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Prix Saint-Simon 2015 L’Extravagance, Mémoires

« L’extravagance », Mémoires, vient de paraître aux éditions Robert Laffont Prix Saint-Simon 2015

Poète, essayiste, diplomate, S. Stétié est l’une des figures marquantes de la littérature francophone libanaise. Il dévoile ici l’histoire de sa destinée et le spectacle du monde, revenant sur plus d’un demi-siècle d’histoire littéraire, aux personnages essentiels qu’il a côtoyés dans les domaines artistiques et politiques.

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« l’extravagance » est désormais dans toutes les bonnes librairies !
Le mot de l’éditeur : « Poète de premier ordre, esthète, homme d’action et diplomate –  » ambassadeur d’un incendie « , résume-t-il en pensant à sa terre du Liban, qu’il a représentée en France, en Hollande et au Maroc -, Salah Stétié est issu de deux civilisations elles-mêmes matrices de plusieurs cultures. L’une méditerranéenne et orientale ; l’autre française et essentiellement occidentale. Très jeune, Libanais par son milieu familial, il s’est senti Français par la pratique d’une langue apprise dans les meilleures universités de Beyrouth et de Paris. Dès ce moment-là, il s’est lié, sur chacune de ces rives, aux plus grands poètes des années 1950 et 1960 : d’un côté, Georges Schehadé et Adonis ; de l’autre, Édouard Glissant, Pierre-Jean Jouve, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, René Char entre autres. Ses Mémoires livrent, sur plus de 800 pages, un témoignage puissant et lumineux relatif à plus d’un demi-siècle d’histoire littéraire, aux personnages essentiels qu’il a côtoyés dans les domaines artistiques et politiques, comme aux pays et aux êtres qui l’ont nourri et accompagné. Mais, au-delà du simple exercice consistant à rassembler ses souvenirs, l’auteur a voulu s’immerger au coeur de son être et de son identité, pour élucider son propre secret – secret  » lié, écrit-il, à la profondeur insondable que chacun est « . L’ouvrage est porté par un style ample, voluptueux, parfois mordant et ironique, à la hauteur de cette épopée intime où se mêlent les peuples et les continents, les plus grands créateurs et les derniers géants de l’histoire, la tragédie des guerres les plus dévastatrices et les rêves de fraternité les plus exaltants, les bonheurs de l’enfance et les épreuves du temps. Publié sous un titre inattendu, L’Extravagance, mais qui reflète bien le sentiment que lui inspirent à la fois l’histoire de sa destinée et le spectacle du monde, l’ouvrage de Salah Stétié est un véritable monument qui devrait enfin apporter à cet auteur majeur, injustement méconnu du grand public, une consécration plus large que celle qu’il a obtenue jusque-là. »
livre ouvert

Salah Stétié, le monde post-humaniste

« Le monde post-humaniste »

Peu avant que la Bibliothèque Nationale de France ne lui rende hommage dans une exposition, un entretien exclusif avec le grand poète franco-libanais Salah Stétié. Premier extrait : le « Nouveau Monde »? Une civilisation post-humaniste. L’exposition sera visible à partir du 5 mars et l’intégrale de l’entretien bientôt sur un nouveau média, lenouveaucombat.fr 


Salah Stétié, le monde post-humaniste par lenouveaucombatfr

Abdelwahab Meddeb reçoit Salah Stétié pour parler de Râbi’a Al’adawiyya pour Cultures d’Islam, une émission de France Culture diffusée le 19 décembre 2010.

Ritta Baddoura « Salah Stétié, tisseur de passerelles »

in Le Monde des livres, 29 octobre 2009

C’est un itinéraire intime et audacieux dans l’oeuvre de Salah Stétié que propose En un lieu de brûlure. Avec cette publication, le poète et essayiste libanais intègre sa place auprès des « grands vivants » de la collection « Bouquins », chez Robert Laffont. Il établit des passerelles, qui sont autant de filiations, entre cultures et genres littéraires.

Pierre Brunel signe la préface de ces œuvres choisies sous la direction de Stéphane Barsacq. Ensuite, c’est Salah Stétié lui-même qui présente son « autobiographie à vol d’oiseau », d’une voix que l’âge rend encore plus lucide. En un lieu de brûlure rassemble, au coeur de quatre grands domaines (poésie, essais, aphorismes et inédits), des livres pour la plupart introuvables, comme Ur en poésie (Stock, 1980), remarquable écrit de théorisation poétique, des récits de voyage, ainsi que Lecture d’une femme, unique roman de Stétié.

en un lieu de brûlureOn trouve aussi dans ce volume quelque 300 pages d’inédits, autour de grands écrivains – Cioran, Jouve, Mandiargues, Du Bouchet – que l’auteur a connus et dont il parle avec la reconnaissance d’un insatiable lecteur.
Salah Stétié aura 80 ans en décembre prochain. Né à Beyrouth, il y fait des études de lettres et de droit, et suivi l’enseignement de Gabriel Bounoure (1896-1969). En 1951, une bourse lui permet de s’inscrire à la Sorbonne. À l’enseignement « poétique » de Bounoure à Beyrouth, succédera « l’enseignement mystique et fortement engagé » de Louis Massignon (1883-1962) à Paris. Par ces rencontres déterminantes, le jeune Stétié redécouvre les grands mystiques de l’islam et élit le français comme sa langue privilégiée d’expression. De retour à Beyrouth en 1955, il s’adonne à l’enseignement et fonde « L’Orient littéraire et culturel », supplément hebdomadaire du quotidien politique de langue française L’Orient. Par la suite, il entre dans la carrière diplomatique – il occupera notamment le poste de délégué permanent du Liban à l’UNESCO.

Salah Stétié a accompli la traversée inverse de Rimbaud et de Nerval : celle qui porte le feu de l’Orient vers l’Occident. Il est l’un des rares écrivains arabes qui ait, à partir de sa tradition propre, réalisé en français la rencontre originale de la tradition littéraire française, du romantisme allemand et des mystiques soufie et zen.
La poésie de Stétié est une écriture des sensations primitives : tout ce que le corps éprouve et retient pour poser les repères de l’espace et du temps. Cette écriture naît de l’excès du rien. Elle exprime ce qui, de l’Univers, est aspiré par le trou noir. Elle interroge l’origine, s’aventure dans l’obscurité première, celle qui précède l’explosion de vie, et cela donne à ses mots l’éclat et la célérité de la lumière.

La poésie japonaise au miroir de la poésie occidentale

Conférence donnée à Kyoto à la Fondation Inamori, avril 2008

Tout dans la poésie est lié à une conception du temps et de l’espace. Ce sont là, espace et temps, les deux dimensions essentielles de l’être-en-poésie. Celle-ci, la poésie, n’est-elle pas, précisément, et avant toute autre délimitation de sa nature, le dit fondamental de l’homme, sa pulsion de vivre, son ex-pulsion dans le verbe qui est miroir de l’homme, sensible et vivant miroir ? C’est donc, avant toute autre analyse circonstancielle, à considérer ces deux dimensions à leur jointure et dans leur conjonction qu’il faut tenter la saisie de la palpitation poétique, sa pierre de fondation, sa raison d’être. À l’intérieur de ce cadre mental, et mystérieusement affectif, constitué par la philosophie, plus ou moins consciente, des deux dimensions par lesquelles l’homme et sa poésie sont régis. L’homme et sa poésie ? Il serait plus juste et plus légitime de parler de l’homme et sa condition, dont la poésie est la figure la plus intensément dévoilée dans la langue. Certes, le temps et l’espace sont nos deux déterminations primitives et premières, mais c’est à toutes les circonstances, à tous les événements – certains prétendus extérieurs, d’autres affirmés intérieurs – que la poésie alimente son feu et fait fulgurer sa glace. Car tout, de la poésie, est contradiction et paradoxe, paradoxe qu’il lui appartient de désarmer en vue d’un calme à obtenir, d’une réconciliation et d’une paix à signifier entre l’homme et le monde, entre l’homme et lui-même au travers des mots. L’objet de la présente réflexion, nécessairement difficile et périlleuse, car difficulté et péril sont dans la nature des choses, est de s’essayer à débrouiller cet écheveau fait de beaucoup d’impondérable et, entre Occident et Orient, entre poésie française et européenne, d’une part, poésie d’extrême Asie et plus précisément japonaise, d’autre part, de marquer affinités et divergences, – les divergences de toute façon, me paraissant plus remarquables que les accointances, alors même que celles-ci existent, et fortement.

L’existence du temps suppose le contrepoids d’un intemporel. Celle de l’espace le contrepoids d’une non-spatialité. À l’ici-maintenant qui est, depuis notamment Baudelaire, le site de la poésie française et, partant de lui, de la poésie européenne dans son ensemble, répond l’ici-toujours de la poésie japonaise (ou chinoise ou même indienne) qui semble avoir fait, depuis qu’elle s’inscrit dans la langue, un vœu d’éternité. Non pas vraiment d’éternité, d’intemporalité plutôt, mais au niveau d’une vie d’homme où dans le court laps que cette vie constitue, intemporalité et éternité se confondent. De par ce fait, l’ici de la poésie japonaise se métamorphose, éclairé à la lampe intemporelle de son toujours, en une sorte d’ailleurs, ailleurs-ici en quelque sorte, dans une relation complexe entre l’instant qui est l’occurrence du poème, waka, tanka ou haïku, et le dépassement de l’instant. Processus en forme d’éclair, miracle de l’intuition, nous en trouverons de saisissantes illustrations – Bashô, Buson, Issa, et tous les autres – dans la totalité du paysage classique de la poésie nippone ainsi que dans la perpétuation de celle-ci au sein de l’inspiration contemporaine. N’est-il pas vrai, en effet, que l’un des paradoxes de la pensée japonaise, et de la sensibilité qui lui sert de support, est l’attachement comme inébranlable de la permanence au cœur même de l’impermanence et l’ancrage de l’homme, malgré tout, dans les dilutions de l’instant, surtout si celui-ci est instant d’exception ? Ici, je ne peux m’empêcher de songer à certains aphorismes de René Char qui, par merveilleuse attenance, pourraient, au-delà d’Héraclite si souvent invoqué, rappeler – sur un autre mode, bien sûr, et pour une tout autre chambre d’échos – tel trait bref et brûlant contracté à la façon d’un haïku comme, à titre d’exemple, ce propos : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». La poésie traditionnelle japonaise n’a jamais rien dit d’autre.

