Un livre intense, fourmillant de détails. Sous un titre imprévisible, «L’extravagance», Salah Stétié publie ses Mémoires aux éditions Robert Laffont (640 pages). Un pavé qui se dévore tel un roman palpitant pour tracer une vie, mais aussi l’histoire houleuse du Moyen-Orient.
Edgar DAVIDIAN | OLJ18/11/2014
«Un écrivain confie sa vie à son œuvre.» Ainsi s’exprime l’auteur des Porteurs de feu dès la première phrase de sa longue et monumentale narration. Dans un style d’une très haute tenue, Salah Stétié, qui possède à son actif plus de 90 opus entre essais, poésies, traductions et romans, ne pouvait mieux dire. Tout son monde, intérieur et extérieur, est minutieusement passé au tamis de l’analyse et livré (confié pour reprendre ses propres termes) aux pages des livres. Et cela depuis des lustres, ou plus exactement depuis 1972.
Pour en revenir aux sources nourricières et inspiratrices, voici ici une remontée aux origines, c’est-à-dire à la prime enfance, aux alentours de 1928, où l’auteur de L’eau froide gardée voit le jour. Sa voix, sa plume d’écrivain, de poète, de spectateur et d’homme d’action privilégié le guident dans cette ample introspection, cette immersion au cœur de son identité, cette quête pour tenter d’expliquer – du moins partiellement – l’inextricable écheveau des rapports des hommes.
Introspection de soi et de l’univers qui l’environne, de Beyrouth à Paris, pour un étourdissant périple semé de surprises et de rencontres. Surprises et rencontres certes toujours enrichissantes, toujours pétries de leçons à tirer, mais aussi où le cœur a des déconvenues, où les espoirs tombent comme des murs et où les déceptions sont insondables devant les absurdités des guerres, des tragédies innommables et des luttes fratricides.
C’est avec une gourmande curiosité et à travers multiples casquettes qu’avance ce récit haut comme des vagues démontées, avec pourtant la cadence maîtrisée d’une musique profonde, insidieuse, incantatoire. C’est en écrivain, poète, amateur d’art, traducteur et diplomate que la plume de Salah Stétié scanne, avec un regard sans ménagement ni complaisance, ce retour en arrière de deux mondes, deux rives, deux cultures, deux civilisations. Et qu’il aime aussi passionnément l’un que l’autre.
L’extravagance? Elle est où l’extravagance pour cette œuvre (qui devait s’appeler initialement, d’après les aveux de l’auteur, Errant sous l’impensable, une citation de Holderlin) au souffle titanesque? Partout dans ce décor de théâtre improbable qui s’étend des terres de l’Orient jusqu’à celles de l’Occident. Dans ce monde baroque et fou, avec ses personnages marquants, anonymes ou insignifiants, ses brasiers jamais éteints, ses créations littéraires diverses, aux sensibilités si proches tout en étant parfois si antinomiques, la littérature reste un fanion qui flotte au vent.
Un demi-siècle d’histoire littéraire est traversé tel le vol d’un épervier qui hante des espaces où l’ombre et la lumière se disputent en toute insolente férocité chaque carré. Une prose somptueuse pour ces Mémoires d’une vertigineuse érudition. Avec une galerie de portraits attachants, et l’on s’arrête sur les noms de
Georges Schéhadé, Adonis, Pierre Jean-Jouve, Édouard Glissant, Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, René Char, sans oublier la part léonine réservée à Charles de Gaulle. Et la liste est loin d’être exhaustive.
Avec aussi une kyrielle d’autres actants de la comédie humaine, hommes et femmes de l’ombre, mais qui ont tous leurs mots à dire, leur action à apporter à la fraternité humaine, leur témoignage à jeter sur le parchemin des parcours des vivants. Pour un commun questionnement à tous les mortels.
À travers les pages touffues de L’extravagance, qui tient constamment le lecteur en éveil, malgré une profusion de détails, c’est cette soif de connaître et du bien agir que tente de communiquer Salah Stétié, lui l’humaniste, l’infatigable voyageur. Des frontières et des livres.