencés, pampres et vrilles helléniques et hellénistiques attendant d’être intégrées au symbolisme chrétien, l’arabesque va envahir, mêlée ou non à la calligraphie tout le décor de l’Islam, notamment en matière de l’illustration du livre. Intense dessèchement lyrique de telle écriture volontairement dépouillée, luxuriance fleurie de telle autre dont chaque lettre se fait hampe végétale, corolle déployée, plante épanouie. Souvent abstraite au début, l’arabesque se changera, selon le génie géométrique qui est souvent le sien, de références visuelles identifiables et, sinon la scripturaire qui est de par sa nature liée à la reproduction aussi lisible que possible des versets du Coran, de toutes sortes d’allusions aux modes de la vie, dans leur pouvoir de « cristallisation » algébrique ou logarithmique en quoi se retrouve cette notion de rythme si fondamentale à l’art de l’Islam. Il faudrait dire aussi que, du fait du retour progressif de l’Islam à sa pureté originelle sous la pression des rigoristes de plus en plus exigeants, l’arabesque, vers la fin de son développement millénaire, semble parfois, ici ou là, retrouver le chemin du dépouillement le plus sévère, au risque de voir se stériliser sa puissance inventive. Il faudrait enfin rappeler l’extraordinaire prégnance de cette projection décorative sur l’art médiéval européen, roman aussi bien que gothique, surtout gothique, et plus tard – malgré le retour de l’art gréco-romain  et malgré l’intrusion de la perspective – dans l’art de la Renaissance. Pour ce qui est de l’art médiéval, je renvoie au beau livre de Jurgis Baltrusaitis, Le Moyen-Age fantastique : antiquités et exotismes dans l’art gothique[8] qui me paraît, en deux chapitres (II et IV), constituer un répertoire complet des thèmes, motifs ou figures empruntés par la chrétienté à l’art arabo-musulman.

« Dans le domaine du décor de la vie, l’Orient jouit d’un prestige légendaire », écrit notamment Baltrusaitis, citant pêle-mêle les clerici transmarini, l’enseignement du « sarrazinois », les traités d’astrologie arabe, ceux de médecine, de mathématiques ou d’optique, les grands philosophes arabes transmetteurs, entre autres, de l’antique philosophie grecque – sans compter tout ce qu’offre à l’Europe l’Andalousie si proche. Dans le domaine proprement ornemental, voici les frises du Psautier de Saint-Louis (1254-1270), celles de l’Apocalypse de Saint-Sever (1028-1072), voici les bandeaux portant les mots Mach’Allah, « ce qu’Allah veut », sur la porte de bois de la Voûte-Chilhac, voici les émaux de Limoges (vers 1225-1230) décorés de fleurs et de rosaces, voici les lettres gothiques ornées de fleurons et de palmettes à la manière des lettres coufiques, les entrelacs, les polygones étoilés et les carrés polylobés de l’Islam, les tondi, gruppi di cordi, gruppi mouschi, urabeschi ou cordelle alla damaschina qui fascinèrent jusqu’à Bramante (coupole de Sainte-Marie-des-Grâces de Milan), Léonard de Vinci (plafond de la Sala delle Asse du château Sforza) et Dürer qui les recopiera chez Léonard. Peut-être faut-il encore citer le caractère en demi-feuille rûmi si présent partout dans l’art gothique, les ornements à franges du Missel de Luçon (fin du XIXe siècle), ou ceux du Bréviaire de Belleville, par Jean Pucelle (1330-1340). Baltrusaitis parle en outre fort savamment des monstres hiératiques, des entrelacs vivants, du rûmi zoomorphique, des bêtes sans membres, des rinceaux à têtes et à troncs, du naskhi, style d’écriture anthropomorphe, du wakwak, d’autres thèmes fantastiques, et de ce fait profondément poétiques déjà surréalistes en quelque sorte, comme l’arbre du Soleil et de la Lune, l’arbre héraldique du Mal, l’arbre alchimique, l’arbre du conflit de l’âme . Dans le décor proprement épigraphique, de tels motifs inscrits en marge de l’illustration centrale sont l’oeuvre du mudhabbib ou doreur, à ne pas confondre avec le miniaturiste — comme l’art gothique, lui aussi, suivant en cela la tradition islamique, distinguera, du miniaturiste, l’enlumineur.

J’ai déjà évoqué l’art de la miniature qui accompagne de ses illustrations somptueuses tant d’évocations de textes sacrés et poétiques que des chefs-d’œuvre de la littérature arabe ou persane ou indienne du nord, le Voyage Nocturne de Mahomet et les Mille et Une Nuits d’une part ou l’épopée du Chah-Nâmeh d’autre part. J’ai dit quelques-unes des spécificités que cet art revêtait en Islam. Malgré son nom minimaliste, la miniature est un art majeur, avec une histoire, avec des variations et des influences, avec des styles. Certains historiens de l’art ont même été jusqu’à réduire à la miniature, art considéré par eux comme le plus représentatif, l’ensemble de la formulation plastique arabo-islamique. Quelle erreur, et quelle vue courte ! C’est – on ne le dira jamais assez – du jour où il acheta une miniature persane sur les quais de la Seine qu’Ingres deviendra Ingres (de même, d’ailleurs, qu’un siècle plus tard, c’est à contempler des tapis au soleil de Kairouan, en Tunisie, que Klee deviendra Klee). Du jour où il acquit cette œuvrette dans une échoppe du quai Malaquais, le maître du « Bain turc » allait découvrir ceci : que la ligne avait une existence autonome et que, porteuse d’un dynamisme propre, elle était féconde solitairement et, à la façon de l’arabesque – cette arabesque qu’aimera tant Matisse après lui – : elle pouvait n’être que rythme, c’est-à-dire le tout de l’art. Ce jour-là, pour Ingres et sa postérité, tout devenait possible – et les plus excessives déformations, les deux vertèbres ajoutées, par besoin de fluide et longue harmonie, à l’épine dorsale de l' »Odalisque », les saisissants télescopages de Picasso, le sein pointant du sommet de l’épaule…

La miniature arabo-islamique n’appartient donc pas seulement au domaine du sacré, loin de là. Cependant elle participe de l’ambiance générale de l’art islamique qui est, on le sait de reste, polarisé par l’abstraction. Alors que l’art occidental, notamment à partir de la Renaissance, va s’efforcer de donner une vision prétendument « objective » du monde, réalisme et perspective – mais ce « réalisme » n’est que dans l’œil du peintre et la « perspective » n’est que l’effet accidentel de sa propre position face aux choses : une convention « mentale » comme le souligne Léonard de Vinci –, le regard de l’artiste musulman sur le monde sera, délibérément et dès l’origine, un regard libre de toute sujétion à l’égard de quelque « réel » que ce soit. L’espace de la miniature est à deux dimensions et il est arbitrairement divisé ; la couleur y est pure et point modulée ; les objets et les êtres sont vus et définis non selon des signes distinctifs, mais en leur qualité de représentants anonymes d’une catégorie existentielle. Ce qui est vrai des personnages des Mille et Une Nuits l’est aussi des personnages –  des miniatures. De ces personnages, littéraires ou picturaux, j’ai écrit dans mon livre Archer aveugle[9] : «[…] Ce sont autant de figures d’un jeu d’échecs, figures emblématiques, que l’on verra manoeuvrer dans le cadre du récit, qu’il fût fragment des Mille et Une Nuits, maqamât de Harini ou de Badi ez-Zamâne el-Hamazâni, ou même, puisque leur ensemble fut récupéré par l’imaginaire arabe qui s’y plut à s’y reconnaître, fables du Baïdaba (Pilpay). Figures symboliques et comme interchangeables, à la manière de celles qu’on voit délicieusement peintes dans les miniatures persanes et turques où chacun, le faste plus ou moins grand du costume mis à part, ressemble, dans sa tranche d’âge, à chacun. Ainsi l’espace islamique est-il, comme le temps islamique, une catégorie immuable où jouent seulement, au regard de l’attention, d’exquises variations pareilles à ces précipitations qui courent, en musique, à la périphérie du thème.

Une représentation figurée particulièrement inattendue est celle qui concerne l’arbre à têtes, dérivé de l’Arbre de Vie : entrelacs, tresses, frises, arabesques, rinceaux, tissus, vont se peupler d’éléments zoomorphiques ou anthropomorphiques. Certes, ce sont toujours des créatures rendues fantasques ou fantasmatiques, c’est-à-dire inaptes à la vie, par le style même de leur figuration : forme semi-animales, semi-végétales entremêlées, bêtes sans pattes, bustes humains greffés sur des lettres en demi-feuilles, écriture naskhi (à savoir cursive) apprivoisant un vrai bestiaire onirique.

Voici l’Arbre de Vie transformé en arbre de la Mort, en arbre de l’Enfer. L’animal, l’homme du Mal lui-même vont trouver une vélocité nouvelle et une alacrité saisissante dans ce théâtre de la dérision : « L’animal n’est pas anéanti par l’abstraction. – écrit Baltrusaitis – Tout au contraire, les angles et les courbes semblent l’inciter à la mobilité. Aussi la bête ne tardera-t-elle pas à s’évader de ces méandres réguliers et à défaire la tresse où elle est née ». Et plus loin : « Les têtes les plus diverses s’attachent aux tiges : têtes barbues, cornues, à longues oreilles de lièvre, têtes d’âne, de renard, de chien, de bœuf, têtes de serpents ou de poisson, têtes d’hommes. fixées sur les rameaux flexibles, elles s’y balancent comme d’énormes fruits. Il suffit bien d’une plante, monstrueusement épanouie et non d’un animal-rinceau ou demi-feuille […] Les bourgeons explosent sur toutes les branches. Les gueules se multiplient, se pressent en cohue. Sur le plumier de la collection Marquet de Vasselot, on en compte vingt, par groupe de deux rinceaux, et sur le bassin d’un sultan ayyoubide (1249), une rosace polylobée en comporte à elle seule vingt-six. Depuis longtemps, floraison aussi sauvage ne s’était vue.» Parmi les animaux ou les plantes fantastiques, il y a, qui auront, eux aussi, une postérité considérable dans l’imaginaire occidental, les animaux et les motifs floraux « affrontés », accouplés dans la symétrie et placés, pour l’éternité, en miroir. Surréalisme, donc, avant la lettre.

L’Islam est de fait une civilisation du miroir : miroir l’algèbre, miroir la géométrie, miroir les indéfinies, les infinies récurrences de l’art islamique dans la diversité de ses inspirations et de ses techniques. Quoi de plus matérialisant et quoi de plus dématérialisant que le miroir qui ne recueille le donné du réel que pour, ce réel, réduit à l’apparence, le rendre plus illusoire encore ? Le monde est le reflet de Dieu, disent les textes de tous les grands maîtres soufis. Je ne retiendrai qu’un seul témoignage de ce type de vision, c’est un étonnant apologue de Djelâl-Eddine Roumî tiré du Mathnavî qui, mieux que toute analyse, parvient à formuler l’essentiel de ce qui fait la lumière et le mystère de l’art islamique, art qui, derrière le voile de la forme abstraite ou semi-figurée, attend tout de la lumière d’en-haut ou de celle d’en face : « Un jour, un sultan appela à son palais des peintres, venus les uns de la Chine, les autres de Byzance. Les Chinois prétendaient être les meilleurs des artistes ; les Grecs, de leur côté, revendiquaient la précellence de leur état. Le Sultan les chargea de décorer à fresque deux murs qui se faisaient face. Un rideau séparait les deux groupes de concurrents qui peignaient chacun une paroi sans savoir ce que faisaient leurs rivaux. Mais, tandis que les Chinois employaient toutes sortes de peintures et déployaient de grands efforts, les Grecs se contentaient de polir et lisser sans relâche leur mur. Lorsque le rideau fut tiré, l’on put admirer les magnifiques fresques des peintres chinois se reflétant dans le mur opposé qui brillait comme un miroir. Or, tout ce que le Sultan avait vu dans le mur des Chinois semblait beaucoup plus beau, reflété sur celui de Grecs ».

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Concluons.

J’ai évoqué quelques-uns des signes de l’Islam, dans leur projection dans l’art – art interne à l’Islam, art externe – et je me dis à nouveau et pour me résumer, que celui-ci est, au-delà de toute cette substance et à travers bien des paradoxes, la civilisation du signe.

La calligraphie arabe, très particulièrement, l’une des plus déterminantes, artistiquement parlant, dans le décor de la vie et du livre, se trouve être le témoin privilégié du surgissement de l’esprit et de son accession à l’immanence. La sérénité de la main, et son élégance, traduisent à leur façon la pesanteur et la légèreté des permanences. Le retour du signe sur lui-même, autrement dit son élaboration qui, parfois, se complique harmoniquement jusqu’à l’illisibilité – illisibilité du premier niveau mais lisibilité majeure au second et au troisième niveau, celui de la préhension par le rapt d’aigle du regard tourné vers le dedans – cette élaboration complexe et compliquée exprime assez, par l’annulation obtenue de la figure immédiate, la majesté de l’intemporel. Et lorsque vers la fin de la grande période classique le calligraphe s’adonne quelquefois à l’art de mimer savamment par l’écriture le signe épiphanique de l’objet ou du concept évoqués, il cède à une tentation de nature nominaliste, assez présente dans le déploiement des stratégies philosophiques de l’Islam où la chose désignée et le nom désignant tendent à se confondre. Une dernière observation à ce sujet, pour énoncer qu’il n’est rien de plus contraire à l’esprit du calligraphe islamique que celui du calligraphe zen, lui aussi agent et témoin d’une tradition spirituelle de haute volée : là où le musulman veut signifier, par le tour et le détour de la ligne, la patience de l’éternité, le mystique japonais, aujourd’hui très en faveur auprès des amateurs d’art, veut, comme par le geste bref du voleur de feu – brusque déchirement du tissu invisible au profit d’une parousie du mental – dire l’intuition d’un instant radical en qui se résument et se résolvent les contradictions dramatiques de l’Être, et le geste lui-même du calligraphe participe à cette dramatisation. J’affirme, en revanche, que la main du calligraphe musulman est médiatrice d’un calme en infinitude.

Ce même calme, cette même infinitude, règlent le rituel mille fois semblable à lui-même de l’arabesque, reprise de la vague par la vague pour exprimer symboliquement en surface la profondeur incommensurable de l’Océan : « Tant de sommeil sous un voile de flamme », écrit, dans un autre contexte, Paul Valéry. J’ai moi-même noté dans mon ouvrage La Unième Nuit[10], que l’arabesque, interruption interrompue, rupture indéfiniment réunifiante, était l’une des clés modulatrices de l’imaginaire islamique, à la manière, pourrait-on penser, des Mille et Une Nuits, récit dans le récit, mise en abîme d’un réel qui, d’être ainsi réfléchi de miroir en miroir, devient mythique. Le peu de réalité, c’est la réalité frappée de nullité par la nostalgie dévorante de l’Être. Revenant à l’arabesque, je dirai que l’une des inventions les plus saisissantes de la créativité plastique de l’Islam aura été l’intégration l’une dans l’autre de l’arabesque et de la calligraphie, magnifiquement complémentaires et convergentes dans leur vœu d’unité.

Cette même convergence, cette même cohérence des signes, c’est cela qui distingue une culture et qui en constitue, face à d’autres convergences, à d’autres cohérences, la spécificité. Certes, il n’y a pas lieu de s’appesantir sur la correspondance des signes entre les civilisations et les cultures comme sur autant de feux qui se répondraient d’un rivage à l’autre et, pourquoi pas ? d’un monde à l’autre : énoncé approximatif pour exprimer la division seulement d’apparence là où n’existent qu’une continuité, qu’une  instantanéité ontologiques. Et l’instant, en Islam, n’est pas l’instant : il est, aussi bien, le Tout. L’image, aussi bien, n’est pas l’image, l’ornement n’est pas l’ornement : ils sont, par la médiation de toute création « imaginaire », le point de fulguration de l’inimaginable et de l’inimaginé ou, mieux, de l’inimagé. Il reste que, civilisation négatrice et négatrice doublement pour une meilleure affirmation par la shahâda, par le lâ illah illa’ Llâh, de la pérennité du Seul Perdurable, l’Islam – qui inventa entre autres l’algèbre – n’a à sa disposition, pour communiquer et pour se communiquer, que le dessèchement admirablement fertile de ses signes déployés à tous nos horizons essentiels.

Salah Stétié

[1] Traduction due à Denise Masson, la Pléiade, Gallimard. [2] Traduction d’Armel Guerne. [3] Charles Baudelaire : Fusées. [4] La formule est de Gabriel Bounoure. [5] Cf. son remarquable ouvrage : L’art de l’Islam, langage et signification, paru aux Editions Sindbad en 1985 [6] Ernst Diez, Simultneity in Islamic art, Art Islamica, tome IV, 1937. [7] Jacques Berque, De l’Euphrate à l’Atlas, tome 2 : Histoire et nature », Sindbad, 1978. [8] Armand Colin, édit. [9] Salah Stétié : Archer aveugle, Fata Morgana, 1985. [10] Salah Stétié, La Unième Nuit, Stock, 1980, repris dans En un lieu de brûlure, anthologie d’œuvres de l’auteur, paru dans la collection « Bouquins », Robert Laffont, 2009.

L’Union pour la Méditerranée : interrogations et perspectives

Conférence inaugurant le cycle de conférences organisé par le CEREM (Centre d’Etudes et de Recherches de l’Ecole Militaire à Paris) sur le projet d’Union pour la Méditerranée,  le lundi 2 février 2009

L’UNION POUR LA MÉDITERRANÉE :

INTERROGATIONS ET PERSPECTIVES

Aujourd’hui, par tous les problèmes qu’elle pose, la Méditerranée se trouve au centre de bien de nos préoccupations de la planète. Longtemps on l’avait crue morte, devenue aux yeux des civilisations plus actives et plus dynamiques du Nord une Méditerranée-musée, un espace monumental voué aux grands raffinements des plus belles créations esthétiques du passé. Vaste dépôt des plus ingénieuses inventions de cultures, voire de civilisations désormais effondrées sous leur propre poids prestigieux : l’Empire romain, la Grèce, l’Empire byzantin, l’Andalousie, l’Empire ottoman, Venise, les grands Empires occidentaux (l’anglais et le français notamment) établis par le force des armes et le pouvoir de la technique et de la technologie sur les rives sud et orientale de la plus féconde des mers.  Mer où sont nés tous les mythes qui nous gouvernent, mer des trois crédos abrahamiques, mer où la grande poésie épique et lyrique a vu le jour, mer des philosophes qui alimentent aujourd’hui encore notre pensée sous toutes ses formes.

Non, la Méditerranée n’est pas morte et le poids de ses cultures contrastées et complémentaires ne l’a pas tuée. Finie l’emprise coloniale après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, voici qu’elle se réveille, comme parfois ses volcans, avec violence, qu’elle réclame sa place dans le nouveau concert des nations, la reconnaissance de ses identités multiples, la justice, l’égalité dans la conscience de soi reconquise.  Les revendications se font dans le désordre, dans l’irrationalité souvent, parfois dans le sang, le tout longtemps attisé par l’aveuglement et l’égoïsme occidentaux, l’incompétence des plus puissants (les États-Unis d’Amérique), l’impéritie des autres (les États européens en particulier).

Comment dans ces conditions résoudre les questions nouvelles et souvent terribles qui se posent et ne trouvent pas, depuis un demi-siècle ou des dizaines d’années, leur solution : l’interminable conflit israélo-arabe, la montée des intégrismes, les tensions du Liban, les effets du terrorisme en Afrique du Nord, l’instabilité et les impasses surgies dans l’ex-Yougoslavie, la volonté de la Turquie de faire partie intégrante de l’Europe et, en marge de tout cela, les guerres d’Iraq et d’Afghanistan, la montée en puissance de l’Iran, les crises issues d’une mondialisation mal pensée et mal faite.

C’est à cet ensemble de questions et de problèmes que ma réflexion va tenter de répondre.

1- L’importance de la Méditerranée, je viens de le dire, est beaucoup plus grande que son aire. Importance géographique au point de rencontre de trois continents dont découlent dans l’histoire et la culture son importance géopolitique et son importance géoculturelle.  La Méditerranée sera, en outre, la principale voie de communication des trois continents jusqu’à la découverte au XVIe siècle, un peu par Christophe Colomb, beaucoup par Amerigo Vespucci et Vasco de Gama, de la route atlantique confirmée par la rotondité de la terre et, aussi, par la découverte des Amériques. La route des Indes et de l’Extrême-Orient se faisant désormais par l’Ouest, on peut croire à une éclipse momentanée de la Méditerranée, qu’en fait l’Histoire n’a jamais confirmée vraiment.