Revenons-en au père de toute la poésie française et européenne moderne, à Baudelaire. Avant lui, la poésie de l’Occident habitait, depuis la Renaissance – en France, en Italie, en Angleterre – une sorte d’empyrée. Idées platoniciennes, idées pures, récits fabuleux venus de l’Antiquité grecque et latine, mythologies hors saison, se mélangeaient avec conviction à certains événements de la vie vécue, celle des Français Ronsard et Du Bellay, de l’Italien Pétrarque, l’amant de Laure, des Espagnols Quevedo et Gongora, des Anglais John Donne ou Shakespeare – celui des « Sonnets » aussi bien que celui des admirables pièces – et alors, pour en revenir au domaine français, c’est ensuite le règne de la poésie désincarnée et comme d’absolue musique de Jean Racine. Pour dire la chair, le sang et le feu des passions. Poésie des tragédies de Racine qui annonce, à deux siècles de distance, le plus pur de Mallarmé et de Valéry et aussi, toujours la musique, poésie du violon mélancolique d’Apollinaire. Baudelaire, avec la publication il y a cent-cinquante ans des Fleurs du Mal, en 1857, avait brutalement cassé le moule antique et, malgré sa prégnante nostalgie platonicienne, décidé (a-t-il eu vraiment à décider ?) de rompre avec Platon et de réintégrer dans l’œuvre, outre le pauvre temps des hommes, leur pauvre lieu, leurs ici-maintenant boueux et sanglants, marqués du sceau du péché originel qui est, terrible, le signe de leur exil. Peut-être dans le livre-mère de la poésie française moderne, le texte qui exprime le mieux la violente déperdition d’être dont je parle est-il le poème LXXXIX, magnifique moment des « Tableaux parisiens », intitulé « Le Cygne » :

I

Andromaque, je pense à vous ! – Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L’immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. – Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel) ;
Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s’étalait jadis une ménagerie ; Là je vis un matin, à l’heure où sous les cieux Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le cœur plein de son beau lac natal : « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre ? » Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s’il adressait des reproches à Dieu!

II

Paris change ! mais rien dans ma mélancolie N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m’opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous, Andromaque, des bras d’un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ; Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard ; À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !

On voit par ce poème, symbolique de toute la modernité occidentale, marquée, ai-je dit, du signe du péché originel, à quel point la poésie se trouve mélangée au malheur de la condition humaine, exil terrestre de la créature faite de souffrance et de précarité parmi les ruines visibles et vérifiées du monde, représentatives de la dispersion et de la mutilation spirituelle advenues. L’humanité, prise au piège du temps et de l’espace, s’éprouve comme abandonnée, impuissante à découvrir en son for intérieur ou dans le grand dehors, les résistances dont elle a besoin pour subsister et trouver les appuis nécessaires à l’affirmation de son identité, humanité en creux, dirait-on, et qui, comme le Baudelaire du Spleen de Paris, rêve d’un « n’importe où hors du monde ». La poésie japonaise, elle, est au monde, c’est l’ici-maintenant son appui et le sens de son dit, – sa raison d’être sur quoi je reviendrai. Pour elle, toute de brisures pourtant et d’éclats brefs, il n’y a pas, comme pour l’auteur des Fleurs du Mal, d’« irréparable », d’« irrémédiable », titres de deux poèmes douloureusement fastueux.

« L’irréparable », « l’irrémédiable » sont catégories du temps : ils dénoncent un après qui aura disposé d’un avant et soulignent, entre les deux, la détérioration subie. Le poème japonais – haïku, waka ou tanka – évite, avec une remarquable légèreté, cet enlisement ou plongée négative, cette « chute dans le temps » comme aurait dit Cioran, lequel écrit par ailleurs, refusant les dons de la grâce immédiate : « Être, c’est être coincé »[1], ou encore : « Pendant quelques minutes je me suis concentré sur le passage du temps, toute mon attention rivée à l’émergence et à l’évanouissement de chaque instant. À vrai dire, mon esprit ne se fixait pas sur l’instant individuel (qui n’existe pas), mais sur le fait même du passage, sur l’interminable désagrégation du présent. On ferait cette expérience sans interruption pendant toute une journée, que le cerveau se désagrégerait à son tour ». Cette expérimentation du temps, liée à la subjectivité malheureuse, est aux antipodes de l’expérience de l’instant d’illumination concrète qui est la pratique constante du haïku, lequel parvient à consumer, rien que par le laps inducteur que constitue sa lecture, le fragment d’espace et de durée qu’il retient et restitue dans un éclair. Éclair dont on aimerait dire qu’il est « objectif », comme tente d’être objectif, dans la récente poésie française, tel texte bref de Francis Ponge – « L’œillet , la guêpe , le mimosa » par exemple[2] –, Ponge qui, contre le parti pris d’intériorité de notre poésie en général, a décidé de prendre, lui, une fois pour toutes, le parti des choses, exprimant le vœu que celles-ci parlent dans des mots enfin débarrassés de l’homme. Il y a de l’esprit du haïku dans cette conception « matérielle », je veux dire étrangère à tout investissement sentimental, lors même que la poésie pongienne ne doit qu’à la tradition française de la rhétorique descriptive, en l’espèce profondément renouvelée. Mais l’esprit du haïku, celui de la brièveté expressive qui caractérise la poésie japonaise, on le retrouve ici, toutefois pénétré de subjectivité chez des poètes occidentaux qui se sont trouvés, depuis la découverte de la civilisation nippone par l’Europe du XIXe siècle en contact direct ou indirect avec celle-ci. J’en cite quelques-uns : le Mallarmé des courtes pièces et des « petits airs », le charmant et si incisif Paul-Jean Toulet, le Rainer Maria Rilke de Vergers, brefs poèmes écrits en français par le grand poète allemand, Paul Éluard dans beaucoup de ses premiers textes et, bien évidemment, Paul Claudel qui fut ambassadeur de France au pays du Soleil Levant, qui réfléchit sur le haïku et même sur le populaire dodoitzu – « quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’un élytre de cigale », écrit-il –, et qui, dans ses Cent phrases pour éventail[3], définit ainsi son entreprise, ce coffret peint et fastueusement laqué dans lequel il accueille tout l’or et tout l’encens de ses illuminations japonaises : « C’est le recueil de ces poèmes […] que jadis, au Japon, à la recherche de leur ombre, j’ai essayé effrontément de mêler à l’essaim rituel des haï-kaï ». Haï-kaï approximatifs au regard de la règle stricte qui commande le style et le genre, haï-kaï pourtant joliment réussis autant qu’évocateurs :

Accroupi près du bocal Monsieur le chat les yeux à demi fermés dit : Je n’aime pas le poisson

Ou encore :

Le camélia rouge Comme une idée Éclatante et froide

Ou encore :

Trébuchant sur mes sandales de bois J’essaie d’attraper Le premier flocon de neige

Ou encore :

Dans la lune morte Il y a un lapin Vivant !

Ou encore, cette vision d’une belle comme dans une estampe d’Utamaro :

Les deux mains derrière la tête Et une épingle entre les deux Elle regarde de côté

Dans ces Cent phrases, c’est sur quelques définitions possibles et probables du haïku et ce qu’il est en esprit que je voudrais arrêter un peu mon attention, non pour commenter le dit, mais pour en savourer l’intention :

Voyageur ! approche Et respire enfin cette odeur Qui guérit de tout mouvement

Ou bien cet « Éventail » :

De la parole du poëte Il ne reste plus Que le souffle

Ou :

Entre ce qui commence et ce qui finit L’œil du poète a saisi cet imperceptible point Où quelque chose pique

Et, enfin, cette proposition admirable qui, par la nature de son intuition, vaut – bien au-delà du haïku – pour tout poème ajusté dans sa précision poétique :

Il faut qu’il y ait dans le poème Un nombre tel Qu’il empêche de compter[4]

Ce dernier haïku claudélien nous ramène à l’intemporalité dont j’ai déjà affirmé à quel point elle habitait l’instant poétique japonais et son expression dans la langue. La poésie occidentale se place, je l’ai dit de reste, au croisement d’un temps et d’un espace. Pour la civilisation occidentale, et du fait de l’incarnation christique, le fils de Dieu entrant dans l’histoire et se faisant homme, le corps, et donc nécessairement le lieu, prennent un sens, comme il advient désormais au temps lui-même. Nous voici, ce faisant, avec cette conception dirigée du temps et de l’espace, bien loin de la vision cyclique que les credos et les philosophies de l’Extrême-Orient privilégient. Vision cyclique qui explique, entre autres, l’importance du retour des saisons et leur évocation par la médiation du kigo, le mot clé qui légitime le haïku en l’installant dans le déroulement pacifié de l’année. À l’inverse d’une telle vue, la poésie occidentale, quant à elle, est soumise à tous les aléas du temps et de l’espace dont elle explore, usant de toutes les ressources de l’âme, – notamment par la grâce du je formulateur, je de celui qui parle en son nom propre et qui néglige ou ignore la pudeur simple de s’affirmer comme étant l’un parmi d’autres qui souffrent ou s’émerveillent –, la poésie occidentale, dis-je, apporte, dans chacune des langues dont elle dispose, sa longue séquence d’émotions, ses aveux mêlés à ses occurrences, en un mot tout ce qui constitue son lyrisme. L’ici et maintenant, le lieu et le corps, le temps extime et le temps intime, l’instant et la durée sont autant d’éléments et d’aliments pour ce qu’on appelle son chant. Et, puisque le temps est générateur de mémoire, une telle poésie ne saurait se passer de cette troisième dimension, à côté des autres et les complétant, que lui est le souvenir. Quant à la quatrième dimension de cette poésie, elle pourrait bien être la lancée en avant, dans quelque projet hors du “réel” qui serait une forme d’interpellation de l’inconnaissable absolu : ambition démesurée dont la poésie japonaise, dans sa forme traditionnelle du moins – et même dans des œuvres modernes ou contemporaines comme celles de Shiki Masaoka, de Natsume Soseki, de Hisajo Sugita ou de Koi Nagata, pour citer quelques noms de novateurs parmi lesquels celui, très déterminant, de Kenji Miyazama –, dont cette poésie « libérée » se désintéresse totalement. Peut-être est-ce une fois de plus à Baudelaire qu’il faut recourir pour que s’exprime dans sa forme majeure, en poésie occidentale, cette alliance ou cet alliage des trois dimensions, le temps, l’espace et la mémoire avec, en état de sous-jacence, l’absolu. C’est sans aucun doute le plus beau des poèmes du souvenir que « Le Balcon » de Charles Baudelaire, où toutes les notions, pour caractériser la poésie dans sa définition française et européenne, en sa double nature phénoménologique et érotico-spirituelle, se retrouvent nouées en une seule gerbe de paroles, dans la lumière de l’être, cela précisément, pour dire l’être et l’épuisement de l’être.

Le Balcon

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses Ô toi, tous mes plaisirs! ô, toi, tous mes devoirs! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m’était doux! que ton cœur m’était bon! Nous avons dit souvent d’impérissables choses Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! Que l’espace est profond! Que le cœur est puissant! En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison. Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur! ô poison! Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles, La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux. Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux? Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses!
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s’être lavés au fond des mers profondes? Ô serments! ô parfums! ô baisers infinis!

