Étiquette : en un lieu de brûlure

Anne-Sophie Yoo « Salah Stétié, passeur de mondes »

Valeurs Actuelles, 1er avril 2010

bouquinsAlors que la poésie a sombré dans une sorte de clandestinité du goût, tenue pour aussi suspecte qu’une science occulte, il est temps de redécouvrir l’un de ses plus ardents créateurs et interprètes : Salah Stétié, dont un choix d’œuvres vient de paraître dans la collection “Bouquins” chez Robert Laffont, préfacé par Pierre Brunel. Outre ses propres poèmes, aussi cristallins que flamboyants, commentés par Maxime Del Fiol, on y retrouvera avec passion ses prodigieux essais consacrés à quelques grands poètes.

Né dans une famille musulmane lettrée du Beyrouth des années 1930, Salah Stétié fut à la fois nourri de littérature arabe et française et voyagea entre son Liban natal et Paris. D’où l’étendue de ses affinités électives : Rimbaud, Mallarmé, Nerval côtoient les voix traditionnelles de l’Islam comme Hallâj, Ibn Arabî et Roûmi ou les figures arabes modernes. Le “poète des deux rives”, bientôt appelé à devenir ambassadeur, élabore ainsi toute son oeuvre au gré d’allers-retours permanents entre Orient et Occident qui mèneront à ce « lieu de brûlure » : la poésie.

Prométhéenne chez les Arabes contemporains tels qu’Adonis (les Porteurs de feu) qui osent défier la tradition immuable de la Qacida, elle se doit d’abord d’être obscure pour favoriser le long cheminement jusqu’à l’instant de l’illumination. Cette expérience originelle chaotique redéploie en filigrane le motif récurrent des Mille et Une Nuits à travers toute l’anthologie stétienne : « Voici la nuit profonde qui monte dans la voix de Hölderlin ou de Novalis ; de John Clare ou de Mejnoûn, de Nerval – mais aussi d’Héraclite ; de Djelâl-Eddine Roûmi –, mais aussi de Shakespeare ; des Mille et Une Nuits, mais aussi de Borges. » (Ur en poésie). Autant parler d’une mystique dont Rimbaud, Mallarmé et Nerval sont les “mages”: n’ont-ils pas tenté ce voyage initiatique vers l’Orient pour apprendre à se dépasser ?

Fidèle à l’injonction hölderlienne – « L’homme habite poétiquement cette terre » –, Gérard de Nerval, l’auteur du Voyage en Orient, « aborde ainsi aux rivages d’Orient, armé d’une étrange fraîcheur. » De retour à son lieu d’origine, il « voit tout, et avec une acuité extraordinaire. » Car « l’affilié des sociétés secrètes parisiennes, loin d’avoir exorcisé ses fantômes, les retrouve dans la grande lumière de l’Orient. »

Cette lumière du sens caché, Mallarmé la recherchera à son tour de plus en plus à la fin de son oeuvre, loin de l’azur facile des symbolistes. Quant à Rimbaud, le marcheur forcené qui quittera ses Ardennes natales pour Aden, il ira plus loin que les autres dans la pureté poétique. N’est-il pas le « huitième dormant », sorte de “sceau des poètes” venu clore la lignée des Sept Dormants d’Éphèse qui, à en croire la légende du Moyen Âge, se réveillent un beau jour après avoir dormi pendant 309 ans ? Il s’agit bien du sommeil non pas réparateur mais libérateur : la puissance de dernière instance qui purifie l’âme et favorise le renouveau des forces créatrices enfouies au plus profond de soi à la faveur du songe enfin devenu clair.

Qu’on ne se méprenne pas : Stétié n’interprète pas le génie rimbaldien en psychiatre mais en voyant oriental. Seul lui importe l’instant précis où la mille et unième nuit fait basculer la Schéhérazade sommeillant en Rimbaud de l’autre côté du miroir,dissipant le poids de toutes les torpeurs et lourdeurs passées.

Quel enseignement les non-initiés tireront-ils de ces révélations sur Rimbaud, Mallarmé, Nerval mais aussi sur le vin mystique ou la symbolique des nuages en islam ? Il leur suffirait tout simplement de prendre conscience de la mémoire incomparable de Salah Stétié. Car c’est à un exégète aussi inspiré que l’on doit de rester nous-mêmes “éveillés” à l’art le plus obscur comme le plus lumineux: la poésie. C’est à ce «poète arabe qui écrit en français » que l’on devra de redécouvrir nos propres poètes et d’en apercevoir encore d’autres à l’Orient de nos curiosités…
La publication dans la collection “Bouquins” des oeuvres de Salah Stétié, auteur encore peu reconnu et salué en France, consacre à ce titre une figure universelle.

Ritta Baddoura « Salah Stétié, tisseur de passerelles »

in Le Monde des livres, 29 octobre 2009

C’est un itinéraire intime et audacieux dans l’oeuvre de Salah Stétié que propose En un lieu de brûlure. Avec cette publication, le poète et essayiste libanais intègre sa place auprès des « grands vivants » de la collection « Bouquins », chez Robert Laffont. Il établit des passerelles, qui sont autant de filiations, entre cultures et genres littéraires.

Pierre Brunel signe la préface de ces œuvres choisies sous la direction de Stéphane Barsacq. Ensuite, c’est Salah Stétié lui-même qui présente son « autobiographie à vol d’oiseau », d’une voix que l’âge rend encore plus lucide. En un lieu de brûlure rassemble, au coeur de quatre grands domaines (poésie, essais, aphorismes et inédits), des livres pour la plupart introuvables, comme Ur en poésie (Stock, 1980), remarquable écrit de théorisation poétique, des récits de voyage, ainsi que Lecture d’une femme, unique roman de Stétié.

en un lieu de brûlureOn trouve aussi dans ce volume quelque 300 pages d’inédits, autour de grands écrivains – Cioran, Jouve, Mandiargues, Du Bouchet – que l’auteur a connus et dont il parle avec la reconnaissance d’un insatiable lecteur.
Salah Stétié aura 80 ans en décembre prochain. Né à Beyrouth, il y fait des études de lettres et de droit, et suivi l’enseignement de Gabriel Bounoure (1896-1969). En 1951, une bourse lui permet de s’inscrire à la Sorbonne. À l’enseignement « poétique » de Bounoure à Beyrouth, succédera « l’enseignement mystique et fortement engagé » de Louis Massignon (1883-1962) à Paris. Par ces rencontres déterminantes, le jeune Stétié redécouvre les grands mystiques de l’islam et élit le français comme sa langue privilégiée d’expression. De retour à Beyrouth en 1955, il s’adonne à l’enseignement et fonde « L’Orient littéraire et culturel », supplément hebdomadaire du quotidien politique de langue française L’Orient. Par la suite, il entre dans la carrière diplomatique – il occupera notamment le poste de délégué permanent du Liban à l’UNESCO.

Salah Stétié a accompli la traversée inverse de Rimbaud et de Nerval : celle qui porte le feu de l’Orient vers l’Occident. Il est l’un des rares écrivains arabes qui ait, à partir de sa tradition propre, réalisé en français la rencontre originale de la tradition littéraire française, du romantisme allemand et des mystiques soufie et zen.
La poésie de Stétié est une écriture des sensations primitives : tout ce que le corps éprouve et retient pour poser les repères de l’espace et du temps. Cette écriture naît de l’excès du rien. Elle exprime ce qui, de l’Univers, est aspiré par le trou noir. Elle interroge l’origine, s’aventure dans l’obscurité première, celle qui précède l’explosion de vie, et cela donne à ses mots l’éclat et la célérité de la lumière.

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