2- D’où vient le prestige de la Méditerranée ?  Elle constitue un bassin maritime central et circonscrit où viennent se déverser les vagues successives de populations venues de trois espaces : l’espace de l’Est (l’immense Asie), l’espace du Sud (l’Afrique), l’espace du Nord (l’Europe). Espace accidenté, souvent montagneux, et réduit. Ses peuples, les ethnies qui viennent là butent soudain contre la mer ; or le plus souvent il y a déjà des gens installés sur place.  D’où guerres, confrontations sanglantes qui mettent en cause non seulement les hommes, mais leurs dieux, leurs mythes et leurs croyances aussi bien. « Hostes, hospis » est la première réaction de l’homme méditerranéen : « Étranger, ennemi ! », formule qui se décline dans toutes les langues du Mare Nostrum. Puis des aménagements s’établissent entre les installés sur place et les survenants, des osmoses s’opèrent, des mariages ont lieu, de nouveaux équilibres s’établissent dans lesquels chacun trouve son compte.  Le métissage est la règle majeure en Méditerranée : chacun s’enrichit de la richesse de l’autre : richesse matérielle, richesse morale, partage des apports techniques, fusion linguistique, spirituelle, civilisationnelle. Cela peut prendre parfois des siècles, mais la victoire de la convergence, puis de l’unité, est inévitable. Cela s’est passé partout et toujours en Méditerranée et cette synthèse finale au niveau des racines, à la base en quelque sorte, est peut-être la dimension fondamentale de l’inconscient social de l’humanisme méditerranéen, – sur le plan humain, mais sur le plan divin aussi.  Le Méditerranéen commence par dire : mon dieu est meilleur que le tien, puis il dit, dans un second temps : ton dieu vaut bien le mien, puis il finit par dire : ton dieu est le mien. C’est ainsi sans doute qu’est né et que s’est répandu le monothéisme.  Il faut en même temps voir dans cette adaptation et cette indifférenciation, l’une des origines du scepticisme méditerranéen qui, à travers tant de penseurs, se développera chaque fois que possible dans la perspective philosophique et dont l’un des champions est Apulée.  Mais en attendant, on verra les civilisations successives s’enchaîner l’une à la suite de l’autre au Proche-Orient puis sur les deux rives nord et sud de la Méditerranée, adopter les divinités les unes des autres, ou modifier les leurs pour les faire coïncider avec celle des vainqueurs, l’empire romain, quant à lui, sûr de sa force, annexant, avec les territoires et les cultures, les panthéons intégraux des peuples qu’il soumettait.  Plus tard, à l’heure du monothéisme, on verra le christianisme, tout en rompant avec le judaïsme, faire sien l’ensemble des textes de la Bible devenue l’Ancien Testament face au Niveau Testament christique et plus tard encore l’Islam inscrire son message dans la lignée de ceux de Moïse et de Jésus dont il fait de grands prophètes, annonciateurs de son propre Messager, Mahomet. Il faut, à propos du monothéisme abrahamique, accepter l’idée d’un syncrétisme sélectif, repensé en profondeur mais qui, d’un credo à l’autre, n’en provoque pas moins des infiltrations, des porosités et souvent de fulgurantes convergences.  Se souvenir de la magnifique intuition de Louis Massignon : « Les trois credos abrahamiques s‘inspirent des mêmes trois vertus théologales, sauf que le Judaïsme insiste sur l’Espérance, le Christianisme sur la Charité et l’Islam sur la foi. »

3- J’ai parlé de l’inspiration religieuse qui, depuis l’Âge de bronze, au moins, occupe les hommes et les femmes des rives de la Méditerranée, avec les saisissantes médiatrices que j’ai dites, mais ce sont aussi tous les autres savoirs qui, de gré ou de force, par l’influence, les échanges de toute nature, ou tout simplement le commerce – car le commerce est lui aussi partie prenante de l’ensemble, à l’échelle où il est pratiqué du fait de la navigation directe –, oui, tous les savoirs sont également, assez vite, des biens communicables et partagés ; la manière de traiter les métaux, de tailler la pierre, de produire de la poterie, de créer des embarcations, de bâtir des refuges, des maisons, des temples, d’apprivoiser les animaux domestiques, de cultiver les plantes utiles, de s’adonner à la chasse, bientôt même, pour certains, de compter, de lire et d’écrire à travers des signes qui deviendront de plus en plus abstraits, allusifs, métaphoriques, pour aboutir à l’alphabet phénicien emprunté plus tard par les Grecs, et tout cela va coloniser peu à peu tout le pourtour méditerranéen, toujours assailli de nouvelles peuplades venus des quatre horizons et qui voudront à tout prix s’installer là, sur ce rivage fortuné, producteur de signes neufs et de techniques neuves qu’il faut, eux aussi, dominer.  Le processus est toujours le même : violence d’abord, violence armée, refus de part et d’autre, puis combats recommencés, dix fois, cent fois, puis soumission du plus faible par le plus fort, puis adaptation réciproque, acceptation, partage culturel et osmose.  Ce processus est celui qui règne en maître tout au long de la préhistoire et de l’histoire méditerranéennes et jusqu’à nos jours (l’installation d’Israël au Proche-Orient, qui n’est pas encore parvenu au bout du cycle et au stade civilisationnel de la paix et du partage, et avant cela la guerre d’Espagne qui aboutira finalement à l’établissement de la démocratie dans ce pays, puis les différentes guerres balkaniques, la guerre d’Algérie, l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, qui sont des guerre de rupture d’équilibres artificiellement institués et qui n’étaient pas viables dès l’origine).  Ce processus – fascination des avoirs et des pouvoirs de l’autre, volonté de s’en emparer, agression, combats, installation, osmose ou, au contraire, impossibilité de l’osmose et retour de l’agresseur à la case de départ – est celui qui a inspiré et régenté les croissades – autrement dit la colonisation de la rive sud vers l’ouest et jusqu’à l’Espagne andalouse par les cavaliers de l’Islam au VIIe siècle – et, par la suite les Croisades – autrement dit la volonté de s’emparer de la Terre sainte et des richesses du Proche-Orient par les chevaliers chrétiens venus d’Europe au Xe/XIe siècles ; ce sera ensuite, au XIXe et au XXe siècles, la volonté de l’Occident de coloniser le rivage Sud et aussi le rivage Est de la Méditerranée (par Angleterre, France et Israël interposés) et, pour les États-Unis à travers une autre forme de colonisation (violente, hypocrite et rampante) les zones stratégiques et parmi elles les pays producteurs de pétrole.

4- J’ai évoqué le commerce.  La région méditerranéenne a été l’une des plus commerçantes qui aient rayonné dans l’Histoire. Et cela, sans doute, parce que les hommes de cette région dans leur diversité et la multiplicité de leurs apports créatifs et mercantiles, avaient le goût et le besoin des échanges et que, du fait de cette intuition de l’importance de l’autre inscrite à même leur inconscient, ils avaient poussé très loin la curiosité de l’autre dans son altérité précisément.  Ces hommes n’hésitaient pas à franchir des frontières, à traverser de longues distances, à mélanger dans une même passion le commerce des hommes et le commerce des idées, pour aller vers l’ailleurs et les habitants de l’ailleurs, si étranges fussent-ils, afin de les comprendre et de se faire comprendre d’eux, dans une fête concomitante du donner et du recevoir.  Et c’est pourquoi les Méditerranéens sont ceux par qui deux inventions essentielles à raccourcir la distance entre les hommes ont été imaginées et mises en place : la navigation directe d’un point de la planète à l’autre qui évite le cabotage en prenant appui sur un point fixe dans le ciel – l’Étoile polaire –, réduisant ainsi la distance physique entre les rives et les hommes et, deuxième invention déterminante, aussi importante pour l’humanité que la maîtrise de l’énergie atomique par exemple, l’alphabet qui raccourcit, lui, la distance mentale.  Comment ne serais-je pas fier que ces deux créations fondamentales fussent l’œuvre, grosso modo, de mes ancêtres phéniciens, grands navigateurs et grands commerçants s’il en fût ?  Les Grecs de l’Antiquité, à leur tour, quand ils auront subtilisé aux Phéniciens leurs inventions – le secret de l’Étoile a été gardé pendant six siècles – domineront le monde connu.

Cela dit, une chose me frappe : c’est que ce sont toujours les Méditerranéens qui vont à la découverte des autres, et non l’inverse. Les grands voyageurs, les grands géographes, les grands cartographes, depuis les temps les plus anciens, sont tous Méditerranéens ; les Hérodote, les Strabon, les Ibn Battouta, les Ibn Jâber, les Idrissi, les Christophe Colomb, les Americus Vespuce, les Vasco de Gama, les Marco Polo, les Ibn Khaldoûn et d’autres, tant d’autres, sont tous des fils de notre mer qui vont à la conquête du monde. Jamais un Chinois, jamais un Japonais, jamais un Coréen, jamais un Russe n’est venu à notre rencontre et cela malgré les routes commerciales si fréquentées dont la plus célèbre est la Route de la soie.  Ce sont nous les curieux, les fascinés, les obsédés du voyage, les visiteurs. Les grands marins resteront pour toujours les Génois, les Vénitiens, les Grecs, les Espagnols, les Portugais et, avant eux, bien sur, les Phéniciens dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises.  La Méditerranée, autrement dit, est un film à mille épisodes dont les principaux acteurs sont de merveilleux découvreurs, des voyageurs émérites et dont les héros imaginaires, sortis des chefs-d’œuvre de leur littérature et de leur poésie sont des marins : pensons à l’Odyssée et à Ulysse, à Sindbad, dit justement le Marin, et aux Mille et Une Nuits.  La Méditerranée est un partenaire absolu de notre imagination créatrice, dans toutes les langues qu’elle a engendrées et qu’elle abrite et aussi à travers toutes les œuvres d’art qu’elle a inspirées : le héros de la peinture moderne n’est-il pas le peintre de l’Estaque et de la montagne Sainte-Victoire, Paul Cézanne ?  Il y aurait des dizaines d’autres créateurs à citer : Zeuxis, Phidias, Praxitèle, Léonard, Le Gréco, Goya, Picasso et tant d’autres.  De toute façon, c’est la Méditerranée qui, dans notre système de pensée qui exclut provisoirement l’Extrême-Orient, a inventé l’art, la pensée, la philosophie. S’il est donc vrai, comme je l’ai dit, que La Méditerranée, c’est d’abord la mer et les marins, gens à part, gens déconcertants, il convient de se rappeler Platon qui a signalé et souligné cette originalité : « Il y a trois espèces d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. »

5- La Méditerranée est à l’origine de la pensée philosophique à travers le panthéon de ses philosophes, et elle est aussi à l’origine de la pensée religieuse à travers ses prophètes tous issus d’Abraham, les crédos de ces trois plus grands inspirés étant dits abrahamiques.  Qu’un petit rectangle bleu presque imperceptible sur la mappemonde ait été capable de créer notre capacité de spéculer abstraitement et notre pouvoir d’inspiration spirituelle, de les opposer parfois durement mais aussi de tenter de créer entre eux de fécondes thèses est, selon moi, impressionnant au plus haut point. Et je suis de ceux qui croient fermement que partout dans le monde où l’on parle aujourd’hui de Moïse, de Jésus, de Mahomet, ainsi que, par ailleurs, de Démocrite, d’Empédocle, de Socrate, de Platon ou d’Aristote, d’Ibn Arabi, d’Ibn Rochd ou de Maïmonide, on est toujours en Méditerranée : cela fait beaucoup de taches bleues sur le planisphère.  La Méditerranée intellectuelle et spirituelle est en somme beaucoup plus vaste que la Méditerranée géographique. Et, de plus, elle n’a pas fait que créer la pensée philosophique et la pensée religieuse. On lui doit – on doit aux Grecs et aux Arabes, notamment – les premiers éléments de la science qui embraye sur le retour à la réflexion rationnelle et aussi au fameux pragmatisme méditerranéen : la géométrie, l’algèbre, les sciences naturelles, la chimie, l’astronomie, l’expérimentation scientifique, tout cela doit beaucoup à la Méditerranée – sans compter la grammaire, la philologie, l’histoire, la géographie, la sociologie et autres disciplines.  Oui, décidément, la Méditerranée est beaucoup plus grande qu’elle ne le semble a priori sur la carte. Avis à tous ceux qui veulent ne plus voir dans la Méditerranée, qui est à l’origine de la civilisation européenne, qu’une Méditerranée-musée et un grand complexe archéologique et touristique.

6- Les Méditerranéens se sont toujours sentis Méditerranéens.  Une communauté à vocation singulière et unique, au-delà de leurs différences, de leurs divergences, de leurs oppositions souvent si flagrantes et plus souvent encore si meurtrières.  Relisez à leur propos l’ouvrage capital du grand historien Fernand Braudel : La Méditerranée au temps de Philippe II. Lisez, pourquoi pas, le récent livre d’un Méditerranéen convaincu, intraitable sur la Méditerranée : Culture et violence en Méditerranée, de votre serviteur.

7- Arrivons-en maintenant au projet d’Union pour la Méditerranée, projet soutenu par la France et qui tient au cœur du Président français au point qu’il veut en faire un des grands chantiers de son mandat.  Il est vrai qu’entre la France et la Méditerranée, notamment la rive sud de cette mer, existe une longue histoire et un destin partagé. Partagé du fait de l’histoire, de la géographie, de la culture et très particulièrement de la dimension francophone de cette culture.  L’Afrique du Nord, mais aussi l’ensemble du monde arabe, Proche-Orient compris, est aux portes de la France, voire de l’Europe (l’Europe qui porte le nom d’une petite princesse de chez moi, qui était, d’après la légende, la fille du Roi Agénor, roi de Tyr, l’une des villes majeures de la Phénicie dont est partie Didon pour fonder Carthage, avec son amant Énée, sujet qui fera l’objet d’un des grands poèmes de l’humanité, L’Énéide de Virgile).  La France a des liens structuraux avec l’Égypte (depuis l’expédition de Bonaparte qui s’y voyait Sultan), avec la Tunisie, avec le Maroc, avec le lointain Liban, si proche pourtant de son cœur. Elle a aussi de vastes intérêts économiques dans l’ensemble du monde arabe, monde pétrolier et vaste marché potentiel, en particulier sur le plan technologique.  C’est bien de toutes ces considérations qu’était née en son temps la politique dite arabe de la France, celle qu’avait initiée le Général de Gaulle.  À sa façon, le projet méditerranéen de Sarkozy voudrait ressusciter, autrement, cette “politique arabe” pour des raisons stratégiques (l’espace arabe est un espace vital pour la France, son commerce, sa défense et sa culture), économiques  (s’approvisionner en pétrole, vendre de la technologie en essayant de prendre la place chaque fois que possible des Américains qui croient avoir une sorte de droit acquis sur le pétrole et l’économie arabes) et  pour des raisons politiques au sens international du terme (là aussi, il s’agit de remplacer les Américains chaque fois que possible, notamment dans le rôle de médiateur ou de courtier – pas très honnête – entre les Israéliens et les Palestiniens ou les Arabes en général) pour faire avancer et aboutir une solution acceptable au conflit dont les Etats-Unis, d’accord en cela avec Israël, se sont réservé seuls la solution éventuelle.  D’autres raisons, moins clairement formulées, sous-tendent ce projet :  1) devant les risques réels d’actions terroristes sourcées dans l’intégrisme islamique, coopérer avec les pays musulmans amis pour éliminer, ou du moins identifier et cerner les facteurs possibles d’explosion  2) contrôler, avec la collaboration des États fournisseurs d’immigration sauvage, les sources de cette immigration et la remplacer, en toute éventualité, par une immigration choisie  3) du fait de la présence en France de six millions de ressortissants musulmans originaires pour la plupart d’entre eux d’Afrique du Nord, travailler de concert avec les pays d’origine, chaque fois que nécessaire, pour tenter – comment dire ? – de réguler le mode de vie de groupes marginaux qui ont souvent des comportements inadaptés à ceux de la communauté nationale dans son ensemble, en éloignant de ces groupes des enseignements religieux extrémistes ou certains comportements liés souvent à une tradition mal assimilée et potentiellement dangereuse.  Ce troisième point cependant de la politique “sécuritaire” m’apparaît moins décisif que les deux autres dans la mesure où il concerne pour l’essentiel la souveraineté territoriale française.

8- Voilà donc, selon moi, ce qui motive en son point de départ le projet français d’Union pour la Méditerranée qui, piloté par la France, aurait d’une certaine façon remplacé le Processus de Barcelone, vieux de dix ans, et l’ancien Dialogue euro-arabe qui, tous les deux, n’avaient pas abouti à grand-chose de concret, du fait des deux parties.  Le Dialogue euro-arabe n’avait pas réussi à faire avancer d’un pouce la solution du problème israélo-palestinien et, à quelques exceptions près, n’avait pas inscrit dans les faits des résultats tangibles. Quant au Processus de Barcelone, plus ambitieux et financé par la Commission européenne, il souffrait lui aussi de l’esprit bureaucratique de Bruxelles et de la difficulté de beaucoup de pays arabes à formuler des projets concrets, clairs et réalisables. L’initiative française semblait destinée à redonner du souffle et une nouvelle vie aux deux tentatives précédentes, toutes deux inabouties et toutes deux inefficaces, et de donner ce nouvel essor au bénéfice de la France. Mais l’Allemagne ne l’entendait pas ainsi, ni non plus l’Espagne et l’Italie, importantes puissances méditerranéennes toutes les deux.  Devant l’opposition de l’Allemagne, le projet d’Union pour la Méditerranée se transformera très vite en projet européen, régi en grande partie par un organisme sui generis mixte qui, dans une première version, aurait été installé à Bruxelles, avec aussi, installé dans un pays arabe, sans doute en Égypte, un Secrétariat exécutif avec deux Secrétaires Généraux, l’un européen, l’autre arabe. C’était du moins ce qui avait été envisagé le 13 juillet 2008 lors de la conférence informelle des chefs d’État et de Gouvernement à Paris (y compris Israël, y compris la Turquie dont la volonté de faire partie de l’Europe posait problème), conférence qui avait en quelque sorte adopté et contresigné le projet français, devenu projet européen, d’une Union pour la Méditerranée.  Une seule voix discordante s’était fait entendre, celle de la Lybie, dont le chef d’État n’avait pas fait le déplacement. Depuis la récente réunion des 27 ministres des Affaires Étrangères des pays européens et méditerranéens réunis à Marseille, les choses ont évolué autrement.  Il a été décidé à cette réunion de créer un Secrétariat exécutif unique, installé à Barcelone, avec un Secrétaire général arabe, et plusieurs secrétaires généraux adjoints, dont – et c’est la grande nouveauté – un Palestinien et un Israélien. Pour la première fois dans l’Histoire, deux personnalités responsables, l’une palestinienne, l’autre israélienne, travailleraient officiellement ensemble dans un organisme non-issu des Nations Unies.  De son côté, la Ligue Arabe, représentée à Marseille par son Secrétaire général, a exigé et obtenu qu’elle serait membre à part entière du Secrétariat de Barcelone alors que du temps du Processus, elle n’avait qu’un statut d’observateur. Voilà évidemment des innovations importantes.

Il reste que selon moi, en devenant européen, le projet français, devenu plus vaste et donc plus vague et plus élastique, perdait déjà beaucoup de son impact et de sa portée à court, moyen et long terme.  D’autant plus que la plupart des pays européens du Nord n’avaient pas de raisons particulières de s’attacher à l’espace méditerranéen avec lequel il n’avait pas la même histoire, ni les mêmes intérêts que les pays européens ayant une façade sud.  En outre, le problème des financements des projets à exécuter en commun n’avait été qu’effleuré et personne ne savait encore comment il allait être réglé dans le cadre d’économies, qu’elles fussent du Sud ou du Nord, assez peu complémentaires et le plus souvent concurrentes (au niveau des agrumes, notamment, et autres produits de la terre), le Nord, quant à lui, commençant à sentir passer sur lui le vent de la récession.  Quant au problème israélo-palestinien, rien ne laisse prévoir – malgré les deux Secrétaires généraux adjoints palestinien et israélien – que l’Europe va réussir à en trouver la solution là où les Etats-Unis n’ont pas pu faire avancer le problème d’un pas et là surtout où Israël continue à refuser obstinément le plan de paix complet avancé en 2002 à la Conférence de Beyrouth par le Roi Abdallah d’Arabie-Saoudite et accepté par tous les Arabes, plan basé pour l’essentiel sur les résolutions des Nations-Unies, sur le pacte d’Oslo et sur la vieille revendication d’Israël lui-même : la paix contre les territoires. Cependant, Israël vient pour la première fois à Marseille de reconnaître une certaine validité à ce plan, ce qui pourrait évidemment, si cette reconnaissance était confirmée, changer beaucoup de choses : auquel cas l’Union pour la Méditerranée aurait marqué un premier point important, voire déterminant. Mais tout cela se passe avant la terrible guerre de Gaza qui a ramené les données du problème au moins trente ans en arrière en démolissant brutalement tout ce qui avait été tant bien que mal bâti en vue d’une paix à venir, paix qu’on espérait proche entre Israéliens et Palestiniens, entre Israéliens et Arabes en général.  Il n’en demeure pas moins que l’Union pour la Méditerranée et l’ensemble de ses projets dépendent désormais, comme tout ce qui concerne les problèmes politiques au niveau mondial, substantiellement de la crise financière et économique mondiale. En outre, avec les nouvelles élections américaines qui ont porté au pouvoir Barack Obama, les Etats-Unis deviennent plus incontournables que jamais pour toutes questions de politique internationale.  Car il faut qu’il soit bien évident désormais que le Président Obama, qui a été en quelque sorte élu par la planète entière, ne pourra jamais consentir à se désengager de la Méditerranée où les États-Unis d’Amérique ont tant d’intérêts économiques et diplomatiques, dont le ravitaillement en pétrole, et aussi, bien évidemment, l’importance à leurs yeux capitale que constitue l’existence d’Israël. L’Union pour la Méditerranée, comme l’OTAN, devra nécessairement prendre en compte la dimension américaine présente d’une manière incontournable et déterminante dans l’ensemble de l’espace euro-méditerranéen.

9- Conclusion provisoire :  a-     Le projet d’Union euro-méditerranéenne peut se révéler un excellent instrument de dialogue et de complémentarité s’il arrive à se réaliser dans des conditions de respect réciproque de l’intérêt des uns et des autres.  Il contient en lui-même beaucoup plus d’éléments positifs que négatifs et à l’heure du regroupement du monde en régions, la région euro-méditerranéenne, inscrite naturellement dans l’histoire et la géographie, peut se révéler déterminante pour l’avenir de ses constituants.  b-    Cette région peut s’aider, dans un dialogue sincère entre les partenaires qui la constituent, à résoudre les très difficiles problèmes qu’elle recèle en son sein : le problème israélo-palestinien qui fait partie du problème israélo-arabe, le problème irrésolu du Kosovo, le problème kurde, celui de la candidature de la Turquie à l’Union européenne, le problème du terrorisme et des flux migratoires. c-     Question majeure et qui, pour le moment, suspend tout le processus : peut-on lancer un tel projet, nécessairement très coûteux comme tous ceux qui intéressent le développement global et intégré, à l’heure de la plus grave crise financière et économique qu’ait jamais connue l’humanité ?  Il m’apparaît, quant à moi, évident que ce projet, malgré son immense intérêt, doit être plus ou moins mis en veilleuse (sauf pour certains projets d’extrême urgence et de faisabilité facile) et qu’il doit, d’une certaine façon, être minoré jusqu’à ce que cette crise institutionnelle et organique soit résolue et qu’un nouvel ordre mondial soit appelé à voir le jour.

A participé à l’exposition « Paris Peinture » de juin à octobre 2008

Exposition réalisée par l’Institut Français d’Athènes réunissant peintres et écrivains

Fondation Theocharakis – Athènes

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à cette occasion Salah Stétié composa un poème exposé à côté d’un tableau de Pierre Alechinsky

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Lire l’article de Pierre Assouline 

http://carolinefourgeaudlaville.com/index.php?page=la-republique-des-livres-de-pierre-assouline

Lire la préface du catalogue

http://carolinefourgeaudlaville.com/index.php?page=paris-peinture

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La poésie ancre la dérive spirituelle

Entretien réalisé par Antoine Jockey pour la revue NUNC, mars 2008

Nunc n°15, revue passagère

1- Quel rapport la poésie entretient-elle encore avec le sacré, avec la philosophie ?