Avant de tenter une approche plus serrée du haïku et aussi, à travers lui, de l’ensemble de cette poésie japonaise qui dit la fragilité – fragilité des apparences embrayant sur les résistances de l’essence, mais la connaissance de l’être fait-elle vraiment partie de la panoplie philosophique japonaise ? –, oui, avant d’aller plus loin, je voudrais citer encore deux poèmes du domaine français, l’un de Paul Valéry et l’autre de René Char, où se reconnaît, me semble-il, et se reflète, par osmose, l’esprit admirablement elliptique du haïku. « Le Sylphe », premier des deux poèmes cités[5], sonnet qui pourrait sembler constitué de quatre haïkaï agrafés l’un à l’autre, formule l’esprit même de brièveté signifiante qui régit la presque totalité de l’inspiration poétique en pays nippon :

Le sylphe

Ni vu ni connu Je suis le parfum Vivant et défunt Dans le vent venu!

Ni vu ni connu, Hasard ou génie? À peine venu La tâche est finie!

Ni lu ni compris? Aux meilleurs esprits Que d’erreurs promises!

Ni vu ni connu, Le temps d’un sein nu Entre deux chemises !

(C’est également cette même économie de moyens – le moins signifiant le plus – qui anime cet autre poème de Valéry, « Le Vin perdu », où une liqueur précieuse jetée en petite quantité dans l’Océan « fait surgir dans l’air amer / Les figures les plus profondes. »[6])

Position intellectuelle que celle adoptée par le poète de Charmes, qui a toujours prôné l’art du retrait : « Entre deux mots, il faut choisir le moindre », a-t-il écrit. Chez René Char, rien d’intellectuel : poète imbibé, quant à lui, du rêve surréalisant du monde, même à l’heure où le surréalisme ne lui est plus directe matrice, son poème s’attache à exprimer, derrière la beauté première des choses, leur beauté seconde, celles-ci, les choses, mélangées, comme chez les Romantiques allemands, Novalis ou Jean-Paul, à leur beauté et à leur signification secondes. C’est haïku que le poème suivant, mais combien éloigné, dans l’éclat de son onirisme désespéré, de l’attaque franche des réalités “réelles” par des poètes de la tradition classique tels que Bashô ou Buson :
Le Loriot

Le loriot entra dans la capitale de l’aube. L’épée de son chant ferma le lit triste. Tout à jamais prit fin.[7]

Poème de l’illogisme apparent, de la logique secrète : haïku d’Occident. Le haïku d’Extrême-Asie étant, lui aussi, de rupture apparente et de couture cachée. La diversité de l’expression poétique, selon les continents, les pays, les langues et les hommes parlants – les diseurs – n’exclut nullement dans l’intériorité de l’homme un point de convergence. J’aimerais assez, d’ailleurs, que telle formule de Char pût servir à définir aussi, et avec quelle justesse, l’art illuminateur des piégeurs de haï-kaï : « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », note-t-il dans Feuillets d’Hypnos[8]. À qui mieux qu’à Bashô, Buson, Hokushi, Issa, Kikakou et leurs descendants, pareille définition pourrait-elle s’appliquer ?

En marge des deux poètes français que je viens d’évoquer dans la lumière égale et mystérieuse du haïku, que soit nommé un grand poète issu, lui, de la francophonie, le Libanais Georges Schehadé. De lui, je cite ce poème de concentration extrême où chaque élément du visible introduit instantanément à de l’invisible, usant des mots les plus simples de la langue :

Il y a des jardins qui n’ont plus de pays Et qui sont seuls avec l’eau Des colombes les traversent bleues et sans nid

Mais la lune est un cristal de bonheur Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair[9]

La poésie japonaise est-elle « objective », est-elle vraiment « réaliste » selon ce qu’on lit sous les meilleures plumes ? Oui, sans doute l’est-elle puisque ses créateurs eux-mêmes se revendiquent de cette objectivité et de ce réalisme et se veulent de leur propre aveu implicite les « conservateurs des infinis visages du vivant ». Chacun de ces créateurs est fidèle à la nature (je ne dis pas encore à l’être qui, pour l’essentiel, est de conception occidentale), à ses prises, à ses surprises, à ses ébats et ses débats, à ses jeux dont le je propre du poète se veut absent et réussit, d’ailleurs, à s’absenter. À s’absenter partiellement, puisque le je de chacun apparaît, transparaît derrière la figure imposée par la saison, par l’heure, par l’humeur et que chacun de ces poètes est l’objet – le sujet si l’on préfère – d’une inflexion, d’une accentuation qui le distinguent, le rendant reconnaissable entre tous ; d’un style : « Le moyen de cacher un homme ? », se demanda un jour, à juste titre, Jean-Paul Sartre. La Nature – ai-je dit : « la pensée du dehors » pour mieux dire encore, reprenant là, en la sollicitant un peu, une expression due à Michel Foucault – serait-elle le fin mot de la poésie japonaise, tanka et haïku notamment ? C’est poser ainsi la question fondamentale qui, par-delà même la convergence de surface repérée et soulignée, donne tout son sens à l’affrontement observable entre les deux approches poétiques : la nôtre, la leur, et des deux attitudes face au monde. Bonnefoy, réfléchissant sur la poésie japonaise note : « Cette impression – et aussitôt une rêverie qui me fait imaginer entre des sols et des climats, d’une part, et de l’autre des poétiques, la possibilité de rapports où joueraient des forces, ce qui expliquerait les grandes contradictions dont est affectée la parole sur terre. » [10] Et, de fait, alors que la poésie de notre monde occidental veut essentiellement signifier l’intégration ou la désintégration d’une conscience humaine comblée ou mutilée dans son rapport au monde qui l’entoure et dont, de toute façon, elle fait partie intégrante, la poésie japonaise est d’abord expérience spirituelle. « Le haïku est par essence plus qu’un poème, même au sens fort qu’on peut donner au mot, écrit Roger Munier. À l’égal des autres arts du Japon, tels que le Nô, le tir à l’arc, la calligraphie, la peinture, l’arrangement des fleurs, l’art des jardins, il est tout imprégné de bouddhisme Zen. Sa pratique, écriture et lecture, est en elle-même un exercice spirituel. Il n’est pas exagéré de dire que ce que propose un haïku achevé est une expérience qui s’identifie peu ou prou à celle du satori, de l’illumination ».[11] Mais c’est dans le témoignage direct d’un Japonais que je souhaite puiser le sens de cette poésie unique en son genre. Le célèbre moine Saigyô dont la vie et l’œuvre recouvrent une grande partie du XIIème siècle écrit, de manière éclairante : « Pour être en mesure de composer un poème, l’état doit différer grandement de l’état ordinaire. Touché par l’émotion que suscite une fleur, un coucou, la lune, la neige, tout ce qui a forme, soit-il fallacieux, occupe la place de l’œil et emplit les oreilles. Les mots arrangés en versets ne sont-ils pas la vraie parole (Shingon) ? En chantant une fleur la pensée ne s’arrête pas à la fleur, en chantant la lune, la pensée ne se fixe pas sur la lune. Mais la composition suit l’infinie variété des circonstances et se plie à l’état de l’émotion ».[12] C’est signifier que dès les origines, et quoi qu’on en ait dit, le poème japonais, prétendu réaliste, n’a jamais ignoré – que cela se fît d’une manière directe ou indirecte – la présence participative de l’homme ni sa capacité d’interprétation et même de symbolisation immédiate. Objectivité ? Soit. Mais elle aboutit, dans le semblant d’effacement de l’homme et le recours à un dire d’apparence impersonnelle, à une autre forme de panthéisme où ce qui joue à disparaître en tant que conscience individuelle se multiplie indéfiniment en tant que conscience collective : si, dans la poésie japonaise, je n’est pas un autre – par référence au « JE est un autre » de Rimbaud qui est la cime du dédoublement subjectif institué par le regard occidental sur soi dans le miroir contrastant du conscient de la personne et de l’inconscient de la langue –, il est pourtant, ce je, sans personne derrière lui pour l’assumer, foisonnement du tout. Comme dans ce tanka de Saigyô :

Multiplier mille fois le corps pour voir les fleurs s’épanouir et s’unir à elles une à une sur toute branche en toute montagne[13]

Poème de la multiplication, le poème japonais d’inspiration et de facture classique est aussi le poème de la multiplicité : usant de formes resserrées et strictes, il n’est – quel que soit l’épanouissement de ses thèmes – aucun des sujets de la poésie d’Occident, si déployé que soit de son côté l’éventail de ceux-ci – qui ne puisse y trouver place : les quatre saisons, l’amour, la séparation, les voyages, le rayonnement mystérieux des choses, l’amertume, l’exil, le vieillissement, le souvenir, la mort : celle des autres autant que la sienne propre. L’Occident, lui, qui, on le sait, ne connaît que rarement les supports d’immédiateté et dont le détour par la conscience du poète, souvent introspective, rompt le lien de saisissement entre l’homme et sa prise, l’Occident, la poésie de l’Occident, ne peut pas effectuer dans son développement lyrique – chargé d’images, de comparaisons, d’allégories, parfois d’oxymores et de symboles – l’économie d’une certaine rhétorique. Cette poésie qui veut dire l’âme, ce qu’on appelle l’âme, est d’abord une entreprise de conquête du visible aux rets duquel vient, par projection, se prendre, montée en chant et palpitante d’être piégée, la modulation de l’invisible. Cela est vrai des plus grands, des plus significatifs de nos poètes : ceux de la Renaissance, mais Baudelaire aussi, Mallarmé, Rimbaud, Claudel, Saint-John Perse, René Char ou Yves Bonnefoy. Ou même du plus abstrait de tous ceux là : André Du Bouchet. Cela est vrai de Novalis et de Rilke ; de Paul Celan. De Thomas Eliot. D’Ungaretti, lui-même pourtant lecteur de haïkaï et qui a su en capter la densité. Dans ses Cent phrases pour éventail, le seul Claudel a réussi, comme au mystique tir à l’arc, à mettre sa flèche au cœur vibrant des choses. Dans la fragilité de celles-ci “délivrées” par le poète japonais – Bashô, Buson, Issa, Shiki, Onitsura, Hagi-jo, Shirao, Gochiku, Ransetsu, Yahia, Chiyo-ni, Gyôdai, Michikiko, Yasei, Kyoroku, Isshô, Chora, Boncho, et tant d’autres – la parole proférée et durement refermée sur elle-même, au dessin de ses idéogrammes, tire et retient, au piège d’une fraction de seconde, mille reflets de présence au monde immédiat et, par un jeu d’interférences, au monde second. La fragilité apparente du poème est faite de ces passages, – ces retenus passages. Comme un diamant capture et consomme l’éphémère, voilà inscrit le sens, et la direction du sens. Le texte brille enfin de tous ses feux, qui maintiennent en lui, préservée, dans une simultanéité paradoxale, la nuit inaltérée des images. Car, de fait, sous l’acte de l’éclair il y a le surgissement de la nature et, sous-jacente à celle-ci, il y a l’illumination de l’Être : il n’y a pas de grande poésie qui ne dise l’Être et qui, en le disant, ne le fonde. La « réciprocité de preuves » entre l’Homme, puis son authentique « séjour terrestre » dont parle Mallarmé, rien ne l’atteste plus fortement ni avec plus d’évidence, voire de conviction, que la poésie dont je parle à travers ses expressions les plus élaborées, tanka et haïku. De ces formes dominées ne transparaît à l’extérieur que ce qu’elles veulent bien confier à ce feu qui les songe. Ce feu donc, dont j’ai parlé, tous les feux, et dessous eux la forme dominée, et, au cœur de la concentration formelle, la concentration ontologique, existentielle. Mais ce qui parvient à nous de cette forme forte est trace à peine captée, renouvelée sans cesse. Cela, oui, est passage, où vibre, sensible infiniment, cette vulnérabilité des êtres et des choses, laquelle contient peut-être l’absolu du monde. Absolu par incitation ou induction, par référence à un centre du centre jamais rejoint. Tout est dans tout, et l’ensemble dans le détail :

Le halo de la lune n’est-ce pas le parfum des fleurs de prunier monté là-haut ?