À mon sens, les liens entre la poésie et le sacré ne se sont jamais interrompus, du moins dans ma façon de comprendre l’une et l’autre. Je dirai même qu’au fur et à mesure où le sacré a déserté le cercle des hommes et où l’on assiste, chaque jour un peu plus, à un usage utilitaire de la parole, cet usage fût-il de l’ordre scientifique ou technologique, la poésie a recueilli dans l’ensemble du champ de la parole toutes les bribes du sacré pour tenter de refaire, à travers elles, l’unité de l’homme et du monde, de l’homme dans le monde. Pour ce qui est de la philosophie, il m’a toujours paru que sa vocation n’était pas de s’exprimer en poésie et que chaque fois qu’elle l’a fait, ce fut aux dépens de l’une et de l’autre de ces deux formes de projection de l’homme dans les images qu’induit et que déduit la parole : parole intuitive, parole réflexive.

2- L’affirmation du moi, si chère aux poètes romantiques, où en est-elle aujourd’hui en poésie ?

L’homme est peut-être encore plus présent dans sa volonté d’effacement (Mallarmé, Ponge, Du Bouchet, Deguy) que dans un recentrage de toute la réalité autour de tel moi prédominant et parfois agressif. Je trouve plus de présence de l’homme dans la parole “négative” et qui ne veut s’accrocher qu’au monde que dans la parole qui interpelle directement son lecteur à partir d’une situation de prédominance subjective. Les Romantiques français nous paraissent désormais beaucoup moins chargés d’intensité humaine, et bien plus rhétoriques que certains poètes liés à “l’objet” ou à des causes dont, pour mieux les servir, ils évacuent leur moi.

3- Peut-on parler de thèmes propres à la poésie ?

Oui, peut-être: tous les thèmes liés au mystère fondamental de l’être (les “raisons” de notre présence sur terre et l’étrangeté de notre condition) sont parmi les thèmes privilégiés du poème. Mais nous avons appris aussi, grâce à Mallarmé, à Rimbaud, à Bonnefoy, à Ponge et à quelques autres que le mystère essentiel de la poésie était sa localisation dans la langue. La poésie la plus moderne a fait de la langue l’un de ses thèmes majeurs et, de ce fait, le champ poétique a pu s’étendre à de nouvelles expériences en grande partie axées sur le langage, dont, pourquoi l’exclure ? le dadaïsme, du moins au niveau de l’intention proclamée – la destruction du langage – et peut-être même le lettrisme.

4- Les formes poétiques fixes (tel le sonnet) et les rythmes consacrés par la tradition, peut-on encore les tolérer en poésie ?

Il me paraît que depuis le surréalisme notamment, la poésie française a acquis un droit inaliénable à toutes les libertés formelles. Le retour, chez certains poètes, à des formes fixes fait partie à mes yeux d’un mouvement peut-être régressif au regard de la liberté conquise et traduit chez celui qui y recourt une sorte de timidité devant l’usage ouvert et créateur de la parole et des rythmes attachés à celle-ci. Mais si certains poètes réussissent, tout en demeurant formels, à faire passer la vérité de leur expérience et de leur émotion dans la forme fixe, pourquoi pas ? je suis preneur.

5- Que pensez-vous de la dimension typographique (blancs, lignes, calligrammes…) dans le poème ?

De même que certains peintres ont introduit des lettres dans leur peinture ou des signes arithmétiques, le recours à certaines inventions plastiques peut être pour la poésie une intervention efficace et qui ajoute au sens poétique. Mallarmé nous en a administré une preuve flagrante dans la typographie célèbre du Coups de dés. Les calligrammes d’Apollinaire font partie de ses miracles d’ingénuité et leur disposition, bien que naïve, ajoute à l’émotion du poème une dimension de surprise légère qui n’est pas sans charme. Les “blancs” de la poésie de Du Bouchet, si imités par ses épigones, font partie du “silence” de son poème. L’usage de la typographie doit être le fait d’un poète averti, assuré de l’impact de ses inventions plastiques. Sinon, c’est l’arbitraire, et souvent le saugrenu, qui détourne le poème de son objectif essentiel.

6- Faut-il une rupture radicale avec la tradition poétique ?

La rupture est nécessaire chaque fois que la tradition épuise ses thèmes et se rigidifie en structures dominantes et in-signifiantes. Chaque fois qu’on se trouve en face d’un formalisme, il faut avoir le courage de le briser et de provoquer la naissance d’un nouveau hasard. Toutefois, il est rare, dans toutes les poésies innovantes, que la rupture fût aussi radicale qu’il y paraît de prime abord et souvent la tradition attaquée ou supprimée continue de servir d’appui, dans l’inconscient de la langue, à tous les surgissements bienvenus qui veulent la détruire. Après certains excès d’innovation, la tradition peut redevenir pour beaucoup un lieu de ressourcement pour la quête et l’obtention d’un nouvel équilibre du texte dans l’espace de la parole poétique. «L’imagination, c’est la mémoire » (c’est-à-dire aussi bien la tradition), dit Picasso, qui savait de quoi il parlait.

7- Que pensez-vous de la poésie sonore ou qui se veut une performance orale ?

Il n’y a pas de règle imposée, ni imposable. Il y a des paroles poétiques qui appellent plus que d’autres l’oralité, le flux sonore. On imagine mal lire La Légende des siècles à voix basse. On imagine mal lire Mallarmé à voix haute. Claudel aimait lire et s’écouter lire à voix haute : d’où son théâtre, d’essence poétique. En revanche, et c’est pour moi paradoxe, Saint-John Perse, que j’ai connu et qui « parlait en société comme un livre », ne lisait jamais – d’après ce que m’en a dit Madame Alexis Léger, sa femme – ses poèmes à voix haute: elle ne l’a jamais entendu le faire. Il y a sans doute une lecture intermédiaire où la lecture faite avec les yeux est réceptionnée par l’oreille interne. «L’œil écoute », dit encore Claudel. Reste que l’épreuve du texte poétique se fait à l’instant où il passe de son statut de vu à son statut d’entendu : c’est alors, à titre d’exemple, que se déploie toute la poésie du texte racinien, si intimement lié à la musique de la langue française.

8- Comment voyez-vous les rapports entre la poésie et les autres arts (peinture, musique, cinéma…) et en particulier ceux intégrant les technologies récentes (vidéo, informatique, électro-acoustique…) ?

Pour ce qui est de la relation de la poésie avec la peinture ou la musique, il y a longtemps que la preuve en a été donnée par l’exemple: des peintres ont mis leurs traits ou leurs couleurs sur des poèmes, des musiciens ont mis leurs notes sur des textes prêts à prendre en compte et en voix leur musique. La théorie de ces interférences créatrices a été faite une fois pour toutes par un poète, Baudelaire, dans son célèbre sonnet des “Correspondances”. Oui, il y a eu entre les arts «une ténébreuse et profonde unité » dont les créateurs de toute nature et de toute discipline tentent depuis un siècle au moins d’approfondir la nature et le mystère. Des sémanticiens s’y sont mis à leur tour, Jakobson et Lévi-Strauss entre autres. Le cinéma a puisé lui aussi dans le poème en créant autour de certains films une “atmosphère poétique”, une aura. L‘année dernière à Marienbad pourrait constituer un exemple d’interpénétration entre image, intrigue, dialogue et aura poétique. Mais tout grand film est, au fond, film poétique. Tout grand réalisateur de cinéma est un poète. Et des poètes ont travaillé pour le cinéma (Prévert, par exemple et ce merveilleux film qu’est Les Enfants du Paradis dont il a signé les dialogues). Je suis moins sûr que les technologies récentes, autres que le cinéma, aient réussi, du moins jusqu’ici, à faire leur jonction avec le poème. Cela viendra sans doute.

9- Le regroupement autour d’éditeurs, de revues, ou sous forme de cercles, mouvements, est-il encore souhaitable ?

Bien évidemment. Toute l’histoire de la poésie moderne et contemporaine témoigne des regroupements par affinités électives, par porosité, par visée vers des objectifs recherchés dans un effort commun au-delà ou en deça de la personnalité de chacun. Et cela s’est produit, au XIXe siècle, notamment, et au début du XXe siècle dans tous les espaces poétiques : en France, en Russie, en Espagne, en Italie et dans le monde arabe. Deux exemples, tirés du domaine français, pour illustrer cette affirmation: les surréalistes de trois ou quatre générations groupés autour d’André Breton; les poètes de la revue L ‘Ephémère, groupés (plus ou moins) autour d’Yves Bonnefoy. Dans le monde arabe, la revue Shi’ir, fondée par Youssef El-Khâl et Adonis, a donné l’heure de la modernité arabe et de l’interdépendance de la création poétique au-delà des cultures et des langues. Souvent des peintres, des dramaturges, des musiciens, se sont rapprochés de ces groupes d’écrivains pour témoigner de leur complicité.

10- La poésie doit-elle témoigner de son époque, s‘engager ?

Il arrive que la poésie l’ait fait: en période de guerre, par exemple, et donc de résistance. On sait, en France, l’importance de la poésie de la Résistance, poésie engagée: Aragon, Eluard, Desnos, René Char et d’autres. Le poète peut aussi s’engager dans la défense de causes sociales: la poésie communiste, dans le monde entier et dans la diversité de ses langues, s’est exprimée en termes d’engagement: Maïakovski, Alexandre Blok, les poètes communistes français, les Allemands: Gottfried Benn ou Bertold Brecht, les Arabes: Jawahiri, et d’autres. La poésie arabe contemporaine s’est engagée tour à tour dans la lutte pour l’indépendance contre la présence coloniale, dans les luttes sociales et enfin, avec Mahmoud Darwich et quelques autres, dans la lutte pour la reconnaissance de l’existence du peuple palestinien. Reste que ce n’est jamais la cause qui fait le poète. C’est le poète qui, s’il est engagé par ailleurs, donne à son engagement une dimension hautement poétique. De toute façon, le poète est toujours “engagé” dans l’exploration de la condition humaine qui, elle aussi, sollicite une tension de tout l’être poétique en vue d’une élucidation par le langage du mystère central de l’être, ce « noyau infracassable de nuit» (André Breton).

La Résistance, les Résistances – un peu partout dans le monde – ont eu leurs poètes: Breytenbach, par exemple, lors du grave conflit sud-africain, mais aussi, bien avant cela, Federico Garcia Lorca, au moment de la montée du franquisme en Espagne, et, avant lui encore, aux Etats-Unis, Walt Whitman se battant à voix nue contre le puritanisme ambiant comme le feront après lui, devant l’écrasement par la pesanteur de la société mercantile et industrielle américaine, les poètes de la “Beat Generation”. Le poète est poreux à son temps et il ne peut pas ne pas suivre les inflexions majeures ou les durcissements opaques de l’époque et de la société dans lesquelles il est enfermé. Il est toujours, dans l’histoire, un agent de libération: Maïakovski, par exemple, appelle le socialisme de ses vœux puis, le reconnaissant d’intuition pour ce qu’il est, très vite il s’oppose à lui par ce témoignage tragiquement muet qu’est son suicide. Il arrive que les poètes infléchissent l’époque selon leur propre sentiment de l’avenir: les surréalistes ont inventé une grande partie de la sensibilité de leur temps et ont projeté celui-ci dans le futur.

11- Où en est la poésie aujourd’hui ?

Aujourd’hui, la poésie est occultée, absentée du cirque littéraire et social. Contrairement au rôle qu’elle a pu jouer au XIXe siècle et dans la première partie du XXe, elle n’a plus vraiment d’impact sur la majorité des lecteurs, notamment dans les sociétés occidentales entièrement orientées par les nécessités de l’efficacité économique et du progrès technique et technologique. Dans des sociétés moins avancées scientifiquement et plus attardées économiquement, la poésie reste une vocation majeure de l’homme, là surtout où il y a cause et problème: le poète a encore un statut social, souvent privilégié, dans les sociétés du Tiers Monde. Reste que la poésie, dans les sociétés occidentales, continue d’être l’exploratrice du monde intérieur de l’homme, du domaine immense qu’est l’inconscient producteur de fulgurations intuitives et d’images et que, chez les poètes les plus exigeants, l’art du poème, dans son inventivité et dans sa rigueur, se dresse comme un rempart contre la détérioration de la langue et sa ruine.

12- Etes-vous pour la traduction de la poésie ?

Oui, à condition:

– premièrement : que la langue de départ et la langue d’accueil appartiennent toutes deux à un même système linguistique, ou à des systèmes ayant, dans l’histoire, connu des proximités et des infiltrations réciproques. Dans tous les autres cas, la poésie traduite ne saurait être qu’une forme d’adaptation.

– deuxièmement: que le traducteur soit lui-même un poète et qu’il connaisse bien la langue d’en face.

Reste que beaucoup de traductions existent qui sont le fait d’érudits ayant une connaissance plus théorique qu’intérieure de la langue étrangère de laquelle ils veulent extraire la matière de leur traduction pour annexer cette dite matière poétique à leur propre langue. S’ils sont très savants et très consciencieux, ils peuvent fabriquer une équivalence du texte original qui peut n’être pas dénuée d’intérêt et qui permettra, de toute façon et au mieux, de “se faire une idée” du poème sollicité.

13- La fréquentation d’une poésie étrangère pousse-t-elle un poète à renouveler sa propre écriture ou au contraire renforce-t-elle son identité ?

L’un et l’autre. La rencontre d’une poésie étrangère (et il faut bien admettre qu’une poésie, pour étrangère qu’elle soit, n’est jamais étrangère à un poète qui, lui aussi, a souvent connu les émotions ou traversé les expériences dont lui parle le poème de l’autre langue), oui, la rencontre d’une poésie étrangère peut pousser un poète, du fait du dépaysement inévitable, à vouloir intégrer à sa propre inspiration certains des éléments de ce dépaysement de façon à accroître le champ de sa propre formulation ou de la conception qu’il se fait de son art personnel. On sait, par exemple, à quel point la rencontre d’Edgar Allan Poe a influencé Baudelaire et Mallarmé, jusque dans le regard qu’ils portaient sur leur poème. Parfois c’est une image “autre” qui incite le poète à inventer une forme inédite d’écriture : les Illuminations rimbaldiennes sont nées partiellement d’une assez mystérieuse expérience anglaise liée sans doute à un type d’illustration picturale, vue ou, plutôt, reconstituée et imaginée. Parfois, souvent, second aspect de la question posée, le poète au contact de la poésie étrangère, sent encore mieux ce qui constitue son identité, son originalité et celles-ci sortent renforcées de ce passage par la création de l’autre.

14- Que vouliez-vous dire quand il vous est arrivé d’écrire « la langue, et singulièrement la langue de la poésie, ancre la dérive spirituelle » ?

Nous nous débattons tous dans notre vie intérieure comme dans un songe. Un mauvais songe où les flux et reflux de la pensée, des émotions, des affects de toute nature s’organisent en nous et sans nous, puis ils se désorganisent à la façon dont se forment et se déforment les nuages. Tout cela nous resterait à la limite indéfinissable ou même indéchiffrable s’il n’était contenu par une possibilité d’aller à l’expression, une tentation de cela que les mystiques considèrent comme le territoire de l’âme de se doter d’une définition, si vague soit-elle, et d’une limite, si évasive soit-elle.

La tentation de langue est tout le temps présente chez l’écrivain, chez le poète, au cœur même de cette imploration continue des objets de l’émotion, objets plus ou moins formés et plus ou moins conscients, vers une formulation plus précise, une fixation et une détermination, vers – en somme – une prise de langue. Pour éviter de parler comme les sémanticiens, je dirai que ces objets-là sont animés de la nostalgie de la langue comme la langue est animée par la nostalgie de les appréhender ou, à tout le moins, de les apprivoiser en vue de les annexer à ses structures propres. J’en reviens à ce que je disais plus haut pour l’exprimer autrement : la poésie est ce qui, dans la langue, a pour fonction de dire avec précision les choses les plus imprécises qui, si elles n’étaient pas formulées poétiquement, risqueraient de rester étrangères à la conscience, non vues, non perçues, négligées, ignorées.

La nature de ces objets nécessairement mentaux ou affectifs dans la mesure où ils sont pris en compte par la subjectivité humaine, fassent-ils parfois de l’ordre du visible, cette nature est éminemment mobile, plus, bien plus que la nature de la langue même, considérée sous l’angle de sa mobilité, de sa fluidité. C’est une question, entre langue fluide et affects impalpables et décentrés, de degrés dans la densité, dans la fixité. La langue est plus structurée que les mouvements de l’esprit ou du cœur. Et c’est en ce sens que l’on peut dire qu’elle capte et fixe, chaque fois que besoin est, la dérive spirituelle.

15- Vos poèmes jouissent d’une grande dimension orale. Entre voix et alphabet, où situez-vous la poésie ?

Il ne faut pas que la parole se referme sur elle-même et sur sa seule dictée interne. je veux dire de la parole qu’il convient qu’elle aille de plus en plus vers les hommes, vers leur écoute. Elle s’exerce à y aller dans la soumission à l’ensemble de ses exigences intériorisées et intériorisantes et c’est peut-être la meilleure façon – pour moi à tout le moins – d’être fidèle au vœu de communication qui est celui de chaque poète. J’ai parlé tout à l’heure de secret. La poésie gère en effet tout ce qui, dans l’homme et dans la langue, constitue le noyau dur de leur secret. Elle est, face aux secrets matériels de l’univers et de la vie que la science tente de percer, celle qui gère tous ces autres secrets dans lesquels nous sommes impliqués. Tout secret sollicite de notre part un questionnement : nous voulons savoir pourquoi et nous voulons savoir le comment. Jusqu’ici la science, les sciences ont répondu, partiellement mais de mieux en mieux, à la question du comment laissant intacte la question du pourquoi. C’est la poésie qui prend en charge cette question et qui, parallèlement à l’institution religieuse que dominent les mêmes préoccupations, mais le plus souvent face à elle ou contre elle, répond à la question posée par une salve d’autres questions. De fait, les religions, les philosophies ont la prétention de répondre au pourquoi, chacune d’entre elles dans son cadre propre, selon ses prémisses et en considération de ses objectifs. La poésie répond à la question en la questionnant, allant jusqu’à dire, question et réponse absolues, à la manière d’Angelus Silesius: «la rose est sans pourquoi», ce qui, évidemment, pose encore plus fondamentalement la question de la rose et celle de son pourquoi. Il n’y a pas de chemin plus déterminatif que celui qui s’ouvre au cœur de l’aporie. «La rose est sans pourquoi » fait exploser atomistiquement le monde et sans nous rallier à une réponse qui nous serait enfin chemin et nous replacerait à tous les carrefours.

La poésie peut être alphabet, elle peut être voix, elle peut passer de l’un à l’autre et vice-versa, elle est, pour l’essentiel, ce rendez-vous en un lieu où s’annulent ses constituants pour faire place nette à sa présence intacte qui éclaire toutes les présences qu’elle a conviées à prendre place dans l’unité qu’elle induit et instaure. Le ciment de cette unité retrouvée est la langue, les mots de la langue, qui savent s’effacer ainsi pour laisser toute la place à ce surgissement vertical qui les intègre et les consume dans sa flamme. Ils ne sont plus alors ni mots, ni sons, ni sens dans le brasillement advenu. Vont-ils disparaître ? Oui et non : il sont là, toujours, mais comme vêtus d’une nouvelle identité, plus généreuse et plus génératrice, plus communicative en tout cas, je veux dire de ces mots qu’ils sont plus parlants. Mallarmé appelle cela, cette assez étrange opération lexicale : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu», voulant signifier par là que quand cesse le sens usuel de chaque mot commence pour lui une seconde vie où son vrai sens, lié à tous les autres sens épurés de tous les autres mots, enfin s’éclaire. Il me semble qu’on peut aussi bien réclamer de la poésie, s’agissant de certains mots ou ensembles de mots, rendus idéals ou idéels par une pratique par trop théorique et désincarnante, oui qu’on peut réclamer d’elle qu’elle les restitue à leur vraie nature, à leur splendide impureté originelle. C’est en tout cas, plusieurs fois énoncée par moi ici ou là, l’une des ambitions de ma poésie dans sa traversée de l’épaisseur. A mon point de vue, c’est dans la traversée inévitable de cette épaisseur que gît le secret de la transparence de la langue – si transparence au bout du compte il y a –, et c’est cette transparence durement acquise qui serait, dans le monde et dans l’homme, l’effet par diffraction de ce que nous appelons, à défaut de mieux, la poésie. Je ne sais pas si les antiques bardes arabes, les poètes de la djahiliya –, autrement dit “l’âge de l’ignorance”, celui qui a précédé la venue de Muhammad – auraient partagé mon analyse; de toute façon, ce n’étaient pas des analystes. Les hommes de ce temps-là, nous sommes au VIIe siècle de l’ère chrétienne, ont inventé un mot imaginaire, al-khounfouchâr, pour dire, en profil négatif ; la nommant ainsi arbitrairement, une fleur qui n’existe pas : «L’absente de tout bouquet» en quelque sorte, mallarméenne avant la lettre, mauvaisement mallarméenne puisque par elle se nomme une entité inopérante et parasitaire. Je rêve à cette mauvaise fleur, mauvaise d’exister dans un monde ou seul le réel compte, comme – semblable au ptyx qui porte et assume à lui seul tout son poids de vérité, sans autre référence, pour être et se manifester à la façon d’un Graal, que son évidence interne – comme, dis-je, à ce lieu intermédiaire entre le monde et la langue où viennent, par le fait de notre distraction coutumière, se réfugier toutes les absences provoquées que la langue de poésie réveillera en les restituant, fût-ce de façon fugitive, à l’éclat de l’être – étant enfin de l’être, par leur seule nomination heureuse et juste, – heureuse parce que juste. C’est là un fugitif qui se poursuit dans son signe inaltéré dans la parole, un éphémère qui persiste et signe ainsi la justification de son ensoleillement advenu. «L’éclair me dure», dit René Char.

16- Jâhiz, le célèbre écrivain arabe du VIII/IX° siècle, parlait de la poésie comme d’un instinct. Seriez-vous d’accord avec lui ?