écrit Buson, semblant reprendre à son compte cette intuition des « correspondances » qui sera, dans la poésie française, l’apport fondamental de Baudelaire. Ou bien, autre citation, plus psychologique qu’ontologique, ce tanka de Saigyô :

Inoubliables traces de l’aimée dans la séparation ses mille traces palpitent sur la face de la lune

Tremblement de la lune “réelle”, trouble de ce qui agite l’âme…

C’est à ce jeu, tout de surprises, que – malgré son réalisme –, le poème classique japonais reste frère en nous des volutes de l’imaginaire, et fils de notre cœur. D’où le large accueil qui lui est fait dans les langues de l’Occident. Fragilité. Je dis de la fragilité – dont je ne sais pas très bien ce qu’elle est sinon l’objet, pour nous, d’un rapt et d’une rupture – qu’elle n’est pas philosophie seulement, qu’elle est délice et qu’elle est tendresse, – et substance. Karô par exemple :

Dans la lumière du soir L’ombre à peine Des ailes de la libellule

Le français, une salve d’avenir

Colloque : « La langue française est-elle un agent actif de la restauration de l’identité culturelle ou bien porte-t-elle en elle le risque d’une aliénation de cette identité ? »
Université de Balamand (Liban), avril 2007

La langue française est l’une de ces langues dont beaucoup d’hommes et de femmes, disséminés sur les cinq continents, ont besoin pour vivre. Cela ne veut nullement dire que d’autres langues, et notamment la langue nationale de chacune des communautés humaines qui composent le monde et qui sont autant d’unités linguistiques, soient de moindre intérêt ou de moindre importance. J’ai pour chacune des cinq mille langues confirmées dont sont tributaires les principales cultures de la planète le plus grand respect et, au-delà même du respect, la plus vive des fascinations. Une langue, c’est une histoire, avec tout un vivier d’hommes et de femmes, c’est une mémoire, c’est une structure mentale, conscient et inconscient pris dans la nasse des mots, c’est une sensibilité spécifique et souvent vertigineuse, ce sont des concepts et des valeurs, ce sont des points d’arrimage et des objectifs immédiats ou lointains. C’est dire ainsi qu’une langue, une langue vivante, c’est — passé et avenir traversés par la même courbe de vie — un projet. Un projet qui tient de toute sa force à l’événement, passé, présent, futur car rien dans le futur qui ne vienne du passé, et c’est peut-être là l’un des plus hauts enseignements de toute la langue que cette admirable chaîne impalpable, que cette continuité dans la prise qui est de l’ordre de l’immatérialité spirituelle.

Donc, salut à toutes les langues et, aussi, aux idiomes moindres, aux dialectes et à leurs dérivations, aux patois, aux modulations diversifiées au sein de chaque langage, aux accents. Avant d’aller plus loin, puisque le mot langage a été prononcé, comment ne pas saisir l’occasion pour rappeler les vers célèbres de Paul Valéry :
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE Discours prophétique et paré, Belles chaînes en qui s’engage Le dieu dans la chair égaré Illumination, largesse ! Voici parler une sagesse Et sonner cette auguste Voix Qui se connaît quand elle sonne N’être plus la voix de personne Tant que des ondes et des bois! [1]Valéry dit qu’une fois sa place affirmée dans le langage, la chose — idée ou sentiment évoqué — perd ses contours spécifiques, sa nature naturée, pour se fondre dans l’universalité conceptuelle qui permet la communication. Je ne veux pas trop m’attarder sur cette notion aujourd’hui battue en brèche aussi bien par la linguistique contemporaine que par ces manipulateurs exceptionnels de mots que sont les poètes et pour qui il n’existe pas, en poésie du moins, ni de mots à valeur générale et abstraite, ni de chose idéelle capable de se projeter d’une manière décorporée dans la langue.

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Reste que l’identité est profondément liée à la langue, et vice-versa. C’est là une vérité première qu’on ne rappelle ici qu’à titre de postulat qui commande un certain nombre de conséquences plus subtiles et plus dignes d’intérêt. C’est en effet la langue qui modèle, de chacun, les structures intellectuelles et mentales ainsi que l’organisation affective et ce dans la mesure où les sentiments eux-mêmes ont besoin d’être nommés par la langue pour être mieux définis, pour être distingués les uns des autres jusque dans leurs nuances les plus insaisissables et rendus ainsi plus aptes à être vécus dans toute leur spécificité, et formulés. On sait que c’est d’être formulées et dites que les choses prennent corps : Properce « invente » ainsi ce qu’on appellera à partir de lui la « mélancolie » et Proust ce qu’il décrit comme des « interruptions du cœur », lesquelles deviennent, à partir de lui, un élément décisif de toute préhension amoureuse. Ce sont là deux exemples parmi des centaines, des milliers d’autres, de ce rapport consubstantiel entre ces deux pôles dans la langue et dans l’homme que sont le signifiant et le signifié, l’homme étant partie prenante à la langue et la langue partie prenante à l’homme. C’est avec des mots que se fait l’homme et c’est avec de l’homme que se fait la langue. Il faut y ajouter que langue n’est pas langue seulement, qu’elle n’est pas exclusivement nominative, qu’elle est aussi syntaxe, c’est-à-dire logique, et allégorie, c’est-à-dire philosophie, ontologie, métaphysique, que c’est tout cela à la fois qui met en branle et fait avancer, selon ce qu’elle est au départ et ce qu’elle va devenir dans sa locution progressive, la très complexe machine de l’humain. A cela, qui est de l’ordre de la conscience claire, il convient d’ajouter cette énorme masse d’inconscient dans laquelle l’homme est immergé et de laquelle il se tire peu à peu, comme à la force du poignet, si j’ose dire. L’homme émerge de sa profonde nuit originelle par un acte d’élucidation, tout ensoleillé de langue. Mais celle-ci, la langue – Freud et Lacan nous l’ont appris, mais Baudelaire aussi bien, et Mallarmé, et Rimbaud – est tout enténébrée, à travers son souci d’être claire, de noir magma en arrière-fond. Quand Rimbaud écrit, par exemple : « Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a pas de sa faute », c’est sa manière à lui de dire que le cuivre, qui est matière du monde et force primitive, est la substance même du clairon qui peut à chaque instant, par le seul fait, facile, de se rendormir, se réimmerger dans la nature du cuivre, s’y refondre et s’y diluer jusqu’à disparaître.

Pour moi, venu de l’extérieur du français, la langue de l’invention, celle de la réinvention, sera le français justement. Je ne sais pas ce que représente pour d’autres la langue française. Je le sais un peu en ce qui me concerne. Dira-t-on que mon cas est exemplaire d’un certain mode d’expatriation linguistique et culturelle ? Il est en tout cas significatif non d’une fatalité, mais d’un choix.

Quand je parle de fatalité, j’entends évoquer cette pression d’événements et de circonstances, d’accidents et de précipitations dont l’enchaînement, contemplé du dehors, constitue ce que l’on appelle l’histoire. Il est rare qu’à l’échelle d’un homme ce tissu complexe et compliqué d’éléments dont chacun aurait pu sembler fortuit mais dont l’imbrication, l’implication l’un dans l’autre prend l’apparence du déductible et de l’inévitable, il est rare, dis-je, qu’à cette échelle limitée et dans cette perspective réduite, l’histoire n’acquière à nos yeux la figure impérieuse du bronze, celle-là même qui nous enchaîne poignets liés à son avancée conquérante. Conquérante, oui, et le plus souvent aveugle. Cette conception de l’histoire comme nécessité, comme fatalité, les enchaînés – j’en viens au colonialisme – la ressentent plus que les enchaîneurs, et les peuples dominés plus que les dominateurs. La langue de ceux-ci, et l’ensemble de leurs codes, semblent dès lors, au regard des vaincus, instruments d’un triomphe dont leur propre langue et leurs propres codifications, leur sémantique et leur sémiologie, sont des victimes obligées, victimes d’elles-mêmes en quelque sorte, et de la faiblesse interne de leurs structures confrontées à des structures plus fortes, cet affrontement donnant naissance à un intense doute qui peu à peu jouera à les éliminer. Tout se passe comme si les grandes langues, étant langues d’empire, se trouvaient soulevées par la légèreté relative de l’histoire — en ce qui les concerne motrice et créatrice – et s’imposaient, philosophiquement parlant, du seul fait de leur génie intrinsèque, lors même que leurs leviers et leurs ancrages sont de l’ordre de la conjoncture.

Notons ici que les puissantes civilisations expansionnistes, si elles portent leur langue au loin, sont à leur tour portées par ces mêmes langues, lesquelles, enracinées dans une problématique à vocation de prédominance, s’accordent, s’affinant au fur et à mesure de nouveaux acquis, les moyens de cette prédominance. Ces nouveaux acquis, quand il s’agit de langues fortes, comme l’on parle de monnaies fortes, sont, me semble-t-il, de deux types : acquis par renforcement du code interne de la langue qui, sûre d’elle-même, approfondit son emprise sur les objets mentaux et les concepts ; acquis par annexion des territoires intellectuels et spirituels d’autrui, résultant du contact produit. Ainsi est-il advenu que le latin, pour un surplus d’élaboration et de subtilité, s’emparât du grec; que l’arabe s’emparât du persan ; que le français, au temps des croisades s’emparât de l’arabe comme l’arabe, au temps des colonies, s’emparera à son tour du français ; que le japonais s’emparât du chinois après que celui-ci, au fil des millénaires, se fût emparé de tout ce qui lui était voisinage ; que l’anglais, aujourd’hui notamment en sa variante américaine, fît main basse d’une façon ou d’une d’autre sur bien de nos médias banalisés. J’ajoute que des langues fortes, si elles se compliquent à l’excès, peuvent devenir moins opérantes et perdre une partie de leur sveltesse : ce fut hier le cas de l’arabe qui, de s’être trop chargé d’histoire et de pouvoirs, se trouve aujourd’hui mal préparé à se saisir, linguistiquement parlant, d’un certain nombre de réalités modernes ; ce fut et c’est toujours le cas du chinois et du japonais, qui, par des voies différentes, travaillent – assez dangereusement, me semble-t-il — à se simplifier ; c’est le cas de l’américain, langue mondiale des affaires, qui, pour aller vite, élague. On le voit, la situation n’est pas simple au niveau des prédominants ni, bien évidemment, à l’étage des dominés, d’autant qu’une langue n’est pas une machine abstraite qui fonctionne dans du vide aseptisé, qu’elle est, au contraire, porteuse de valeurs et de microbes, de substances et de virulences et, donc, qu’elle ajoute au conflit purement linguistique plus ou moins explosif ou explosé un conflit de nature philosophique mettant aux prises les choses et les idées sur les choses.