Je ne saurais admettre aujourd’hui, après qu’a été si bien exploré, par le structuralisme notamment, le lien entre la poésie et les techniques du langage, qu’on puisse encore parler de la poésie comme d’un instinct ou d’une nature première. Je ne cesserai pas de le dire: la poésie est d’abord une communication verbale, un aboutissement de tout le substrat “intérieur” – flux des affects, interrogations existentielles ou philosophiques, que sais-je ? – dans une constellation langagière où c’est, en effet, la langue le lieu de l’impact, la source de l’émotion transmise. Cela dit, ayant rapidement éclairci ce point et rendu à la mise en forme dans la langue l’hommage qu’elle mérite, je maintiens également et j’affirme qu’il n’y a pas de poésie qui ne soit pas, dans un abord de son abord, une expérience et une prise de conscience directe, par l’intuition, d’un rapport éventuel entre l’expérience vécue et la nécessité de son élucidation pour en dégager le signe. L’expérience vécue, porteuse de ce signe enfoui dans les plis et replis de sa profondeur, est inévitablement accordée à la solitude de celui qui la subit et qui l’assume. Reste que celui-ci a le sentiment que ce qui est vécu par lui, dans l’exaspération de sa solitude, est communicable parce qu’au niveau où cela est vécu se trouve la nappe phréatique des émotions et des significations où tous viennent puiser. Dégager dès lors le signe qui traduit et enferme cette expérience devient un acte accompli au nom de tous et, dirais-je – empruntant le langage théologique mais dans un sens que je veux garder aussi laïque que possible – par l’une des formes les plus mystérieuses de la compassion. «Ce que je vis, dit le poète, vous l’avez vécu vous-même, ou bien vous le vivrez un jour, ou bien vous êtes aptes à le vivre: je ne m’exprime, puisque j’ai l’audace de m’exprimer, que pour servir, par ma langue, de révélateur d’une situation humaine tout à la fois spécifique et générale. J’ai, pour le dire, un certain pouvoir sur des mots qui vous appartiennent autant qu’à moi et c’est la raison pour laquelle il convient que je vous restitue ces mots qui sont notre “bien partagé”, qui sont notre malaise et notre mal, eux aussi partagés». C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, très au-delà de sa portée éthique, l’injonction de Baudelaire au lecteur – «mon semblable, mon frère» – dès le seuil des Fleurs du Mal, dont nous célébrons cette année le 150ème anniversaire de la publication. C’est en ce sens aussi que je comprends, de Pierre Jean Jouve, ce poème où il évoque les langes de son enfance portant brodée la lettre P «qui signifie», dit-il, «Pitié pour tout le monde». L’“instinct” du poète est là sans doute, essentiellement là: dans l’affinement d’une sensibilité qui, quoique étant propre à ce poète, – fût-elle bridée et tragiquement introvertie comme chez Artaud par exemple, et gesticulante, et imprécatoire –, n’en est pas moins une ouverture vers les autres et une façon de le ramener à soi (le soi du poète), à soi (leur soi propre: ainsi tendrement illuminé ou bousculé brutalement). Le poète est celui qui mime – singe pour les uns, admirable médiateur pour les autres – la tragédie inimitable de chacun ou, moins tragiquement, l’entrée de chacun dans le rayonnement de la vie – avec ses plus humbles objets— et de l’être.

17- En vous lisant, la poésie nous semble comme une sorte de passage : de l’oralité à l’écriture, de l’évidence à l’improvisation, à la réflexion et à la contemplation…

La poésie, en effet, est un passage comme cela fut notamment remarqué par Michaux. On passe d’un statut de la langue à un autre. On ne peut exclure que se fasse aussi, mais comme un va-et-vient dialectique, le passage d’un état pré-formé du poème qui serait de l’ordre de l’oralité à son inscription sur la page, en attendant que cette inscription elle-même retrouve, le moment venu, par la lecture à voix haute du poème, une nouvelle projection orale. Ce rythme binaire de la voix et de la main est présent dans toute écriture, particulièrement en poésie – même s’il arrive que la voix et son écoute restent “intérieures”. Dans le travail actif de mise en forme du poème en vue de son inscription finale dans un texte, toutes les approches sont possibles et toutes admises. Il y a, aussi bien, l’inspiration – la “dictée des dieux”, dictée momentanée – que la réponse fournie méditativement à une question restée secrète, que l’intervention par-ci par-là d’une apparence d’improvisation qui, le plus souvent, est le résultat d’une maturation interne et invisible à l’auteur lui-même, que la rencontre frontale d’une évidence longuement approchée par ailleurs, que des retours en arrière, des repentirs comme on dit en technique picturale et des mûrissements anticipés ou retardés. A un moment donné, jamais le même, l’état cru définitif se forme. En deçà de cet état, c’est encore le chantier, le désordre; au-delà, la fixité excessive, la rigidification, le trop d’ordre – peut-être même un effet d’académisme qui emprisonne l’émotion au lieu de la libérer – guettent. Jamais plus qu’en art ne se révèle vrai l’adage qui veut que «le mieux (soit) l’ennemi du bien» et qui fait écrire à Bonnefoy et quelques autres: «L’imperfection est la cime». La langue ne vaut que de rester vulnérable et poreuse à l’émotion qui lui a donné le branle. Il ne faut jamais qu’elle se transforme en piège mortel pour l’oiseau dont elle veut se saisir: cet insaisissable de nature, cet impalpable… Evoquant cet impalpable-là, Djelâl-Eddine Roumî, parlant de Dieu, affirme: «Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes». L’oiseau de poésie se pose, lui, parfois sur les signes – à condition que ceux-ci restent dans la captation et la capture, et non sans paradoxe, mystérieusement libérateurs. Le moment enfin où le poème s’écrit est celui-là qui fait l’exacte balance entre l’oralité, disons mieux: la nébulosité orageuse, et la saisie, souple et vivante, dans l’écriture finie, de ce qui pourrait sembler, tout traversé d’éclairs, de la nature de la palpitation infinie. Le texte spirituel, s’il est poétique, n’échappe pas non plus, s’il veut continuer à rester inspirant, à cette dialectique. La poésie qui dit le visible et l’invisible à la fois, « l’extérieur et l’intérieur », fait son feu unificateur de cette multiplicité de signes et d’éléments. Il reste que la pluralité de lectures rendue ainsi possible doit pouvoir être à un moment donné surmontée par une indication de sens fort, j’entends d’un sens plus déterminant que tous les autres et qui vient, sinon assujettir, du moins ramener à lui, pour une perception du poème qui soit une ascention dans l’unité, l’ensemble des indications secondes qui auront seulement joué leur rôle dans le trouble profond et nécessaire suscité par le poème en première lecture. La poésie habite toujours l’étage supérieur, suprême.

La poésie japonaise au miroir de la poésie occidentale

Conférence donnée à Kyoto à la Fondation Inamori, avril 2008

Tout dans la poésie est lié à une conception du temps et de l’espace. Ce sont là, espace et temps, les deux dimensions essentielles de l’être-en-poésie. Celle-ci, la poésie, n’est-elle pas, précisément, et avant toute autre délimitation de sa nature, le dit fondamental de l’homme, sa pulsion de vivre, son ex-pulsion dans le verbe qui est miroir de l’homme, sensible et vivant miroir ? C’est donc, avant toute autre analyse circonstancielle, à considérer ces deux dimensions à leur jointure et dans leur conjonction qu’il faut tenter la saisie de la palpitation poétique, sa pierre de fondation, sa raison d’être. À l’intérieur de ce cadre mental, et mystérieusement affectif, constitué par la philosophie, plus ou moins consciente, des deux dimensions par lesquelles l’homme et sa poésie sont régis. L’homme et sa poésie ? Il serait plus juste et plus légitime de parler de l’homme et sa condition, dont la poésie est la figure la plus intensément dévoilée dans la langue. Certes, le temps et l’espace sont nos deux déterminations primitives et premières, mais c’est à toutes les circonstances, à tous les événements – certains prétendus extérieurs, d’autres affirmés intérieurs – que la poésie alimente son feu et fait fulgurer sa glace. Car tout, de la poésie, est contradiction et paradoxe, paradoxe qu’il lui appartient de désarmer en vue d’un calme à obtenir, d’une réconciliation et d’une paix à signifier entre l’homme et le monde, entre l’homme et lui-même au travers des mots. L’objet de la présente réflexion, nécessairement difficile et périlleuse, car difficulté et péril sont dans la nature des choses, est de s’essayer à débrouiller cet écheveau fait de beaucoup d’impondérable et, entre Occident et Orient, entre poésie française et européenne, d’une part, poésie d’extrême Asie et plus précisément japonaise, d’autre part, de marquer affinités et divergences, – les divergences de toute façon, me paraissant plus remarquables que les accointances, alors même que celles-ci existent, et fortement.

L’existence du temps suppose le contrepoids d’un intemporel. Celle de l’espace le contrepoids d’une non-spatialité. À l’ici-maintenant qui est, depuis notamment Baudelaire, le site de la poésie française et, partant de lui, de la poésie européenne dans son ensemble, répond l’ici-toujours de la poésie japonaise (ou chinoise ou même indienne) qui semble avoir fait, depuis qu’elle s’inscrit dans la langue, un vœu d’éternité. Non pas vraiment d’éternité, d’intemporalité plutôt, mais au niveau d’une vie d’homme où dans le court laps que cette vie constitue, intemporalité et éternité se confondent. De par ce fait, l’ici de la poésie japonaise se métamorphose, éclairé à la lampe intemporelle de son toujours, en une sorte d’ailleurs, ailleurs-ici en quelque sorte, dans une relation complexe entre l’instant qui est l’occurrence du poème, waka, tanka ou haïku, et le dépassement de l’instant. Processus en forme d’éclair, miracle de l’intuition, nous en trouverons de saisissantes illustrations – Bashô, Buson, Issa, et tous les autres – dans la totalité du paysage classique de la poésie nippone ainsi que dans la perpétuation de celle-ci au sein de l’inspiration contemporaine. N’est-il pas vrai, en effet, que l’un des paradoxes de la pensée japonaise, et de la sensibilité qui lui sert de support, est l’attachement comme inébranlable de la permanence au cœur même de l’impermanence et l’ancrage de l’homme, malgré tout, dans les dilutions de l’instant, surtout si celui-ci est instant d’exception ? Ici, je ne peux m’empêcher de songer à certains aphorismes de René Char qui, par merveilleuse attenance, pourraient, au-delà d’Héraclite si souvent invoqué, rappeler – sur un autre mode, bien sûr, et pour une tout autre chambre d’échos – tel trait bref et brûlant contracté à la façon d’un haïku comme, à titre d’exemple, ce propos : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». La poésie traditionnelle japonaise n’a jamais rien dit d’autre.

Revenons-en au père de toute la poésie française et européenne moderne, à Baudelaire. Avant lui, la poésie de l’Occident habitait, depuis la Renaissance – en France, en Italie, en Angleterre – une sorte d’empyrée. Idées platoniciennes, idées pures, récits fabuleux venus de l’Antiquité grecque et latine, mythologies hors saison, se mélangeaient avec conviction à certains événements de la vie vécue, celle des Français Ronsard et Du Bellay, de l’Italien Pétrarque, l’amant de Laure, des Espagnols Quevedo et Gongora, des Anglais John Donne ou Shakespeare – celui des « Sonnets » aussi bien que celui des admirables pièces – et alors, pour en revenir au domaine français, c’est ensuite le règne de la poésie désincarnée et comme d’absolue musique de Jean Racine. Pour dire la chair, le sang et le feu des passions. Poésie des tragédies de Racine qui annonce, à deux siècles de distance, le plus pur de Mallarmé et de Valéry et aussi, toujours la musique, poésie du violon mélancolique d’Apollinaire. Baudelaire, avec la publication il y a cent-cinquante ans des Fleurs du Mal, en 1857, avait brutalement cassé le moule antique et, malgré sa prégnante nostalgie platonicienne, décidé (a-t-il eu vraiment à décider ?) de rompre avec Platon et de réintégrer dans l’œuvre, outre le pauvre temps des hommes, leur pauvre lieu, leurs ici-maintenant boueux et sanglants, marqués du sceau du péché originel qui est, terrible, le signe de leur exil. Peut-être dans le livre-mère de la poésie française moderne, le texte qui exprime le mieux la violente déperdition d’être dont je parle est-il le poème LXXXIX, magnifique moment des « Tableaux parisiens », intitulé « Le Cygne » :

I

Andromaque, je pense à vous ! – Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L’immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. – Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel) ;
Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s’étalait jadis une ménagerie ; Là je vis un matin, à l’heure où sous les cieux Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le cœur plein de son beau lac natal : « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre ? » Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s’il adressait des reproches à Dieu!

II

Paris change ! mais rien dans ma mélancolie N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m’opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous, Andromaque, des bras d’un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ; Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard ; À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !

On voit par ce poème, symbolique de toute la modernité occidentale, marquée, ai-je dit, du signe du péché originel, à quel point la poésie se trouve mélangée au malheur de la condition humaine, exil terrestre de la créature faite de souffrance et de précarité parmi les ruines visibles et vérifiées du monde, représentatives de la dispersion et de la mutilation spirituelle advenues. L’humanité, prise au piège du temps et de l’espace, s’éprouve comme abandonnée, impuissante à découvrir en son for intérieur ou dans le grand dehors, les résistances dont elle a besoin pour subsister et trouver les appuis nécessaires à l’affirmation de son identité, humanité en creux, dirait-on, et qui, comme le Baudelaire du Spleen de Paris, rêve d’un « n’importe où hors du monde ». La poésie japonaise, elle, est au monde, c’est l’ici-maintenant son appui et le sens de son dit, – sa raison d’être sur quoi je reviendrai. Pour elle, toute de brisures pourtant et d’éclats brefs, il n’y a pas, comme pour l’auteur des Fleurs du Mal, d’« irréparable », d’« irrémédiable », titres de deux poèmes douloureusement fastueux.

« L’irréparable », « l’irrémédiable » sont catégories du temps : ils dénoncent un après qui aura disposé d’un avant et soulignent, entre les deux, la détérioration subie. Le poème japonais – haïku, waka ou tanka – évite, avec une remarquable légèreté, cet enlisement ou plongée négative, cette « chute dans le temps » comme aurait dit Cioran, lequel écrit par ailleurs, refusant les dons de la grâce immédiate : « Être, c’est être coincé »[1], ou encore : « Pendant quelques minutes je me suis concentré sur le passage du temps, toute mon attention rivée à l’émergence et à l’évanouissement de chaque instant. À vrai dire, mon esprit ne se fixait pas sur l’instant individuel (qui n’existe pas), mais sur le fait même du passage, sur l’interminable désagrégation du présent. On ferait cette expérience sans interruption pendant toute une journée, que le cerveau se désagrégerait à son tour ». Cette expérimentation du temps, liée à la subjectivité malheureuse, est aux antipodes de l’expérience de l’instant d’illumination concrète qui est la pratique constante du haïku, lequel parvient à consumer, rien que par le laps inducteur que constitue sa lecture, le fragment d’espace et de durée qu’il retient et restitue dans un éclair. Éclair dont on aimerait dire qu’il est « objectif », comme tente d’être objectif, dans la récente poésie française, tel texte bref de Francis Ponge – « L’œillet , la guêpe , le mimosa » par exemple[2] –, Ponge qui, contre le parti pris d’intériorité de notre poésie en général, a décidé de prendre, lui, une fois pour toutes, le parti des choses, exprimant le vœu que celles-ci parlent dans des mots enfin débarrassés de l’homme. Il y a de l’esprit du haïku dans cette conception « matérielle », je veux dire étrangère à tout investissement sentimental, lors même que la poésie pongienne ne doit qu’à la tradition française de la rhétorique descriptive, en l’espèce profondément renouvelée. Mais l’esprit du haïku, celui de la brièveté expressive qui caractérise la poésie japonaise, on le retrouve ici, toutefois pénétré de subjectivité chez des poètes occidentaux qui se sont trouvés, depuis la découverte de la civilisation nippone par l’Europe du XIXe siècle en contact direct ou indirect avec celle-ci. J’en cite quelques-uns : le Mallarmé des courtes pièces et des « petits airs », le charmant et si incisif Paul-Jean Toulet, le Rainer Maria Rilke de Vergers, brefs poèmes écrits en français par le grand poète allemand, Paul Éluard dans beaucoup de ses premiers textes et, bien évidemment, Paul Claudel qui fut ambassadeur de France au pays du Soleil Levant, qui réfléchit sur le haïku et même sur le populaire dodoitzu – « quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’un élytre de cigale », écrit-il –, et qui, dans ses Cent phrases pour éventail[3], définit ainsi son entreprise, ce coffret peint et fastueusement laqué dans lequel il accueille tout l’or et tout l’encens de ses illuminations japonaises : « C’est le recueil de ces poèmes […] que jadis, au Japon, à la recherche de leur ombre, j’ai essayé effrontément de mêler à l’essaim rituel des haï-kaï ». Haï-kaï approximatifs au regard de la règle stricte qui commande le style et le genre, haï-kaï pourtant joliment réussis autant qu’évocateurs :

Accroupi près du bocal Monsieur le chat les yeux à demi fermés dit : Je n’aime pas le poisson

Ou encore :

Le camélia rouge Comme une idée Éclatante et froide

Ou encore :

Trébuchant sur mes sandales de bois J’essaie d’attraper Le premier flocon de neige

Ou encore :

Dans la lune morte Il y a un lapin Vivant !

Ou encore, cette vision d’une belle comme dans une estampe d’Utamaro :

Les deux mains derrière la tête Et une épingle entre les deux Elle regarde de côté

Dans ces Cent phrases, c’est sur quelques définitions possibles et probables du haïku et ce qu’il est en esprit que je voudrais arrêter un peu mon attention, non pour commenter le dit, mais pour en savourer l’intention :

Voyageur ! approche Et respire enfin cette odeur Qui guérit de tout mouvement

Ou bien cet « Éventail » :

De la parole du poëte Il ne reste plus Que le souffle

Ou :

Entre ce qui commence et ce qui finit L’œil du poète a saisi cet imperceptible point Où quelque chose pique

Et, enfin, cette proposition admirable qui, par la nature de son intuition, vaut – bien au-delà du haïku – pour tout poème ajusté dans sa précision poétique :

Il faut qu’il y ait dans le poème Un nombre tel Qu’il empêche de compter[4]

Ce dernier haïku claudélien nous ramène à l’intemporalité dont j’ai déjà affirmé à quel point elle habitait l’instant poétique japonais et son expression dans la langue. La poésie occidentale se place, je l’ai dit de reste, au croisement d’un temps et d’un espace. Pour la civilisation occidentale, et du fait de l’incarnation christique, le fils de Dieu entrant dans l’histoire et se faisant homme, le corps, et donc nécessairement le lieu, prennent un sens, comme il advient désormais au temps lui-même. Nous voici, ce faisant, avec cette conception dirigée du temps et de l’espace, bien loin de la vision cyclique que les credos et les philosophies de l’Extrême-Orient privilégient. Vision cyclique qui explique, entre autres, l’importance du retour des saisons et leur évocation par la médiation du kigo, le mot clé qui légitime le haïku en l’installant dans le déroulement pacifié de l’année. À l’inverse d’une telle vue, la poésie occidentale, quant à elle, est soumise à tous les aléas du temps et de l’espace dont elle explore, usant de toutes les ressources de l’âme, – notamment par la grâce du je formulateur, je de celui qui parle en son nom propre et qui néglige ou ignore la pudeur simple de s’affirmer comme étant l’un parmi d’autres qui souffrent ou s’émerveillent –, la poésie occidentale, dis-je, apporte, dans chacune des langues dont elle dispose, sa longue séquence d’émotions, ses aveux mêlés à ses occurrences, en un mot tout ce qui constitue son lyrisme. L’ici et maintenant, le lieu et le corps, le temps extime et le temps intime, l’instant et la durée sont autant d’éléments et d’aliments pour ce qu’on appelle son chant. Et, puisque le temps est générateur de mémoire, une telle poésie ne saurait se passer de cette troisième dimension, à côté des autres et les complétant, que lui est le souvenir. Quant à la quatrième dimension de cette poésie, elle pourrait bien être la lancée en avant, dans quelque projet hors du “réel” qui serait une forme d’interpellation de l’inconnaissable absolu : ambition démesurée dont la poésie japonaise, dans sa forme traditionnelle du moins – et même dans des œuvres modernes ou contemporaines comme celles de Shiki Masaoka, de Natsume Soseki, de Hisajo Sugita ou de Koi Nagata, pour citer quelques noms de novateurs parmi lesquels celui, très déterminant, de Kenji Miyazama –, dont cette poésie « libérée » se désintéresse totalement. Peut-être est-ce une fois de plus à Baudelaire qu’il faut recourir pour que s’exprime dans sa forme majeure, en poésie occidentale, cette alliance ou cet alliage des trois dimensions, le temps, l’espace et la mémoire avec, en état de sous-jacence, l’absolu. C’est sans aucun doute le plus beau des poèmes du souvenir que « Le Balcon » de Charles Baudelaire, où toutes les notions, pour caractériser la poésie dans sa définition française et européenne, en sa double nature phénoménologique et érotico-spirituelle, se retrouvent nouées en une seule gerbe de paroles, dans la lumière de l’être, cela précisément, pour dire l’être et l’épuisement de l’être.

Le Balcon

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses Ô toi, tous mes plaisirs! ô, toi, tous mes devoirs! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m’était doux! que ton cœur m’était bon! Nous avons dit souvent d’impérissables choses Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! Que l’espace est profond! Que le cœur est puissant! En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison. Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur! ô poison! Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles, La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux. Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux? Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses!
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s’être lavés au fond des mers profondes? Ô serments! ô parfums! ô baisers infinis!

Avant de tenter une approche plus serrée du haïku et aussi, à travers lui, de l’ensemble de cette poésie japonaise qui dit la fragilité – fragilité des apparences embrayant sur les résistances de l’essence, mais la connaissance de l’être fait-elle vraiment partie de la panoplie philosophique japonaise ? –, oui, avant d’aller plus loin, je voudrais citer encore deux poèmes du domaine français, l’un de Paul Valéry et l’autre de René Char, où se reconnaît, me semble-il, et se reflète, par osmose, l’esprit admirablement elliptique du haïku. « Le Sylphe », premier des deux poèmes cités[5], sonnet qui pourrait sembler constitué de quatre haïkaï agrafés l’un à l’autre, formule l’esprit même de brièveté signifiante qui régit la presque totalité de l’inspiration poétique en pays nippon :

Le sylphe

Ni vu ni connu Je suis le parfum Vivant et défunt Dans le vent venu!

Ni vu ni connu, Hasard ou génie? À peine venu La tâche est finie!

Ni lu ni compris? Aux meilleurs esprits Que d’erreurs promises!

Ni vu ni connu, Le temps d’un sein nu Entre deux chemises !