C’est à ce périlleux confluent linguistique, interlinguistique, à l’endroit où la langue n’est pas seulement la langue, que – pour en revenir à mon cas personnel – je me situe. Et je ne suis pas seul à me tenir à ce seuil d’incertitude. La célèbre question : « D’où venons-nous, où sommes-nous, où allons-nous ? », plus qu’à tout autre, c’est à l’écrivain à cheval qu’elle se pose. A cheval sur deux cultures, parfois sur deux civilisations et que voici, autre image, semblable à la jeune fille de Giraudoux, debout à la fenêtre, avec une ombre pour la chambre et une autre pour la rue. Pourquoi écrire la langue de l’autre quand on est, comme moi, fils de la langue arabe qui fut langue d’empire, au sens historique et géographique du terme, et qui continue de l’être d’une certaine manière par le pouvoir symbolique et l’ensemble des valeurs sacrées qu’elle irradie ? La péripétie historique n’explique pas, ou pas assez, puisque, parmi tous ceux de ma génération qui ont vécu la même situation globale, la plupart ont préféré se définir par la médiation de l’arabe, langue originelle, quelques-uns seulement optant pour le français. La langue originelle plonge dans l’affect, et l’affect, lié à tous nos atavismes, est le premier à modeler, avec notre sensibilité, notre identité de base, l’équivalent de ce qui chez l’embryon en gestation lui sera colonne vertébrale. On est d’une langue, au sens « maternel » du mot, comme on est d’un lieu. Rien n’y fera : on aura les yeux bleus ou noirs de son lignage. Cependant il peut advenir — c’est mon cas — qu’on ait envie, qu’on ait besoin même, d’une complémentarité substantielle, qu’on ait envie — disons familièrement les choses — de se marier. Epouser l’autre, pour si autre qu’il soit, l’épouser et lui faire l’enfant du miracle, voilà bien le projet, voilà l’ambition. Et je dirai que, dans ce cas, le bonheur est que l’autre fût aimé, aimé d’amour, aimé non contre sa différence, mais à cause d’elle. Qu’est-ce que l’amour, qu’est-ce que l’amour de l’autre, et quoi donc le justifie ? Montaigne, une fois, fit réponse en forme d’énigme : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Dira-t-on l’explication un peu courte ? Elle l’est, comme le sont toutes les explications qui prétendent élucider un mystère dont l’ombre portée, elle, est longue. Tant que la langue française était langue du colonisateur, cette ombre était lourde, était opaque. La colonisation ayant reflué pour faire place à une complicité de tendresse, cette ombre est désormais transparente et légère, l’écrivain autochtone ne faisant plus figure — usant de la langue considérée naguère comme oppressive — de collaborateur de l’oppression. Certes, la situation de cet écrivain reste, pour le moins, ambiguë. D’où vient-il ? d’ici et de là; où est-il ? ici et là-bas; où va-t-il ? si la langue est plus forte que l’identité, il risque de perdre son identité en cours de route et, coupé de ses racines, de n’aller que là où l’on n’a pas nécessairement besoin de lui ; si, au contraire, les racines sont plus fortes, plus prégnante l’identité, alors il transportera cette identité dans la langue de l’autre, la cernant mieux peut-être grâce à ce regard en lui dégagé, à la fois intérieur et extérieur, accordé quoique libre, la délimitant, cette langue, dans ce qu’elle est, mais aussi l’enrichissant d’harmoniques neuves et de diaprures conquises et, de ce qu’elle est, faisant non ce qu’elle n’est pas mais ce qu’elle ne se savait pas être, ce qu’elle ne se savait pas contenir. La vieille et retentissante polémique entre Gide et Barrès sur la nécessité ou non pour un arbre d’être transplanté de son terreau d’origine pour mieux prospérer et s’épanouir, cette éternelle dispute autour de l’enracinement indispensable et du déracinement irremplaçable, approfondissement d’une part, mais aussi épuisement et appauvrissement, risque d’inadaptation d’autre part, mais aussi renouvellement et vigueur, cette querelle, le problème que nous considérons en fournit une illustration inédite. Aux écrivains venus de 1’«ailleurs», la langue française propose un grain qui, par sa délicatesse et toutes les finesses attachées à un vieux tuf riche en subtilité créatrice, leur permet d’exprimer jusqu’au plus obscur et au plus délié d’eux-mêmes; au territoire mental du français, un peu gris parce qu’il est de vieille et prudente Europe, ces écrivains issus le plus souvent d’intenses confins ou surgis d’autres terres elles aussi antiques mais brisées, moulues et remoulues par l’histoire, ces écrivains apportent, dis-je, une autre poussière, éclatante, des couleurs fastes et vives, des saveurs moins élaborées peut-être mais plus fortes, un éblouissement inconnu, le souffle court ou long d’une autre respiration. Me faut-il ajouter qu’à l’horizon planétaire et cosmique qui est désormais le nôtre aux portes du nouveau millénaire, ces écrivains donnent la plénitude du monde à une France précieuse qui n’est plus guère que l’extrême pointe du cap avancé prédit par Valéry ? Ils lui cèdent l’essence de leurs rêves. Par la langue et ses infinis miraculeux rouages aptes à capter le plus fluide de l’être et de l’univers, la France leur propose en retour le moteur juste et rapide d’un mode de dire.

Echanges de services ? — si l’on veut; à certain niveau seulement. Les uns ont besoin des autres, et vice-versa. À travers le français, à travers la civilisation de la France, ce ne sont pas seulement les Français qui accueillent ceux qui viennent à eux, hommes de plume mais aussi spécialistes de toute nature et technologues; ce sont ceux-là aussi, tous ceux-là qui, dans leur diversité d’origine et de formation, se retrouvent entre eux comme en terrain déjà visité et connu, dans l’air immense d’une patrie spirituelle partagée, avec, depuis Descartes et Pascal, ses articulations logiques familières, avec ses incurvations psychologiques qui, de Racine à Proust, pour prendre des repères parmi d’autres, tracent une géographie sentimentale et sensible où l’homme des lointains se promène comme en ses propres mystères, avec ses idéalités libres et fraternelles en qui les peuples n’ont pas cessé de se chercher et, parfois, contre la France elle-même, de se trouver. Et voici que l’échange de services n’est plus guère un simple échange de services, mais une aventure courue ensemble, un « nous sommes tous embarqués », avec ses souffrances et ses joies, ses certitudes et ses interrogations, ses sérénités et ses angoisses, ses périls et ses triomphes, — en vue d’un même rivage à atteindre, d’une identité à mettre au jour plus profonde que l’identité de chacun, d’une couleur plus unie et plus rayonnante que les couleurs qui nous dessinent et nous distinguent et parfois nous divisent, d’une communication comme d’un cœur invisible entre les uns et les autres plus expressif que langues et que dialectes et par qui l’homme parvient à transmettre à l’homme ce qu’il a, jusque dans son silence, de plus secret. On appelle cela, d’un terme finalement assez vague, l’humanisme. Rares sont les langues qui ont cette vocation œcuménique. Œcuménique, le latin l’est et le fut, sur un plan distinct; l’arabe l’est, et le fut, sur son propre plan. Le français l’est aujourd’hui et là où il est humaniste, œcuménique, rassembleur d’idées et d’hommes, de nuances d’idées et de variétés d’hommes, il est irremplaçable.

Irremplaçable pour les hommes des lointains, j’entends pour tous ceux que rien ne prédisposait, dans le dispositif abstrait de l’histoire et de la géographie, à rencontrer Rabelais ou Vaugelas. Comment rendez-vous a été pris, comment s’est faite la soudure, c’est l’œuvre de la fatalité que j’ai évoquée au début de ce propos. Faire de cette fatalité liberté, de cette pesanteur légèreté, c’est la contre-expertise, œuvre de l’amour. Je vois un miracle moindre à ce que des écrivains aussi considérables que Beckett ou Cioran, pour ne citer qu’eux, usent du français de préférence à l’anglais pour l’un, au roumain pour l’autre : après tout, ce qu’ils ont à dire, avec l’immense talent que l’on sait, c’est discours d’Européens à l’intention d’autres Européens, tous fils des mêmes valeurs. Et si ce discours va bien au-delà de son lieu d’incubation, c’est qu’il est dru, ontologiquement dru, hors terroir. Fils de son origine, il n’est pas prisonnier de son origine : c’est aussi définition de l’humanisme.

Mais le miracle est plus grand de ceux qui viennent au français avec leur arabité ou leur négritude, leur asiatisme ou leur insularité, leur expérience autre de l’histoire et du monde, leurs mythologies autres, leurs astres autres. Qui y viennent avec leurs dieux ou leur Dieu, salés par des océans qui ne sont pas les mers frileuses d’ici brodant le plus grand pourtour de l’Hexagone. Ils savent déjà, ceux-là, parce que les chiffres parlent, que le français, langue des Français, n’est pas, n’est plus le trésor des seuls Français. Ils savent aussi, parce que le français les a aidés à savoir qui ils sont, qu’ils ne seront jamais des Français. Ils le savent, et ils s’en réjouissent. Ils savent que la langue française, chaque fois qu’elle aura été à son zénith, pensée et poésie mêlées, a été l’agent actif d’une liberté et d’une libération, dont ils sont désormais, avec les Français de souche, les témoins et les légataires, les possesseurs et les nouveaux inventeurs.

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Parce qu’elle a su, au temps des colonies, respecter les terres qu’elle a gérées, la France, langue et culture comprises, reste aujourd’hui inscrite dans l’avenir des États issus de son Empire, maintenant que, partout dans le monde, les anciens contentieux politiques ont cessé d’exister.

J’ai souvent réfléchi au statut privilégié du français dans les régions qui furent longtemps des colonies ou des dépendances. La présence française a établi dans ces régions un mode de pensée qui, à partir des valeurs de la langue, a permis aux populations de s’émanciper intellectuellement en attendant de se libérer politiquement. La célèbre trilogie “Liberté, Égalité, Fraternité” ne s’enseigne pas sans effet, et c’est au monde entier que la France a donné ce type de haute leçon. Par son extension coloniale sur les cinq continents, la France a, de son côté, appris à connaître les autres, tous les autres, de l’intérieur en quelque sorte, tout en se faisant connaître d’eux. Plus que n’importe quel pays au monde, la France, continentale et maritime, ayant en outre une double façade atlantique et méditerranéenne, la France qui est – au plan intellectuel au moins – la tête chercheuse de l’Europe, est l’un des seuls pays capables de donner et de recevoir, dans le cadre de ce dialogue des cultures que chacun appelle de ses vœux, à l’heure incontournable de la mondialisation et de la globalisation, de l’uniformisation et de la standardisation, de l’anonymat généralisé sous l’égide des Etats-Unis. Pour dialoguer avec l’autre, il convient de pouvoir dialoguer avec soi-même. C’est précisément le cas de la France. Pour dialoguer avec soi-même, un pays doit être capable de s’ouvrir aux failles spirituelles et politiques qui le constituent. Seul un pays comme la France – riche de son passé, de son expérience actuelle et de son ouverture sur le devenir – peut, face aux tout-puissants États-Unis, proclamer l’état d’exception culturelle en vue d’échapper à l’équarrissage général, à l’atomisation du sens et des consciences, des valeurs et des besoins. C’est cette étonnante diversité, spécificité française, que voulait signifier le Général de Gaulle quand il s’écriait, sur le mode humoristique : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 285 variétés de fromages ! ».