(C’est également cette même économie de moyens – le moins signifiant le plus – qui anime cet autre poème de Valéry, « Le Vin perdu », où une liqueur précieuse jetée en petite quantité dans l’Océan « fait surgir dans l’air amer / Les figures les plus profondes. »[6])

Position intellectuelle que celle adoptée par le poète de Charmes, qui a toujours prôné l’art du retrait : « Entre deux mots, il faut choisir le moindre », a-t-il écrit. Chez René Char, rien d’intellectuel : poète imbibé, quant à lui, du rêve surréalisant du monde, même à l’heure où le surréalisme ne lui est plus directe matrice, son poème s’attache à exprimer, derrière la beauté première des choses, leur beauté seconde, celles-ci, les choses, mélangées, comme chez les Romantiques allemands, Novalis ou Jean-Paul, à leur beauté et à leur signification secondes. C’est haïku que le poème suivant, mais combien éloigné, dans l’éclat de son onirisme désespéré, de l’attaque franche des réalités “réelles” par des poètes de la tradition classique tels que Bashô ou Buson :
Le Loriot

Le loriot entra dans la capitale de l’aube. L’épée de son chant ferma le lit triste. Tout à jamais prit fin.[7]

Poème de l’illogisme apparent, de la logique secrète : haïku d’Occident. Le haïku d’Extrême-Asie étant, lui aussi, de rupture apparente et de couture cachée. La diversité de l’expression poétique, selon les continents, les pays, les langues et les hommes parlants – les diseurs – n’exclut nullement dans l’intériorité de l’homme un point de convergence. J’aimerais assez, d’ailleurs, que telle formule de Char pût servir à définir aussi, et avec quelle justesse, l’art illuminateur des piégeurs de haï-kaï : « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », note-t-il dans Feuillets d’Hypnos[8]. À qui mieux qu’à Bashô, Buson, Hokushi, Issa, Kikakou et leurs descendants, pareille définition pourrait-elle s’appliquer ?

En marge des deux poètes français que je viens d’évoquer dans la lumière égale et mystérieuse du haïku, que soit nommé un grand poète issu, lui, de la francophonie, le Libanais Georges Schehadé. De lui, je cite ce poème de concentration extrême où chaque élément du visible introduit instantanément à de l’invisible, usant des mots les plus simples de la langue :

Il y a des jardins qui n’ont plus de pays Et qui sont seuls avec l’eau Des colombes les traversent bleues et sans nid

Mais la lune est un cristal de bonheur Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair[9]

La poésie japonaise est-elle « objective », est-elle vraiment « réaliste » selon ce qu’on lit sous les meilleures plumes ? Oui, sans doute l’est-elle puisque ses créateurs eux-mêmes se revendiquent de cette objectivité et de ce réalisme et se veulent de leur propre aveu implicite les « conservateurs des infinis visages du vivant ». Chacun de ces créateurs est fidèle à la nature (je ne dis pas encore à l’être qui, pour l’essentiel, est de conception occidentale), à ses prises, à ses surprises, à ses ébats et ses débats, à ses jeux dont le je propre du poète se veut absent et réussit, d’ailleurs, à s’absenter. À s’absenter partiellement, puisque le je de chacun apparaît, transparaît derrière la figure imposée par la saison, par l’heure, par l’humeur et que chacun de ces poètes est l’objet – le sujet si l’on préfère – d’une inflexion, d’une accentuation qui le distinguent, le rendant reconnaissable entre tous ; d’un style : « Le moyen de cacher un homme ? », se demanda un jour, à juste titre, Jean-Paul Sartre. La Nature – ai-je dit : « la pensée du dehors » pour mieux dire encore, reprenant là, en la sollicitant un peu, une expression due à Michel Foucault – serait-elle le fin mot de la poésie japonaise, tanka et haïku notamment ? C’est poser ainsi la question fondamentale qui, par-delà même la convergence de surface repérée et soulignée, donne tout son sens à l’affrontement observable entre les deux approches poétiques : la nôtre, la leur, et des deux attitudes face au monde. Bonnefoy, réfléchissant sur la poésie japonaise note : « Cette impression – et aussitôt une rêverie qui me fait imaginer entre des sols et des climats, d’une part, et de l’autre des poétiques, la possibilité de rapports où joueraient des forces, ce qui expliquerait les grandes contradictions dont est affectée la parole sur terre. » [10] Et, de fait, alors que la poésie de notre monde occidental veut essentiellement signifier l’intégration ou la désintégration d’une conscience humaine comblée ou mutilée dans son rapport au monde qui l’entoure et dont, de toute façon, elle fait partie intégrante, la poésie japonaise est d’abord expérience spirituelle. « Le haïku est par essence plus qu’un poème, même au sens fort qu’on peut donner au mot, écrit Roger Munier. À l’égal des autres arts du Japon, tels que le Nô, le tir à l’arc, la calligraphie, la peinture, l’arrangement des fleurs, l’art des jardins, il est tout imprégné de bouddhisme Zen. Sa pratique, écriture et lecture, est en elle-même un exercice spirituel. Il n’est pas exagéré de dire que ce que propose un haïku achevé est une expérience qui s’identifie peu ou prou à celle du satori, de l’illumination ».[11] Mais c’est dans le témoignage direct d’un Japonais que je souhaite puiser le sens de cette poésie unique en son genre. Le célèbre moine Saigyô dont la vie et l’œuvre recouvrent une grande partie du XIIème siècle écrit, de manière éclairante : « Pour être en mesure de composer un poème, l’état doit différer grandement de l’état ordinaire. Touché par l’émotion que suscite une fleur, un coucou, la lune, la neige, tout ce qui a forme, soit-il fallacieux, occupe la place de l’œil et emplit les oreilles. Les mots arrangés en versets ne sont-ils pas la vraie parole (Shingon) ? En chantant une fleur la pensée ne s’arrête pas à la fleur, en chantant la lune, la pensée ne se fixe pas sur la lune. Mais la composition suit l’infinie variété des circonstances et se plie à l’état de l’émotion ».[12] C’est signifier que dès les origines, et quoi qu’on en ait dit, le poème japonais, prétendu réaliste, n’a jamais ignoré – que cela se fît d’une manière directe ou indirecte – la présence participative de l’homme ni sa capacité d’interprétation et même de symbolisation immédiate. Objectivité ? Soit. Mais elle aboutit, dans le semblant d’effacement de l’homme et le recours à un dire d’apparence impersonnelle, à une autre forme de panthéisme où ce qui joue à disparaître en tant que conscience individuelle se multiplie indéfiniment en tant que conscience collective : si, dans la poésie japonaise, je n’est pas un autre – par référence au « JE est un autre » de Rimbaud qui est la cime du dédoublement subjectif institué par le regard occidental sur soi dans le miroir contrastant du conscient de la personne et de l’inconscient de la langue –, il est pourtant, ce je, sans personne derrière lui pour l’assumer, foisonnement du tout. Comme dans ce tanka de Saigyô :

Multiplier mille fois le corps pour voir les fleurs s’épanouir et s’unir à elles une à une sur toute branche en toute montagne[13]

Poème de la multiplication, le poème japonais d’inspiration et de facture classique est aussi le poème de la multiplicité : usant de formes resserrées et strictes, il n’est – quel que soit l’épanouissement de ses thèmes – aucun des sujets de la poésie d’Occident, si déployé que soit de son côté l’éventail de ceux-ci – qui ne puisse y trouver place : les quatre saisons, l’amour, la séparation, les voyages, le rayonnement mystérieux des choses, l’amertume, l’exil, le vieillissement, le souvenir, la mort : celle des autres autant que la sienne propre. L’Occident, lui, qui, on le sait, ne connaît que rarement les supports d’immédiateté et dont le détour par la conscience du poète, souvent introspective, rompt le lien de saisissement entre l’homme et sa prise, l’Occident, la poésie de l’Occident, ne peut pas effectuer dans son développement lyrique – chargé d’images, de comparaisons, d’allégories, parfois d’oxymores et de symboles – l’économie d’une certaine rhétorique. Cette poésie qui veut dire l’âme, ce qu’on appelle l’âme, est d’abord une entreprise de conquête du visible aux rets duquel vient, par projection, se prendre, montée en chant et palpitante d’être piégée, la modulation de l’invisible. Cela est vrai des plus grands, des plus significatifs de nos poètes : ceux de la Renaissance, mais Baudelaire aussi, Mallarmé, Rimbaud, Claudel, Saint-John Perse, René Char ou Yves Bonnefoy. Ou même du plus abstrait de tous ceux là : André Du Bouchet. Cela est vrai de Novalis et de Rilke ; de Paul Celan. De Thomas Eliot. D’Ungaretti, lui-même pourtant lecteur de haïkaï et qui a su en capter la densité. Dans ses Cent phrases pour éventail, le seul Claudel a réussi, comme au mystique tir à l’arc, à mettre sa flèche au cœur vibrant des choses. Dans la fragilité de celles-ci “délivrées” par le poète japonais – Bashô, Buson, Issa, Shiki, Onitsura, Hagi-jo, Shirao, Gochiku, Ransetsu, Yahia, Chiyo-ni, Gyôdai, Michikiko, Yasei, Kyoroku, Isshô, Chora, Boncho, et tant d’autres – la parole proférée et durement refermée sur elle-même, au dessin de ses idéogrammes, tire et retient, au piège d’une fraction de seconde, mille reflets de présence au monde immédiat et, par un jeu d’interférences, au monde second. La fragilité apparente du poème est faite de ces passages, – ces retenus passages. Comme un diamant capture et consomme l’éphémère, voilà inscrit le sens, et la direction du sens. Le texte brille enfin de tous ses feux, qui maintiennent en lui, préservée, dans une simultanéité paradoxale, la nuit inaltérée des images. Car, de fait, sous l’acte de l’éclair il y a le surgissement de la nature et, sous-jacente à celle-ci, il y a l’illumination de l’Être : il n’y a pas de grande poésie qui ne dise l’Être et qui, en le disant, ne le fonde. La « réciprocité de preuves » entre l’Homme, puis son authentique « séjour terrestre » dont parle Mallarmé, rien ne l’atteste plus fortement ni avec plus d’évidence, voire de conviction, que la poésie dont je parle à travers ses expressions les plus élaborées, tanka et haïku. De ces formes dominées ne transparaît à l’extérieur que ce qu’elles veulent bien confier à ce feu qui les songe. Ce feu donc, dont j’ai parlé, tous les feux, et dessous eux la forme dominée, et, au cœur de la concentration formelle, la concentration ontologique, existentielle. Mais ce qui parvient à nous de cette forme forte est trace à peine captée, renouvelée sans cesse. Cela, oui, est passage, où vibre, sensible infiniment, cette vulnérabilité des êtres et des choses, laquelle contient peut-être l’absolu du monde. Absolu par incitation ou induction, par référence à un centre du centre jamais rejoint. Tout est dans tout, et l’ensemble dans le détail :

Le halo de la lune n’est-ce pas le parfum des fleurs de prunier monté là-haut ?

écrit Buson, semblant reprendre à son compte cette intuition des « correspondances » qui sera, dans la poésie française, l’apport fondamental de Baudelaire. Ou bien, autre citation, plus psychologique qu’ontologique, ce tanka de Saigyô :

Inoubliables traces de l’aimée dans la séparation ses mille traces palpitent sur la face de la lune

Tremblement de la lune “réelle”, trouble de ce qui agite l’âme…

C’est à ce jeu, tout de surprises, que – malgré son réalisme –, le poème classique japonais reste frère en nous des volutes de l’imaginaire, et fils de notre cœur. D’où le large accueil qui lui est fait dans les langues de l’Occident. Fragilité. Je dis de la fragilité – dont je ne sais pas très bien ce qu’elle est sinon l’objet, pour nous, d’un rapt et d’une rupture – qu’elle n’est pas philosophie seulement, qu’elle est délice et qu’elle est tendresse, – et substance. Karô par exemple :

Dans la lumière du soir L’ombre à peine Des ailes de la libellule

Léopold Sedar Senghor

Il y a dans le nom de Senghor le battement du sang
Il y a le souvenir de Gorée
Il y a – sans impertinence mais c’est référence parler – « Luitpold le vieux prince régent »
Il y a pour moi dans Sedar, abusivement, mémoire d’un cèdre du Liban

Il y a bien des Français qui parlent petit-nègre
Lui parle et écrit le français naturellement
Comme l’agrégé de grammaire qu’il est et comme le
Normalien qu’il fut et plutôt mieux que l’un et que l’autre
Parce qu’il a su désagréger la langue au bénéfice d’une langue plus forte, éternellement à venir, ô poésie, superbement, anormalement,
Un français châtié que le sien, mais non point puni pour autant,
Car il y a dans le nom de Senghor, à fleur de peau, le grand cri simplificateur, le cri du sang !

À fleur de peau, il est fils d’Afrique, de Sainte Afrique, sa mère est noire
Sa femme est blanche et sa mère est noire et c’est pourquoi cet homme est un pont
Un pont, à travers Gibraltar, entre Casamance et Normandie,
Entre Normandie et Casamance,
Un pont entre hier et demain et, entre Grèce et Bénin, à peine un détroit, un Hellespont.

Négritude est un mot de sa trouvaille, et de son invention aussi métissage
Nous serons tous demain nègres ou nous ne serons pas
Nous serons tous demain blancs ou nous ne serons pas
Nous serons jaunes, nous serons rouges, nous serons
Ces beaux métis par l’esprit et le cœur, délicieusement comblés par l’arc-en-ciel

Nous habiterons tous, Senghor, ta négritude
A seule fin d’habiter ta vastitude et la nôtre
Car les chambres étroites sont comme les fronts étroits :
L’homme et l’idée y respirent mal et s’y déplaisent

L’homme et l’idée avec toi vont leur libre chemin de langue
Leur chemin français vers tous les hommes et toutes les idées
Leur chemin sénégalais vers tous les hommes et toutes les idées.

Car la langue après tout n’est que la langue et l’homme est plus :
Il est le citoyen de Babel
Il est celui par qui toute langue se délie et Babel ô Babel sa liberté !

Poète, Papaouète

Communication faite lors de la 25ème Biennale Internationale de Poésie
qui s’est tenue au Palais des Congrès de Liège,
en Belgique, du 4 au 7 octobre 2007

Que les pouvoirs n’aiment pas le poète, cela nous le savons depuis longtemps. Fruit défendu, la poésie ? Il est arrivé quelquefois que ce fût là, par excellence, le fruit plus que défendu : interdit. Interdit non seulement par le pouvoir en tant que tel, mais aussi par la loi de la cité, mais aussi par la loi de Dieu. Faut-il citer quelques noms de ces grandes victimes qui portaient, au nom de nous tous, la forme de notre refus et notre goût violent de la vérité et de la liberté ? Je nommerai Socrate, poète et philosophe, condamné pour avoir douté des dieux. Je nommerai – pourquoi pas ? – un certain Jésus qui savait rêver comme personne ne l’avait fait avant lui et dont la parole est un dire d’amour et de libération, condamné, lui, pour n’avoir pas douté de Dieu. Je nommerai, dans la suite des temps, un certain Villon, mauvais garçon que la police n’aimait pas et qui disparut par une nuit sans lune. Je nommerai un certain Chénier, dont la tête fut tranchée par le couperet de la guillotine, comme beaucoup d’autres certes, mais lui, le seul crime qu’on lui connaisse, c’est précisément (et symboliquement parlant) d’être poète. Je nommerai Maïakovski, autre “suicidé de la société” et la société qui le tue est la terrible société léniniste dont il voit les effets et dont il pressent les irréparables méfaits à venir. Je nommerai le cher et tendre et magnifique Federico Garcia Lorca qu’un certain général à chamarrures, bientôt dictateur à vie, n’aimait pas et qui, lui, n’aimait pas non plus les généraux à chamarrures. Lorca, notre frère-poète, assassiné au petit matin au nom de la prose militaire, de la droite au front bas et de l’orthodoxie sexuelle. Je nommerai Badr Chaker es-Sayyâb, instituteur communiste iraquien, l’un des plus grands novateurs de la poésie arabe moderne, chassé de la fonction publique par le régime militaro-bien-pensant de Bagdad et mort de pauvreté absolue et de maladie à trente-sept ans, son cercueil de pauvre suivi jusqu’au cimetière des pauvres par un seul homme, le dernier courageux de ses amis. Je salue enfin, parmi ceux qui méritent d’être salués (il y en aurait beaucoup d’autres, des centaines, des milliers, qui mériteraient notre salut ému et fraternel), Abdellatif Laâbi, qui, homme de douceur et de culture, homme de violence et de liberté libre, passa une dizaine d’années de sa jeune vie dans les geôles sinistres du non moins sinistre Hassan II.

Y a-t-il une malédiction ontologique qui pèse sur le poète dès sa naissance ? Baudelaire le croit et le dit dès le premier poème de Spleen et Idéal baptisé ironiquement “Bénédiction” :

Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :

– « Ah, que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » […][1]

Hölderlin, que Baudelaire n’a jamais lu, aborde le statut du poète dans sa confrontation avec le pouvoir, je veux dire “les puissances suprêmes”, non selon un point de vue métaphysique, mais éthique et proprement poétique, donnant au passage une définition essentielle de ce qu’il considère comme devant être la fonction de la poésie. Dans un texte célèbre, intitulé “Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand”, il prend position contre l’existence même de l’État, écrivant entre autres considérations : « […] Je veux montrer qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’y a d’Idée d’une machine. Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! – car tout État traite nécessairement l’homme libre comme un rouage mécanique […] En même temps je voudrais ici poser les principes d’une histoire de l’humanité et mettre à nu tout le misérable artifice humain de l’État, de la Constitution, du gouvernement, de la législation. Enfin viennent les Idées du monde moral, divinité, immortalité – renversement de toute croyance erronée, chasse à la prêtrise, qui depuis peu chasse la raison, à mener par la raison elle-même – Liberté absolue pour tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et qui ne doivent chercher hors d’eux-mêmes ni Dieu ni l’immortalité. Enfin, l’Idée qui les réunit toutes, l’idée de Beauté, le mot pris dans son sens platonicien le plus élevé. Je suis à présent convaincu que l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et beauté ne sont unies et apparentées que dans la beauté. […] La poésie reçoit par là une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; en effet, il n’y a plus ni philosophie ni histoire, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences et à tous les arts. »[2]

Cette résistance du citoyen à l’État, exaltée, magnifiée par le poète, – de l’État qui, au fond, ne serait qu’une fiction, pouvoir aussi factice qu’il est abusif, n’embrayant sur aucune réalité concrète et vitale, expliquerait l’hostilité du poète à l’égard de tout pouvoir institutionnel et proclamé comme il éclairerait, sans la légitimer pour autant, la méfiance de l’État à l’égard du poète, ce rebelle, ce refuznik, ce perturbateur-né. L’État, c’est la règle imposée ; le poète, c’est l’exception revendiquée. Entre les deux, Institution anonyme et personne vivante et distincte, c’est l’incompréhension, c’est le déni, c’est l’impasse. C’est Créon – l’ordre aveugle de la loi – face à Antigone qui représente l’ordre (le désordre) illuminé de la compassion et de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle Platon, Platon lui-même, exclut le poète de sa République (livre X). Car, de fait, le poète est ce perturbateur-né dont j’ai parlé et qui n’a de cesse de dérégler la cité réglée par le pouvoir, lui-même éclairé, selon Platon, par la philosophie. Le peintre, l’artiste, le poète tragique composent dans leur œuvre un monde, cela est vrai, mais ce monde est un monde faux, une illusion, ce qui les disqualifie notamment dans tout ce qui concerne la compréhension et la conduite des choses et des objets du monde réel. As-tu été législateur, chef de guerre, inventeur, éducateur ? C’est là le reproche et simultanément la question qu’adresse Platon à Homère. Comment le poète peut-il écrire s’il n’a pas lui-même une connaissance de ces choses ainsi que de leur usage. La force de la poésie est de donner aux passions, positives ou négatives, “le commandement de notre âme”. C’est pourquoi, écrit-il, « l’art implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement ». De ce fait, la politique ne peut qu’exiger que la poésie soit écartée, dépouillée de toute influence, – et le poète éloigné de la cité pour laquelle il représente un scandale et un péril.

C’est contre cette interprétation négative du rôle de la poésie que s’élève Hölderlin, lorsqu’il affirme que « la philosophie doit posséder autant de force esthétique que le poète » et qu’aussi bien « la philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique ». Shelley, de son côté, face à Platon et face à tous les pouvoirs, va même beaucoup plus loin : « Les poètes, affirme-t-il, sont les législateurs non reconnus du monde » et le grand poète romantique n’est pas loin, dans le secret de son âme, à vouloir leur confier le gouvernement des hommes. Les Empereurs chinois ne réservaient-ils pas aux plus lettrés de leurs mandarins, artistes, calligraphes, poètes, ce même type de responsabilité ?

Le Coran, des siècles après Platon, ne sera pas plus tendre ni plus compréhensif à l’égard des poètes – à qui il consacre, grand honneur, toute une Sourate, la XXVIème. Muhammad était pourtant amateur de poésie et autour de lui il y avait un groupe de poètes notoires. Ce n’est pas le fait de perturber l’ordre de la cité qui provoque l’ire du Prophète de l’Islam contre les poètes, c’est le fait qu’ils déconcertent les âmes et les consciences et, créateurs d’illusions langagières, ils remplacent de leur sorcellerie verbale, parole de fausseté, la parole de vérité émise par Dieu. En un mot, ces sont des “divagateurs”, mot que Mallarmé retrouvera plus tard pour son usage propre. Le poète est un erratique errant, un égaré-égarant : magicien et sorcier.

Quant aux poètes :
ils sont suivis par ceux qui s’égarent
Ne les vois-tu pas ?
Ils divaguent dans chaque vallée ;
ils disent ce qu’ils ne font pas

affirme le Coran dans la sourate citée plus haut (“Les Poètes”, XXVI, 224). « Ils disent ce qu’ils ne font pas », « ils divaguent » : c’est dire que ce sont des menteurs, au mieux des illusionnistes, et la réalité qu’ils tentent de susciter, de provoquer par l’unique pouvoir du verbe, finalement leur échappe et révèle au grand jour – une fois réduits tous les camouflages, impostures et déguisements – l’inanité sonore de leur entreprise esseulée et l’échec de leur ambition ontologique.[3] Platon ne serait pas loin de partager cette analyse, lui qui, pour sa part, reproche aux poètes, au même titre que Mahomet, de ne pas se saisir de l’Être et de n’être rien que les agents de l’Apparaître.