Grâce à l’exemple donné par la France dans un certain nombre de domaines, on peut affirmer que la fatalité de la mainmise américaine sur nos cultures n’est pas inévitable et que l’on peut, si l’on s’y prend à temps et avec détermination, sauver les meubles et peut-être même la maison. Mais il n’y a plus un instant à perdre. Il faut très vite identifier chacune de nos cultures, qui font de grandes cultures, même et surtout si ce sont des cultures traditionnelles, et les renforcer de l’intérieur par tous les moyens disponibles, – muséologie, muséographie, collecte et transcription des traditions orales, sauvegarde des monuments et des vestiges, études en tout genre, relevés, etc. Pour cela, la France, directement ou indirectement, peut apporter son concours, sans que soit négligé pour autant, dans le cadre d’un développement raisonné, le soutien résolu aux évolutions nécessaires et aux indispensables modernisations. La technique et la technologie doivent être plus généreusement partagées. Sur ce point, je m’adresse à tous les pays développés, mais je lance plus particulièrement un appel à la France, pays de tradition humaniste dont la responsabilité à l’égard des pays ex-colonisés est certaine. Par ailleurs, tous les francophones savent que ce bien précieux qu’ils ont en partage, la francophonie, est pour eux tous, par les valeurs qu’elle charrie et transmet, un bouclier et un rempart, et que, face à l’aberrante simplification de la pensée américaine dans le domaine politique notamment, la France, la francophonie, sont créatrices d’un autre pôle magnétique qui peut aider au rééquilibrage de la planète.

Quel est, le rôle que peuvent jouer la France et sa langue dans le développement et l’évolution des pays entièrement ou partiellement francophones ? J’ai déjà souligné l’importance de l’impact des idéaux démocratiques sur ces pays. Là où la démocratie est occultée, refusée, il ne saurait y avoir de véritable développement, car le développement économique reste stérile s’il ne s’accompagne pas d’un développement intellectuel et moral. Il est indéniable que, dans un pays où le dialogue interne est suspendu, il ne saurait y avoir d’échange égalitaire avec l’autre, avec l’extérieur et l’étranger, et donc de dialogue des cultures, celui-ci se définissant en tant que partage de valeurs. Or seuls cet échange et ce partage sont fondateurs de civilisation.

Échange : mot clé. Aujourd’hui, le dialogue des cultures passe nécessairement par la traduction. Depuis environ cent cinquante ans, la langue française est l’une des principales plates-formes de la traduction en Europe, beaucoup d’orientalistes et de spécialistes du XIXe siècle ayant transcrit en français, souvent de manière admirable, certains textes majeurs des communautés des autres rives : chinoise, japonaise, arabe, persane, africaine, précolombienne, d’autres encore. Mais la traduction du français vers d’autres langues, notamment les langues du tiers-monde, se fit longtemps de manière très épisodique, anarchique et hasardeuse. Aujourd’hui, les choses ont profondément changé : les maisons d’édition françaises traduisent beaucoup et de mieux en mieux, et de nombreux auteurs français, ou traduits en français, sont traduits dans d’autres langues. Je témoigne à partir de mon expérience personnelle : étant Libanais, j’appartiens par mes origines à un pays intensément traducteur, le plus actif de tous les pays arabes en ce domaine. J’ai traduit moi-même en français quelques textes importants de la modernité arabe et j’ai, à partir du français, étant un écrivain de langue française, eu moi-même le privilège d’être traduit dans une quinzaine de langues.

Pourquoi un écrivain du tiers-monde, par exemple un écrivain issu du monde arabe, a-t-il besoin soit d’écrire en français, soit d’être traduit dans cette langue ? L’arabe est, certes, une grande langue ; mais il reste d’un usage réservé au seul monde arabe. En revanche, le français, au-delà même de sa valeur proprement littéraire, est une langue de communication internationale. Écrire en français ou être traduit dans cette langue, c’est s’inscrire évidemment dans un patrimoine privilégié, mais c’est aussi, comme je viens de l’évoquer, pouvoir espérer un transfert vers d’autres aires linguistiques. C’est s’assurer ainsi, outre le lectorat français et francophone, avec souvent à la clé une mise en perspective critique de l’œuvre, une audience internationale. Cette audience est d’autant plus précieuse que, fréquemment, l’écrivain dont je parle est en mal de public dans son pays d’origine, soit pour des raisons économiques (le livre est trop cher), soit pour des raisons intellectuelles (le public est peu formé culturellement ou déformé idéologiquement), soit pour des raisons politiques (l’auteur est interdit de public ou censuré).

À l’écrivain persécuté ou censuré, la langue française proposera donc un espace de liberté. En français – directement ou par les voies de la traduction –, cet écrivain peut exprimer ce qu’il n’aurait pu dire dans sa langue et dans son pays d’origine. C’est là également une victoire de la démocratie. La diffusion éventuelle de son propos dans d’autres langues – propos qui est toujours lucide ou courageux s’agissant d’un écrivain contestataire, parfois même révolutionnaire – ne peut qu’ajouter à cette victoire.

Parce que la langue française s’est toujours adaptée aussi vite que possible aux réalités du monde contemporain, elle propose à son utilisateur un instrument nuancé et inventif pour aller plus loin dans l’exploration et la formulation d’idées neuves, de concepts inédits, de sentiments ou de sensations difficilement identifiables pour cause de subtilité extrême. Ce faisant, la langue française permet de sortir des sentiers battus, de stimuler en chacun, par l’oxygène qu’elle apporte, tous les dynamismes créateurs. Je l’ai définie comme espace de liberté. La liberté ouvre sur le futur, tous les futurs. « À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir », affirme René Char. La France, histoire et légende, est de la sorte un pays-poème.

Miracle du français : l’Arabe que je suis, l’assoiffé d’eau nocturne et de ciel nu, l’itinérant compliqué par bien des mythologies dont certaines continuent de gouverner les hommes de cette planète dans leur cheminement visible et invisible, le rêveur qui a derrière lui et autour de lui et comme à sa disposition des siècles de culture et de civilisations arabo-musulmanes, celui-là n’est pas perdu face à la langue française et dans le beau duel qui l’oppose à elle. Cet Arabe-là, non délié de ses appartenances et bien plutôt inspiré par elles, trouve au sein de la langue française, et comme spécialement fait pour l’accueillir, un endroit chaud. Il ne doute pas un seul instant que, là aussi, il est chez lui : parvenu là avec toutes ses valeurs héritées et toujours en lui actives, il n’hésite pas, à cet endroit-là, de chaleur, à se sentir heureux. Il sait que ce que la langue française lui donne, lui, et parce que c’est lui, elle ne le donnera à aucun autre ; il sait aussi que ce qu’il donne de lui-même à la langue française, elle ne saurait le recevoir de quelque autre que lui. Cela énoncé en toute modestie comme l’une des règles imparables du jeu subtil que j’évoque, – jeu mystérieux qui est bien autre chose qu’un jeu. « On n’habite pas un pays, on habite une langue », écrit, avec finesse, Cioran. Le poète, homme d’exil, est pourtant chez lui partout, même s’il n’est chez lui nulle part. Il lui suffit pour cela de tirer à lui toutes ses terres, de traîner avec lui tous ses pays. S’il est d’une langue, et si cette langue lui est amour, il lui suffira pour échapper à l’exil de se reposer un peu plus longuement dans cette langue, à la façon des grands oiseaux migrateurs.

*

En cela réside le plus grand pouvoir de cette langue : c’est qu’elle est si sûre d’elle-même qu’elle n’a aucune peine à se laisser apprivoiser. C’est langue de vaste accueil que le français, et tous qui, venus de l’extérieur de la langue, se sont approchés d’elle pour se l’approprier, vous le diront : elle se laisse faire, mais à une seule condition : c’est qu’elle ne soit pas défigurée, sinon par jeu. Elle se laisse faire par jeu, dis-je, mais le jeu a ses règles et il est bon que ces règles soient observées. Observées, certes, dis-je encore, mais pas trop. « Vous voulez jouer avec moi, dit la langue, pourquoi pas ? Mais que m’offrez-vous en échange ? » C’est en cela, à mon estime, que la langue française est féminine, est femme. Au-delà de l’allégorie, c’est dire une certaine forme de l’équation de charme; c’est dire aussi, gravement, l’ambiguïté.

Ambiguïté de cette langue qui est, c’est évident, langue d’accueil, mais qui n’en veut pas moins que soient énoncés, dans l’impertinence, un certain nombre de lois de l’hospitalité. La langue française n’est pas l’auberge espagnole de la formule : on ne peut pas y apporter ce qu’on veut, comme y consent si souvent la langue anglaise dans sa version américaine, ce qui compte à ses yeux, c’est ce qu’elle veut, elle, qu’on lui apporte, et qu’elle supporte. Qu’elle supporte jusqu’au masochisme inclus, à l’intérieur d’un jeu dont les règles auront été plus ou moins édictées par les deux hôtes, eux-mêmes plus ou moins conscients de cette activation du miroir double. L’hôte qui accueille et l’hôte qui est accueilli ne sauraient oublier les grands lustres du Palais de Versailles, même si celui qui arrive à des pierres plein les poches pour casser du cristal. «Tu casses, dit la langue, ce qui est cassable, mais pas l’irremplaçable qui est l’âme et la lumière de ce cristal.» Et c’est ainsi que, dans le grand jeu de la création en langue française, celle-ci, la langue française, a accueilli le dadaïste Tristan Tzara, qui était Roumain, les lettristes Ghérasim Luca et Isidore Isou, qui étaient Roumains eux aussi, le prestidigitateur Eugène Ionesco, Roumain iconoclaste pour cause d’absurdie et, pour même cause d’absurdie, le très raffiné Belge Henri Michaux. Mais bien des barbares étaient issus du coeur même, splendide de la langue, André Breton et les grands surréalistes, Antonin Artaud, Aimé Césaire et tant d’autres destructeurs prophétiques. Destructeurs tous aujourd’hui intégrés, réintégrés à une langue dont ils ont repoussé les limites tout en ajoutant leur pierre à l’édifice. Édifice baroque: toute langue vivante, fut-elle celle de Racine ou de Rousseau ou de Chateaubriand ou de Claudel, de Saint-John Perse aussi, et de René Char, de Kateb Yacine et de Schehadé, de Cioran aussi, qui est Roumain, et de Nathalie Sarraute, qui est Russe, de Blaise Cendrars, qui est Suisse, ou de Guillaume Apollinaire qui est un mélange réussi de Polonais et d’Italien pontifical, toute langue vivante, sa façade fût-elle classique, est un édifice visiblement et invisiblement baroque. Le secret de toute langue vivante est dans sa capacité d’asymétrie éventuelle, — elle, la langue, sachant que son équilibre à venir est au prix de ces déséquilibres successifs dont elle est la radieuse victime.