Mais, bien heureusement, les peuples ont résisté à ces condamnations théoriques. Le peuple grec comme le peuple arabe sont parmi les plus attentifs à la poésie qui se crée dans leurs langues respectives et le poète, pour ces peuples que l’Histoire a si souvent meurtris et déchirés, a été l’accompagnateur inspiré et souvent très efficace de leur indépendance durement conquise, après avoir été le noyau de la résistance à la mainmise étrangère et le porte-parole, au risque de sa vie quelquefois, de la libération revendiquée, synonyme pour eux de l’air qu’on respire, mobilisant ainsi les foules et les énergies. « Quand un jour un peuple veut la vie / force est au destin de répondre ! », proclame, contre la France, un vers célèbre de Abou’l Qassem al-Châbbi, le poète tunisien de vingt-cinq ans, de qui le poème dont ce vers est extrait deviendra par la suite l’hymne national de son pays. On voudrait citer les poètes algériens dont la parole souveraine a accompagné la guerre d’indépendance de l’Algérie. On voudrait citer, de Paul Eluard à René Char et d’Aragon à Pierre Emmanuel, les poètes français de la Résistance dont les mots ont été des talismans meurtriers contre l’hydre hitlérienne.

Ouverture ou résistance ? C’est bien plutôt de résistance et d’ouverture qu’il faudrait parler, l’une étant le complément de l’autre et toutes les deux interchangeables. Quoi qu’il en soit, le poète est égal à lui-même, à sa vocation d’astre. Char écrit en ce sens : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté ». Il n’y a pas là, me semble-t-il, de quoi mériter d’attiser la haine de tout ce qui est autorité et police envers cet innocent complexe qu’est le poète.[4] Peut-être est-ce à Keats que je demanderai les premiers éléments d’une raison, d’une justification éventuelle de ce rejet : « Le poète, écrit-il paradoxalement, est la moins poétique de toutes les créatures, car il n’est personne. Il cherche perpétuellement à se loger dans un corps ». Les autorités, la police n’aiment pas beaucoup ça : ce qu’elles veulent, on le sait, c’est un homme univoque, fût-il anonyme, avec une identité repérable confirmée par une carte sui generis. Le poète qui, pour être poétique, se doit d’être toutes les créatures, toute l’ouverture ouvrante, n’est peut-être personne, en attendant de naître à sa personnalité essentielle et irremplaçable. Or l’autorité, la police, qu’ont-elles à faire de la personne, de la dangereuse personne ? L’individu leur suffit. Lui, du moins, n’aura pas la tentation de leur susurrer irrévérencieusement à l’oreille la rengaine de Léon-Paul Fargue :

Dans le pays de Papouasie
J’ai rencontré la pouasie
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas papouète [5]

Salah Stétié

——————————————————————————–

[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal
[2] Friedrich Hölderlin : Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie Nationale, Paris, 2006.
[3] Cf. Salah Stétié : Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2002.
[4] René Char : Feuillets d’Hypnos, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[5] Léon-Paul Fargue : Pour la musique, Gallimard, Paris, 1919.

Communication faite lors de la 25ème Biennale Internationale de POÈTE, PAPOUÈTE

Communication faite lors de la 25ème Biennale Internationale de Poésie
qui s’est tenue au Palais des Congrès de Liège,
en Belgique, du 4 au 7 octobre 2007.

Que les pouvoirs n’aiment pas le poète, cela nous le savons depuis longtemps. Fruit défendu, la poésie ? Il est arrivé quelquefois que ce fût là, par excellence, le fruit plus que défendu : interdit. Interdit non seulement par le pouvoir en tant que tel, mais aussi par la loi de la cité, mais aussi par la loi de Dieu. Faut-il citer quelques noms de ces grandes victimes qui portaient, au nom de nous tous, la forme de notre refus et notre goût violent de la vérité et de la liberté ? Je nommerai Socrate, poète et philosophe, condamné pour avoir douté des dieux. Je nommerai – pourquoi pas ? – un certain Jésus qui savait rêver comme personne ne l’avait fait avant lui et dont la parole est un dire d’amour et de libération, condamné, lui, pour n’avoir pas douté de Dieu. Je nommerai, dans la suite des temps, un certain Villon, mauvais garçon que la police n’aimait pas et qui disparut par une nuit sans lune. Je nommerai un certain Chénier, dont la tête fut tranchée par le couperet de la guillotine, comme beaucoup d’autres certes, mais lui, le seul crime qu’on lui connaisse, c’est précisément (et symboliquement parlant) d’être poète. Je nommerai Maïakovski, autre “suicidé de la société” et la société qui le tue est la terrible société léniniste dont il voit les effets et dont il pressent les irréparables méfaits à venir. Je nommerai le cher et tendre et magnifique Federico Garcia Lorca qu’un certain général à chamarrures, bientôt dictateur à vie, n’aimait pas et qui, lui, n’aimait pas non plus les généraux à chamarrures. Lorca, notre frère-poète, assassiné au petit matin au nom de la prose militaire, de la droite au front bas et de l’orthodoxie sexuelle. Je nommerai Badr Chaker es-Sayyâb, instituteur communiste iraquien, l’un des plus grands novateurs de la poésie arabe moderne, chassé de la fonction publique par le régime militaro-bien-pensant de Bagdad et mort de pauvreté absolue et de maladie à trente-sept ans, son cercueil de pauvre suivi jusqu’au cimetière des pauvres par un seul homme, le dernier courageux de ses amis. Je salue enfin, parmi ceux qui méritent d’être salués (il y en aurait beaucoup d’autres, des centaines, des milliers, qui mériteraient notre salut ému et fraternel), Abdellatif Laâbi, qui, homme de douceur et de culture, homme de violence et de liberté libre, passa une dizaine d’années de sa jeune vie dans les geôles sinistres du non moins sinistre Hassan II.

Y a-t-il une malédiction ontologique qui pèse sur le poète dès sa naissance ? Baudelaire le croit et le dit dès le premier poème de Spleen et Idéal baptisé ironiquement “Bénédiction” :

Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :

– « Ah, que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » […][1]

Hölderlin, que Baudelaire n’a jamais lu, aborde le statut du poète dans sa confrontation avec le pouvoir, je veux dire “les puissances suprêmes”, non selon un point de vue métaphysique, mais éthique et proprement poétique, donnant au passage une définition essentielle de ce qu’il considère comme devant être la fonction de la poésie. Dans un texte célèbre, intitulé “Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand”, il prend position contre l’existence même de l’État, écrivant entre autres considérations : « […] Je veux montrer qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’y a d’Idée d’une machine. Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! – car tout État traite nécessairement l’homme libre comme un rouage mécanique […] En même temps je voudrais ici poser les principes d’une histoire de l’humanité et mettre à nu tout le misérable artifice humain de l’État, de la Constitution, du gouvernement, de la législation. Enfin viennent les Idées du monde moral, divinité, immortalité – renversement de toute croyance erronée, chasse à la prêtrise, qui depuis peu chasse la raison, à mener par la raison elle-même – Liberté absolue pour tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et qui ne doivent chercher hors d’eux-mêmes ni Dieu ni l’immortalité. Enfin, l’Idée qui les réunit toutes, l’idée de Beauté, le mot pris dans son sens platonicien le plus élevé. Je suis à présent convaincu que l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et beauté ne sont unies et apparentées que dans la beauté. […] La poésie reçoit par là une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; en effet, il n’y a plus ni philosophie ni histoire, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences et à tous les arts. »[2]

Cette résistance du citoyen à l’État, exaltée, magnifiée par le poète, – de l’État qui, au fond, ne serait qu’une fiction, pouvoir aussi factice qu’il est abusif, n’embrayant sur aucune réalité concrète et vitale, expliquerait l’hostilité du poète à l’égard de tout pouvoir institutionnel et proclamé comme il éclairerait, sans la légitimer pour autant, la méfiance de l’État à l’égard du poète, ce rebelle, ce refuznik, ce perturbateur-né. L’État, c’est la règle imposée ; le poète, c’est l’exception revendiquée. Entre les deux, Institution anonyme et personne vivante et distincte, c’est l’incompréhension, c’est le déni, c’est l’impasse. C’est Créon – l’ordre aveugle de la loi – face à Antigone qui représente l’ordre (le désordre) illuminé de la compassion et de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle Platon, Platon lui-même, exclut le poète de sa République (livre X). Car, de fait, le poète est ce perturbateur-né dont j’ai parlé et qui n’a de cesse de dérégler la cité réglée par le pouvoir, lui-même éclairé, selon Platon, par la philosophie. Le peintre, l’artiste, le poète tragique composent dans leur œuvre un monde, cela est vrai, mais ce monde est un monde faux, une illusion, ce qui les disqualifie notamment dans tout ce qui concerne la compréhension et la conduite des choses et des objets du monde réel. As-tu été législateur, chef de guerre, inventeur, éducateur ? C’est là le reproche et simultanément la question qu’adresse Platon à Homère. Comment le poète peut-il écrire s’il n’a pas lui-même une connaissance de ces choses ainsi que de leur usage. La force de la poésie est de donner aux passions, positives ou négatives, “le commandement de notre âme”. C’est pourquoi, écrit-il, « l’art implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement ». De ce fait, la politique ne peut qu’exiger que la poésie soit écartée, dépouillée de toute influence, – et le poète éloigné de la cité pour laquelle il représente un scandale et un péril.

C’est contre cette interprétation négative du rôle de la poésie que s’élève Hölderlin, lorsqu’il affirme que « la philosophie doit posséder autant de force esthétique que le poète » et qu’aussi bien « la philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique ». Shelley, de son côté, face à Platon et face à tous les pouvoirs, va même beaucoup plus loin : « Les poètes, affirme-t-il, sont les législateurs non reconnus du monde » et le grand poète romantique n’est pas loin, dans le secret de son âme, à vouloir leur confier le gouvernement des hommes. Les Empereurs chinois ne réservaient-ils pas aux plus lettrés de leurs mandarins, artistes, calligraphes, poètes, ce même type de responsabilité ?

Le Coran, des siècles après Platon, ne sera pas plus tendre ni plus compréhensif à l’égard des poètes – à qui il consacre, grand honneur, toute une Sourate, la XXVIème. Muhammad était pourtant amateur de poésie et autour de lui il y avait un groupe de poètes notoires. Ce n’est pas le fait de perturber l’ordre de la cité qui provoque l’ire du Prophète de l’Islam contre les poètes, c’est le fait qu’ils déconcertent les âmes et les consciences et, créateurs d’illusions langagières, ils remplacent de leur sorcellerie verbale, parole de fausseté, la parole de vérité émise par Dieu. En un mot, ces sont des “divagateurs”, mot que Mallarmé retrouvera plus tard pour son usage propre. Le poète est un erratique errant, un égaré-égarant : magicien et sorcier.

Quant aux poètes :
ils sont suivis par ceux qui s’égarent
Ne les vois-tu pas ?
Ils divaguent dans chaque vallée ;
ils disent ce qu’ils ne font pas

affirme le Coran dans la sourate citée plus haut (“Les Poètes”, XXVI, 224). « Ils disent ce qu’ils ne font pas », « ils divaguent » : c’est dire que ce sont des menteurs, au mieux des illusionnistes, et la réalité qu’ils tentent de susciter, de provoquer par l’unique pouvoir du verbe, finalement leur échappe et révèle au grand jour – une fois réduits tous les camouflages, impostures et déguisements – l’inanité sonore de leur entreprise esseulée et l’échec de leur ambition ontologique.[3] Platon ne serait pas loin de partager cette analyse, lui qui, pour sa part, reproche aux poètes, au même titre que Mahomet, de ne pas se saisir de l’Être et de n’être rien que les agents de l’Apparaître.

Mais, bien heureusement, les peuples ont résisté à ces condamnations théoriques. Le peuple grec comme le peuple arabe sont parmi les plus attentifs à la poésie qui se crée dans leurs langues respectives et le poète, pour ces peuples que l’Histoire a si souvent meurtris et déchirés, a été l’accompagnateur inspiré et souvent très efficace de leur indépendance durement conquise, après avoir été le noyau de la résistance à la mainmise étrangère et le porte-parole, au risque de sa vie quelquefois, de la libération revendiquée, synonyme pour eux de l’air qu’on respire, mobilisant ainsi les foules et les énergies. « Quand un jour un peuple veut la vie / force est au destin de répondre ! », proclame, contre la France, un vers célèbre de Abou’l Qassem al-Châbbi, le poète tunisien de vingt-cinq ans, de qui le poème dont ce vers est extrait deviendra par la suite l’hymne national de son pays. On voudrait citer les poètes algériens dont la parole souveraine a accompagné la guerre d’indépendance de l’Algérie. On voudrait citer, de Paul Eluard à René Char et d’Aragon à Pierre Emmanuel, les poètes français de la Résistance dont les mots ont été des talismans meurtriers contre l’hydre hitlérienne.

Ouverture ou résistance ? C’est bien plutôt de résistance et d’ouverture qu’il faudrait parler, l’une étant le complément de l’autre et toutes les deux interchangeables. Quoi qu’il en soit, le poète est égal à lui-même, à sa vocation d’astre. Char écrit en ce sens : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté ». Il n’y a pas là, me semble-t-il, de quoi mériter d’attiser la haine de tout ce qui est autorité et police envers cet innocent complexe qu’est le poète.[4] Peut-être est-ce à Keats que je demanderai les premiers éléments d’une raison, d’une justification éventuelle de ce rejet : « Le poète, écrit-il paradoxalement, est la moins poétique de toutes les créatures, car il n’est personne. Il cherche perpétuellement à se loger dans un corps ». Les autorités, la police n’aiment pas beaucoup ça : ce qu’elles veulent, on le sait, c’est un homme univoque, fût-il anonyme, avec une identité repérable confirmée par une carte sui generis. Le poète qui, pour être poétique, se doit d’être toutes les créatures, toute l’ouverture ouvrante, n’est peut-être personne, en attendant de naître à sa personnalité essentielle et irremplaçable. Or l’autorité, la police, qu’ont-elles à faire de la personne, de la dangereuse personne ? L’individu leur suffit. Lui, du moins, n’aura pas la tentation de leur susurrer irrévérencieusement à l’oreille la rengaine de Léon-Paul Fargue :

Dans le pays de Papouasie
J’ai rencontré la pouasie
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas papouète [5]

Salah Stétié

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[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal
[2] Friedrich Hölderlin : Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie Nationale, Paris, 2006.
[3] Cf. Salah Stétié : Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2002.
[4] René Char : Feuillets d’Hypnos, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[5] Léon-Paul Fargue : Pour la musique, Gallimard, Paris, 1919.

Poésie
qui s’est tenue au Palais des Congrès de Liège,
en Belgique, du 4 au 7 octobre 2007.

Que les pouvoirs n’aiment pas le poète, cela nous le savons depuis longtemps. Fruit défendu, la poésie ? Il est arrivé quelquefois que ce fût là, par excellence, le fruit plus que défendu : interdit. Interdit non seulement par le pouvoir en tant que tel, mais aussi par la loi de la cité, mais aussi par la loi de Dieu. Faut-il citer quelques noms de ces grandes victimes qui portaient, au nom de nous tous, la forme de notre refus et notre goût violent de la vérité et de la liberté ? Je nommerai Socrate, poète et philosophe, condamné pour avoir douté des dieux. Je nommerai – pourquoi pas ? – un certain Jésus qui savait rêver comme personne ne l’avait fait avant lui et dont la parole est un dire d’amour et de libération, condamné, lui, pour n’avoir pas douté de Dieu. Je nommerai, dans la suite des temps, un certain Villon, mauvais garçon que la police n’aimait pas et qui disparut par une nuit sans lune. Je nommerai un certain Chénier, dont la tête fut tranchée par le couperet de la guillotine, comme beaucoup d’autres certes, mais lui, le seul crime qu’on lui connaisse, c’est précisément (et symboliquement parlant) d’être poète. Je nommerai Maïakovski, autre “suicidé de la société” et la société qui le tue est la terrible société léniniste dont il voit les effets et dont il pressent les irréparables méfaits à venir. Je nommerai le cher et tendre et magnifique Federico Garcia Lorca qu’un certain général à chamarrures, bientôt dictateur à vie, n’aimait pas et qui, lui, n’aimait pas non plus les généraux à chamarrures. Lorca, notre frère-poète, assassiné au petit matin au nom de la prose militaire, de la droite au front bas et de l’orthodoxie sexuelle. Je nommerai Badr Chaker es-Sayyâb, instituteur communiste iraquien, l’un des plus grands novateurs de la poésie arabe moderne, chassé de la fonction publique par le régime militaro-bien-pensant de Bagdad et mort de pauvreté absolue et de maladie à trente-sept ans, son cercueil de pauvre suivi jusqu’au cimetière des pauvres par un seul homme, le dernier courageux de ses amis. Je salue enfin, parmi ceux qui méritent d’être salués (il y en aurait beaucoup d’autres, des centaines, des milliers, qui mériteraient notre salut ému et fraternel), Abdellatif Laâbi, qui, homme de douceur et de culture, homme de violence et de liberté libre, passa une dizaine d’années de sa jeune vie dans les geôles sinistres du non moins sinistre Hassan II.

Y a-t-il une malédiction ontologique qui pèse sur le poète dès sa naissance ? Baudelaire le croit et le dit dès le premier poème de Spleen et Idéal baptisé ironiquement “Bénédiction” :

Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :

– « Ah, que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » […][1]

Hölderlin, que Baudelaire n’a jamais lu, aborde le statut du poète dans sa confrontation avec le pouvoir, je veux dire “les puissances suprêmes”, non selon un point de vue métaphysique, mais éthique et proprement poétique, donnant au passage une définition essentielle de ce qu’il considère comme devant être la fonction de la poésie. Dans un texte célèbre, intitulé “Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand”, il prend position contre l’existence même de l’État, écrivant entre autres considérations : « […] Je veux montrer qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’y a d’Idée d’une machine. Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! – car tout État traite nécessairement l’homme libre comme un rouage mécanique […] En même temps je voudrais ici poser les principes d’une histoire de l’humanité et mettre à nu tout le misérable artifice humain de l’État, de la Constitution, du gouvernement, de la législation. Enfin viennent les Idées du monde moral, divinité, immortalité – renversement de toute croyance erronée, chasse à la prêtrise, qui depuis peu chasse la raison, à mener par la raison elle-même – Liberté absolue pour tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et qui ne doivent chercher hors d’eux-mêmes ni Dieu ni l’immortalité. Enfin, l’Idée qui les réunit toutes, l’idée de Beauté, le mot pris dans son sens platonicien le plus élevé. Je suis à présent convaincu que l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et beauté ne sont unies et apparentées que dans la beauté. […] La poésie reçoit par là une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; en effet, il n’y a plus ni philosophie ni histoire, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences et à tous les arts. »[2]

Cette résistance du citoyen à l’État, exaltée, magnifiée par le poète, – de l’État qui, au fond, ne serait qu’une fiction, pouvoir aussi factice qu’il est abusif, n’embrayant sur aucune réalité concrète et vitale, expliquerait l’hostilité du poète à l’égard de tout pouvoir institutionnel et proclamé comme il éclairerait, sans la légitimer pour autant, la méfiance de l’État à l’égard du poète, ce rebelle, ce refuznik, ce perturbateur-né. L’État, c’est la règle imposée ; le poète, c’est l’exception revendiquée. Entre les deux, Institution anonyme et personne vivante et distincte, c’est l’incompréhension, c’est le déni, c’est l’impasse. C’est Créon – l’ordre aveugle de la loi – face à Antigone qui représente l’ordre (le désordre) illuminé de la compassion et de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle Platon, Platon lui-même, exclut le poète de sa République (livre X). Car, de fait, le poète est ce perturbateur-né dont j’ai parlé et qui n’a de cesse de dérégler la cité réglée par le pouvoir, lui-même éclairé, selon Platon, par la philosophie. Le peintre, l’artiste, le poète tragique composent dans leur œuvre un monde, cela est vrai, mais ce monde est un monde faux, une illusion, ce qui les disqualifie notamment dans tout ce qui concerne la compréhension et la conduite des choses et des objets du monde réel. As-tu été législateur, chef de guerre, inventeur, éducateur ? C’est là le reproche et simultanément la question qu’adresse Platon à Homère. Comment le poète peut-il écrire s’il n’a pas lui-même une connaissance de ces choses ainsi que de leur usage. La force de la poésie est de donner aux passions, positives ou négatives, “le commandement de notre âme”. C’est pourquoi, écrit-il, « l’art implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement ». De ce fait, la politique ne peut qu’exiger que la poésie soit écartée, dépouillée de toute influence, – et le poète éloigné de la cité pour laquelle il représente un scandale et un péril.

C’est contre cette interprétation négative du rôle de la poésie que s’élève Hölderlin, lorsqu’il affirme que « la philosophie doit posséder autant de force esthétique que le poète » et qu’aussi bien « la philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique ». Shelley, de son côté, face à Platon et face à tous les pouvoirs, va même beaucoup plus loin : « Les poètes, affirme-t-il, sont les législateurs non reconnus du monde » et le grand poète romantique n’est pas loin, dans le secret de son âme, à vouloir leur confier le gouvernement des hommes. Les Empereurs chinois ne réservaient-ils pas aux plus lettrés de leurs mandarins, artistes, calligraphes, poètes, ce même type de responsabilité ?

Le Coran, des siècles après Platon, ne sera pas plus tendre ni plus compréhensif à l’égard des poètes – à qui il consacre, grand honneur, toute une Sourate, la XXVIème. Muhammad était pourtant amateur de poésie et autour de lui il y avait un groupe de poètes notoires. Ce n’est pas le fait de perturber l’ordre de la cité qui provoque l’ire du Prophète de l’Islam contre les poètes, c’est le fait qu’ils déconcertent les âmes et les consciences et, créateurs d’illusions langagières, ils remplacent de leur sorcellerie verbale, parole de fausseté, la parole de vérité émise par Dieu. En un mot, ces sont des “divagateurs”, mot que Mallarmé retrouvera plus tard pour son usage propre. Le poète est un erratique errant, un égaré-égarant : magicien et sorcier.

Quant aux poètes :
ils sont suivis par ceux qui s’égarent
Ne les vois-tu pas ?
Ils divaguent dans chaque vallée ;
ils disent ce qu’ils ne font pas

affirme le Coran dans la sourate citée plus haut (“Les Poètes”, XXVI, 224). « Ils disent ce qu’ils ne font pas », « ils divaguent » : c’est dire que ce sont des menteurs, au mieux des illusionnistes, et la réalité qu’ils tentent de susciter, de provoquer par l’unique pouvoir du verbe, finalement leur échappe et révèle au grand jour – une fois réduits tous les camouflages, impostures et déguisements – l’inanité sonore de leur entreprise esseulée et l’échec de leur ambition ontologique.[3] Platon ne serait pas loin de partager cette analyse, lui qui, pour sa part, reproche aux poètes, au même titre que Mahomet, de ne pas se saisir de l’Être et de n’être rien que les agents de l’Apparaître.

Mais, bien heureusement, les peuples ont résisté à ces condamnations théoriques. Le peuple grec comme le peuple arabe sont parmi les plus attentifs à la poésie qui se crée dans leurs langues respectives et le poète, pour ces peuples que l’Histoire a si souvent meurtris et déchirés, a été l’accompagnateur inspiré et souvent très efficace de leur indépendance durement conquise, après avoir été le noyau de la résistance à la mainmise étrangère et le porte-parole, au risque de sa vie quelquefois, de la libération revendiquée, synonyme pour eux de l’air qu’on respire, mobilisant ainsi les foules et les énergies. « Quand un jour un peuple veut la vie / force est au destin de répondre ! », proclame, contre la France, un vers célèbre de Abou’l Qassem al-Châbbi, le poète tunisien de vingt-cinq ans, de qui le poème dont ce vers est extrait deviendra par la suite l’hymne national de son pays. On voudrait citer les poètes algériens dont la parole souveraine a accompagné la guerre d’indépendance de l’Algérie. On voudrait citer, de Paul Eluard à René Char et d’Aragon à Pierre Emmanuel, les poètes français de la Résistance dont les mots ont été des talismans meurtriers contre l’hydre hitlérienne.

Ouverture ou résistance ? C’est bien plutôt de résistance et d’ouverture qu’il faudrait parler, l’une étant le complément de l’autre et toutes les deux interchangeables. Quoi qu’il en soit, le poète est égal à lui-même, à sa vocation d’astre. Char écrit en ce sens : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté ». Il n’y a pas là, me semble-t-il, de quoi mériter d’attiser la haine de tout ce qui est autorité et police envers cet innocent complexe qu’est le poète.[4] Peut-être est-ce à Keats que je demanderai les premiers éléments d’une raison, d’une justification éventuelle de ce rejet : « Le poète, écrit-il paradoxalement, est la moins poétique de toutes les créatures, car il n’est personne. Il cherche perpétuellement à se loger dans un corps ». Les autorités, la police n’aiment pas beaucoup ça : ce qu’elles veulent, on le sait, c’est un homme univoque, fût-il anonyme, avec une identité repérable confirmée par une carte sui generis. Le poète qui, pour être poétique, se doit d’être toutes les créatures, toute l’ouverture ouvrante, n’est peut-être personne, en attendant de naître à sa personnalité essentielle et irremplaçable. Or l’autorité, la police, qu’ont-elles à faire de la personne, de la dangereuse personne ? L’individu leur suffit. Lui, du moins, n’aura pas la tentation de leur susurrer irrévérencieusement à l’oreille la rengaine de Léon-Paul Fargue :

Dans le pays de Papouasie
J’ai rencontré la pouasie
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas papouète [5]

Salah Stétié

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[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal
[2] Friedrich Hölderlin : Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie Nationale, Paris, 2006.
[3] Cf. Salah Stétié : Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2002.
[4] René Char : Feuillets d’Hypnos, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[5] Léon-Paul Fargue : Pour la musique, Gallimard, Paris, 1919.

Communication faite lors de la 25ème Biennale Internationale de Poésie
qui s’est tenue au Palais des Congrès de Liège,
en Belgique, du 4 au 7 octobre 2007.

Que les pouvoirs n’aiment pas le poète, cela nous le savons depuis longtemps. Fruit défendu, la poésie ? Il est arrivé quelquefois que ce fût là, par excellence, le fruit plus que défendu : interdit. Interdit non seulement par le pouvoir en tant que tel, mais aussi par la loi de la cité, mais aussi par la loi de Dieu. Faut-il citer quelques noms de ces grandes victimes qui portaient, au nom de nous tous, la forme de notre refus et notre goût violent de la vérité et de la liberté ? Je nommerai Socrate, poète et philosophe, condamné pour avoir douté des dieux. Je nommerai – pourquoi pas ? – un certain Jésus qui savait rêver comme personne ne l’avait fait avant lui et dont la parole est un dire d’amour et de libération, condamné, lui, pour n’avoir pas douté de Dieu. Je nommerai, dans la suite des temps, un certain Villon, mauvais garçon que la police n’aimait pas et qui disparut par une nuit sans lune. Je nommerai un certain Chénier, dont la tête fut tranchée par le couperet de la guillotine, comme beaucoup d’autres certes, mais lui, le seul crime qu’on lui connaisse, c’est précisément (et symboliquement parlant) d’être poète. Je nommerai Maïakovski, autre “suicidé de la société” et la société qui le tue est la terrible société léniniste dont il voit les effets et dont il pressent les irréparables méfaits à venir. Je nommerai le cher et tendre et magnifique Federico Garcia Lorca qu’un certain général à chamarrures, bientôt dictateur à vie, n’aimait pas et qui, lui, n’aimait pas non plus les généraux à chamarrures. Lorca, notre frère-poète, assassiné au petit matin au nom de la prose militaire, de la droite au front bas et de l’orthodoxie sexuelle. Je nommerai Badr Chaker es-Sayyâb, instituteur communiste iraquien, l’un des plus grands novateurs de la poésie arabe moderne, chassé de la fonction publique par le régime militaro-bien-pensant de Bagdad et mort de pauvreté absolue et de maladie à trente-sept ans, son cercueil de pauvre suivi jusqu’au cimetière des pauvres par un seul homme, le dernier courageux de ses amis. Je salue enfin, parmi ceux qui méritent d’être salués (il y en aurait beaucoup d’autres, des centaines, des milliers, qui mériteraient notre salut ému et fraternel), Abdellatif Laâbi, qui, homme de douceur et de culture, homme de violence et de liberté libre, passa une dizaine d’années de sa jeune vie dans les geôles sinistres du non moins sinistre Hassan II.

Y a-t-il une malédiction ontologique qui pèse sur le poète dès sa naissance ? Baudelaire le croit et le dit dès le premier poème de Spleen et Idéal baptisé ironiquement “Bénédiction” :

Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :

– « Ah, que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » […][1]

Hölderlin, que Baudelaire n’a jamais lu, aborde le statut du poète dans sa confrontation avec le pouvoir, je veux dire “les puissances suprêmes”, non selon un point de vue métaphysique, mais éthique et proprement poétique, donnant au passage une définition essentielle de ce qu’il considère comme devant être la fonction de la poésie. Dans un texte célèbre, intitulé “Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand”, il prend position contre l’existence même de l’État, écrivant entre autres considérations : « […] Je veux montrer qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique, pas plus qu’il n’y a d’Idée d’une machine. Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’État ! – car tout État traite nécessairement l’homme libre comme un rouage mécanique […] En même temps je voudrais ici poser les principes d’une histoire de l’humanité et mettre à nu tout le misérable artifice humain de l’État, de la Constitution, du gouvernement, de la législation. Enfin viennent les Idées du monde moral, divinité, immortalité – renversement de toute croyance erronée, chasse à la prêtrise, qui depuis peu chasse la raison, à mener par la raison elle-même – Liberté absolue pour tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et qui ne doivent chercher hors d’eux-mêmes ni Dieu ni l’immortalité. Enfin, l’Idée qui les réunit toutes, l’idée de Beauté, le mot pris dans son sens platonicien le plus élevé. Je suis à présent convaincu que l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et beauté ne sont unies et apparentées que dans la beauté. […] La poésie reçoit par là une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; en effet, il n’y a plus ni philosophie ni histoire, seule la poésie survivra à toutes les autres sciences et à tous les arts. »[2]

Cette résistance du citoyen à l’État, exaltée, magnifiée par le poète, – de l’État qui, au fond, ne serait qu’une fiction, pouvoir aussi factice qu’il est abusif, n’embrayant sur aucune réalité concrète et vitale, expliquerait l’hostilité du poète à l’égard de tout pouvoir institutionnel et proclamé comme il éclairerait, sans la légitimer pour autant, la méfiance de l’État à l’égard du poète, ce rebelle, ce refuznik, ce perturbateur-né. L’État, c’est la règle imposée ; le poète, c’est l’exception revendiquée. Entre les deux, Institution anonyme et personne vivante et distincte, c’est l’incompréhension, c’est le déni, c’est l’impasse. C’est Créon – l’ordre aveugle de la loi – face à Antigone qui représente l’ordre (le désordre) illuminé de la compassion et de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle Platon, Platon lui-même, exclut le poète de sa République (livre X). Car, de fait, le poète est ce perturbateur-né dont j’ai parlé et qui n’a de cesse de dérégler la cité réglée par le pouvoir, lui-même éclairé, selon Platon, par la philosophie. Le peintre, l’artiste, le poète tragique composent dans leur œuvre un monde, cela est vrai, mais ce monde est un monde faux, une illusion, ce qui les disqualifie notamment dans tout ce qui concerne la compréhension et la conduite des choses et des objets du monde réel. As-tu été législateur, chef de guerre, inventeur, éducateur ? C’est là le reproche et simultanément la question qu’adresse Platon à Homère. Comment le poète peut-il écrire s’il n’a pas lui-même une connaissance de ces choses ainsi que de leur usage. La force de la poésie est de donner aux passions, positives ou négatives, “le commandement de notre âme”. C’est pourquoi, écrit-il, « l’art implante dans l’âme de chaque individu un mauvais gouvernement ». De ce fait, la politique ne peut qu’exiger que la poésie soit écartée, dépouillée de toute influence, – et le poète éloigné de la cité pour laquelle il représente un scandale et un péril.

C’est contre cette interprétation négative du rôle de la poésie que s’élève Hölderlin, lorsqu’il affirme que « la philosophie doit posséder autant de force esthétique que le poète » et qu’aussi bien « la philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique ». Shelley, de son côté, face à Platon et face à tous les pouvoirs, va même beaucoup plus loin : « Les poètes, affirme-t-il, sont les législateurs non reconnus du monde » et le grand poète romantique n’est pas loin, dans le secret de son âme, à vouloir leur confier le gouvernement des hommes. Les Empereurs chinois ne réservaient-ils pas aux plus lettrés de leurs mandarins, artistes, calligraphes, poètes, ce même type de responsabilité ?

Le Coran, des siècles après Platon, ne sera pas plus tendre ni plus compréhensif à l’égard des poètes – à qui il consacre, grand honneur, toute une Sourate, la XXVIème. Muhammad était pourtant amateur de poésie et autour de lui il y avait un groupe de poètes notoires. Ce n’est pas le fait de perturber l’ordre de la cité qui provoque l’ire du Prophète de l’Islam contre les poètes, c’est le fait qu’ils déconcertent les âmes et les consciences et, créateurs d’illusions langagières, ils remplacent de leur sorcellerie verbale, parole de fausseté, la parole de vérité émise par Dieu. En un mot, ces sont des “divagateurs”, mot que Mallarmé retrouvera plus tard pour son usage propre. Le poète est un erratique errant, un égaré-égarant : magicien et sorcier.

Quant aux poètes :
ils sont suivis par ceux qui s’égarent
Ne les vois-tu pas ?
Ils divaguent dans chaque vallée ;
ils disent ce qu’ils ne font pas

affirme le Coran dans la sourate citée plus haut (“Les Poètes”, XXVI, 224). « Ils disent ce qu’ils ne font pas », « ils divaguent » : c’est dire que ce sont des menteurs, au mieux des illusionnistes, et la réalité qu’ils tentent de susciter, de provoquer par l’unique pouvoir du verbe, finalement leur échappe et révèle au grand jour – une fois réduits tous les camouflages, impostures et déguisements – l’inanité sonore de leur entreprise esseulée et l’échec de leur ambition ontologique.[3] Platon ne serait pas loin de partager cette analyse, lui qui, pour sa part, reproche aux poètes, au même titre que Mahomet, de ne pas se saisir de l’Être et de n’être rien que les agents de l’Apparaître.

Mais, bien heureusement, les peuples ont résisté à ces condamnations théoriques. Le peuple grec comme le peuple arabe sont parmi les plus attentifs à la poésie qui se crée dans leurs langues respectives et le poète, pour ces peuples que l’Histoire a si souvent meurtris et déchirés, a été l’accompagnateur inspiré et souvent très efficace de leur indépendance durement conquise, après avoir été le noyau de la résistance à la mainmise étrangère et le porte-parole, au risque de sa vie quelquefois, de la libération revendiquée, synonyme pour eux de l’air qu’on respire, mobilisant ainsi les foules et les énergies. « Quand un jour un peuple veut la vie / force est au destin de répondre ! », proclame, contre la France, un vers célèbre de Abou’l Qassem al-Châbbi, le poète tunisien de vingt-cinq ans, de qui le poème dont ce vers est extrait deviendra par la suite l’hymne national de son pays. On voudrait citer les poètes algériens dont la parole souveraine a accompagné la guerre d’indépendance de l’Algérie. On voudrait citer, de Paul Eluard à René Char et d’Aragon à Pierre Emmanuel, les poètes français de la Résistance dont les mots ont été des talismans meurtriers contre l’hydre hitlérienne.

Ouverture ou résistance ? C’est bien plutôt de résistance et d’ouverture qu’il faudrait parler, l’une étant le complément de l’autre et toutes les deux interchangeables. Quoi qu’il en soit, le poète est égal à lui-même, à sa vocation d’astre. Char écrit en ce sens : « L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté ». Il n’y a pas là, me semble-t-il, de quoi mériter d’attiser la haine de tout ce qui est autorité et police envers cet innocent complexe qu’est le poète.[4] Peut-être est-ce à Keats que je demanderai les premiers éléments d’une raison, d’une justification éventuelle de ce rejet : « Le poète, écrit-il paradoxalement, est la moins poétique de toutes les créatures, car il n’est personne. Il cherche perpétuellement à se loger dans un corps ». Les autorités, la police n’aiment pas beaucoup ça : ce qu’elles veulent, on le sait, c’est un homme univoque, fût-il anonyme, avec une identité repérable confirmée par une carte sui generis. Le poète qui, pour être poétique, se doit d’être toutes les créatures, toute l’ouverture ouvrante, n’est peut-être personne, en attendant de naître à sa personnalité essentielle et irremplaçable. Or l’autorité, la police, qu’ont-elles à faire de la personne, de la dangereuse personne ? L’individu leur suffit. Lui, du moins, n’aura pas la tentation de leur susurrer irrévérencieusement à l’oreille la rengaine de Léon-Paul Fargue :

Dans le pays de Papouasie
J’ai rencontré la pouasie
La grâce que je vous souhaite
C’est de n’être pas papouète [5]

Salah Stétié

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[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal
[2] Friedrich Hölderlin : Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie Nationale, Paris, 2006.
[3] Cf. Salah Stétié : Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2002.
[4] René Char : Feuillets d’Hypnos, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[5] Léon-Paul Fargue : Pour la musique, Gallimard, Paris, 1919.

Charles Baudelaire

Conférence faite à la Sorbonne le 31 mars 2007 dans le cadre de la Journée de Célébration du 150ème anniversaire de la publication des Fleurs du Mal

LA DÉCISIVE RENCONTRE

Un adolescent de l’immédiat après-guerre à Beyrouth aimait la poésie. Il a quinze ans et il est en classe de seconde chez les Pères Jésuites du célèbre Collège Saint-Joseph de l’Université prestigieuse du même nom. Son manuel de littérature française, encombrant volume de plus de quatre cents pages et qui alourdira son cartable d’écolier de la classe de 3e à la classe de 1ère, manuel dont l’auteur est lui aussi un Jésuite réputé, ce manuel ne le satisfait plus. Il y a découvert Du Bellay et Ronsard, Racine et Corneille, Pascal (un peu), Bossuet (beaucoup), Lamennais (encore plus). Il y a découvert le malheureux Chénier de la pauvre Tarentine, mais non l’autre Chénier, celui du « Corse à cheveux plats » ; Hugo (beaucoup), Lamartine (encore plus) ; Musset (un peu), Vigny (beaucoup plus) ; Théophile Gauthier et Théodore de Banville ex- aequo ; l’Abbé Delille et Leconte de Lisle, victimes de leur homonymie relative et avançant l’un après l’autre à un siècle de distance près ; un seul poème sur « L’Azur, l’Azur, l’Azur ! » d’un certain Stéphane Mallarmé au-dessus duquel le Père Menassa, initiateur affiné, voire raffiné, fera à sa façon « le bond sourd de la bête féroce » ; un seul sonnet : « Je m’en allais les mains dans mes poches crevées » d’un incompréhensible voyou nommé Arthur Rimbaud expédié en un quart d’heure avec ses « souliers blessés » et « [son] pied contre [son] cœur » ; puis ce seront les grands, les très grands, les maîtres de la langue, de la pensée et de l’énergie du cœur : José Maria de Hérédia : Les Trophées ! Sully-Prudhomme : Le Cygne !, deux compères, ces deux-là, tous deux barbus et dont l’un, celui du volatile, a été honoré, nous fut-il dit, par un certain prix Nobel. Face à eux, et quoique catholique, un assez douteux Paul Claudel, distancé de loin par un magnifique et jamais lassé piéton d’alexandrins, toujours en quête d’une tapisserie, d’une Notre-Dame et d’une petite Jehanne de France : Charles Péguy. Après celui-ci, le déluge : la poésie française prenait définitivement ses grandes vacances devant cette borne en ciment armé.

Le petit Libanais, intuitif et rusé comme un petit Libanais sait l’être à l’occasion, ne croyait pas à une fin aussi piétonnièrement abrupte de la littérature et pressentait l’existence de trous noirs dans ce beau ciel à pléiades savamment équilibrées. Il va travailler à en avoir le cœur net, d’autant plus qu’il y a des poètes dans son ascendance et qu’il sait d’expérience que les poètes sont des désillusionnistes. Un vague parfum de découverte de l’Amérique, Amérique mentale s’entend, flotte autour de l’audacieux jeune homme. Il a un condisciple russo-iranien. Qui est, comme lui, fou de poésie et qui, à seize ans, a tout lu : cet ami lui remet discrètement, dans la cour de récréation – le surveillant en soutane distrait par un match de volley-ball – un petit ouvrage en bien mauvaise condition livresque et lui dit à voix basse : « Lis ça. Tu verras : ça change tout. » Notre ami libanais emporte le livre et le feuillette à la dérobée, chaque fois qu’il le peut, sous le battant du pupitre, son cœur lui aussi battant : c’est écrit sur la couverture la honte que cela pourrait devenir pour lui, ce livre, s’il était surpris à le lire : Les Fleurs du Mal. Auteur : Charles Baudelaire. Désormais Salah Stétié est perdu pour le scoutisme et colonisé à jamais (il le croit du moins) par le spleen. Il a enfin rencontré, d’un seul coup et en une seule lecture, sa part de feu.

*

Rencontrer Baudelaire pour la première fois, c’est recevoir la première gifle absolue de la poésie. Un certain nombre d’intuitions décisives transforme l’amateur, le lecteur, qui découvre soudain que ce qu’il croyait être la parole en son pouvoir d’incandescence, « la parole en érection » comme l’affirme Séféris, n’était, dans la plupart des cas, que l’art, souvent d’ailleurs honorable, de faire des vers. L’amateur croyait au corps de la langue et que celui-ci était capable de prouesses et voici qu’il découvre une autre réalité, voire une autre vérité, vérité seconde, à savoir que ce corps est d’écorché. Que c’est dans sa fragilité et sa vulnérabilité que le corps de la poésie est essentiel et touche à de l’essentiel, que la fleur de splendeur couvre le mal mais qu’elle ne saurait l’éliminer, ni même l’escamoter, que le « parler vrai » de la poésie est, comment dire ? son « parler noir ». Quelque chose comme un goutte-à-goutte où ce qui goutte est le sang, peut-être ce « mauvais sang » dont parlera un jour Rimbaud qui prétendra, lui, « posséder la vérité dans une âme et un corps » et qui, sur fond « d’horrible arbrisseau », en viendra – chacun le sait – à déchanter, en désenchantant le monde et même le merveilleux vertige de son propre poème. Mais si, pour Rimbaud, « Baudelaire […], roi des poètes, est […] un vrai Dieu », il me faut voir ce qui, pour moi – pardon du rapprochement – aura également contribué à l’installation de la divinité de Baudelaire au seuil de toute parole de poésie, nouvelle, récente ou future. Je voudrais évoquer trois raisons, parmi tant d’autres possibles, qui font de l’auteur des Fleurs du Mal notre contemporain éternel.

Le sentiment, voire la sensation instantanée, de la réalité réelle du paysage, la féminisation de celui-ci, et, en tout état de cause, son surgissement symbolique.

L’intense sensualité présente dans la négation même de la sensualité.

L’attestation du réel en tant que seul vrai lieu, éclairé cependant par le diamant surréel du souvenir.

J’envisagerai ces trois thématiques dans un continuum d’allées et de venues pour échapper au sinistre piège que l’on sait : celui de l’esprit du système qui fait tant de tort à la fluidité caractéristique de la réception poétique.