Cette capacité d’accueil qu’a la langue française, aucune autre langue ne l’a au même degré. Aucune autre langue n’a non plus, au même degré, cette capacité d’ouverture aux signifiés que nécessairement les mots charrient quand, issus de l’extérieur, ils en viennent à s’intégrer à la langue d’accueil. L’anglais, me dira-t-on. Je réponds aussitôt qu’il y a deux anglais : celui de l’Angleterre proprement dite ou de ce qui s’est appelé longtemps Grande-Bretagne, à savoir l’ensemble insulaire qui recouvrait aussi l’Irlande. Cet anglais là est de racine germanique, comme on le sait, mais il reste, depuis Guillaume le Conquérant qui régna aussi sur une partie de la France, fortement imprégné de français ou de latin, via la langue française. Il y eut, régnant sur l’Angleterre, aux côtés de leurs époux, treize reines françaises — ce qui n’est pas peu, surtout en ces temps où le français était langue de coeur et de cour. « Snobisme » est un mot anglais tardif: souvent le snobisme aura été l’un des meilleurs vecteurs linguistiques. Il le fut dans la haute aristocratie anglaise au plus grand bénéfice du français, comme il sera plus tard, beaucoup plus tard, l’un des rouages efficaces qui aideront à l’extension du français dans toute l’Europe de la culture, et ailleurs. La plus grande entreprise de destruction créatrice de la langue de Shakespeare, c’est un Irlandais de génie qui la conduira: James Joyce, l’auteur d’Ulysses. James Joyce est, à l’égal de Rabelais pour le français, celui par qui le scandale arrive, mais aussi par qui se répand le magma brûlant des mots créés, du verbe recréé. Quant à l’anglo-américain, je ne sais trop qu’en penser et je reste à son égard dubitatif. On connaît la boutade de Bernard Shaw: «L’Angleterre et l’Amérique sont deux pays séparés par la même langue». Ce mot n’est qu’un trait d’esprit: il étincelle plus qu’il ne dit vrai. Il y a de grands, d’admirables romanciers américains, d’immenses poètes: Hawthorne, Melville, Faulkner, Hemingway, pour n’en citer que quelques-uns, et je ne saurais oublier qu’Edgar Poe, l’un des maîtres de Baudelaire, est Américain, que Walt Whitman est Américain, que Henry James est d’origine américaine, d’origine également américaine T.S. Eliot.

Reste que mon doute sur l’Américain concerne surtout ce langage utilitaire qui a cours aujourd’hui partout à la surface du globe et où deux cents mots pour le pire, cinq ou six cents pour le meilleur, mots souvent rafistolés (qu’on me pardonne cette expression familière) à partir d’autres mots étrangers à l’anglais et adoptés, adaptés à la hâte, que deux cents à cinq cents mots permettent à des hommes d’affaires, parfois à des spécialistes ou même à des savants, de s’entendre tant bien que mal, de Chinois à Italien, de Péruvien à Congolais, d’Allemand à Iranien dans le pire anglais qui soit, ce que Molière aurait appelé un sabir. Cet anglais-là, amputé de ses valeurs morales et de ses affinités intellectuelles, m’inquiète, et je dirai même qu’il angoisse le poète, le manipulateur de mots en chambres d’échos que je suis.

L’une des caractéristiques de la langue française, qui fait sa richesse, est, précisément, qu’elle ne peut pas se résumer à quelques centaines de mots, qu’elle ne saurait se proposer à qui entend l’assumer et la faire sienne sous forme de “digest” comme ont dit. Le français est un tout, une totalité, une globalité (vocabulaire, syntaxe, grammaire, et le reste) à prendre ou à laisser. On ne peut non plus prendre la langue sans en coloniser, du même coup, toutes les valeurs, toutes les significations, toutes les propositions: les évidentes, les apparentes, les induites. “Langue de caissier, précise et inhumaine”, disait Léon Daudet: il avait tort. Précision, oui; inhumanité, non. Aucune langue n’est plus que celle-ci aussi apte au dialogue et accrochée à lui. Je ne veux pas faire de linguistique de Café du commerce, mais connaît-on d’autre langue où le commerce, précisément, à savoir l’échange de denrées, puisse également s’entendre comme étant l’échange des idées, celui des civilités, cet admirable “commerce des hommes” où se lit en filigrane, à travers la formule qui semble toute faite, l’expérience de chacun mise au regard de l’expérience d’autrui, la curiosité de ce qui fait l’altérité de l’autre, l’attention toujours éveillée et comme à l’affût de la surprise possible et bienvenue quand quelqu’un, en face de vous, vous offre un don inattendu et inespéré, l’urbanité enfin, la courtoisie, la diplomatie en tant qu’art de séduire et de capter, — en un mot, en un seul beau mot: l’humanisme ? Recourir à la langue française dans ses rapports avec les autres et, aussi, avec leurs idées, c’est hériter spontanément de cette longue tradition d’humanisme où la confrontation et les oppositions paradoxales délimitent, de la langue, le premier espace du discours. On ne peut hériter de Pascal sans hériter simultanément, et dans le même mouvement, de Montaigne; on ne peut s’arrêter à Voltaire et ignorer Rousseau, ni s’occuper de Descartes en maintenant dans l’ombre Mallarmé, ni opposer Sartre à Claudel et le Nouveau Roman à Stendhal ou Balzac. Oui, bien sûr, on peut le faire en théorie, mais ce serait se priver de l’ombre portée qui fait la profondeur de l’esprit et de l’âme. La langue française vaut par ses clairs et ses obscurs comme le « Temps Perdu » de Proust ne prend sa résonance pleine et entière qu’à la lecture du « Temps Retrouvé ». Ainsi est cette langue, ainsi est cette culture française qu’on ne saurait épouser l’une des jeunes filles de la maison, celle dont l’ombre est en fleur, sans épouser aussi, bien ou mal, toute la famille. Apprendre le français, lire en français, c’est non seulement faire partie, un peu, de la famille France mais c’est désormais, et de plus en plus, entrer dans l’immense famille francophone qui groupe des Blancs, des Jaunes, des Noirs, des Arabes et tout le complexe système d’interférences et d’interculturalités avec l’infinie variété des métissages, ce métissage sur qui se fonde nécessairement, inévitablement, la grande civilisation de demain. Léopold Sedar Senghor avait vu juste quand, il y a cinquante ans, il écrivait: « La civilisation à venir sera métissée ou ne sera pas ».

Et c’est ainsi que la France est, par sa langue, par sa culture, cette entité dont beaucoup ont besoin pour vivre, comme je l’ai dit. A elle seule, elle est ce microcosme d’où s’élancent les voies du futur. Celui-ci, le futur, puisera dans ses contrastes la légitimité de sa revendication de n’être pas uniforme. Il puisera dans la sorte de dynamisme même né de ce déséquilibre créateur dont les asymétries sont porteuses l’espoir d’une convergence nécessaire au-delà et par-delà les contradictions et les fractures. Ce n’est pas un hymne d’amour que j’entame ici, moi que la France a pu blesser parfois. Ainsi sont les choses qu’il faut savoir les traverser, les dépasser pour parvenir à l’essentiel.

L’essentiel est en ceci désormais: il y a une seule puissance planétaire, et ce sont les Etats-Unis d’Amérique. Ils dominent le monde économiquement, politiquement, scientifiquement, médiatiquement, militairement, linguistiquement. Ils pourraient, étant donné leurs moyens, le dominer culturellement, ce qu’ils tentent de faire, ce qu’ils réussissent en partie à faire par l’impérialisme de leurs médias et notamment de leurs médias audio-visuels. Mais la culture n’est pas seulement un outil de puissance, de toute-puissance. La culture est une vulnérabilité, une porosité, une faculté d’écoute et une capacité de dialogue. La France qui a besoin de dialoguer avec elle-même pour exister est mieux armée que n’importe quel autre pays pour aider à l’instauration de ce nouveau dialogue dont le monde a besoin; la France et, derrière la France, cette Europe en train de se former et dont la France, je l’ai dit, est la tête chercheuse. Il y a la France, il y a l’Europe et il y a les pays entièrement ou partiellement francophones.

Le français, grande langue internationale ouverte à toutes les directions de la rose des vents, a un rôle déterminant à jouer pour ces pays qu’elle aide à mieux respirer. C’est toujours une étrange émotion que celle qui naît de la traversée d’un pont mental. Les mots ne sont parfois, d’une rive à l’autre du monde, que de tremblantes passerelles. Un mot partagé et partageable est l’une des façons que les hommes ont inventées pour vaincre la séparation.

Plaidoyer pour la langue française

Allocution prononcée le 6 avril 2003, au Palais du Luxembourg

 

Plaidoyer pour la langue française

Aujourd’hui plus que jamais, le monde a besoin de la langue française et j’ajouterai qu’il en a besoin au premier degré. Utilisé au premier degré précisément, l’anglais est aujourd’hui la langue la plus communicante du monde, celle dont font généralement usage les négociants, les industriels, les scientifiques, les banquiers, les assureurs, les diplomates, les internautes, les courtiers et représentants en tout genre… Mais cet anglais-là est ce qu’il est : 1 000 à 2 000 mots qui n’engagent ni la culture de l’homme, ni sa profondeur, ni ses valeurs. Anglais ? Plutôt, anglo-américain, que ses utilisateurs mondiaux connaissent généralement assez mal, qu’ils emploient sans illusions, le prononçant et l’écrivant d’une manière souvent fautive et se refusant à espérer de lui plus qu’ils ne lui demandent : le rendez-vous utilitaire avec l’autre. Oui, l’anglo-américain n’est axé sur rien d’autre que l’efficacité. On connaît la boutade de Bernard Shaw : « L’Angleterre et l’Amérique sont deux pays séparés par la même langue. »

Où que le français se parle ou s’écrive – en France même, en Afrique, dans les pays arabes, au Québec, aux Antilles, dans l’Europe francophone (Belgique, Suisse romande ou Roumanie), ou encore là-bas, très loin, au Viêt Nam et aux antipodes –, la France est présente par sa culture, c’est-à-dire par l’essentiel. Là où s’enracine le français, s’enracinent ses valeurs, les idéaux qu’il sécrète ou qu’il définit, son combat bicentenaire pour la démocratie, ses leçons d’éthique ou de politique, même si celles-ci restent parfois abstraites et pèchent par défaut d’adhérence au dur usage de la réalité. Partout sont présents et rayonnent ses écrivains, ses philosophes et ses poètes, mais aussi, parce que le fait culturel est un fait global, ses peintres, ses musiciens, ses créateurs de toute obédience. On ne peut être francophone sans épouser la France dans sa totalité. Sinon, comme dit joliment la langue, on « baragouine » ou l’on dérape.