*

L’une des premières découvertes qu’on puisse faire à la lecture de Baudelaire et dans l’innocence de cette lecture première, c’est, dirais-je, la vérité de sa préhension du paysage, que celui-ci fût urbain ou qu’il fût, comme il arrive parfois, exotique. Avant Baudelaire, beaucoup de poètes, notamment à l’époque romantique, avaient sorti leurs pinceaux et leurs mots pour « décrire », et ils le faisaient d’autant plus volontiers que commençait alors cette mystérieuse relation qui va s’établir entre les poètes et les peintres, relation que nous, poètes de la modernité immédiate, connaissons bien et que nous pratiquons à l’occasion dans le cadre d’un mariage entre un texte et une représentation, cela qu’on appelle couramment le « livre d‘artiste » et qui est l’un des modes de notre formulation créatrice. Il arrive même que tel poète pré-baudelairien soit lui-même un grand peintre : je pense à Victor Hugo et à ses prodigieux lavis à l’encre. Reste que ces paysages sont des paysages imaginaires et que le « défaut » des paysages littéraires hugoliens, du moins de beaucoup de ceux qu’il a retenus dans sa poésie écrite est qu’ils sont eux aussi imaginés et, de quelque façon, rhétoriques. Ces paysages, pour « beaux » qu’ils soient, sont essentiellement illustratifs : ils accompagnent l’émotion et lui adjoignent leur orchestration propre plutôt qu’ils ne la précèdent et ne la déclenchent. Ce sont des paysages à signification générale qui ne traduisent, dans la plupart des cas, rien que du général, frayant ainsi la voie au symbolisme à venir, si splendide soit-il dans ses évocations, celui de Mallarmé par exemple, où le détail des choses n’a de matérialité que juste assez pour que ces choses, plus songées que vues, demeurent à une frontière incertaine et brouillée où, comme le dit Hérodiade, « la beauté [n’est] que la mort. » Rien de cette fragilité, de cette vulnérabilité, de cette émouvante référence concrète prompte à se flétrir et à disparaître – de cette « présence réelle » en un mot – qu’on ne verra pénétrer les mots de la poésie que dans certaines des œuvres du XXe siècle, celles – je cite au hasard – d’Apollinaire, de Cendrars, de Jouve, d’Eluard, de Gustave Roud, de Follain et de Char ainsi que, bien sûr, de Bonnefoy, de Du Bouchet ou de Jaccottet. Nerval lui-même, l’immense Nerval des Chimères, nous donne à voir des paysages, merveilleux certes, mais ce sont là paysages de synthèse, de lumineuse et pathétique synthèse. Les paysages en prose de Sylvie et du Voyage en Orient, c’est tout autre chose : c’est aussi vu que « Les Choses vues » de Victor Hugo, que les grandes fresques paysagères de Lamartine, sorti pour une fois de son « Lac » pour aller, lui aussi, regarder vivre l’Orient de près. C’est Baudelaire pourtant qui, le premier, voit et formule à vue. Il faut relire dans Les Fleurs du Mal, puisque c’est de ce livre qu’il s’agit, il faut relire pour l’amour de Paris, et pour le terrible spleen qui fait l’âme et le mystère de cette ville, « Chant d’automne », il faut relire « Spleen » (LXXV) et l’autre « Spleen » (LXXVIII) et, bien évidemment, l’ensemble des Tableaux parisiens, notamment « Paysage » (LXXXVI), « Le Soleil » (LXXXXVII), « Le Cygne » (LXXXIX), « Les Sept vieillards » (LC), « Les Petites vieilles » (XCI), « À une passante » (XCIII), « Le Crépuscule du soir » (XCV), « Le Jeu » (XCVI), « Le Crépuscule du matin » (CIII), et les autres, tous les autres textes de ce très long poème à cent actes divers. Dans « Crépuscule du matin », par exemple, cette étonnante suite de notations vraies, happées sans caméra ni appareil enregistreur, suite en quoi la ville vit :

Les maisons ça et là commençaient à fumer Les femmes de plaisir, la paupière livide, Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ; Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids, Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
Puis la tonalité poétique s’accentue et s’amplifie :
C’était l’heure où parmi le froid et la lésine s’aggravent les douleurs des femmes en gésine ; Comme un sanglot coupé par un sang écumeux Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ; Une mer de brouillards baignait les édifices, Et les agonisants dans le fond des hospices Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux. Les débauchés rentraient, brisés par leur travaux.

En dernier lieu, ce finale, superbe, entre imaginaire mythique et réalisme désespéré et plat, – plat magnifiquement :
L’aurore grelottante en robe rose et verte S’avançait lentement sur la Seine déserte Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

Baudelaire est aussi, en poésie, l’inventeur de l’Île, paysage vécu et concept, ayant sans doute parmi ses proches inspirateurs antécédents Bernardin de Saint-Pierre et Évariste Parny, et parmi les plus illustres de ses descendants « insulaires », un peu Mallarmé, Rimbaud quelquefois et, somptueusement, André Breton, auteur de Martinique, charmeuse de serpents. Ainsi que, bien évidemment, selon son propre registre et sa thématique propre, le flamboyant Saint-John Perse. Baudelaire a eu, de l’île, une expérience aussi fascinée et violente que directe : son voyage de 1841 à Maurice et à la Réunion. Il avait vingt ans, et il ramènera de ce brûlant séjour, outre des souvenirs incomparables et une nostalgie que ne le quittera jamais, la syphilis. L’île est présente déjà en filigrane, et comme une promesse à honorer, dans le poème V de « Spleen et Idéal » : « J’aime le souvenir de ces époques nues… » ; elle est présente dans « La Vie antérieure » (XII), et surtout dans « Parfum exotique » (XXII) :

Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux ; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

Elle est présente, voluptueusement, dans « La Chevelure » (XIII), chevelure où le poète « hume à longs traits le vin du souvenir » ; elle est présente, à travers l’évocation de Jeanne Duval, « la chère indolente », dans « Le Serpent qui danse » (XXVIII) ; elle est là, aussi, bien sûr, en nostalgie maximale, dans « L’Invitation au voyage » (LIV), même si, dans ce cas, c’est la Hollande la figuration de l’île ; elle est là, également, dans « À une dame créole » (LXI) ; elle est là, sur le mode mythique mais à contre-jour et en contre-valeur, dans « Un Voyage à Cythère » (CXVI), qui ruine atrocement tout rêve d’un paradis perdu lequel serait resté intact de tout mal ; elle apparaît une dernière fois à travers deux ajouts à la troisième édition : « À une Malabaraise » (CXXXIII) et « Bien loin d’ici » (CLIV) :

C’est ici la case sacrée Où cette fille très parée Tranquille et toujours préparée
D’une main éventant ses seins, Et son coude dans les coussins, Ecoute pleurer les bassins ;
C’est la chambre de Dorothée – La brise et l’eau chantent au loin Leur chanson de sanglots heurtée Pour bercer cette enfant gâtée.
De haut en bas, avec grand soin Sa peau délicate est frottée D’huile odorante et de benjoin – Des fleurs se pâment dans un coin.

L’île, ainsi que la psychanalyse nous l’apprend, est l’un des symboles majeurs du féminin : par son isolement qui fait d’elle un inaccessible, par toute l’eau qui l’entoure, liquide lié au principe-femme, et par sa luxuriance supposée, espérée, sollicitée. Très souvent dans la poésie de Baudelaire, au-delà des éléments descriptifs concrets et quel que soit le thème du poème, c’est une femme qui condense le diamant du paysage, qui apparaît comme la pointe taillée qui en oriente le sens et l’éclat, à la façon dont cela – cette technique – se retrouvera plus tard dans certains poèmes paysagers de René Char, parmi les plus significatifs (à titre d’exemple : « Congé au vent », dans Fureur et Mystère). Chez Baudelaire, c’est la femme identifiée et identifiable (Jeanne Duval, Marie Daubrun, Madame Sabatier, la mystérieuse Berthe, Dorothée…), ou seulement l’anonyme hasardeusement présente, oui, c’est elle, la femme, qui prend en charge et donne son coeficient (positif ou négatif) à l’espace environnant : la négresse du « Cygne » par exemple,
…amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard… (LXXXIX).

Ce personnage inattendu, dans le lieu le plus noble qui soit, celui de la cour du Louvre – parmi palais neufs, échafaudages et blocs – tire à lui et concentre en lui toute l’histoire de la splendeur de l’Occident, convoquant du même coup ceux que ce même Occident écrase de son avancée. Et, au-delà de l’Occident, c’est le malheur général de notre condition qui est rappelé à travers l’ensemble de l’évocation, paysage en déconstruction et reconstruction reflété dans le ou les mythes de l’histoire en général et, par l’interpellation d’Andromaque ou la nomination d’Ovide, de l’histoire littéraire en particulier. C’est aussi pour le poète, à travers le prisme du souvenir, l’inscription dans sa mémoire blessée d’une magnificence de pierres marquées à jamais par le surgissement d’une pauvre inconnue. Mais « l’enfant », « la sœur » de « L’Invitation au voyage », « la noble enchanteresse » du « Beau navire », la « mère des souvenirs » du « Balcon », la propriétaire de la splendide « chevelure » dans ce pays – une île sans aucun doute – « où l’arbre et l’homme, pleins de sève / se pâment longuement sous l’ardeur des climats », la jeune femme de « Parfum exotique », toutes celles-là signent aussi le paysage et, sans leur présence, celui-ci, désérotisé, perdrait beaucoup, peut-être même le tout de son pouvoir de beauté évocatoire et incantatoire. Présence réelle de toutes ces femmes – des « passantes« , selon la terminologie du poète, et même des « fugitives » – qui confirment, par leur apparition, la vocation d’un endroit déterminé, d’un temps annoncé ou dénoncé, lesquels cependant, temps et lieu, connaissent, par la magie du poème, et pour éphémères qu’ils fussent, le suspens de ce que Breton appellera un jour une « explosante fixe ». « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel » dira, de son côté, René Char, résumant en une formule incisive ce qui aura été, pour Baudelaire, tout à la fois approche de vie, ontologie et esthétique. Et, comme elle le sera explicitement pour plusieurs, dont Claudel, Jouve, Breton et Char – peut-être aussi, avant eux et plus naïvement, pour Rimbaud, dans quelques poèmes des Illuminations : « Royauté » (IX), « Bottom » (XXIV), « H » (XXV), « Déviation » (XXXVI, « Fairy » (XXXVII) –, la femme aura été pour Baudelaire, consciemment et inconsciemment, la marque qui donne aux êtres, endroits et objets du monde la valeur et la signification qui les désignent, femme compensatrice et médiatrice, médiatrice pure quelquefois et plus souvent impure, – mais qu’y faire ? Saluons au passage le signe de la « pure » : « Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau », nous est-il dit (XLII), et aussi, dans « Le Flambeau vivant » (XLIII) :

Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés ; Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères, Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Engagement dans la réalité, attachement au paysage comme étant le cadre de tout le reste, féminisation de ce paysage pour des raisons intuitives de conversion et d’interprétation spirituelles autant que de concentration et de synthèse formelles, passage par la verticalité induite de l’instant à l’éternité, toute la modernité poétique – tout le destin et tout le sens de la poésie – est là, vécu, senti, pensé, exprimé par Baudelaire. Les Fleurs du Mal sont Bible et Évangile de toute écriture poétique responsable et lieu de recueillement pour tout poète capable d’une autre expérience que celle de cet émerveillement béat que certains prennent pour la poésie. « Mauvais poète tient boutique d’émerveillement », ai-je écrit. L’auteur des Fleurs du Mal ne fréquente pas cette boutique-là. Il ne fréquente, d’ailleurs, aucune boutique. Il est piéton dans les rues de Paris ; ses ailes de géant l’empêchent de marcher ; il est comme le roi d’un pays pluvieux, il sillonne gaiement l’immensité profonde ; sa jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage ; il est aux pieds d’une reine un chat voluptueux ; il sait l’art d’évoquer les minutes heureuses ; amoureux pantelant incliné sur sa belle, il pleure, insensé, parce qu’il a vécu ; et le vers rongera, pareil à un remords, la peau de celle qu’il aime.

Et, dans cela, dans tout ce réalisme à la fois cruel et magique, quelle place pour les « Correspondances », ces admirables et mystérieuses liaisons dont Baudelaire se trouve être, pour chacun de ses lecteurs, le révélateur et le prophète ? Le grand, l’étrange paradoxe est là. Le poète de la vérité du quotidien, avec les lourdeurs de celui-ci et ses opacités, ses cruautés, ses envols aussi et ses légèretés, ses haines et ses remords, est, en outre, – étonnamment, pleinement, paradoxalement (cela depuis toujours, depuis ses premiers vers) le poète du sens et de l’espace seconds, du temps second, d’ici l’ailleurs. L’intuition baudelairienne des correspondances, on sait que l’un de ses aspects théoriques nous est donné dans la lettre de l’auteur des Fleurs du Mal à Toussenel (le 21 janvier 1856) : « Il y a bien longtemps que je dis que le poète est souverainement intelligent, qu’il est l’intelligence par excellence, – et que l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance… ». Baudelaire n’est pas, on le sait, le premier – loin de là – des poètes de son temps ou du temps d’hier à formuler une telle intuition panthéistique et mystique : beaucoup de poètes, prosateurs, hommes habités par le spirituel ont, dès l’origine de temps proférateurs et souvent profanateurs, pressenti la présence de la plus vaste des toiles d’araignée, toile d’intelligence sensible, intelligence et sensibilité qui, du fait même de leur exhaussement intellectuel, ne s’expriment ordinairement qu’en termes généraux, si même, comme il arrive, ardemment philosophiques. Le miracle, le mystère de Baudelaire, de celui pour qui « tout […] devient allégorie », c’est que ce tout, précisément, qui s’épanouit en une considération d’essence générale – inévitable dans le cas d’un grand poète que cette propension à la généralisation –, que ce tout donc est enraciné dans le détail réel, dans l’immédiate expérience, dans le temps vécu et que c’est à partir de cet enracinement-là, d’un instant, d’un « éclair » dit Baudelaire, dira Char, que l’universel en vient à visiter la langue. C’est la leçon même, si l’on ose parler de leçon, de « À une passante » (XCIII) :
La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue, Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair– puis la nuit ! – Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
Ne parlons pas, à propos de ce poème célèbre, de symbolisme non plus que de correspondances, bien qu’en filigrane l’un et les autres existent en leurs deux dimensions, l’horizontale et la verticale.

Car, dans ce poème, symbolisme et correspondances restent discrets : moins significatifs en tout cas qu’ils ne le sont dans tant d’autres textes, de « Tout entière » (XLI), du « Cygne » (LXXXIX) aux « Chats » (LXVI), d’« Obsession » (LXXIX) aux « Aveugles » (XCII), d’un « Voyage à Cythère » (CXVI) au « Voyage » tout court (CXXVI). Plus riches et expressives que le symbolisme, dont la postérité sera si grande, ce sont les correspondances baudelairiennes qui retiennent et fascinent : on les retrouve dans les textes les plus intenses, les plus lyriques, les plus bouleversants, ceux qui sont le plus directement issus de la matrice mémoriale-immémoriale. Celle-ci est la mine, la veinée d’or, la productrice de lumière adamantine autant que crépusculaire. Le souvenir est le laboratoire central de la poésie baudelairienne, là où se tiennent, pour le dégagement de l’essentiel, cornues et alambics. Baudelaire ne voit que ce qui est derrière son dos, ce qui est déjà passé, ce qui fut et qui désormais ne rayonne plus que « dans les années profondes », invention de poésie qu’il transmettra après lui à Rimbaud, à Blaise Cendrars par moments et, de façon plus significative, à Pierre Jean Jouve. Ces poèmes sont connus de nous tous et chacun de nous, à son heure, se murmure comme faisant partie de lui-même et comme issu de sa propre mémoire, tel ou tel texte préféré. L’étrangeté miraculeuse du langage de poésie réside dans sa familiarité, dans le fait qu’il semble avoir été toujours là, inscrit dans nos circuits affectifs et mentaux, reproduisant des schèmes et des comportements qui sont, dans le temps suspendu, les nôtres, signes intégrés à la tapisserie impalpable de nos vies, évidences rayonnantes et obscures, – rayonnantes d’être obscures. Qui donc ne s’est réfugié, à l’occasion, comme en territoire personnel et intime, dans les mots (je cite au hasard) de « La Vie antérieure » (XII), dans ceux de « Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne » (XXIV) ou bien ceux du « Balcon » (XXXVI), ou ceux de « Réversibilité » (XLVI), ceux d’ « Harmonie du soir » (XLVII), ceux du « Beau navire » (LII), ceux – si déchirants – de « Chant d’automne » (LVI) et de tant d’autres joyaux absolus et mortels, en qui se retrouvent le profond paradoxe de notre condition et, au sein de cette condition, du seul paraphe du destin personnel de chacun, destin brouillé, destin identifiable ? Lire Baudelaire, c’est se pencher sur ce « Puits de vérité, clair et noir » (LXXXIV) qu’alimente, entre nous tous, une nappe phréatique commune, présente intellectuellement dans l’ensemble de nos mythes, et dont la psychanalyse, notamment freudienne, n’en finit pas d’explorer les coins, les recoins et les profondeurs.

L’inconscient, dont Baudelaire a pressenti la formidable pression, ce dont témoignent, entre autres, Mon cœur mis à nu et Fusées, mais aussi bien des fragments des Fleurs du Mal et même des poèmes entiers tel le surréalisant « Rêve parisien » (CII), l’inconscient est pour le poète, si lucide par ailleurs, si terriblement lucide, le lieu de tous les escamotages.

Baudelaire, poète désirant, chante fastueusement le désir quand celui-ci répond aux conditions de son exigence désirante, mais, par bien des moyens dont il dispose, il tente d’échapper aux effets (et aux méfaits) du désir si l’objet de celui-ci l’importune et le déçoit, lui qui, en fait, est si peu véritablement désirant et cela, entre autres motifs dont beaucoup d’avouables, pour les inavouables raisons physiologiques qu’on sait. Baudelaire échappe au désir de deux façons, et par le recours, dirai-je, à deux techniques moins improvisées que vaguement conscientes et volontaires. Il y échappe quelquefois par la sublimation et par l’excès qui, l’une et l’autre, désarment le porteur de désir, soudain réduit à ses minima subis comme tels ; ainsi, à titre d’exemple, de l’arrière-pensée présente dans « La Géante » (XIX) :
Du temps que la Nature en sa verve puissante Concevait chaque jour des enfants monstrueux, J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante, Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux,
le poète rêvant, en finale du poème, de « dormir nonchalamment à l’ombre [des] seins » de l’aimée démesurée, « comme un hameau paisible au pied d’une montagne ». La sublimation, ça peut être plus classiquement l’exaltation de l’aimée, avec majuscules à l’appui, comme dans le pièces XLII et XLIII, adressées à la Présidente et dans lesquelles Madame Sabatier, « flambeau vivant » est aussi « l’Ange gardien, la Muse et la Madone » ; ça peut être aussi, comme dans « Les Yeux de Berthe » (CLII), la célébration emphatique d’un détail significatif de l’aimée : « Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres / Beaux yeux de mon enfant… ». À l’inverse, le souligné d’un trait de caractère de l’aimée peut décourager la communion et provoquer une forme d’exaspération qui induit une prise de distance et même un contre-désir, désir substitutif, capable de déclencher « l’appareil sanglant de la Destruction », comme dans « À Celle qui est trop gaie » (CXXIX), poème en qui Baudelaire, avant de rêver à un mode criminel de rite sexuel, se laisse aller à cet aveu : « Je te hais autant que je t’aime ! ». C’est également cette même balance entre l’amour et la haine qui règle la machinerie complexe d’un texte comme « À une Madone » (LVII), pour citer un exemple parmi d’autres. Ainsi, dans les Fleurs du Mal, souvent désir et contre-désir se complètent et se contredisent dans un jeu subtil d’équilibre fragile en quoi la splendeur de la femme aimée est comme annulée par la déchéance de l’homme aimant : c’est cela qu’on peut lire dans «Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle / Femme impure ! » (XXV), dans « Semper eadem » (XL), dans le sublime « Réversibilité » (XLIV), dans « L’Aube spirituelle » (XLVI), dans « L’Irréparable » (LIV), dans « Causerie » (LV), dans « La Destruction » (CIX), tous textes déjà mentionnés. Mais la meilleure façon de ne pas se laisser piéger par le désir, l’inabouti désir, désir de désir en quelque sorte, ne serait-ce pas de créer autour de celui-ci le faisceau de raisons négatives qui, dès le départ, font de lui un mauvais gage et une occasion manquée ? C’est ici ruse négative justement, exact pendant de la sublimation, ainsi que forme accentuée de la dévalorisation de soi que l’inconscient baudelairien s’invente pour désaltérer l’amour à même l’eau saumâtre de la honte : plusieurs pièces des Fleurs du Mal portent témoignage de cette équation inversée. Je crois voir une telle équation dans « La Destruction » que je viens de citer ; mais je la vois avec plus de cruelle précision encore dans « Duellum » (XXV), dans »Le Flacon », dans la douloureuse pièce XXXII où le poète, dès le lancer du poème, exprime une irrémédiable volonté de défaite :
Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu, Je me pris à songer près de ce corps vendu À la triste beauté dont mon désir se prive.
Baudelaire, en amour et dans les entrelacs du désir, joue tragiquement au jeu de « qui perd gagne ». Il est, dans toute la poésie française et peut-être dans toute poésie, le seul à avoir pratiqué avec constance et conviction ce très sombre jeu-là. Amère victoire que la sienne et que rien au fond ne garantit comme salvatrice, – sinon que la poésie, que la beauté sont, dans l’inutilité probable de leur sens, les seules valeurs qui fondent l’homme en son humanité :
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité, Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité ! (« Les Phares », VI)
J’ajoute que je ne suis pas loin de penser que le poète des Fleurs du Mal est de ceux pour qui la victoire de la beauté, celle de la poésie – c’est même chose – est une victoire de l’Esprit. De quel Esprit s’agit-il ? Je n’en sais trop rien. Lui-même utilise souvent ce mot comme substantif ou sous sa dérivation adjective. Je suppose que l’Esprit est une étape, une oasis dans l’infini désert où se tient la Divinité, peut-être même est-il le lieu de résidence de celle-ci et se confond-il avec elle. L’Esprit est la force qui nous permet, dans le tragique de notre condition humiliée, de continuer à nous tenir à peu près debout. L’extrême modernité de cette position spirituelle de Baudelaire nous le rend encore plus proche que le fait même de sa poésie, – si moderne d’inspiration et de ton que soit celle-ci par ailleurs. J’ai parlé, évoquant cette poésie, de l’équilibre instable qui est si souvent le sien, tiraillée qu’elle est entre deux contraires. Parfois, les contraires se rejoignent et se dissolvent l’un dans l’autre, l’amour dans le désir, le désir dans l’amour, le temps dans l’éternité, le mal de vivre dans la sérénité de l’être, la lumière dans la montée du soir. Les poèmes les plus saisissants, le plus intensément lyriques de Baudelaire, sont ceux qui appartiennent à cette catégorie-là de son inspiration : je pense notamment – les ayant, déjà, plusieurs fois évoqués – à « La Chevelure » (XXIII), au « Balcon » (XXVI), à « Harmonie du soir » (XLVII), à « Causerie »(LV), à « Chant d’automne » (LVI). Dans quatre de ces cinq poèmes, est inscrit le mot « souvenir » et, dans le dernier des cinq, le souvenir est déjà là, s’apprêtant à cristalliser, en futur proche et déjà rétrospectif. Et l’aimée du « Balcon » n’est « maîtresse des maîtresses » que d’être, en premier lieu, la « mère des souvenirs » : c’est bien la mémoire le plus secret laboratoire baudelairien, celui en qui tout, fût-ce la boue, se convertit en or.

*

« Je cherche l’or du temps », dira, après Baudelaire, André Breton. Tous cherchent. Quelques-uns trouvent.

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