 Parce qu’elle est non seulement un fait linguistique, mais aussi un fait culturel de première importance, la langue française ne me paraît pas, loin de là, être dans une situation désespérée. Les utilisateurs de l’anglo-américain sont sans doute près de 2 milliards : ils n’ont, à l’égard de l’anglais, aucune dépendance culturelle, si, directement intéressés, ils ne sont pas eux-mêmes de nationalité anglaise ou américaine. Les utilisateurs de la langue française sont environ 300 millions et ils doivent presque tout à cette langue française, qui est le toit de la maison, même si les murs de celle-ci sont le plus souvent bâtis avec des éléments de la culture originelle. Au cours de l’Histoire, la langue française a rarement cherché à détruire les cultures premières dans les pays où la France s’est attribué une mission, à l’inverse de ce qui s’est produit dans les régions qui furent dominées notamment par les Espagnols, par les Portugais ou, de façon plus spectaculaire, par les Anglais d’Amérique du Nord : partout où cette domination s’est produite, de grandes civilisations, des modes de croyance et de vie ont mordu la poussière. Poussière des chevaux des conquistadores en Amérique du Sud, poussière des fameux cow-boys en Amérique du Nord. La France, plus sage, a moins insulté l’avenir. Parce qu’elle a su respecter les terres qu’elle a gérées, la France, langue et culture comprises, reste aujourd’hui inscrite dans l’avenir des États issus de son Empire, maintenant que, partout dans le monde, leurs contentieux politiques ont cessé d’exister.

 J’ai souvent réfléchi au statut privilégié du français dans les régions qui furent longtemps des colonies ou des dépendances. La présence française a établi dans ces régions un mode de pensée qui, à partir des valeurs de la langue, a permis aux populations de s’émanciper intellectuellement en attendant de se libérer politiquement. La célèbre trilogie « Liberté, Égalité, Fraternité » ne s’enseigne pas sans effet, et c’est au monde entier que la France a donné ce type de haute leçon. Par son extension coloniale sur les cinq continents, la France a, de son côté, appris à connaître les autres, tous les autres, de l’intérieur en quelque sorte, tout en se faisant connaître d’eux. Plus que n’importe quel pays au monde, la France, continentale et maritime, ayant en outre une double façade atlantique et méditerranéenne, la France, qui est – au plan intellectuel au moins – la tête chercheuse de l’Europe, est l’un des seuls pays capables de donner et de recevoir, dans le cadre de ce dialogue des cultures que chacun appelle de ses vœux, à l’heure incontournable de la mondialisation et de la globalisation, de l’uniformisation et de la standardisation, de l’anonymat généralisé sous l’égide des États-Unis et la tyrannie du dollar. Pour dialoguer avec l’autre, il convient de pouvoir dialoguer avec soi-même. C’est précisément le cas de la France. Pour dialoguer avec lui-même, un pays doit être capable de s’ouvrir aux familles spirituelles et politiques qui le constituent. Seul un pays comme la France – riche de son passé, de son expérience actuelle et de son ouverture sur le devenir – peut, face aux tout-puissants États-Unis, proclamer l’état d’exception culturelle en vue d’échapper à l’équarrissage général, à l’atomisation des sens et des consciences, des valeurs et des besoins. C’est cette étonnante diversité, spécificité française, que voulait signifier le général de Gaulle quand il s’écriait, sur le mode humoristique : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromages ! »

Grâce à l’exemple donné par la France dans un certain nombre de domaines, on peut affirmer que la fatalité de la mainmise américaine sur nos cultures n’est pas inévitable et que l’on peut, si l’on s’y prend à temps et avec détermination, sauver les meubles, et peut-être même la maison. Mais il n’y a plus un instant à perdre. Il faut très vite identifier chacune de nos cultures, qui sont de grandes cultures, même et surtout si ce sont des cultures traditionnelles, et les renforcer de l’intérieur par tous les moyens disponibles – muséologie, muséographie, collecte et transcription des traditions orales, sauvegarde des monuments et des vestiges, études en tout genre, relevés, etc. Pour cela, la France, directement ou indirectement, peut apporter son concours, sans que soit négligé pour autant, dans le cadre d’un développement raisonné, le soutien résolu aux évolutions nécessaires et aux indispensables modernisations. La technique et la technologie doivent être plus généreusement partagées. Sur ce point, je m’adresse aux pays dits évolués et je lance plus particulièrement un appel à la France, pays de tradition humaniste dont la responsabilité à l’égard des pays colonisés est certaine.

 Quel est, par ailleurs, le rôle que peuvent jouer la France et sa langue dans le développement et l’évolution des pays entièrement ou partiellement francophones ? J’ai déjà souligné l’importance de l’impact des idéaux démocratiques sur ces pays. Là où la démocratie est occultée, refusée, il ne saurait y avoir de véritable développement, car le développement économique reste stérile s’il ne s’accompagne d’un développement intellectuel et moral. De plus, il est indéniable que, dans un pays où le dialogue interne est suspendu, il ne saurait y avoir d’échange égalitaire avec l’autre, avec l’extérieur et l’étranger, donc de dialogue des cultures, celui-ci se définissant en tant que partage des valeurs. Or, seuls cet échange et ce partage sont fondateurs de civilisation.

 Aujourd’hui, le dialogue des cultures passe nécessairement par la traduction. Depuis environ cent cinquante ans, la langue française est l’une des principales plates-formes de la traduction en Europe, beaucoup d’orientalistes et de spécialistes ayant transcrit en français, souvent de manière admirable, certains textes majeurs des communautés des autres rives : chinoise, japonaise, arabe, persane, africaine, précolombienne, et d’autres encore. La traduction, du français vers d’autres langues, notamment les langues du tiers-monde, se fit longtemps de manière très épisodique, anarchique et hasardeuse. Aujourd’hui, les choses ont profondément changé : les maisons d’édition françaises traduisent beaucoup et de mieux en mieux, et de nombreux auteurs français, ou traduits en français, sont traduits dans d’autres langues, notamment l’arabe – qui est ma langue. Je témoigne à partir de mon expérience personnelle : étant libanais, j’appartiens par mes origines à un pays intensément traducteur, le plus actif de tous les pays arabes en ce domaine. J’ai traduit moi-même en français quelques textes importants de la modernité arabe et j’ai, à partir du français, étant un écrivain de langue française, eu moi-même le privilège d’être traduit dans une quinzaine de langues de la planète.

 Pourquoi un écrivain du tiers-monde, par exemple un écrivain issu du monde arabe, a-t-il besoin soit d’écrire en français, soit d’être traduit dans cette langue ? L’arabe est, certes, une grande langue, mais il reste d’un usage réservé au seul monde arabe. En revanche, le français, au-delà même de sa valeur proprement littéraire, est une langue de communication internationale. Écrire en français ou être traduit dans cette langue, c’est s’inscrire évidemment dans un patrimoine privilégié, mais c’est aussi, comme je viens de l’évoquer, pouvoir espérer un transfert vers d’autres aires linguistiques. C’est s’assurer ainsi, outre le lectorat français et francophone, avec souvent à la clé une mise en perspective critique de l’œuvre, une audience internationale. Cette audience est d’autant plus précieuse que, fréquemment, l’écrivain dont je parle est en mal de public dans son pays d’origine, soit pour des raisons économiques (le livre est trop cher), soit pour des raisons intellectuelles (le public est peu formé culturellement ou déformé idéologiquement), soit pour des raisons politiques (l’auteur est interdit de public ou censuré).

 À l’écrivain persécuté ou censuré, la langue française proposera donc un espace de liberté. En français – directement ou par les voies de la traduction –, cet écrivain peut exprimer ce qu’il n’aurait pu dire dans sa langue et dans son pays d’origine. C’est là également une victoire de la démocratie. La diffusion éventuelle de son propos dans d’autres langues – propos qui est toujours lucide ou courageux, s’agissant d’un écrivain contestataire, parfois même révolutionnaire – ne peut qu’ajouter à cette victoire.

 Parce que la langue française s’est toujours adaptée aussi vite que possible aux réalités du monde contemporain, elle propose à son utilisateur un instrument nuancé et inventif pour aller plus loin dans l’exploration et la formulation d’idées neuves, de concepts inédits, de sentiments ou de sensations difficilement identifiables pour cause de subtilité extrême. Ce faisant, la langue française permet de sortir des sentiers battus, de stimuler en chacun, par l’oxygène qu’elle apporte, tous les dynamismes créateurs. Je l’ai définie comme espace de liberté. En effet, si, depuis deux siècles, le français a été sans doute la structure langagière la plus malmenée, cette structure aura également été la plus traversée de formes neuves. « Rossignol désaccordé pour l’honneur de la musique », disait de Pierre Boulez mon compatriote Georges Schéhadé. Langue de notre modernité récurrente, le français est ce beau rossignol-là, désaccordé, mais sans cesse réaccordé pour l’honneur de l’esprit.

L’amour d’une même langue

Lors du Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Beyrouth en septembre 2002, parut un long entretien à Magazine, l’hebdomadaire libanais d’expression française, sous le titre « L’amour d’une même langue »

 Extraits :

  » Il y a dans la langue française une précision et une souplesse qui lui permettent de donner simultanément naissance à un philosophe de la plus haute rigueur comme Descartes au XVIIème siècle, et à un analyste des sentiments les plus troubles et les plus ambigus comme Proust au début du XXème siècle. Cette précision et cette subtilité n’existent pas au même titre en anglais par exemple ou en allemand, qui sont, comme toutes les langues d’origine germanique, des langues agglutinantes. Le français permet un jeu de balancier qui est favorable aussi bien à la dissociation des idées et à leur reconstruction, qu’à l’épanouissement ou à l’explosion des affects liés à l’inspiration poétique ou romanesque. Ce que je dis de la langue française s’applique parfaitement à la langue arabe, elle aussi langue de philosophie et langue de poésie à la fois. « 

  » Une langue n’est jamais à sens unique. Elle n’est jamais innocente. Elle est toujours porteuse de germes et de microbes qui la font vivre. Elle est également porteuse de projections intellectuelles, idéelles, éthiques, politiques, économiques, qui font partie de son histoire la plus intime. Je dirais même de son articulation vitale. Il y a, pour une langue, un cours naturel des choses comme il y en a dans la vie, parce que précisément, une langue est un organisme vivant. « 

  » (…), il importe de prendre toutes les mesures pour mieux résister à l’envahissement de l’anglais. Il y faut, notamment en France, une politique plus courageuse et plus généreuse en matière de francophonie. Car seule une telle politique permettra à tous ces peuples, aujourd’hui regroupés dans l’Organisation internationale des Etats francophones, de trouver et d’inventer leur propre chemin vers l’avenir. « 

  » (…), la francophonie est une culture, une civilisation, un mode de vivre et une communauté humaine. Tout cela relié par la pratique et l’amour d’une même langue. « 

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